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Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Septembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 429-439).
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Septembre 1765

Ier Septembre. — Une contestation s’est élevée depuis quelque temps entre les deux coryphées de la danse au Théâtre Italien : l’importance des personnages, la singularité du procès, exigent que nous en rendions compte.

Madame Pitrot, en son nom Louise Regis, dite Rei, quoique mariée, a la manie de vouloir passer pour fille. Les liens de l’hymen, le respect dû au sacrement, des enfans déjà nés, un autre prêt à naître, rien ne peut la persuader qu’elle est femme. Elle s’est dite fille pour quitter un époux, et depuis son évasion elle ne veut point d’autre qualité : elle en donne pour raison qu’elle a brûlé son contrat de mariage, comme invalide. Une pareille querelle ne peut que faire voir à quel comble de corruption les mœurs sont montées ; et c’est à un tribunal auguste qu’on porte un procès pareil ! Le mari fait paraître un Mémoire. Me Marquet n’a point égayé cette matière autant qu’elle le méritait.

Le mariage des deux histrions a été contracté à Varsovie en novembre 1761, et c’est le 29 juin 1764 que la femme s’est évadée.

2. — La Chandelle d’Arras, poëme héroï-comique en dix-huit chants[1]. Cet ouvrage, attribué à M. de Groubental, l’auteur du Balai[2] n’est point sans mérite. Il est bien versifié, a des descriptions pittoresques et voluptueuses. L’auteur ne fait cependant que singer la Pucelle de M. de Voltaire, et ne montre aucune invention. Il y a une Épître dédicatoire à M. de Voltaire, comte de Ferney, qui est un vrai galimatias. L’ouvrage est parsemé de notes, ou impies, ou diffamatoires, ou au moins satiriques. Toutes ces qualités le rendent fort rare.

3. — Mademoiselle Clairon, qui avait paru aller à Genève pour consulter M. Tronchin sur sa santé, a reçu de cet Esculape une réponse telle qu’elle la désirait. Il la menace d’une mort prochaine, si elle remonte sur le théâtre. On croit que cette consultation est concertée. Quoi qu’il en soit, elle a déployé ses talens chez M. de Voltaire, Ce grand poète ne la connaissait que par renommée ; il n’avait pas vu cette actrice à son apogée, il a été enchanté et il lui en a marqué sa reconnaissance, et s’est enthousiasmé dans une Épître où il prétend qu’on ne peut avoir de grands talens sans y joindre de grandes vertus. On sent qu’il a ses raisons pour soutenir cet étrange paradoxe.

4. — La Requête des Mousquetaires au Clergé en a fait éclore, suivant l’usage, plusieurs autres encore plus mauvaises : Requête des Capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins ; Requête des Perruquiers, etc.

— On a donné une suite aux Lettres sur les miracles. Elles sont à présent au nombre de huit, et forment ensemble une petite brochure d’environ soixante-quinze pages. Les deux premières sont incontestablement de M. de Voltaire et marquées à son cachet ; les autres sont vraisemblablement interpolées ; elles ne font que remâcher la même chose, et M. de Voltaire lui-même ne fait que répéter ce qu’il a déjà dit dans son Sermon des Cinquante, dans son Dictionnaire Philosophique, etc., et ce que tant d’autres avaient dit avant lui.

6. — La république des lettres et les arts regrettent un savant illustre et un Mécène peu commun en la personne de M. le comte de Caylus. Il est mort hier, âgé de soixante-treize ans, de la suite de ses infirmités qui le tourmentaient depuis long-temps. Il a conservé sa philosophie jusqu’au bout. On ne saurait croire de combien de livres rares et de choses curieuses il a enrichi la Bibliothèque du Roi et le Cabinet des Médailles. On lui doit une bonne partie de nos découvertes sur les antiquités égyptiennes ; il a fondé, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont il était membre, un prix pour ces recherches, et lui-même est l’auteur de divers ouvrages où les peintres et les sculpteurs trouvent beaucoup à profiter. Nous lui devons aussi l’invention de la peinture encaustique, ou en cire, dont M. Bachelier et d’autres artistes ont fait depuis un usage avantageux.

7. — Il est parvenu dans ce pays-ci une Lettre de M. le marquis d’Argence, brigadier des armées du roi, datée du château de Dirac, le 20 juillet 1765. Elle roule sur la Lettre indécente que le sieur Fréron s’est fait adresser, il y a quelque temps, par un philosophe protestant, au sujet du jugement des Calas[3]. On se rappelle combien ce folliculaire voulait y dégrader la belle action de M. de Voltaire, que l’honnête militaire venge avec toute la noblesse et la logique possible. Suit un remerciement de M. de Voltaire, en date du 24 auguste 1765, où il cherche adroitement à intéresser MM. le maréchal de Richelieu et le duc de Villars, et même les maîtres des requêtes, à faire châtier un auteur de libelles, qui ose censurer un jugement authentique.

À la suite est une belle chanson, chantée chez M. de Voltaire en l’honneur de mademoiselle Clairon, sur l’air : Annette à l’âge de quinze ans. C’est un dialogue entre une bergère et un berger. Il faut croire, pour l’honneur de M. de Voltaire, que cette platitude n’est pas de lui. Voici le dernier couplet[4] :


Nous sommes privés de Vanloo,
Nous avons vu passer Rameau,
Nous perdons Voltaire et Clairon ;
NousRien n’est funeste,
NousCar il nous reste
NousMonsieur Fréron.

8. — Sara Th… Nouvelle traduite de l’anglais. Tel est le titre d’un roman philosophique, où l’auteur[5] a enchâssé une morale, belle, douce, humaine. Il a transporté la scène en Angleterre, pour donner quelque vraisemblance à sa fable. Une fille de qualité, qui épouse un laquais ; cela ne peut s’allier avec la délicatesse et l’élégance de nos mœurs. Quoi qu’il en soit de l’origine de cet ouvrage, assurément très-français, on ne peut qu’applaudir à l’intérêt qui y règne, à l’onction de l’écrivain, et à la pureté de son style. On pourrait reprocher à l’auteur d’y avoir jeté trop peu d’incidens et d’actions. Cette belle simplicité plaira peut-être davantage aux lecteurs qui aiment à réfléchir.

9. — Aujourd’hui les Comédiens Français ont remis au théâtre Adélaïde Du Guesclin, tragédie de M. de Voltaire. En 1743, cette pièce avait paru sous le même titre, et n’avait point eu de succès : le coup de canon, à ce que prétend l’auteur, la fit tomber. Ce grand poète, qui n’abandonne pas volontiers ses productions, remania cette tragédie, et la redonna en 1752 sous le nom du Duc de Foix ; elle prit mieux alors. Depuis le succès du Siège de Calais, dû tout entier aux noms français qui s’y trouvent, M. de Voltaire a jugé à propos de rapprocher de nouveau l’époque de sa tragédie, pour la rendre plus intéressante, et de la restituer sous les premiers noms. Cet arrangement lui a parfaitement réussi. Le succès a été complet : le coup de canon a fait le plus grand effet. La marche rendue plus rapide, l’intérêt plus pressant, un grand nombre de beaux vers ajoutés, des noms plus illustres et chers à la nation, tout cela, joint aux beautés dont l’ouvrage était déjà rempli, a transporté les spectateurs.

12. — Nous avons parlé[6] d’un Mémoire contenant des observations sur la disposition de la nouvelle église de Sainte-Geneviève ; production critique d’un nommé Desbœufs, qui prend le titre d’élève de l’Académie royale d’Architecture. Cette Académie, dans sa conférence du 19 août, après avoir examiné cette critique, a décidé que la brochure était indécente, peu réfléchie et remplie de faussetés ; en conséquence, elle a arrêté que dorénavant le nommé Desbœufs ne pourrait plus rentrer au nombre des élèves de l’Académie et jouir des avantages qui leur sont accordés, et que son nom serait rayé de ses registres.

13. — Mémoire historique, critique et politique, sur les droits de souveraineté, relativement aux droits qui se perçoivent en Bretagne ; brochure de plus de cent pages. Cet ouvrage tend à prouver que l’intérêt des sujets est que les droits de traite, de quelque nature qu’ils soient, demeurent dans la main du prince. On voit bien que cet écrit a été fait pour établir la question et pour justifier l’affirmative. C’est une production inventée par un de ces courtisans qui osent sans pudeur favoriser tout ce qui peut tendre au despotisme.

Ce Mémoire, attribué à M. de L’Averdy, est plein de sophismes, écrit avec une modération affectée, à travers laquelle perce de temps en temps le fauteur de l’autorité arbitraire. Il y a une discussion grammaticale très-ridicule sur les différentes dénominations des espèces de constitutions.

Lettre au sujet de l’Arrêt du parlement du 4 septembre. Cet arrêt proscrit les Actes de l’assemblée du clergé, de 1765, comme production d’une assemblée illégitime en matière de doctrine et même de discipline, étant purement économique. L’écrit en question sert à justifier cet arrêt. Il rapporte un trait historique qui établit l’illégitimité des délibérations de l’assemblée du clergé.

14. — Madame Pitrot fait paroître un Mémoire en réponse à celui de son mari. Comme aucun avocat ne pouvait décemment se charger d’une pareille défense, l’écrit paraît être l’ouvrage de la femme même, et n’est signé que d’elle. On n’ignore point que le sieur Elie de Beaumont en est l’auteur. Les louanges qu’il s’y donne l’assurent davantage. Cette production prouve que le sieur Pitrot est un coquin, et n’empêche point ladite dame d’être une coquine. Il n’est pas plus plaisant que l’autre, malgré les velléités qu’on y trouve de l’être de temps en temps.

18. — Actes de l’assemblée générale du Clergé de France. Ils commencent par une condamnation de quantité d’ouvrages, au nombre desquels est le Dictionnaire encyclopédique. On a trouvé cette censure d’autant plus extraordinaire, que c’est proscrire en quelque sorte d’un coup de plume toute la France littéraire et flétrir quantité d’hommes d’un mérite rare, de théologiens habiles, de savans très-religieux, qui tous ont concouru à l’édification de ce grand monument. Ils procèdent ensuite à établir la distinction et l’indépendance des deux puissances, l’incompétence des tribunaux en matière de sacremens, ainsi que pour la dissolution des vœux religieux. Enfin on remet en lumière cette bulle Unigenitus, l’objet de tant de scandales et de sarcasmes, et on l’élève au rang des objets de notre croyance. Cet ouvrage, comme littéraire, est assez bien écrit, mais n’est ni savant ni raisonné. C’est une très-faible production qui ne ferait pas honneur à un particulier, encore moins au corps des prélats de France ; on y trouve une ignorance complète, ou une négligence impardonnable ; on y cite quelquefois l’ancien pour le nouveau Testament, et vice versa ; etc.

19. — Nouveaux Mémoires ou Observations sur l’Italie et les Italiens, par deux gentilshommes suédois, traduits du suédois, Londres, 1764 ; trois volumes in-12. On sait que cet ouvrage est de M. le bailli de Fleury, dont les Suédois ne sont que le prête-nom[7]. Point de voyage plus agréable, plus intéressant, plus séduisant. Cette production respire le goût de la belle antiquité et des bonnes lettres ; elle joint une érudition immense aux détails les plus piquans et les plus neufs. Le style pourrait être moins négligé, moins inégal, et quelquefois moins obscur. Cet ouvrage doit servir de Vade mecum à tous ceux qui entreprennent le voyage d’Italie,

20. — M. de Bury, connu par plusieurs morceaux d’histoire, vient de nous donner la Vie héroïque et privée de Henri IV ; deux volumes in-4o. Cette histoire, si intéressante par le sujet, est plus ample que toutes celles que nous avons eues encore. C’est dommage que le style manque de précision et de chaleur. Un pareil héros mériterait sans contredit le pinceau d’un Apelle. L’auteur a ajouté une comparaison de Henri IV avec Philippe de Macédoine, fort déplacée et indigne de la majesté de l’histoire.

21. — M. de Rozoy, après s’être essayé dans divers genres sans beaucoup de succès, est entré dans la carrière romanesque. Il vient de publier Clairval philosophe, ou la Force des passions ; Mémoires d’une femme retirée du monde[8]. Cette héroïne est une femme qui regarde l’honneur, les devoirs les plus sacrés et les mœurs, comme des chimères ou des préjugés, au-dessus desquels elle s’élève. Le style de ce roman a quelquefois de la chaleur, plus souvent de la négligence, des longueurs ; il est fort inégal, et c’est un mauvais ouvrage en général.

22. — M. D…, de Mareuil en Touraine, capitaine de cavalerie, ayant été assassiné à Paris le 5 juillet 1762, et blessé si dangereusement qu’il en a gardé le lit dix-huit mois, vient d’adresser un Placet en vers à M. le duc de Choiseul, où il lui demande la restitution de ses appointemens. Il y a de l’aisance, de la finesse et de la bonne plaisanterie dans cet ouvrage un peu long.

23. — Il paraît quatre nouvelles Lettres sur les Miracles, ce qui porte cette collection au nombre de douze. On ne voit rien de plaisant dans ces dernières que la douzième[9], sur le grain de Foi. Celle-là est très-bonne. Il est cependant à présumer que toute cette suite n’est point de M. de Voltaire.

27. — Il paraît des Couplets sur le Clergé, si détestables qu’on n’en peut rien extraire.

On parle d’un ouvrage formidable de M. de Voltaire, intitulé : Dénonciation de Jésus-Christ et de l’Ancien et du Nouveau Testament à toutes les Puissances de l’Europe[10].

Ce singulier homme, toujours avide de renommée, a la manie de vouloir faire tomber une religion. C’est une sorte de gloire nouvelle dont il a une soif inextinguible.

28. — L’infatigable madame Belot, après nous avoir donné la traduction de l’Histoire de la maison de Tudor, de M. David Hume, vient de publier celle de la maison de Plantagenet, du même auteur. Elle a commencé par l’Histoire de la maison de Stuart, traduite par l’abbé Prévost.

29. — L’inoculation vient de recevoir un furieux échec par un événement bien capable d’alarmer tous ceux qui se sont soumis à cette pratique. Madame la duchesse de Boufflers, inoculée par Gatti, il y a deux ans, vient d’essuyer une petite vérole des plus caractérisées. On en voit l’histoire dans la Gazette du 10 septembre. Le docteur est obligé d’y convenir du fait, et se retourne à dire qu’il avait cru pouvoir assurer madame la duchesse que l’inoculation avait bien pris d’après les symptômes reçus des praticiens ; qu’il s’était trompé sans doute. Les coryphées de cette méthode ne se trouvent point battus, et, en convenant même que madame la duchesse de Boufflers aurait été bien inoculée, ils la regarderaient seulement comme une de ces victimes malheureuses, destinées aux phénomènes rares sur un nombre infini ; mais ils tombent tous sur le docteur. Ils disent que c’est un charlatan qui ne sait pas bien inoculer ; qui, pour s’attirer plus de pratiques, traitait légèrement une maladie qui veut les plus grands soins et la plus grande circonspection.

30. — Les Comédiens Français ont fait aujourd’hui une niche au public. Ils avaient annoncé Phèdre, et tout le monde s’étant rendu au spectacle, la toile s’est levée, et on a vu une décoration bien différente de celle de cette tragédie. Le sieur Préville s’est avancé et a fait un compliment ; il a avoué qu’il se servait d’une petite supercherie pour faire passer une pièce nouvelle[11] dont l’auteur craignait l’issue ; qu’il était instruit d’une cabale formée contre lui, et qu’au danger déjà très-grand que lui faisait craindre la vue de sa faiblesse, il n’osait joindre celle d’une ligue ennemie. Le parterre, vendu à l’auteur et aux Comédiens, au lieu de siffler l’acteur et l’auteur, a eu la bassesse d’applaudir, et la pièce s’est jouée avec un succès médiocre. On ne peut encore asseoir aucun jugement, vu les circonstances.

Il est d’autant plus étonnant que les Comédiens se soient portés à cette impertinence, qu’il leur faut la permission de la police. M. Marin, le censeur, ignorait ce projet, et se plaint amèrement d’une pareille audace. Les Comédiens Français sentaient si bien leur tort, qu’ils étaient habillés, tout prêts à jouer Phèdre, si le public eût témoigné son indignation.

  1. Berne, 1765, in-8o. L’abbé Du Laurens, qui eut quelquefois Grouber de Groubental pour collaborateur, est seul auteur de ce poëme. Il a été réimprimé en 1807., précédé d’une notice sur Du Laurens par M. Fayolle. — R.
  2. Constantinople (Amsterdam), 1761, in-8o. Ce poème est de Du Laurens. On l’attribua quelque temps à Voltaire. — R.
  3. V. 15 mai 1765. — R.
  4. Ce dernier couplet est de Florian : Voyez les Mémoires d’un jeune Espagnol. Les autres sont de Voltaire. — R.
  5. Saint-Lambert. — R.
  6. V. 18 août 1765. — R.
  7. Pierre-Jean Grosley, né à Troyes le 18 novembre 1718, mort le 4 novembre 1785, est le véritable auteur de ces Observations. — R.
  8. Avignon (Paris), 1763, 2 vol. in-12. — R.
  9. Douzième lettre du Proposant à M. Covellet citoyen de Genève, à l’occasion des miracles, In-8° de 7 pages. — R.
  10. Cet ouvrage n’est point de M. de Voltaire et n’a probablement jamais existé. Le titre n’a pu être imaginé que par quelque ennemi furieux, qui cherchait à perdre M. de Voltaire en lui imputant ce livre supposé. — W.
  11. Le Tuteur dupé ou la liaison à deux portes, comédie en cinq actes et en prose, de Cailhava d’Estandoux. — R.