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Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Novembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 452-463).
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Novembre 1765

Ier Novembre. — Op apprend que J. -J. Rousseau s’est retiré dans une petite île du canton de Berne, appelée l’île Saint-Pierre. Les persécutions qu’il a essuyées ont noirci son imagination : il est devenu plus sauvage que jamais. Le roi de Prusse lui fait beaucoup d’instances pour le faire venir à Berlin. On croit qu’il s’y rendra.

2. — Nous avons annoncé[1] un nouveau manuscrit de M. Boulanger, sur la manière d’étudier et d’écrire l’histoire. Il paraît aujourd’hui, imprimé ; il a pour titre : L’Antiquité dévoilée par ses usages, ou Examen critique des principales opinions cérémonies et institutions religieuses et politiques des différens peuples de la terre[2]. Ce livre très-savant, et dont le Despotisme oriental ne faisait qu’un chapitre, paraît établir assez naturellement le déluge pour unique point où remontent toutes les histoires des nations, mêlées des différentes fables dont une tradition imparfaite les a défigurées. L’auteur trouve partout les traces de l’homme errant, effrayé, déplorant la destruction de l’univers. Ce système très-simple est d’une grande fécondité. À la tête du livre est un Précis de la Vie de M. Boulanger.

2. — Réflexions sur les efforts du Clergé pour empêcher la loi du silence au sujet de la bulle Unigenitus. Cet écrit, de trente-huit pages in-12, est suivi d’un Mémoire sur la nécessité indispensable de garder la loi du silence. L’un et l’autre tendent à remettre sous les yeux du lecteur tout ce qui s’est passé au sujet de cette trop fameuse bulle, et l’auteur en tire l’induction qu’une déclaration nouvelle, qui porterait atteinte à la loi du silence, ne servirait qu’à renouveler les disputes et les troubles ; que l’ont doit espérer que le roi fera exécuter avec plus de fermeté que jamais sa déclaration de 1754, surtout « lorsque les évêques du royaume arboreront aussi audacieusement l’étendard de la désobéissance, de l’indépendance et de la rébellion. » On voit par ce petit précis le but de l’auteur, et qu’il s’est permis des réflexions un peut vive sur les prélats qui ont crû devoir se montrer les protecteurs de la Constitution et des Jésuites.

3. — Requête d’un grand nombre de Fidèles, adressée à monseigneur l’archevêque de Reims, président de l’Assemblée générale du clergé qui se tient actuellement à Paris, pour être par lui Communiquée à tous les prélats de ladite assemblée, au Sujet des actes qu’il a fait imprimer. Tel est le titre d’une autre brochure de plus de cent pages in-12 sur la même matière, dans laquelle l’auteur discute les principaux traits des Actes dont il est tant question depuis trois mois. On voit bien que c’est moins pour y applaudir, que pour en faire la satire et la critique.

4. — Un ancien adversaire des Jésuites se met de nouveau sur les rangs. Le Père Norbert, Capucin, sous le nom de l’abbé Platel, répand le prospectus d’un très-grand ouvrage en sept volumes in-4o ayant pour titre : Mémoires historiques sur les affaires des Jésuites avec le Saint-Siège, où l’on verra que les rois dé France et de Portugal, en chassant ces religieux, n’ont fait qu’exécuter le projet déjà formé par plusieurs grands papes de supprimer leur Société dans toute l’Église. À en croire l’auteur, Innocent XIII avait rendu un décret (dont sa mort précipitée empêcha l’exécution), qui défendait à cette Société de recevoir aucun novice. Il parle aussi de de la fameuse Constitution de Benoît XIV, Ex quo singulari, qui ordonne que les Jésuites seraient chassés des Missions, comme des hommes incorrigibles ; il prétend tirer ses autorités des sources les plus pures et les moins suspectes. C’est de Rome même, de la Sacrée Congrégation, des tribunaux ecclésiastiques, qu’émanent ces preuves soi-disant authentiques. Par l’étendue des volumes on peut juger de l’immensité de la matière, sous la plume d’un homme connu pour implacable ennemi des Jésuites, et dont l’ouvrage acquiert par-là peu de confiance.

5. — Le 2 novembre on a donné à Fontainebleau Zénis et Almasie, ballet héroïque, paroles de M. le duc de La Vallière[3], et musique de M. de La Borde. Ce petit acte, comme drame, n’est point mal fait. Il y a de beaux vers et dans un genre sublime, de très-belles décorations. Geliotte a fait le rôle de Zénis avec le plus grand succès. La musique est celle d’un amateur, plus que d’un véritable génie.

On a joué aujourd’hui, sur le même théâtre, une comédie nouvelle de M. Saurin, en trois actes et en vers. Elle était annoncée depuis long-temps dans le monde sous le titre de l’Anglomanie. L’auteur l’a fait jouer sous celui de l’Orpheline léguée. Elle a eu beaucoup de succès à la cour, et doit être représentée demain à Paris.

6. — Mandement du révérendissime père en Dieu Alexis, archevêque de Novogorod-la-Grande. Pamphlet de douze pages. L’auteur, à l’occasion de l’Arrêt du parlement de Paris du 5 septembre, qui condamne au feu la Lettre circulaire de M. l’archevêque de Reims semble, en applaudissant à ce jugement, vouloir traiter sérieusement la question des deux puissances ; mais sortant bientôt du ton sérieux qu’il affecte, on voit qu’il ne se pare de son érudition que pour faire passer les plaisanteries qu’il se permet contre le pape, la cour de Rome et ses ministres. M. de Voltaire, à qui on attribue cette facétie, ne fait que répéter beaucoup de choses triviales, mais toujours avec des traits, des étincelles, qui le décèlent de temps en temps. Cette drogue est très-rare.

7. — Les Français ont donné hier la première représentation de l’Orpheline léguée. On sait le trait du citoyen de Corynthe qui, en mourant, lègue à Eudamidas, son ami, le soin de nourrir sa femme et de pourvoir sa fille. Ce trait a fourni à Fontenelle le sujet de sa comédie du Testament, et à M. Saurin celui du nouveau drame. À cela près les deux pièces n’ont aucun rapport. Le principal but de cette comédie est de nous corriger d’un ridicule assez en vogue chez beaucoup de gens ; c’est notre admiration excessive pour les Anglais et pour tout ce qui vient d’eux. Il y a des scènes très-plaisantes et très-ingénieuses dans les deux premiers actes : le troisième commence par une très-longue scène, où l’on trouve une dissertation sur le vrai philosophe, excellente partout ailleurs, mais fort déplacée dans un dernier acte. Comme il paraît que M. Saurin, très-dévoué à M. Helvétius, l’à eu en vue dans ce drame, il faut rendre un compte détaillé de cet endroit. La scène se passe entre deux amis, dont l’un magistrat, mais devenu fou et sot à force d’anglomanie, veut absolument renoncer à tout et même à sa charge, pour vaquer uniquement à la philosophie. L’autre veut le détourner de ce projet, et lui fait sentir que le vrai philosophe est celui qui est utile à la société, et sait remplir le poste où la Providence l’a placé. Le magistrat le prend sur le temps, et lui demande pourquoi donc il a abdiqué la place de fermier-général ? Celui-ci riposte en faisant sentir à l’autre la différence qu’il y a entre un homme qui, rassasié de richesses, rentre dans l’ordre modeste des citoyens, et quitte un état au moins inutile, et un magistrat. Suit un très-beau détail sur les pénibles et glorieuses fonctions de la robe.

8. — On écrit de Suisse qu’une société de citoyens s’y est formée, il y a quelques années, pour concourir à répandre la connaissance des vérités les plus utiles aux hommes et pour proposer des questions relatives à ce but. Parmi les mémoires adressés à la Société, il s’en est trouvé plusieurs qui avaient un certain mérite académique, mais aucun qui, par la précision de la forme et l’étendue des vues, satisfît aux désirs des juges. Dans ces circonstances la Société prit, en 1763, la résolution d’adjuger son prix à l’auteur des Entretiens de Phocion, M. l’abbé Mably. D’après les mêmes motifs, elle prend le parti d’offrir une médaille de vingt ducats à l’auteur[4] anonyme d’un traité publié en italien sur les Délits et les Peines, et l’invite à se faire connaître et à agréer une marque d’estime due à un bon citoyen qui ose élever sa voix en faveur de l’humanité contre les préjugés les plus affermis. L’auteur est prié de faire parvenir sa déclaration à la Société des citoyens, sous l’adresse de la Société typographique de Berne en Suisse. Cette Société renonce en même temps au dessein de proposer de nouvelles questions ; elle se contentera d’encourager l’esprit philosophique et la philanthropie par des témoignages d’approbation, donnés publiquement à des ouvrages véritablement utiles à la grande société des hommes.

11. — Lettre à M. *** sur les peintures, les sculptures et les gravures exposées dans le salon du Louvre en 1765[5]. M. Mathon de La Cour, le fils, auteur de cet ouvrage, s’est depuis quelque temps donné les airs de répandre périodiquement ses réflexions sur le salon, avec une hardiesse et une confiance dignes de sa jeunesse et de son peu de lumières.

14. — Lettre de M. de Voltaire à M. l’abbé de Voisenon

Qui lui avait envoyé Isabelle et Gertrude, opéra-comique de Favart.
Ferney, le 28 octobre 1765.

J’avais un arbuste inutile
Qui languissait dans mon canton,
Un bon jardinier de la ville
Vient de greffer mon sauvageon :
Je ne recueillais de ma vigne
Qu’un peu de vin grossier et plat,
Mais un gourmet l’a rendu digne
Du palais le plus délicat :
Ma bague était fort peu de chose
On la taille en beau diamant.
Honneur à l’enchanteur charmant,
Qui fit cette métamorphose !

Vous sentez bien, M. l’évêque de Mont-Rouge, à qui sont adressés ces mauvais vers. Je vous prie de présenter mes complimens à M. Favart, qui est un des deux conservateurs des grâces et de la gaieté françaises. Comme il y a dix ans que vous ne m’avez écrit, je n’ose vous dire : « Ô mon ami, écrivez-moi ; » mais je vous dis : « Ah ! mon ami, vous m’avez oublié net. »

Réponse de M. l’abbé de Voisenon.

Vos jolis vers à mon adresse
Immortaliseront Favart,
C’est Apollon qui le caresse
Quand vous lui jetez un regard :
Ce dieu l’a placé dans la classe
De ceux qui parent ses jardins ;
Sa délicatesse ramasse
Les fleurs qui tombent de vos mains.
Il vous a choisi pour son maître ;
Vos richesses lui font honneur :
Il vous fait respirer l’odeur
Des bouquets que vous faites naître.

Il n’aurait pas manqué de vous offrir sa comédie de Gertrude, mais il a la timidité d’un homme qui a vraiment du talent. Il a craint que l’hommage ne soit pas digne de vous. Vous ne croiriez pas que, malgré les preuves multipliées qu’il a données des grâces de son esprit, on a l’injustice de lui ôter ses ouvrages et de me les attribuer. Je suis bien sûr que vous ne tombez pas dans cette erreur. Quand il se sert de vos étoffes pour en faire ses habits de fête, vous n’avez garde de l’en dépouiller. Il vous enverra incessamment sa Fée Urgèle. Il m’a paru qu’elle avait réussi à Fontainebleau, d’où j’arrive. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ait du succès ici. La cour est le Châtelet du Parnasse, et le public casse souvent ses arrêts. Mais vous avez fourni le fond de l’ouvrage, voilà sa caution la plus sûre.

Adieu, mon plus ancien ami, je ne cesserai de l’être que lorsque le parlement rappellera les Jésuites, et je ne vous oublierai que lorsque j’aurai oublié de lire.

15. — Les Soupirs du cloître, ou le Triomphe du fanatisme. Épitre à M. D. M.[6]. Ce poëme, de feu M. Guymond de La Touche, contient quinze à seize cents vers. Il est écrit avec force et souvent avec dureté. Ce n’est autre chose que le tableau de la Chartreuse, traité d’une autre manière. C’est presque la même marche ; mais il n’est personne qui ne préfère la mollesse, l’aisance, le délicieux du pinceau de M. Gresset, à la touche noire et sinistre de son imitateur.

16. — On vient d’imprimer Adélaïde du Guesclin, tragédie représentée, pour la première fois, le 18 janvier 1734, et remise au théâtre le 9 septembre 1765, donnée au public par M. Le Kain, comédien ordinaire du roi.

Cette pièce ne contient que très-peu de changemens, différant du Duc de Foix. Elle est remarquable par l’éditeur, et par la manière plaisante dont M. de Voltaire persifle le public à son ordinaire. Il veut nous faire croire que tout cela s’est passé sans sa participation et sans son aveu. Il faut lire la préface qui est très-comique.

18. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui l’Avare, et Bonneval, qui faisait ce rôle, y a montré une présence d’esprit dont il faut conserver l’anecdote. Acte trois, scène onzième, après le troisième couplet où Cléante insinue d’une manière équivoque son regret que Marianne devienne sa belle-mère, au lieu de sa femme, Harpagon ayant témoigné sa surprise du compliment, Marianne répond à son tour. Mademoiselle Doligny qui faisait ce rôle, étant restée court, et le souffleur n’y étant point, le sieur Bonneval a repris sur-le-champ, au moment où les trois acteurs paraissaient stupéfaits, et surtout Marianne : « Elle ne répond rien, elle a raison ; à sot compliment point de réponse. » Tout le public connaisseur a senti la finesse de la repartie, et l’on a fort applaudi l’intelligence de l’acteur.

19. — Tandis que M. de Belloy reste ici enseveli sous l’auréole de gloire qui l’environne, que les trompettes de la Renommée ne résonnent plus de sa pièce, l’Amérique retentit de ses louanges. On écrit de Saint-Domingue que M. le comte d’Estaing, gouverneur-général, a fait représenter, au Cap, le Siège de Calais ; que cette tragédie y a fait fermenter au plus haut degré le zèle patriotique. Non content de cela, le commandant a fait imprimer la pièce à ses dépens, et en a fait distribuer des exemplaires à tous les habitans et soldats.

20. — De tout un peu, ou les Amusemens de la campagne, par l’auteur de Rose. L’auteur de : cette brochure (M. Desboulmiers) nous apprend qu’il l’a faite en province et dans un vieux château. Il n’est pas étonnant que l’ouvrage n’offre rien de neuf. Ce sont de ces historiettes répétées mille fois dans les soupers provinciaux. Au reste, on y trouve contes, couplets, épigrammes, fables, impromptus, songes, épîtres, envois, et jusqu’à un alphabet philosophique. Heureusement il y a fort peu de tout cela ; on doit tenir compte à l’auteur de sa discrétion.

23. — Le canton de Berne, comme allié de la république de Genève, a cru ne pouvoir tolérer Rousseau sur son territoire. Il a fait signifier à cet illustre proscrit qu’il eût à sortir de ses terres. En vain a-t-il fait valoir les droits de l’humanité ; en vain a-t-il demandé qu’on lui laissât passer l’hiver dans sa retraite, jusqu’à ce que la saison lui permît de se rendre en Prusse : le canton s’est montré inexorable. Il a poussé la dureté jusqu’à refuser l’offre que faisait Rousseau de se constituer [7] prisonnier tout ce temps-là[8], de se laisser resserrer étroitement, et de ne communiquer avec qui que ce soit. Il a fallu partir. Il s’est rendu, tant bien que mal, à Strasbourg. Le maréchal de Contades, qui commandait dans cette ville, l’a fort bien accueilli, et lui a permis de se retirer dans un village auprès de Strasbourg, jusqu’à la belle saison, où il se rendra aux instances du Salomon du Nord.

24. — M. Challes, jeune sculpteur, est mort il y a quelque temps. Il était auteur de la chaire de Saint-Rock, tant critiquée, et qu’on disait ressembler à une loge d’opéra. Malgré les débuts qu’on lui reprochait, il avait des talens, et les ouvrages qui restent de lui font regretter sa perte.

29. — Le Philosophe sans le savoir, ci-devant intitulé le Duel, ayant occupé depuis long-temps l’attention des magistrats, sans avoir rien arrêté de fixe sur le sort de ce drame, on en a, pour terminer le comité, donné aujourd’hui une représentation à huis-dos. Tous les gens à simarre y ont été convoqués, et la pièce a enfin passé au moyen des corrections faites : elle doit être jouée lundi.

30. On peut juger de la futilité de notre goût et de notre paresse par la liste des almanachs nouveaux. Les titres suivans les désignent assez : L’Amusement à la mode : L’Après-Souper des dames, ou les Amusements d’Églé : Le Badinage amusant : Le Calendrier des amis : Les Caractères, ou la pure Vérité : Chiffon, ou la Chiffonnière de Vénus : Étrennes récréatives : Étrennes variées, ou Mélange amusant : Étrennes pour les jeunes enfans ou Alphabet historique et amusant, avec figures : La Grécanicomanie, ou l’Amusement des Belles : L’Inventaire du pont Saint-Michel, pièce nouvelle en un acte : Je ne Saurais me taire : Les Papillottes, ou Extrait du Recueil de M. de *** : Le Perroquet, ou les Masques levés : Tout ce qu’il vous plaira. Ceci n’est encore qu’une légère ébauche du débordement d’almanachs dont nous allons être inondés.

  1. V. 19 janvier 1765. — R.
  2. Amsterdam, 1766, 3 vol. in-12. Suivant Grimm, l’ouvrage a été refait, sur le manuscrit original, par le baron d’Holbach. Le Précis de la Vie de l’auteur est de Diderot. — R.
  3. Ce ballet a été imprimé sous le nom de Chamfort. — R.
  4. Beccaria. L’abbé Morellet a donné une traduction estimée du traité Des Délits et des Peines. — R.
  5. Paris, 1765, in-12. V. 15 octobre 1763. — R.
  6. Genève, 1765, in-8o. — R.
  7. Amsterdam et Paris, 1766, in-12. — R.
  8. Voyez, dans les Œuvres de Rousseau, sa lettre du 20 octobre 1765, à M. de Graffenried. — R.