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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Février

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 9-15).
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Février 1766

2 Février. — Le Barnevelt, tragédie de M. Le Mière, sur lequel on comptait, essuie à présent des difficultés. Il y a dans ce drame des morceaux qui ont trait aux circonstances actuelles. Barnevelt, comme l’on sait, fut jugé par une commission[1]. En conséquence, fortes et grandes tirades contre ce tribunal. Notre gouvernement a craint qu’on ne fît des allusions malignes. En un mot, la police a redemandé cette pièce aux Comédiens.

4. — La différence du patriotisme national chez les Français et chez les Anglais, par M. Basset de La Marelle, premier avocat-général au parlement de Dombes[2]. Cet ouvrage, plein d’éloquence et de chaleur, se ressent trop du zèle de l’auteur. À force de vouloir montrer combien le patriotisme français l’emporte sur le patriotisme anglais, il affaiblit lui-même son raisonnement : il le pousse au point de prétendre que le patriotisme soit nul en Angleterre. Qui croira cet étrange paradoxe ?

M. Bouchaud, censeur royal et docteur agrégé de la Faculté de Droit, vient de publier une traduction anglaise d’Essais historiques sur les lois[3], avec des notes et une dissertation de sa façon. Le traducteur, qui réunit à une profonde connaissance de la jurisprudence la science de l’histoire et une vaste et agréable littérature, a dépouillé l’anglais de ses raisonnemens prolixes et souvent inutiles, et a jeté dans cet ouvrage autant de savoir que d’agrément.

— Il va paraître incessamment un essai historique de M. l’abbé comte de Guasco, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris, intitulé : De l’usage des statues chez les anciens[4]. On voit déjà dans le Journal Encyclopédique un extrait détaillé de cet ouvrage, et le censeur en donne la plus grande idée.

5. — M. l’abbé Aubert a tiré du poëme de Gessner, intitulé : La mort d’Abel, un drame sur le même sujet, en trois actes et en vers[5]. Il serait à souhaiter que cette pièce fût représentée ; elle ramènerait sur notre théâtre cette simplicité dont nous sommes si éloignés, auprès de laquelle les ornemens étrangers qu’on lui substitue sont si puérils lorsqu’ils ne tiennent point à l’action. La poésie est proportionnée au genre, c’est-à-dire d’une diction pure, noble et sans enflure. La pièce avait d’abord été faite en cinq actes. Sur les avis de ses amis, l’auteur l’a refondue et mise en trois actes. Il a fait imprimer séparément les morceaux retranchés, où il y a encore de belles choses. À la suite est le Vœu de Jephté, petit poëme du même auteur, pour être mis en chant, dans lequel on trouve la marche de l’épopée.

6. — Il paraît que mademoiselle Clairon se dispose à satisfaire aux vœux du public, et qu’elle doit remonter sur la scène après Pâques, c’est-à-dire à l’expiration de son congé. Cependant elle a toujours sur le cœur cette terrible excommunication. Elle ne cesse de faire des consultations et d’intéresser quantité de jurisconsultes dans sa cause. Il y a souvent des comités chez elle, et l’on vient enfin d’y rédiger un Mémoire pour la cour de Rome. Elle souhaiterait, en outre, qu’au lieu de la qualité de Comédiens Français, on intitulât sa troupe : Académie royale de Déclamation.

7. — Il est assez plaisant de voir un Russe vouloir corriger Racine. C’est ce que vient de faire M. de Yemrof, de l’Académie Impériale de Pétersbourg, dans un livre intitulé : Remarques de Grammaire sur Racine, pour servir de suite à celles de M. l’abbé d’Olivet, avec des remarques détachées sur quelques autres écrivains du premier ordre[6]. Entre un grand nombre de ces remarques, peu justes pour la plupart, il en est quelques-unes de judicieuses. Toutes prouvent en général, dans l’auteur, une grande connaissance de notre langue, et une longue et très-heureuse étude de nos auteurs et de notre littérature. Le critique, aux remarques sur Athalie et sur la Thébaïde, a joint des remarques sur les pièces de Racine, examinées déjà par M. l’abbé d’Olivet ; des remarques critiques sur l’Art de peindre, de M. Watelet, sur le commencement de la Henriade, et sur quelques-uns des plus célèbres écrivains français, tels que M. de Voltaire, Fontenelle et l’abbé de Vertot ; enfin des observations sur Boileau.

9. — Dans l’Avant-Coureur du 3 septembre 1764, on avait adressé, au nom d’une madame de Ch…, des reproches à M. Dorat sur sa lettre de Zéila à Valcourt. Cette dame trouvait mauvais que l’auteur eût chargé notre nation d’une atrocité purement anglaise. Notre poète, plus galant, ramène son héros aux pieds de celle qu’il a trahie. L’Héroïde est précédée d’une préface, où M. Dorat nous apprend que voici l’avant-dernier ouvrage qu’il produira dans ce genre, trop borné pour ne pas dégénérer en galanterie fastidieuse. Il fera bien, s’il peut tenir parole.

12. — M. de Méhégan, Irlandais, connu par quelques romans, par ses démêlés avec Fréron, et comme ayant travaillé à quelques journaux, vient de mourir[7]. Il avait eu l’illustration de la Bastille pour son livre intitulé : L’origine des Guèbres, ou la Religion naturelle mise en action, où il y avait des choses hardies.

13. — L’Antiquité dévoilée par ses usages, dont nous avons parlé[8], se répand à Paris avec la permission de la police. Il y a déjà long-temps quelle tenait en échec un libraire qui en avait fait passer douze cents exemplaires. Il vient d’avoir permission de les débiter avec des cartons.

19. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui sur leur théâtre la première représentation de la Bergère des Alpes, comédie en trois actes et en vers, mêlée d’ariettes. Ce drame de M. Marmontel, préconisé depuis quelque temps[9], ne répond point à l’attente qu’on en avait conçue. Le premier acte a fait plaisir ; les deux autres sont pleins de remplissages et dénués d intérêt. La musique, qui avait été goûtée d’abord et avait paru agréable, s’est ressentie de la faiblesse des second et troisième. Elle est de M. Kohaut.

21. — Pastorales et Poëmes de M. Gessner, qui n’avaient pas encore été traduits, suivis de deux Odes de M. de Haller, traduites de l’allemand, et d’une Ode traduite de l’anglais de Dryden en vers français (par l’abbé Bruté de Loirelle)[10]. Toutes les pièces rassemblées ici font honneur à la poésie allemande. Les deux principales sont des pastorales. L’une a pour titre Éraste ; elle est composée d’un seul acte, et peint les douceurs de l’amour conjugal entre deux époux, dont la misère ne peut altérer l’union et la tendresse ; le dénouement en est heureux et d’un pathétique singulier. L’autre est une imitation de Daphnis et Chloé ; elle est intitulée Érandre et Alcimne. L’auteur a conservé des mœurs de l’honnêteté la plus circonspecte.

22. — Portrait de feu Monseigneur le Dauphin[11]. Cet ouvrage, attribué à M. le duc de La Vauguyon, est un monument élevé par la douleur et la reconnaissance à ce prince, mort à la fleur de son âge. On y détaille peu les principaux traits de sa vie qui peuvent le caractériser, et l’on s’attache surtout à sa mort, qui en est l’époque la plus remarquable. L’éloge est simple et noblement écrit. Il est dédié au Dauphin actuel ; on prédit à ce prince qu’il sera aussi grand, aussi vertueux que son père, et que son grand-père.

23. — On a parlé d’un drame intitulé : la Partie de Chasse de Henri IV, comédie en trois actes et en prose, de M. Collé, lecteur de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le duc d’Orléans. Il se répand aujourd’hui imprimé[12]. Ce prince paraît ici, en quelque sorte, en déshabillé. On y peint quelques instans de sa vie privée. L’auteur avertit qu’il a puisé le fond de cet ouvrage dans une pièce anglaise, la même dont M. Sedaine a tiré le roi et le fermier. Ainsi voilà le mérite de l’invention nul. Celui de M. Collé est d’avoir adapté, dans son premier acte, différens traits et discours tirés des Mémoires de Sully. Dans les autres, il peint la naïveté, la sensibilité, les qualités aimables, et les faiblesses peut-être de ce grand roi. Quelques gens de mauvaise humeur jugent que c’est le dégrader ; d’autres qu’il est consolant de se retrouver dans son maître. Quoi qu’il en soit, la pièce n’a pu être jouée aux Français par ces raisons.

25. — M. l’abbé Coyer vient de faire paraître une brochure, moitié scientifique, moitié burlesque, intitulée de la Prédication[13]. Quoiqu’elle se vende publiquement et avec toutes les garanties de la police, nous ne doutons pas que cette brochure ne soit bientôt arrêtée. L’auteur prétend que, depuis Adam, aucun sermoneur ou moraliste n’a fait de conversion ; que toutes les belles sentences débitées, soit dans les chaires, soit aux théâtres, soit dans les écoles de philosophie, ne servent à rien pour l’épurement des mœurs ; que c’est au gouvernement, par une administration fondée sur de bons principes, sévères et soutenus, à former le cœur des citoyens, ou du moins leur conduite. En un mot, punir le vice et récompenser la vertu, voilà les deux mobiles sur lesquels doit rouler toute législation. L’auteur trace, d après ces principes, un plan de police intérieure, aussi qu’impossible à exécuter. Le livre est écrit avec une sorte de chaleur et de rapidité, En général, cet auteur ne peint ni largement, ni à grands traits : sa manière est petite et mesquine. Il y a dans cet ouvrage un tableau de Paris qui n’est point neuf.

27. — M. Dorat vient d’enrichir encore, pour la dernière fois, son recueil d’opuscules légers d’un nouveau poëme, intitulé les Tourterelles de Zelmis[14]. Cette bagatelle ne vaut pas à beaucoup près le Vervet. Ce sont des vers amoncelés avec beaucoup de facilité, mais sans nulle invention. La préface est assez bien écrite, quoique avec un peu trop de prétention. D’ailleurs, elle contient beaucoup d’assertions hasardées, entre autres celle de prétendre que nous n’avons point de poëme érotique dans notre langue.

28. — Les Italiens ont donné hier la première représentation d’une comédie en un acte, mêlée d’ariettes, intitulée le Braconnier et le Garde-Chasse. Elle a été trouvée détestable.

  1. MM. de La Chalotais, de Caradeuc, Charette de La Colinière, etc. avaient été renvoyés devant une commission extraordinaire comme prévenus d’avoir fomenté des troubles en Bretagne. — R.
  2. Paris, 1765, — R.
  3. Paris, 1766, in-12. — R.
  4. Cette dissertation, qui forme un volume in-4o de 500 pages, n’a été publiée qu’en 1768, à Bruxelles. — R.
  5. La Mort d’Abel, drame en trois actes, en vers, imité du poëme de M. Gessner, et suivi du Veu de Jephté, poëme, Paris, veuve Duchesne, 1766, in-8o. — B.
  6. Berlin, Haude et Spener, 1766, in-12. Le nom d’Yemrof, sons lequel furent publiées ces Remarques, déguisait assez mal celui du véritable auteur, Formey. — R.
  7. Le 23 janvier 1766. — R.
  8. V. 2 novembre 1765. — R.
  9. V. Ier novembre 1763. — R.
  10. Paris, 1766, in-8o. — R.
  11. Paris, 1766, in-8o. Cérutti a été le collaborateur du duc de La Vauguyon. — R.
  12. Florence (Paris), 1766, in-8o. — R.
  13. Amsterdam (Paris), 1766, in-12. — R.
  14. Londres (Paris), 1766, in-8o de 58 pages. — R.