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Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Mai

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 159-167).
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Mai 1763

2 Mai. — Quoique le Saül de M. de voltaire ne soit pas imprimé, les manuscrits s’en multiplient.

Ce drame est dans le goût, pour la forme constitutive, du François second du président Hénault : il embrasse une partie de la vie de Saül et tout le règne de David. Les actions ridicules ou cruelles de ces princes y sont rapprochées sous le jour le plus pittoresque. Si le but de l’auteur a été de prouver que le dernier surtout, si fort selon le cœur de Dieu, le prophète-roi, le saint prophète, était cependant coupable de toutes sortes d’abominations, il a réussi. Au reste, nul coloris étranger : c’est le simple historique de ces deux vies ; ce sont le style et les figures de l’Écriture-Sainte.

3. — Mademoiselle de Maisonneuve, petite-fille de la femme de chambre de mademoiselle Gaussin, celle dont on a déjà parlé[1], et dont l’abbé de Voisenon a décelé les talens, vient de débuter : elle est très-jeune, fort bien de figure ; elle a de la naïveté, de l’intelligence, et promet beaucoup ; elle a été très-bien accueillie aujourd’hui ; elle a joué dans la Gouvernante et dans Zenéide. Dans la première pièce, comme elle est tête à tête avec son amant, on vient l’avertir de se retirer : en fuyant elle est tombée dans la coulisse, et a laissé voir son derrière. Madame Bellecour, dite Gogo, soubrette, est venue très-modestement lui remettre ses juppes. Le tout s’est passé au contentement du public, qui a fort fêté le cul de l’actrice, et la modeste Gogo. La jeune personne n’a point été déconcertée, elle est rentrée peu après sur le théâtre. On lui débita plusieurs vers de suite, susceptibles d’allusion à ce qui venait de se passer ; le public l’a saisie volontiers : cela a fait sensation ; ce qui forme anecdote[2].

4. — L’Olympie de M. de Voltaire, qu’on avait annoncée depuis long-temps comme devant être jouée à la Comédie Française, paraît imprimée en pays étranger : il y a des notes où il attaque l’Athalie de Racine et surtout le rôle du grand-prêtre. Nous en parlerons plus au long quand nous l’aurons lue.

6. — Nous avons assisté aujourd’hui à la comédie chez mesdemoiselles Verrière, dans leur salle de Paris : elle est très-jolie, grande pour une salle particulière, d’une belle hauteur, et fort ornée. On y compte sept loges en baldaquin, galamment dessinées et bien étoffées. Il y a aussi des loges grillées pour les femmes qui ne veulent pas être vues.

On a donné la Surprise de l’Amour de Marivaux, en trois actes ; et la Courtisane amoureuse, de M. Colardeau.

Dans la première pièce, madame de La Mare, la cadette des deux sœurs, faisait le rôle de la marquise ; l’autre, celui de soubrette ; M. le baron de Vanswiéten, celui du chevalier ; M. Colardeau représentait le comte ; et M. d’Épinai, Hortensius ; le valet était le président de Salaberry[3]. Le tout a été passablement joué, en général ; mais les deux sœurs ont excellé, surtout la comtesse : elles seraient applaudies sur la scène française.

La musique de la seconde pièce est de M. Dupin de Francueil. La comédie est froide, et l’auteur n’a pas tiré tout le parti possible du sujet. La courtisane, trop langoureuse, fait des avances peu décentes sur le théâtre, quoique elles soient naturelles dans le conte. Il y a des détails agréables. La pièce est écrite élégamment et avec facilité. On y reconnaît une plume chaste, qui ne se permet pas la plus légère plaisanterie, quelque susceptibles qu’en fussent le sujet et le lieu. La musique est bonne, bien nourrie. On reproche à l’auteur des longueurs et beaucoup de réminiscences. L’aînée Verrière faisait le rôle de la courtisane ; sa sœur, la soubrette ; mademoiselle Villette, une marchande de modes ; Le Jeune, l’amoureux ; et La Ruette, le valet. Ce spectacle fort amusant était soutenu d’un orchestre bon et nombreux : en un mot, rien n’y manqua ; il y avait fort bonne compagnie.

9. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui la première représentation de la Mort de Socrate, tragédie en trois actes et en vers, dont on a déjà parlé. Ce sujet, très-froid par lui-même, se réduit à une accusation, à un jugement et à un supplice. Il a fallu se sauver par des morceaux de détail, où l’auteur a réussi. Sa versification paraît nerveuse : il y a des choses fortement peintes, et le rôle de Socrate est très-beau ; celui de la femme est trop ressemblant pour le théâtre ; les autres ne sont pas assez développés, et surtout la conversion d’un de ses accusateurs s’opère trop brusquement. Cette tragédie n’a été reçue ni avec enthousiasme, ni avec dégoût : elle aura quelques représentations, et, si cela ne va pas plus loin, c’est le défaut du sujet, et non de l’auteur.

10. — Le sieur Palissot s’est fait recueillir en trois volumes. On voit à la tête de ce recueil son portrait au bas duquel on lit ces vers :


Livor Aristophanem infido quem nomine dixit
LiHunc et Aristophanem gloria jure vocat.

Par M. Brunet.


Le livre a pour épigraphe :


Principibus placuisse viris non ultîma laus est.

Tout annonce dans ce recueil l’insolence et la sotte vanité de l’auteur : ce n’est qu’un réchauffé de ses différens opuscules. La pièce des Philosophes, avec tous ses agrémens, occupe un volume entier. Il y a une note dirigée contre L’auteur de’Socrate qu’on donne aujourd’hui : il prétend qu’il voulait l’attaquer dans cette pièce sous le nom d’Aristophane, et il tire avantage de se voir ainsi identifié avec le comique grec.

12. — L’impératrice des Russies veut absolument puiser dans nos philosophes un instituteur du prince son fils. Au refus de M. d’Alembert, on prétend que son choix doit tomber sur M. Marmontel, ou sur M. Saurin : ces deux personnages ne seront vraisemblablement pas aussi difficiles que M. d’Alembert.

13. — Essai d’éducation nationale, ou Plan d études pour la jeunesse, par M. de La Chalotais. Ce magistat infatigable, après avoir fait voir la nécessité de profiter de la crise actuelle pour réformer les études, très-mauvaises aujourd’hui, vient de déposer au parlement de Bretagne un ouvrage sur cette matière : il est dans les mêmes principes que l’auteur de l’Éducation publique[4]. Ils diffèrent dans les moyens à employer. Sans doute que les yeux se dessilleront enfin, et qu’on opérera un changement si nécessaire. On ne saurait qu’applaudir surtout à la guerre constante et raisonnée que M. de La Chalotais ne cesse d’exercer contre la gent monacale.

15. — Milord Maréchal, gouverneur de Neufchâlel, qui avait accueilli si généreusement Rousseau sous la protection du roi de Prusse, étant rentré en grâce et dans ses biens par l’intervention de ce monarque, part incessamment pour l’Écosse ; le moderne Diogène l’y accompagne.

16. — M. Colardeau essaie de traduire le Tasse sans entendre l’original. Ses amis lui ont conseillé de laisser son ouvrage, et de ne point concourir avec M. Watelet, qui a entrepris la même tâche. En conséquence le jeune auteur est allé chez l’Académicien lui faire hommage de sa modestie, et lui déclarer qu’il ne voulait point aller sur ses brisées. M. Watelet n’a point voulu qu’il s’arrêtât pour lui : au contraire, il l’a exhorté a poursuivre sont dessein, à lui lire même ce qu’il avait fait de son ouvrage. M. Colardeau y a consenti : le millionnaire a trouvé que ce n’était point l’original, a paru redouter peu cette concurrence ; il a pressé en conséquence M. Colardeau de continuer : « C’est au public, a-t-il dit, à nous juger, à décider qui l’emportera. » Belle et louable émulation !

19. — Le second volume de l’Histoire de Pierre-le-Grand, par M. de Voltaire, paraît et termine la vie de ce grand empereur. On n’en est pas plus content que de l’autre : on trouve cet ouvrage extrêmement croqué ; on y voit briller de temps en temps les étincelles du génie de l’historien de Charles XII, mais ce n’est que par intervalles. D’ailleurs il est comme les prédicateurs : le saint du jour est toujours le plus grand chez lui. Il avait dans sa première histoire, fait servir le czar de contraste à la gloire de Charles XII : aujourd’hui Charles XII sert de marchepied au czar.

18. — La lettre de J.-J. Rousseau citoyen de Genève à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, commence à transpirer. Nous venons de la lire : même simplicité même force de logique, même énergie dans le style que dans ses autres ouvrages. L’auteur donne à entendre qu’on rirait beaucoup de sa façon de penser noble et généreuse, si on lui laissait la liberté de détailler deux anecdotes qui ont donné lieu à la persécution qu’il essuie. Il prétend, en gros, que c’est pour avoir refusé de prêter sa plume aux Jansénistes contre les Jésuites ; que M. l’archevêque a servi, dans cette occasion, sans le savoir, l’animosité de leurs adversaires communs. Il est surpris que n’ayant point fait de mal à M. de Beaumont, ayant au contraire toujours exalté sa fermeté, quoique mal employée, il en soit ainsi récompensé : il devait s’attendre à un traitement plus doux ; et il réfute ensuite le mandement de M. l’archevêque, en prouvant, dit-il, que partout où M. de Beaumont a attaqué son livre, il a mal raisonné ; que partout où il a attaqué sa personne, il l’a calomnié. Il finit par assurer Monseigneur de son très-profond respect.

19. — L’Opéra est à la veille de perdre une danseuse vive, gaie et réjouissante : c’est mademoiselle Allard. Un malheureux accident survenu chez elle au duc de Mazarin, la met dans le cas de quitter Paris et de demander sa retraite. Ce seigneur, passionnément amoureux d’elle, l’entretenait depuis fort long-temps. On a prétendu que cette actrice était peu fidèle, suivant l’usage ; qu’un rival s’est trouvé chez elle, et que le malheureux duc a essuyé un traitement peu digne d’un homme de sa qualité. Il a la tête cassée ; voilà le certain ; du reste, des propos sans fin, des lamentations, des jérémiades de la part de l’héroïne, des invectives, des horreurs de la part de ses camarades femelles, et une fermentation générale dans le public.

21. — Les presses gémissent sans interruption pour le compte de M. de Voltaire. Les Cramer donnent une nouvelle Histoire générale de cet auteur, très-augmentée, puisqu’elle est en huit volumes. Quand l’âge n’aurait rien ôté à cet auteur du brillant du style et de l’agrément des réflexions, il n’est pas possible qu’il ait la profondeur, et surtout l’exactitude sur laquelle est fondée la véracité, première qualité d’un historien.

23. — Les Italiens ont joué aujourd’hui, pour la seconde fois, une comédie en un acte et en prose, mêlée d’ariettes, paroles du sieur de la Ribardière, et musique du sieur Debrosses. Elle est intitulée les Deux cousines. Il y a dedans un personnage neuf, mais peu piquant, et d’ailleurs trop particulier : c’est un homme qu’on pourrait appeler l’Indifférent. Son unique plaisir est de se promener ; du reste, qu’on le marie, qu’on ne le marie pas, qu’on lui accorde telle ou telle femme, tout cela lui est à peu près égal. Effectivement il agrée les deux cousines, tantôt l’une, tantôt l’autre, suivant que l’intrigue le comporte, et il finit par prendre de bonne grâce celle qu’on veut lui donner. La musique est goûtée de plusieurs connaisseurs.

25. — M. de Chananon, n’est point encore consolé de sa disgrâce littéraire, il en est atteint de vapeurs sombres : il est allé ces jours-ci voir M. Colardeau, son intime ami, de qui pous tenons l’anecdote, il a paru dans le plus affreux désespoir. Il lui a lu une Épître sur les gens de lettres, qui se ressent du noir qu’il broie depuis long-temps : son confrère, a trouvé de bonnes choses, et a remis par-là un peu de baume dans le sang de l’auteur.

26. — La lettre de J.-J. Rousseau au premier syndic de Genève[5], ayant été donnée au magnifique conseil, il y a eu plusieurs voix pour sévir contre l’auteur ; mais la pluralité a été de faire transcrire la lettre sur les registres, et d’octroyer la demande à l’auteur. Ainsi, le voilà cosmopolite.

27. — La pièce du chevalier Rochon de Chahannes, qui avait pour titre le Protecteur, va être jouée incessamment ; mais on a fait changér le titre en celui de la Madame des arts, ou la Matinée à la mode. On a craint de blesser trop vivement quelques seigneurs dont l’amour-propre aurait été offensé : M. de Lauraguais, surtout, pourra s’y trouver très-bien peint. Il y a un subalterne de valet ou d’intendant, qui rime assez au sieur Corbie, et ce personnage-là pourrait être dangereux.

28. — Il paraît des vers sur la statue érigée À Sa Majesté, de M. Germain[6] ; ils avaient été soigneusement faits avec d’autres pour madame la marquise de Pompadour, et envoyés ensemble à l’héroïne. Ceux-ci devaient servir de passeport aux premiers. M. Germain n’eut point de réponse : le désir d’imprimer l’aiguillonnait ; il en parle au censeur de la police, qui en réfère à M. de Sartine. Ce magistrat ne veut rien prendre sur lui : il va trouver madame de Pompadour, pour prendre ses ordres. Elle lui dit qu’on peut imprimer ceux sur la statue, qu’elle remercie fort lgauteur de ceux qui la concernent, mais qu’elle désiré qu’ils ne soient pas publiés. En conséquence, ils sont restés dans le porte-feuille de M. Germain : ils étaient infiniment supérieurs aux autres, ampoulés, gigantesques et n’ayant qu’un vain faste de mots.

31. — Richesse de l’État. C’est une feuille in-4o qui se distribue gratis. Elle offre un tableau très-succinct des moyens de répartir sur les sujets du roi une imposition personnelle, qui absorberait toutes celles dont les diverses marichandises sont chargées, augmenterait de beaucoup, les revenus de la couronne, mettrait le gouvernement à portée de satisfaire à ses engagemens, et laisserait au commerce une liberté essentielle à son cours. Tel est le plan qu’offre cet imprimé, qui semble réunir tous ces avantages, et dans une forme si simple qu’on ne peut assez s’étonner si le ministère né l’adopte pas.

Au reste, il est tiré de tous les esprits patriotiques qui ont travaillé sur cette matière, de M. de Boulainvilliers, de M. de Vauban, de M. de Mirabeau, etc. C’est l’extrait de divers ouvrages de ces auteurs réduit en huit pages.

L’auteur de cette feuille est M. Roussel de La Tour, conseiller au parlement.

  1. V. 22 mars 1763. — Mademoiselle de Maisonneuve débuta sous le nom de Doligny qu’elle a illustré. — R.
  2. Voici les premiers vers de la scène dont il s’agit : ils durent effectivement prêter beaucoup à de malignes allusions.

    juliette . — Allons y il faut un peu faire tête à l’orage.
    angélique. — Trop de confusion a glacé mon courage.
    angélique. — L’amour est cependant fait pour en inspirer.
    angélique. —Je ne puis que rougir, me taire et soupirer.
    angélique. — Repreneé vos esprits ! — Non, quoi que je me dise,
    angélique. — Je ne puis retenir d’avoir été surprise.
    angélique.— Pour un petit malheur faut-il se dérouter ? …

    — R.
  3. Le président de Salaberry, mort en 1793 sur l’échafaud révolutionnaire, était père de M. de Salaberry, membre de la chambre des députés depuis 1815. — R.
  4. V. 21 janvier 1763. — R.
  5. Celle datée du 12 mai 1763, par laquelle il abdique à perpétuité son droit de bourgeoisie er de cité à Genève. — R.
  6. Paris, 1763, in-8o. On les trouve dans le Mercure de France, juillet 1763, second volume, p. 5-12. — R.