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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Janvier

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 1-9).
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Janvier 1766

1766.

Ier Janvier. — M. le chevalier de Boufflers continue à enrichir notre poésie de ses jolies productions : voici des vers qu’il a faits pour sa mère, le jour de Sainte-Catherine, sa fête. Ils n’ont assurément pas la fadeur des bouquets ordinaires :


Votre patrone, au lieu de répandre des larmes,
Le jour qu’elle souffrit pour le nom de Jésus,
Parla comme Caton, mourut comme Brutus ;
ParlaElle obtint le ciel : et vos charmes
ParlaL’obtiendront comme ses vertus.
Reniez Dieu, brûlez Jérusalem et Rome,
Pour docteurs et pour saints n’ayez que les Amours ;
ParlaS’il est vrai que le Christ soit homme
ParlaIl vous pardonnera toujours.

3. — Une nouvelle femme auteur entre en lice : c’est madame Benoît, auteur d’Élisabeth, roman en quatre parties. Il affecte le cœur ; les caractères en sont bien dessinés et bien soutenus. Tout y est naturel et ressent le ton de la bonne compagnie.

4. — On lit dans le Journal encyclopédique du 15 décembre 1765, l’annonce suivante : « On a enfin donné à M. d’Alembert, le 16 novembre dernier, la pension que M. Clairaut a laissée vacante, et à laquelle M. d’Alembert avait tant de droits. Il est vrai qu’il n’avait pas fait la moindre démarche pour l’obtenir. Mais douze volumes in-4o qu’il a donnes au public sur la plus haute géométrie (indépendamment de tous ses autres ouvrages), les représentations réitérées de ses confrères, et les vœux de tous les gens de lettres et du public, demandaient pour lui cette pension depuis plus de six mois. Quoiqu’il semblât dans cet intervalle que cette justice souffrait quelques difficultés, il a été vivement sollicité, comme nous l’apprenons par nos correspondans, d’accepter dans les pays étrangers les places les plus avantageuses et les plus brillantes. Ceux qui connaissent M. d’Alembert ne s’étonneront pas qu’il ait fait à sa patrie et à ses amis ce nouveau sacrifice. Il y aurait eu lieu de s’étonner que la France fût le seul pays où l’on ne rendît pas justice à un savant qui donne de tels exemples. »

8. — M. Du Clairon vient de nous donner la traduction d’une tragédie britannique, intitulée : Gustave Vasa ou le Libérateur de son pays[1]. La pièce est de M. Henri Brooke, écuyer. Elle n’a presque point de rapport avec celle de M. Piron[2]. Ces deux auteurs ont envisagé leur sujet d’une manière opposée. Il y a de grandes beautés dans ce drame, et des coups de pinceau dans la manière anglaise, que le traducteur a bien rendus.

9. — Copie d’une lettre de M. de Voltaire à M. le marquis de Villette.

Au château de Ferney, le 4 janvier 1766.

C’est vous, Monsieur, qui m’avez appris que de bons et braves citoyens de Paris avaient porté des chandelles à la statue d’Henri IV. Je vous dois la réponse que je fais à ces bonnes gens. Si j’avais été a Paris je les aurais accompagnés ; mais comme je ne veux point me brouiller avec les moines de Sainte-Geneviève, je vous demande en grâce, avec les instances les plus vives, de ne laisser prendre aucune copie de ces vers[3]. Il est vrai que de la poésie allobroge, venant du pied du Mont-Jura et du fond des glaces affreuses qui nous environnent, ne mérite guère la curiosité des gens de Paris ; mais le sujet est si intéressant, qu’il peut tenter les moins curieux.

De plus, il m’est important de savoir ce qu’on pense de ces vers avant qu’on les publie. Je dois peut-être adoucir la préférence trop marquée que je donne à l’adorable Henri IV sur sainte Geneviève. Ma passion pour ce grand homme m’a peut-être emporté trop loin. Je n’ai songé qu’aux bons Français en composant cet ouvrage tout d’une haleine, et je n’ai pas assez songé aux dévots, qui peuvent trop songer à moi.

Recueillez les voix, je vous en prie, et instruisez-moi de ce qu’on dit, afin que je sache ce que je dois faire.

Vous m’appelez plaisamment votre protecteur, et moi je vous appelle sérieusement le mien dans cette occasion.

Réponse de M. le marquis de Villette.

Lorsque je reçus votre lettre,
Dont je suis encore attendri,
Chacun commençait à connaître
Votre Oremus au grand Henri.
Dans une espèce de bréviaire

Je l’insérai dévotement :
Moitié triste, moitié content
Je le chantais à ma manière.
Mais tel que ces vieux libertins,
Ces invalides de Cythère,
Qui nuls, et même les matins[4],
Se bercent de mille chimères,
Qui voudraient, quoique sans vigueur,
Cueillir cette première fleur
Qu’un vieux pécheur ne trouve guères,
J’aurais voulu tenir de vous
Jusqu’au moindre petit ouvrage,
Pouvoir l’admirer avant tous
Et jouir de ce pucelage.
Ah ! qu’il m’aurait fait de jaloux !
Il m’eût procuré l’avantage
De publier ces vers touchans
Que dévots lisent avec rage,
Avec transport les bonnes gens.
C’est ainsi que chacun raisonne.
Votre muse après soixante ans
Nous plaît encore et nous étonne,
Elle joint aux fruits de l’automne
Les fleurs brillantes du printems.

10. — Il paraît un Mandement de M. l’archevêque de Paris, qui ordonne des services dans cette capitale pour le repos de l’âme de feu M. le Dauphin. On l’admire et l’on est attendri du pathétique qui règne dans cet ouvrage. On raconte à cette occasion que M. l’archevêque s’étant trouvé avec Piron ces jours-ci, lui a demandé ce qu’il en pensait et s’il l’avait lu ; « Non, Monseigneur, a répondu le vieux caustique ; et vous ? »

15. — Le Cœur,
Par M. le chevalier de Boufflers.

Le cœur est tout, disent les femmes.
Sans le cœur point d’amour, sans lui point de bonheur :
Le cœur seul est vaincu, le cœur seul est vainqueur.
Mais qu’est-ce qu’entendent ces dames,
En nous parlant toujours du cœur ?
En y pensant beaucoup, je me suis mis en tête
Que du sens littéral elles font peu de cas,
Et qu’on est convenu de prendre un mot honnête
Au lieu d’un mot qui ne l’est pas.
Sur le lien des cœurs en vain Platon raisonne,
Platon se perd tout seul et n’égare personne.
Raisonner sur l’amour, c’est perdre la raison ;
Et dans cet art charmant la meilleure leçon
C’est la nature qui la donne.
À bon droit nous la bénissons
Pour nous avoir formé des cœurs de deux façons ;
Car que deviendraient les familles,
Si les cœurs des jeunes garçons
Étaient faits comme ceux des filles ?
Avec variété nature les moula,
Afin que tout le monde en trouvât à sa guise.
Prince, manant, abbé, nonne, reine, marquise,
Celui qui dit Sanctus, celui qui crie si Allah !
Le bonze, le rabbin, le carme, la sœur grise,
Tous reçurent un cœur : aucun ne s’en tint là.
C’est peu d’avoir chacun le nôtre,
Nous en cherchons partout un autre.
Nature, en fait de cœurs, se ploie à tous les goûts.
J’en ai vu de toutes les formes,
Grands, petits, minces, gros, médiocres, énormes.
Mesdames et Messieurs, comment les voulez-vous ?
On fait partout d’un cœur tout ce qu’on en veut faire ;
On le prend, on le donne, on l’achète, on le vend ;

Il s’élève, il s’abaisse, il s’ouvre, il se resserre ;
C’est un merveilleux instrument.
J’en jouais bien dans ma jeunesse ;
Moins bien pourtant que ma maîtresse.
Ô vous, qui cherchez le bonheur,
Sachez tirer parti d’un cœur.
Un cœur est bon à tout ; partout on s’en amuse ;
Mais à ce joli petit jeu,
Au bout de quelque temps il s’use ;
Et chacune et chacun finissent, en tout lieu,
Par en avoir trop ou trop peu.
Ainsi, comme un franc hérétique,
Je médisais du Dieu de la terre et du ciel :
En amour j’étais tout physique ;
C’est bien un point essentiel,
Mais ce n’est pas le point unique.
Il est mille façons d’aimer ;
Et ce qui prouve mon système,
C’est que la bergère que j’aime
En a mille de me charmer.
Si de ces mille ma bergère,
Par un mouvement généreux,
M’en cédait une pour lui plaire,
Nous y gagnerions tous les deux.

16. — Mademoiselle Mandeville a débuté hier aux Italiens, et a eu beaucoup de succès. Sa voix est d’un volume très-étendu, et d’un timbre harmonieux et flexible. Elle joint à une taille élégante une figure très-avantageuse. Elle a beaucoup d’expression dans son regard, d’âme dans son jeu, et joint à ces talens une grande intelligence. C’est une acquisition précieuse.

17. — Mademoiselle La Chassaigne, dite Sainval[5], nièce de mademoiselle La Mothe, ancienne actrice de la Comédie Française, a débuté hier à ce spectacle dans le rôle de Phèdre. On sent bien qu’un pareil rôle, le chef-d’œuvre du poète et du comédien, a été très-pitoyablement rendu. On voit dans cette jeune personne beaucoup de singeries de mademoiselle Clairon. Le vrai talent ne singe personne.

18. — Nos nymphes d’Opéra reproduisent les beaux jours de la galanterie antique. Mademoiselle Allard, célèbre danseuse, et remarquable par sa gaieté et ses folies chorégraphiques, pénétrée de douleur de la mort de son amant, M. Bontemps, a déclaré que de six semaines elle ne pourrait contribuer aux plaisirs du public. Mademoiselle Basse, danseuse de chœurs, peu connue par ses talens, mais très-digne de l’être par sa constance héroïque, ayant elle-même engagé son amant, M. Prévôt, à contracter un mariage que sa famille désirait, a refusé toutes les pensions qu’on voulait lui faire. Elle a demandé qu’on eut soin de ses enfans, et s’est retirée dans un couvent, ou elle doit prendre le voile, après une vocation bien décidée.

22. — L’Académie Française a arrêté de faire célébrer un service pour le repos de l’âme de M. le Dauphin. Elle a demandé en même temps la permission au roi d’en faire l’oraison funèbre par un de ses membres, et l’abbé de Boismout a été nommé pour cette cérémonie.

23. — L’on apprend la mort du célèbre Servandoni, arrivée le 20 de ce mois. C’était un homme d’un talent supérieur en architecture, mais d’une inconduite inconcevable. Nous avons négligé d’annoncer celle d’Armand, comédien célèbre, mort il y a deux mois[6]. Il y avait des écarts, dans son jeu, qui n’appartenaient qu’à lui, et qui le rendaient plus original.

24. — Œuvres diverses de M. de Marivaux[7]. L’insatiable cupidité de plusieurs libraires et d’un tas d’éditeurs infâmes, non contente d’avoir travesti les vivans insulte encore à la cendre des morts, en ramassant sans choix tout ce qu’ont fait les auteurs célèbres, et même ce qu’ils n’ont pas fait. Les deux premiers volumes de cette collection contiennent le Don Quichotte moderne, ouvrage de la jeunesse de M. de Marivaux, qui, dit-on, eut alors beaucoup de succès, qu’il ne méritait pas, et corrigé par l’auteur dans sa vieillesse. Le troisième offre l’Iliade en vers burlesques, projet le plus injurieux à la mémoire de l’auteur, et dont l’exécution aurait dû être à jamais ensevelie dans les ténèbres. Le dernier renferme quelques dialogues et de méchantes historiettes. En un mot, l’auteur serait indigné s’il voyait reproduire au grand jour ces erreurs de sa jeunesse.

26. — Mademoiselle Doligny continue à donner des exemples d’une sagesse et d’une vertu rares. M. le marquis de Gouffier, éperdument amoureux d’elle, lui a d’abord fait les offres les plus brillantes qu’elle a refusées. Il a poussé la folie au point de la demander en mariage, et de lui envoyer le contrat prêt à signer. Elle a répondu prudemment qu’elle s’estimait trop pour être sa maîtresse, et trop peu pour être sa femme.

27. — Il s’était répandu le bruit que le Journal de Trévoux serait supprimé. Il paraît un avertissement du libraire qui en annonce la continuation, il est même question de lui donner une existence plus solide, en confiant à la Congrégation de Sainte-Geneviève l’exécution de cet ouvrage périodique, dont M. Mercier, bibliothécaire, s’est déjà chargé comme simple particulier.

  1. Londres (Paris), 1766, in-8o. — R.
  2. Le Gustave Wasa de Piron fut représenté pour la première fois le 6 février 1733. — R.
  3. L’Épître à Henri IV.
  4. Ce vers rappelle la réponse de Fontenelle à une dame qui lui demandai
    s’il ne s’était jamais senti le désir de se marier. « Quelquefois, le matin. » — R.
  5. Il ne faut pas confondre cette actrice avec une autre demoiselle Sainval, dont le début au même théâtre sera annoncé au 5 mai 1766. — R.
  6. Le 26 novembre 1765. Il était né en 1699. — R.
  7. Paris, Duchesne, 1765, 4 vol. in-12. — R.