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Mémoires secrets de Bachaumont/1772/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 484-498).
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Juin 1772

1er Juin. Mademoiselle Sainval, Sœur de l’actrice de ce nom, célèbre dans le tragique, a débuté mercredi dernier, 27 mai, dans le rôle d’Alzire. Sa jeunesse, les grâces de sa figure, la beauté de son organe et une grande expression, lui ont mérité les plus vifs applaudissemens. Il est assez extraordinaire que deux sœurs réunissent ainsi un talent semblable, précisément dans le même genre. Mais la cadette l’emporte de beaucoup sur l’autre par les dons extérieurs de la nature, et certainement ira plus loin que son aînée avec de pareilles avances, si son goût excessif pour le plaisir ne lui fait perdre celui de l’étude et l’amour de son art.

2. — L’Aréopage comique a pris une délibération de laquelle il résulte qu’à commencer du premier jeudi de juillet prochain, et de quinzaine en quinzaine, on rejouera, ce jour-là, que des pièces de Molière, et qu’elle seront rendues toujours par les principaux acteurs, sans que les rôles puissent jamais être doublés, et sans que les débutans soient admis à y prendre un rôle. On donnera d’avance le répertoire des représentations des divers ouvrages de l’auteur divin auquel ce seul jour sera dorénavant consacré.


4. — L’abbé de La Bletterie, professeur d’éloquence au Collège Royal et pensionnaire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vient de mourir. Il avait fait quelques histoires assez estimées. Sa traduction de Tacite lui avait attiré beaucoup d’ennemis, par sa hardiesse à présenter le front au parti encyclopédique. M. de Voltaire l’avait pris depuis lors en grippe, et c’était un des nouveaux plastrons de ses plaisanteries. 5. — Mademoiselle Sainval la jeune n’a pas eu moins de succès à son début dans le rôle d’Inès que dans celui d’Alzire. La fureur de la voir augmente à chaque représentation. On la met déjà au-dessus de tout ce qui est au théâtre, et même de mademoiselle Clairon. On prétend que c’est la sœur aînée qui l’a formée, et l’a déjà rendue supérieure à elle.

6. — M. de Voltaire est actuellement affamé de Mémoires d’avocats. Il écrit à un de ses amis, auquel il demande tout ce qui paraît au Palais, qu’il devient comme Perrin Dandin sur ses vieux jours ; qu’il aime à juger. Il dit en parlant des Factums répandus dans l’affaire de M. le comte de Morangiès : « Vos avocats ont bien de l’esprit ; quand on les a lus, ou ne sait plus qu’en croire[1]. »


7. — Mademoiselle Sainval la jeune a joué hier le rôle de Zaire, dans cette tragédie : elle n’y a pas fait une sensation aussi considérable que dans Alzire et dans Inès. On ne peut cependant lui refuser d’y avoir mis toute la sensibilité dont il est susceptible ; elle a même témoigné la plus grande intelligence dans la scène muette ; mais elle n’a égale : en général elle a manqué les coups de force. Cela n’a pas empêché qu’elle n’ait été généralement applaudie dans tous les endroits où elle l’a mérité. Elle plaît beaucoup au public ; certains enthousiastes lui font tort par une admiration trop prodigué et trop exclusive. Elle a certainement de grands moyens, beaucoup d’onction, d’âme, d’expression, une figure où se peignent facilement les passions, et qui, sans être noble, a beaucoup de caractère. Elle est petite et cherche trop à se grandir sur la scène par des coups de tête forcés. Elle a un hoquet désagréable, mais qui se passera.

8. — Mademoiselle Clairon, émerveillée de ce qu’elle entendait dire de mademoiselle Sainval, a voulu en juger par elle-même dans le rôle d’Inès de Castro, et après l’avoir vue jouer, elle dit : « C’est en effet un prodige, mais il fallait le voir pour le croire. » Du reste, elle a exhorté la jeune débutante à ne se modeler sur personne, à ne jouer que d’après elle-même, et à céder aux impulsions d’une nature qui l’inspirait si bien.

9. — Mademoiselle Sainval a continué hier son début dans Iphigénie en Tauride. Elle s’est tirée à merveille de ce rôle, d’autant plus difficile, que les vers de cette tragédie prêtent peu à l’harmonie et exigent dans le débit un art particulier. Ses succès ne font qu’accroître la cabale contre elle, et mademoiselle Dubois, ainsi que demoiselle Vestris, font les plus grands efforts pour empêcher qu’elle ne soit reçue ; ce qui révolte tous les amateurs du théâtre.

10. — Les envieux du projet de la nouvelle salle de Comédie n’ayant plus de bonnes raisons à opposer, cherchent aujourd’hui à employer le ridicule. Ils répandent une petite brochure intitulée : Lettre d’une jeune dame du faubourg Saint-Germain à Messieurs Pidansat de Mairobert, secrétaire du roi, et de Jossan, amateurq du théâtre et auteurs du nouveau projet pour la Comédie Française. Ce pamphlet est misérable la plate ironie qui y règne, et par les suppositions absurdes qu’y fait l’auteur pour trouver matière à ses plaisanteries fausses et puériles.

12. — Les Comédiens ont reçu une nouvelle tragédie de M. de Voltaire, ayant pour titre les Lois de Minos Ils en ont fait la lecture à leur assemblée, et l’ouvrage a été agréé avec applaudissement ; ils ont trouvé la pièce bien conduite, et ils sont disposés à la jouer. On prétend que c’est un sujet allégorique composé en l’honneur de M. le chancelier, qu’on y trouve des allusions très-sensibles à ses institutions nouvelles, que la conduite du législateur français y est tellement exaltée, que lui seul met obstacle à la représentation, sa modestie répugnant à des louanges si fortes. On espère vaincre la résistance du chef de la magistrature trop pudibond.

En attendant, sa reconnaissance envers M. de Voltaire se manifeste de la façon la plus sensible, par la liberté qu’il donne au sieur Merlin, libraire, de vendre publiquement tous les ouvrages les plus impies de ce philosophe scandaleux. Les ballots sont adressés chez M. le chancelier, qui les fait envoyer directement à Merlin, sans qu’ils aillent à la chambre syndicale. Le libraire profite de cette faveur pour faire venir également les divers ouvrages enfantés contre la religion depuis quelques années, et l’on peut se pourvoir chez lui avec la même facilité et aussi abondamment qu’en Hollande.

13. — C’est M. le cardinal de La Roche-Aymon qui, en a qualité de président de l’assemblée du clergé, a officié hier à la messe du Saint-Esprit. La satisfaction était répandue sur la physionomie de ce prélat vain, et qui ne connaît de ses fonctions que l’appareil puéril du cérémonial. M. l’évêque de Tréguier, un des députés pour la Bretagne, a prêché. Son discours a roulé sur les progrès de l’impiété en France, que l’orateur regarde désormais comme un crime national, par la tolérance avec laquelle elle étend ses progrès et infecte tout le royaume. Il a tâché de prouver que la religion est la base des empires, qu’ils prospèrent, s’étendent, s’agrandissent, et décheoient avec elle ; ainsi : 1° la religion fait tout pour l’État ; 2° l’État doit donc faire tout pour elle. Telles étaient les deux divisions de son discours. Il a paru aussi bien composé que le comportait la matière, tant rebattue et qui n’est pas mieux établie ; mais son élocution chancelante peinait sans cesse l’auditeur, et a rendu la séance extrêmement fatigante pour le public.

L’orateur n’a pas manqué d’attribuer les malheurs de la patrie aux philosophes incrédules qu’elle renferme dans son sein ; il a exalté la grandeur du sacrifice de Louise de France, et il a fini par rendre à la piété du monarque tout l’hommage qu’il lui devait. Il n’a pas non plus oublié Messeigneurs ses confrères, qu’il a encensés d’une éloquence peu chrétienne. On a remarqué en plusieurs endroits de son sermon un faste épiscopal, et il s’est appesanti sur les préjugés de la naissance, de façon à ne faire honneur ni à son jugement, ni à sa morale : du reste, il est écrit avec une simplicité noble, et, bien différent de quantité de pareils discours, il doit être meilleur à la lecture qu’au débit.

15. — *Il paraît un nouveau Supplément à la Gazette de France, No VI[2]. On continue à y insérer toutes les anecdotes vraies ou controuvées qu’on peut trouver sur les inamovibles et autres gens de cette sequelle. Le peu de soin que l’auteur apporte à discuter les faits qu’on lui envoie rend ce recueil fort suspect aux gens impartiaux, et le faux malheureusement décrédite le vrai.


On y parle d’un gros volume in-8o, intitulé : Lettres provinciales, ou Examen impartial de l’origine, de la constitution et des révolutions de la monarchie française, par un avocat de province à un avocat de Paris[3]. Cet avocat, à ce qu’annonce le journaliste, est le sieur Bouquet, bibliothécaire de la Ville de Paris, pour la partie qui renferme les manuscrits. Il prétend que l’ouvrage a un air d’érudition qui pourrait en imposer aux gens superficiels, mais que l’Inauguration de Pharamond[4] est une réfutation anticipée des principes erronés de l’écrivain, gagiste du chancelier. Il l’accuse de n’entendre ni le français, ni le latin ; d’être un traducteur inexact ; de falsifier les auteurs qu’il cite, et d’ignorance grossière de la matière qu’il traite.

16. — Madame la duchesse d’Aiguillon, mère du duc de ce nom, ministre des affaires étrangères, est morte hier subitement, en sortant du bain, où l’on prétend qu’elle s’était fait mettre, malgré une petite indigestion qu’elle avait eue. Elle a été enterrée en Sorbonne, où est le tombeau du fameux cardinal de Richelieu, premier auteur de l’illustration de cette maison. C’était une femme de beaucoup d’esprit, très-instruite, et fort entichée de la philosophie moderne, c’est-à-dire de matérialisme et d’athéisme. Elle avait beaucoup protégé l’Encyclopédie et les encyclopédistes, et, lors des persécutions qu’essuya l’abbé de Prades[5], elle le recueillit quelque temps chez elle, et lui donna tous les secours nécessaires pour se soustraire au fanatisme de ses ennemis.

17. — On fait courir dans le monde des Revers et des Légendes qui ne partent certainement pas de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Elles sont en général très-méchantes, et conséquemment font beaucoup de bruit. Les voici :


Revers et Légendes.

Les procureurs supprimés.
La France Revers Un vaisseau battu par la tempête.
Légende Ventis urgetur et undis
 
Le roi Revers Un soleil éclipsé.
Légende Abeunte nitebit
 
Les princes exilés Revers Une lune
Légende Sole adversante refulget
 
Le comte de La Marche. Revers Un mendiant
Légende Quid non cogit egestas ?
 
Les ducs protestans. Revers Un faisceau de traits.
Légende Juncta corrobor antur
 
Les autres ducs. Revers Un hameçon.
Légende Mergens decifit et rapit.
 
Madame la comtesse Revers Un vase qui fuit.
Du Barry. Légende Inde mali labes.
 
Le chancelier Revers Un volcan
Légende A splendore malum.
 
Le duc de la Vrillière. Revers Une girouette.
Légende Quocumque spirat, obsequor.
 
M. Bertin, ministre. Revers Un gagne-petit.
Légende Parvis parva decent.
 
M. l’abbé Terray. Revers Un sangsue.
Légende Non missura cutem, nisi plebi
 
M. le marquis de Revers Une tortue.
Monteynard Légende Lentius ut cautius.
 
M. le duc d’Aiguillon. Revers Une roue.
Légende Sursum, moxque deorsum.
 
M. Bourgeois de Boysnes. Revers Un serpent au haut d’un arbre.
Légende Rependo.
 
Madame Louise. Revers Une chandelle qu’on mouche.
Légende Minuitur ut elucescat.
 
L’Archevêque de Paris. Revers Une taupe.
Légende Occulte laborat.
 
Les Jésuites. Revers Un hydre à sept têtes.
Légende Altero adherente tabtum.
 
Le peuple. Revers Un mouton.
Légende Exuviis cumulator opes.
 
Les Conseillers d’État. Revers Des roseaux.
Légende Flectere nostrum est.
Les maître des requêtes. Revers Une flèche en l’air.
Légende Mittentis pulsum sequetur.
 
L’ancien Parlement Revers Le temple de Thémis embrasé.
Légende Novi sœculum Erostratis.
 
Le nouveau parlement. Revers Un âne bâté et bridé.
Légende Ad omnia paratus.
 
La Grand Conseil. Revers Un marronier d’Inde.
Légende Fructu congnoscitur arbor.
 
La chambre des comptes. Revers Un cruche qui penche.
Légende Inclinata ruit.
 
La Cour des Aides. Revers Des abeilles.
Légende Spicula figentes pereunt.
 
Les avocats au Parlement. Revers Un arbre moitié vert, moitié sec.
Légende Altera parte resurget.
 
Les procureurs, avocats Revers Un oison.
au parlement. Légende Voce et penna notandus.
 
Les procureurs supprimés. Revers Un chien de basse-cour.
Légende Fures allatrat.

18. — Un quidam survenu dans cette capitale, et qui s’est annoncé comme faisant des miracles et guérissant tous les maux, a donné, lundi dernier, un de ces spectacles plus dignes des siècles barbares que de celui-ci. Son talent n’ayant pas tardé à se répandre, il a été arrêté et conduit chez un commissaire. Celui-ci, fort embarrassé de ce fou, l’a fait garder chez lui, et est allé voir les principaux magistrats pour savoir ce qu’il en ferait : pendant ce temps la renommée a porté dans ses environs l’art de cet enthousiaste. Les malades crédules se sont fait mettre dans des chaises à porteurs, dans des brouettes, dans des fiacres ; les autres se sont traînés comme ils ont pu, et tous venaient demander leur guérison. La rue s’est trouvée engorgée de voitures et de peuple ; il a fallu faire venir des escouades de guet pour arrêter ce tumulte. On pénétrait jusque dans la maison, et déjà des aveugles croyaient voir, des sourds entendre, des boiteux marcher. Ce tintamare a duré jusqu’au soir, que le commissaire revenu a fait embarquer le faiseur de miracles dans une voiture pour le reconduire chez lui ; et, dans la nuit, il a été enlevé, et on lui a enjoint de ne pas reparaître dans la capitale ; et les aveugles et les sourds, et les boiteux, sont restés comme ils étaient.

19. — Me Gerbier a fini ses plaidoyers contre M. Luneau, et les libraires associés de l’Encyclopédie répandent aujourd’hui un Précis, ou Mémoire fait par Me Boudet, avocat, qui présente les observations, les fins de non-recevoir, les moyens employés pour leur défense par l’éloquent orateur chargé de leur cause.

20. — M. de Voltaire vient de répandre une brochure ayant pour titre : Essai sur les probabilités en fait justice. Après avoir rappelé les divers procès criminels dans lesquels il prétend avoir dévoilé l’impéritie, la mauvaise foi, ou le fanatisme des juges, il raconte l’Histoire de la veuve Genep, de Bruxelles, dans le même genre, mais encore plus merveilleuse que celle de la veuve Véron, et il vient à celle-ci. Enfin il prend la balance pèse les vraisemblances pour et contre, desquelles il résulte, suivant son calcul, qu’il y a cent quatorze pour l’officier général, et rien pour la pauvre famille. Cette méthode anglaise de soumettre au calcul les faits douteux, est très-amusante, très-attrayante pour le philosophe ; elle fixe l’imagination, et semble écarter tout esprit de cabale ou de parti. Cependant si les juges la prenaient pour règle, il serait à craindre qu’ils ne rendissent encore plus souvent de mauvais Arrêts. Elle exige une rectitude de jugement si invariable, qu’elle ne peut convenir qu’à très-peu de têtes, assez bien organisées pour avoir une telle justesse. Celle de M. de Voltaire ne semble pas encore dans cet équilibre essentiel ; on voit qu’il a omis beaucoup de probabilités, ou d’improbabilités, qu’il en a trop ou trop peu évalué d’autres, en un mot qu’il n’a pris la balance à la main que déjà décidé à la faire pencher pour M. le comte de Morangiès. Au surplus, ce petit écrit se lit avec beaucoup de plaisir, on y voit une cause intéressante, présentée sous un point de vue neuf. Malgré la sécheresse de ce genre de plaidoyer, l’auteur a su y répandre le charme inexprimable qui fait lire avec avidité ses rapsodies les plus absurdes.

21. — L’entretien du jour roule sur la procession de Brunoy, dont on fait les détails les plus singuliers, ainsi que du personnage qui l’a dirigée. On assure que tout s’est passé dans le meilleur ordre et de la manière la plus édifiante pour le public. C’est M. de Brunoy qui dirigeait la marche et le cérémonial. Comme personne ne s’entend mieux que lui en lithurgie, il n’y a pas eu une révérence d’omise. Il y avait plus de cent cinquante prêtres, qu’il avait loués à plus de dix lieues à la ronde. Il avait en outre donné des chappes à quantité de particuliers, en sorte qu’il en résultait un cortège de quatre cents personnes. On comptait vingt-cinq mille pots de fleurs, six reposoirs, dont l’un tout en fleurs et de l’élégance la plus exquise. Après la procession, ce magnifique seigneur a donné un repas de huit cents couverts, composé des prêtres, des chappiers, et des paysans ses amis, car c’est dans cet Ordre qu’il les cherche. On comptait plus de cinq cents carrosses venus de Paris, et le spectacle du monde épars dans les campagnes, y faisant des repas champêtres, n’était pas un des moindres coups d’œil de la fête. Elle doit recommencer jeudi prochain, et le récit de ce qui s’est passé augmentera vraisemblablement la multitude ces curieux.

22. — Depuis plusieurs années, M. Doyen, le meilleur peintre d’histoire que nous ayons à présent, était occupé aux peintures de la coupole de la chapelle Saint-Grégoire de l’Hôtel royal des Invalides. Lors de la construction de l’église, Person[6] avait été chargé de peindre dans la chapelle de Saint-Grégoire les principaux traits de sa vie : il ne put remplir cette tâche au-dessus de ses forces. Michel Corneille lui succéda ; il avait plus de génie, mais il n’était pas assez instruit des travaux de la fresque, et ses peintures ont été dégradées en peu de temps.

Carle Vanloo avait été choisi pour décorer de nouveau cette chapelle, et au salon du Louvre, en 1763, il avait exposé les esquisses de sa composition ; la mort en a empêché l’exécution, et enfin M. Doyen, son élève, a exécuté cet important ouvrage. Chaque artiste a sa façon de voir ; celui-ci a composé sept tableaux, dont on annonce les beautés avec beaucoup d’enthousiasme. Le public va être incessamment en état de juger. Les curieux seront admis à voir cette chapelle vers la fin du mois.

23. — M. le duc de La Vrillière, secrétaire d’État ayant le département de Paris, et conséquemment la haute police de l’Opéra, a envoyé chercher les principaux mutins, tels que les demoiselles Peslin, Guimard, les sieurs Dauberval, Gardel, etc., leur a enjoint de retirer sur-le-champ leur assignation aux directeurs pour qu’ils eussent à leur donner congé, sinon les a menacés d’une punition examplaire ; ce Quos ego a tou fait rentrer dans l’ordre accoutumé.

M. Luneau, qui n’est jamais en reste, a fait imprimer une Réponse signifiée au Précis des libraires associés à l’impression de l’Encyclopédie, distribué le 15 Juin 1772. Il y réfute avec sa précision, sa vivacité, sa logique ordinaires, les équivoques, les paralogismes, les raisonnemens insidieux, les considérations, les fins de non-recevoir de ses adversaires, et il égaie tout cela, autant que la matière le comporte, de plaisanteries, d’ironies, d’anecdotes, qui puissent en faire passer la sécheresse.

24. — On a vu successivement dans plusieurs Gazettes de France des relations de plus en plus absurdes, concernant un hydroscope prétendu, dont l’œil perçant découvrait l’eau à travers les entrailles de la terre. Malgré les autorités que citait le sieur Marin, le rédacteur de ce journal, le physicien révoquait en doute ces faits extraordinaires, ou pour mieux dire n’en croyait rien. Plusieurs curieux, et des membres de l’Académie des Sciences, ont écrit sur les lieux, et, par les informations qu’ils ont reçues, ce phénomène se réduit à très-peu de chose. Des plaisans, à ce qu’il paraît, se sont égayés à se jouer de la crédulité du gazetier, et voyant avec quelle bonhomie il citait les premières merveilles, ils en ont envoyé de plus surprenantes, qu’il a également adoptées.

On ne peut concevoir comment la Gazette de France, si grave, si sèche, si froide, est devenue tout à coup entre ses mains un recueil de contes de vieilles, et de fables de féeries. Des politiques, qui raffinent sur tout, veulent que ce ne soit pas sans dessein : ils prétendent qu’on ne doit pas supposer raisonnablement que le ministère eût laissé passer tant d’absurdités dans ces annales qu’il revoit avec le plus grand soin, s’il n’eut voulu prêter ainsi aux spéculations des honnêtes citoyens de quoi se repaître, pour les détourner d’autant des matières politiques, à l’instar de ces relations fabuleuses, de ces chansons qu’on fait courir les rues par des gens gagés de la police pour amuser le peuple. On n’a pas été fâché de trouver dans le sieur Marin un esprit simple qui se prêtât de lui-même aux vues du Gouvernement.

26. — Dans le discours de M. l’archevêque de Toulouse au roi, fait au nom de l’assemblée du clergé, on a trouvé des phrases fortes relativement au secours extraordinaire qu’on demande au corps ecclésiastique ; on prétend qu’il s’y plaint, d’une façon non équivoque, de la déprédation des finances.

27. — Les Cabales, œuvre pacifique. C’est le titre d’une nouvelle satire de M. de Voltaire, qui nous est arrivée de Genève. Elle paraît dirigée principalement contre M. Clément, auquel l’auteur en doit beaucoup, par sa hardiesse à l’attaquer aussi ouvertement, et contre l’abbé de Mably, protecteur de ce Clément, autre grief bien propre à lui attirer les injures du philosophe de Ferney. Aussi celui-ci ne les épargne-t-il pas ; sa bile, en vieillissant, ne fait qu’acquérir plus d’âcreté. Outre ce but principal de son ouvrage, il profite de l’occasion pour passer en revue les différens partis qui divisent aujourd’hui la France en politique, en littérature et en religion, et pour se moquer de tout, suivant sa coutume. Le livre du Système de la Nature semble depuis quelque temps surtout, l’objet de sa rage ; on ne sait pourquoi ; car, malgré la profession qu’il fait, dans cette épître, de croire en Dieu, on ne peut attribuer à un zèle vraiment sincère et éclairé les anathèmes burlesques qu’il prononce contre ce livre, son auteur et ses partisans. Il faut qu’il y ait à cela quelque motif secret que le public ne connaît pas. Au reste, il y a de la chaleur et de la légèreté dans ce pamphlet, toujours marqué au cachet de son auteur.

29. — À l’occasion d’une nouvelle édition que le sieur Panckoucke voulait donner de l’Encyclopédie, il avait présenté à M. de Sartine, comme lieutenant de police et chef de la librairie, un Mémoire rédigé par M. Diderot, où celui-ci, sous prétexte de montrer à ce magistrat les raisons du travail qu’on proposait, prouvait combien le premier ouvrage était informe et méritait une refonte. Cette critique, dans laquelle les auteurs étaient nommés, et qui a été rendue publique dans la réponse signifiée à M. Luneau, avait été lue publiquement à l’audience par Me Belot, l’un des avocats plaidans pour les souscripteurs. Me Gerbier, l’avocat adverse, qui sentait combien cette pièce pouvait faire tort à sa cause, ayant, à plusieurs reprises, voulu interrompre l’orateur pour le faire s’expliquer et lui arracher son secret sur la manière dont elle lui était parvenue, celui-ci lui répliqua, la troisième fois : « Me Gerbier, je croyais que vous étiez ici pour faire l’ornement du barreau, et non pour en être le tyran, » phrase qui fut extrêmement applaudie et décontenança son concurrent. Au surplus, le Mémoire est authentique et sort des bureaux de la Police, dont M. de Sartine a bien voulu le laisser enlever ; mais l’anecdote fait un vacarme du diable parmi tous les auteurs critiqués, et attire au sieur Diderot une multitude d’ennemis sur les bras.

30. — Le public n’a point encore tari sur les détails de la fête dévote de M. de Brunoy ; la deuxième procession, exécutée le jour de la petite Fête-Dieu, a donné lieu à beaucoup de scènes et de tumulte. La circonstance la plus remarquable est celle d’une jeune femme, qui est allée solliciter auprès de ce pieux seigneur la sortie d’un de ses vassaux, qu’il avait fait enfermer ce jour-là comme réfractaire à ses ordres. M. de Brunoy était à table, seul de séculier, avec cinquante prêtres. Cette dame ayant en vain épuisé toutes ses grâces pour toucher le cœur de ce dévot, pour dernier trait d’éloquence, insistant plus pathétiquement, lui dit qu’elle le conjurait de lui accorder sa demande au nom du Saint-Sacrement, qu’il venait d’honorer si dignement… À ce mot, que les prêtres regardèrent apparemment comme un blasphème, il s’éleva entre eux une huée sourde, répétée par tous les laquais par le peuple et la canaille qui s’était introduite, si effrayante, que la suppliante s’en trouva mal, qu’elle eut beaucoup de peine à revenir, et depuis est restée dans des convulsions que les imbéciles regardent comme une punition de Dieu.


FIN DU TOME TROISIÈME.
  1. Cette lettre est vraie. W. — Elle n’a point encore été recueillie dans les Œuvres de Voltaire. — R.
  2. Réimprimé dans le Maupeouana, tome V, pages 116-135. — R.
  3. La Haye et Paris, 1772, 2 vol.  in-8o. — R.
  4. V. 7 mars 1772. — R.
  5. Voyez tome Ier, page 26, note 2. — R.
  6. Person n’est plus guère connu que par la jolie épigramme de Rousseau qui commence ainsi :

    Griphon (Gacon), rimailleur subalterne,
    Vante Siphon (Person) le barbouilleur ;
    Et Siphon, peintre de taverne,
    Prône Griphon le rimailleur…

    — R.