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Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Août

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 420-429).
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Août 1765

Ier Août. — Nous avons rendu compte, à l’article du 7 mai, des différens troubles survenus à Neufchâtel, à l’occasion de J.-J. Rousseau et des persécutions qu’y essuyait cet homme extraordinaire ; nous avons ajouté que le conseil de Neufchâtel avait décidé en sa faveur. On vient d’imprimer les pièces originales de ce procès, où l’on voit toutes les manœuvres sourdes et insidieuses, conduites par une vengeance réfléchie qui arme le fanatisme en sa faveur. Cette brochure est terminée par un rescrit de S. M. le roi de Prusse au conseil de Neufchâtel, daté de Berlin le 21 mai 1765. Ce prince ferme et judicieux, en ordonnant un silence général, témoigne le mécontentement le plus sage « du zèle amer d’une piété intolérante. »

2. — M. Bret n’est point resté dans le silence à l’occasion du crime de plagiat dont l’accuse M. d’Arnaud[1]. Sans donner aucune preuve, il s’en tient à l’assurance positive qu’il fournit de n’avoir eu nulle connaissance de la comédie de l’accusateur, ni de sa publicité. Il reproche à M. d’Arnaud de n’avoir pas plutôt fait valoir ses craintes paternelles dans le temps des représentations du Faux Généreux et surtout lors de l’éloge flatteur que M. Diderot a fait dans une de ses Poétiques du coup de théâtre dont il s’agit. Il finit par demander pour lui l’indulgence qu’il prétend avoir pour M. d’Arnaud, en croyant qu’il ne doit sa scène à personne, et par exalter le ton de décence et de sagesse avec lequel M. d’Arnaud l’attaque. On voit tout cela dans une lettre de cet auteur à M. Fréron, en date du 8 juillet[2].

3. — Messieurs de l’Académie Française ont décidé aujourd’hui qu’il ne lui convenait point d’accepter aucun don de particulier, fût-il ministre. En conséquence elle s’est refusée à la générosité de M. de L’Averdy, et elle a arrêté que la médaillé d’or de six cents livres serait divisée en deux, de trois cents livres chacune, pour être partagée entre les deux concurrens d’égale force, M. Thomas et M. Gaillard.

4. — M. le Dauphin ayant commandé son régiment de dragons à la revue qui en a été faite, voulut souper au camp. Un auteur profita de cette circonstance pour exercer ses talens grivois. Il composa une chanson qu’il fit chanter par un Dragon-Dauphin, et qui fut ensuite répétée au souper de Mesdames. La louange naïve quelle renferme, rendue aussi grossièrement, en devient plus piquante et plus naturelle. On attribue cette galanterie à M. Collet, auteur de l’Épître à l’Hymen. En voici un couplet pour échantillon :


Ma foi v’là qu’est arrangé :
Grand merci, not’capitaine ;
Reprenez votre congé,
L’métier n’a plus rien qui m’gêne.
J’ai vu Louis et ses enfans,
J’veux mourir pour ces honnêt’s gens.

7. — Les Comédiens Français commencent à s’occuper sérieusement de Pharamond. Cette tragédie, qu’une voix assez unanime attribuait à M. Thomas, reçoit aujourd’hui plusieurs pères. MM. le marquis de Ximenès, Colardeau, Barthe, La Harpe, Chabanon et Le Blanc sont sur les rangs. Tous renient cette production. On ne peut qu’admirer la modestie toute nouvelle de nos auteurs, qui s’enveloppe d’un incognito, si difficile à garder, mais devenu aussi prudent que nécessaire par les chutes multipliées qu’a éprouvées le plus grand nombre.

8. — M. Rochon de Chabannes a voulu essayer ses talens dans le genre grivois ; Il a célébré dans une chanson appelée la Dragronnade, l’événement que M. Collet avait déjà chanté. Il paraît que cette rivalité n’est point à l’avantage du premier. On trouve qu’il a fait une bigarrure d’esprit et de naïveté tout-à-fait disparate. Le style dragon n’admet point les pensées brillantes dont il a semé cet impromptu prétendu.

9. — M. le marquis Du Terrail vient de nous enrichir d’une production très-importante pour le fonds et pour la forme ; C’est Francion (l’Anti-Whisk), ou le Jeu français, avec la méthode pour le jouer[3]. On ne s’imaginerait jamais trouver un roman entier dans un ouvrage pareil : telle est pourtant cette ingénieuse production. Après avoir établi l’histoire de ce jeu, fait pour contrecarrer le dernier, qu’on sait nous venir des Anglais, l’auteur en décrit les règles, l’esprit, le sens littéral et le sens mystique.

11. — Projet de souscription pour une Estampe tragique et morale, in-8o de 11 pages. Cette souscription roule sur la malheureuse affaire des Calas. M. de Carmontelle, lecteur de M. le duc de Chartres, connu par ses dessins pleins d’esprit et de facilité, a composé un tableau que le sieur de La Fosse grave actuellement. Il représentera six portraits de la plus exacte ressemblance. Celui de la veuve Calas, ceux de ses deux filles et de son fils, celui de M. Lavaysse, et celui de la courageuse servante qui a partagé toutes les disgrâces de ses maîtres. Le fond du tableau est la prison même où s’est rendue la veuve Calas pour attendre le jugement du 9 mars 1765[4]. Elle est assise, ainsi que sa fille aînée, qui est à côté d’elle, la tête appuyée sur la main droite : la fille cadette est debout, derrière sa mère, et penchée sur le dos de la chaise. Ce groupe intéressant est attentif à la lecture d’un Mémoire que tient M. Lavaysse, placé vis-à-vis et debout. Derrière lui, Calas le fils, un genou posé sur une chaise, et regardant par-dessus ses épaules, porte les yeux sur le Mémoire. Entre les deux groupes on voit la servante des Calas toute droite et presque de face, qui en écoute aussi la lecture.

12. — M. Dandré Bardon, l’un des professeurs de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, professeur des élèves protégés par le roi, pour l’histoire, la fable et la géographie, et membre de l’Académie des Belles-Lettres de Marseille, etc., vient d’exécuter ce que les Léonard de Vinci, les Dufresnoy, les Depiles, les Le Brun, les Coypel avaient ébauché dans leurs écrits, et tout récemment M. le comte de Caylus. Son ouvrage[5] contient les principes approfondis de différentes parties de la peinture et de la sculpture. On y remarque beaucoup de méthode, de la netteté dans le style, de l’abondance, quelquefois même de la chaleur. Les lecteurs y trouveront un grand fonds d’instruction et beaucoup d’objets de curiosité.

13. — M. Marmontel nous annonce depuis long-temps sa traduction de la Pharsale de Lucain, son auteur chéri, qu’il nous met au-dessus de Virgile. M. Masson, trésorier de France, le gagne de primauté, et vient de faire imprimer son ouvrage sur le même sujet : il y a joint une Vie abrégée de Lucain. Il présente ensuite pour tenir lieu de préface les jugemens des savans sur Lucain, tirés de Baillet. Sa version paraît assez poétique.

15. — Les Comédiens. Français ont donné hier la première représentation de Pharamond, tragédie nouvelle.

Cette pièce n’a eu qu’un succès médiocre. Le premier acte a paru généralement froid ; on a beaucoup applaudi aux beautés réelles du second ; l’intérêt s’est considérablement affaibli au troisième ; il a semblé se ranimer au quatrième, mais pour languir ensuite jusqu’à la fin. Ce drame est remarquable par une simplicité de plan, bien rare aujourd’hui : cette qualité fait croire au grand nombre des connaisseurs que Pharamond est de M. de La Harpe.

À la fin on demanda l’auteur : les uns le désiraient sérieusement, d’autres persiflaient. Le sieur Le Kain étant venu pour annoncer le spectacle du lendemain, les instances ont redoublé. Il a dit que l’auteur n’était pas à la Comédie. On a insisté, on a demandé son nom. Le Kain a répondu qu’on ne le savait pas ; et le bon public ne s’est pas aperçu de la contradiction de cet histrion, et du mensonge impudent qu’il venait de faire dans l’une ou l’autre réponse.

17. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la seconde représentation[6] d’Isabelle et Gertrude, ou les Sylphes supposés, comédie nouvelle en un acte, mêlée d’ariettes. Elle est tirée d’un conte attribué à M. de Voltaire. M. Favart, l’auteur de ce drame, a rectifié le sujet et l’a adapté à la scène. Une décoration très-bien entendue représente le pavillon d’Hanovre.

18. — Un critique en architecture vient de répandre un Mémoire, où il attaque vivement l’exécution de la nouvelle église de Sainte-Geneviève ; il trouve cet édifice répréhensible jusqu’en tous ses points ; il en considère le péristyle, la décoration, tant extérieure qu’intérieure, la disposition des différentes parties : tout est pour lui matière à censure ; il fait plus, il propose des changemens qui, même dans l’état actuel des choses, remédieraient, dit-il, à tous ces défauts. Les connaisseurs ont déjà annoncé quelques-uns de ces reproches ; mais ils sont indécens dans la bouche d’un jeune homme, qui doit respecter ses maîtres et ne pas prononcer aussi hardiment sur leurs défauts. L’ouvrage est intitulé : Mémoire contenant des observations sur la disposition de la nouvelle église de Sainte-Geneviève, par un des élèves (DesBœufs) de l’Académie royale d’architecture. La Haye (Paris), 1765, in-12 de 25 pages[7].

19. — Voici des héros d’une espèce assez rare, et des louanges bien désintéressées : elles n’en sont que plus sincères. Un auteur vient de faire deux poèmes héroïques, intitulés l’Hyenne combattue, ou le Triomphe de l’amitié et de l’amour maternel. L’aventure du jeune portefaix consignée dans les journaux, entre autres dans la Gazette de France, fait la matière du premier poëme[8]. La femme intrépide qui a donné l’exemple cité dans le second, est née au village du Rouget. On peut encore voir là-dessus les nouvelles publiques.

Il y a de la chaleur, de la vérité, des images, du pathétique dans ces deux ouvrages estimables et qui ramènent la poésie à son ancienne institution, de chanter la vertu et d’exciter le zèle patriotique.

20. — M. d’Alembert, qui était pensionnaire surnuméraire de l’Académie royale des Sciences, vient enfin d’obtenir l’agrément du roi pour la pension de M. Clairaut. Cette nouvelle[9] est très-importante par les différens bruits qui avaient couru sur la disgrâce prétendue de cet Académicien[10]. La pension est de deux mille quatre cents livres.

21. — Autres Questions d’un Proposant à M. le Professeur en théologie sur les miracles ; in-8o de quatorze pages. M. de Voltaire (car cet ouvrage est incontestablement de lui) traite trois points : Comment les philosophes peuvent admettre les miracles ? Ils blessent, suivant lui, l’ordre immuable de la formation du monde. De l’évidence des miracles de l’ancien Testament ; et enfin des miracles du nouveau Testament.

22. — Un nouveau Mandement fait beaucoup de bruit par les grandes matières qu’il traite et par l’éloquence mâle et nerveuse dont il est plein : c’est celui de M. l’archevêque de Tours et de ses suffragans, à l’exception de l’évêque d’Angers. Il a pour objet : 1° de combattre les incrédules ; 2° de faire regarder l’exécution de la bulle Unigenitus comme le seul moyen d’établir la paix dans l’Église et l’État ; 3° de redemander les Jésuites comme nécessaires à la religion.

24. — M. l’abbé de La Chapelle, de l’Académie royale des Sciences, ayant lu, il y a quelque temps, un Mémoire sur une sorte de corset ou pourpoint propre à se soutenir dans l’eau, l’Académie avait nommé des commissaires pour faire l’examen de ce corset, et le jour ayant été pris ensuite pour le mettre à l’épreuve, M. l’abbé de La Chapelle a fait lui-même l’expérience dans la rivière de Seine, vis-à-vis Bercy. Il avait la tête et les bras hors de l’eau et parfaitement libres, au point de pouvoir boire, manger, prendre du tabac, tirer un coup de pistolet, de fusil, etc.

25. — Aujourd’hui s’est tenue l’assemblée publique de l’Académie Française pour la distribution du prix partagé en deux, comme on l’a annoncé[11]. Le discours de M. Thomas étant extrêmement volumineux, on en a donné un extrait, ainsi que de l’autre, sur lesquels on ne peut asseoir de jugement. M. de Nivernois a lu ensuite trois fables, les deux Somnambules, l’Avare et son Ami, l’Aigle et le Pélican. La morale exquise de ces trois apologues, la façon ingénieuse dont ils ont été rendus, et la simplicité noble avec laquelle ils ont été lus, ont entraîné tous les suffrages.

Il faisait fort chaud à cette assemblée ; les portes restaient ouvertes. M. Duclos veut les faire fermer, et s’écrie avec sa pétulance ordinaire : « Que diable ! où sont donc ces Suisses ? — M. Duclos, lui répond une voix du milieu de la foule, où avez-vous pris cette phrase ? est-ce dans le Dictionnaire de l’Académie ? » Le secrétaire perpétuel, rentré en lui-même par cette apostrophe, s’est tu, et a senti l’indécence de son propos en pareille compagnie.

26. — M. l’abbé Torné vient de faire imprimer, en trois volumes in-12, ses Sermons préchés devant le roi pendant le Carême de 1764. Ils sont au nombre de dix-huit. L’impression ne leur a rien fait perdre de leur réputation : éloge rare ! C’est que ceux-ci, nourris de tout ce qu’a l’Évangile de plus fort, de plus onctueux, de plus sublime, joignent au raisonnement le plus solide une éloquence noble, touchante, faite pour convaincre et pour émouvoir en même temps ; c’est que l’orateur paraît avoir eu plus en vue les vérités consolantes et terribles qu’il avait à annoncer, que son amour-propre et cette envie de plaire, qui se remarquent presque toujours dans nos prédicateurs modernes.

27. — On vient de traduire en français un ouvrage posthume du docteur Jonathan Swift, doyen de Saint-Patrice en Irlande. C’est l’Histoire du règne de la reine Anne d’Angleterre[12]. Le caractère mordant de Swift le rendait peu propre à écrire l’histoire. La partialité décidée qui règne dans celle-ci diminue beaucoup de l’intérêt ; mais le ton d’enjouement et de plaisanterie qui y domine plaira toujours aux lecteurs qui cherchent plus à repaître la malignité de leur cœur qu’à s’instruire véritablement. Au reste, le Doyen, qui avait composé son ouvrage dans l’effervescence de la haine pour les ministres contre lesquels il écrivait, l’avait condamné au silence dans le calme d’une raison plus réfléchie, et ce n’est qu’un ouvrage posthume.

30. — On ne peut trop rire des mouvemens que se donne sans cesse M. de Voltaire pour jouer le public et le persifler. Tout nouvellement encore il vient d’écrire une lettre à M. Marin[13], censeur de la librairie, pour le supplier d’engager le magistrat à interposer toute son autorité, et à arrêter l’introduction d’une quantité d’ouvrages que tout le monde sait être de lui, dont il serait très-fâché qu’on ne le crût pas auteur, mais qu’il désavoue. Tels sont le Dictionnaire Philosophique, la Philosophie de l’Histoire, et récemment ses Questions sur les miracles. On plaisante de ces lettres, et on le laisse se repaître de l’espoir de duper les crédules.

31. — On vient d’imprimer une plaisanterie intitulée Requête des Mousquetaires à l’Assemblée du Clergé. C’est une parodie de celle des Bénédictins. Elle n’a rien d’agréable, de saillant, de léger ; elle n’est pas même écrite avec l’enjouement que demandait cette facétie. Elle paraît avoir été faite à Noyon, pendant le voyage du roi au camp de Compiègne.

  1. V. 11 juin 1765, — R.
  2. Année littéraire, tome IV, page 353. — R.
  3. Londres (Paris), 1765, in-24 de 36 pages. — R.
  4. Par cet arrêt la mémoire de l’infortuné Calas était réhabilitée ; sa veuve, son fils, Lavaysse et la servante étaient déchargés de l’accusation intentée contre eux. — R.
  5. Traité de Peinture, suivi d’un Essai sur la Sculpture, etc. Paris, 1765, 2 vol. in-12. — R.
  6. La première avait eu lieu le 14 août. — R.
  7. V. 12 septembre 1765. — R.
  8. La même aventure a fourni le sujet du Portefaix, poeme héroïque. Amsterdam et Paris, 1765, in-8o. — R.
  9. Elle était dénuée de fondement. — R.
  10. V. 24 mai 1765. — R.
  11. V. 3 août 1765. — R.
  12. Amsterdam, 1765, in-12. Cette traduction est attribuée à Eidous. — R.
  13. Cette lettre ne se trouve pas dans les Œuvres de Voltaire. — R.