Mémoires secrets de Bachaumont/1772/Mars
1er Mars. — La rage des avocats pour faire des Mémoires est telle qu’ils en font même après la cause plaidée et jugée, et veulent encore entretenir d’eux le public, lorsqu’il y a eu suppression de leurs écrits. C’est ce qui arrive au sieur Élie de Beaumont, écrivain sous le nom du sieur Chabans[1]. Cet orateur, vivement piqué des personnalités mises contre lui par le sieur Linguet, son confrère, dans le dernier Précis, n’a pas voulu être en reste ; il a cru devoir faire aussi un Précis pour le comte Orourcke, et, sous le nom de sa partie, donner un libre cours à ses sarcasmes et à sa vengeance. Comme son confrère, pour empêcher de lui répondre, n’avait répandu son nouveau Mémoire que le mercredi 26, après midi, et que la cause devait être jugée le lendemain matin, quelque diligence qu’ait fait le sieur Élie de Beaumont, il n’a pas été possible que le pamphlet se divulguât avant le jugement du nouveau tribunal.
2. Le sieur Le Kain, le plus grand acteur du théâtre Français, est invité par l’électeur de Bavière à lui former une troupe de comédiens et à l’aller installer à Munich : il a obtenu, en conséquence, un congé pour l’été, et doit se rendre aux instances de cette Altesse.
3. — Il paraît un quatrième Supplément à la Gazette de France, de seize pages d’impression[2]. C’est aujourd’hui absolument une véritable chronique scandaleuse, contenant diverses anecdotes relatives aux affaires du temps. Celle-ci est plus pleine de faits que les précédentes, et plus intéressante par conséquent.
4. — Le barreau s’échauffe plus que jamais, et M. le comte Orourcke, mécontent de la suppression réciproque des Mémoires, continue à vouloir attaquer personnellement Me Linguet : il a trouvé un avocat obscur, nommé Dobet, qui lui a donné une Consultation contre Me Linguet, défenseur de madame la duchesse d’Olonne, où il prétend que le client est autorisé à poursuivre personnellement Me Linguet comme coupable de diffamation Me Linguet répand un écrit en forme de Réplique, adressé aux magistrats, où il se défend avec la plus grande force, et, en développant les qualités de l’avocat, il en trace portrait très-éloquent.
7. — La tragédie des Druides qu’on doit donner aujourd’hui, roulant principalement sur les abus de la religion, dégénérée en superstition et en fanatisme, le censeur de la police n’a pas osé prendre sur lui d’approuver une pièce pleine de détails délicats et dangereux. Elle a été renvoyée à un docteur de Sorbonne, et c’est l’abbé Bergier, cet adversaire intrépide des athées et des déistes, qui s’est trouvé obligé de l’examiner et de déclarer qu’il n’y voyait rien de répréhensible. On a eu beaucoup de peine à lui faire agréer l’ouvrage, et M. de Trudaine a dû employer tout son crédit en faveur de l’auteur, dont il protège beaucoup la femme. Au surplus, cette tragédie est si chargée de spectacle, d’incidens et de coups de théâtre, que les acteurs ont passé deux jours entiers pour se mettre au fait de leurs positions et de leurs mouvemens, pour ne pas s’embrouiller sur la scène et manquer la beauté des tableaux qu’ils doivent présenter.
— *Inauguration de Pharamond, ou Exposition des Lois fondamentales de la monarchie française ; avec les preuves de leur exécution, perpétuées sous les trois races de nos rois[3], M. le chancelier et ses partisans, en convenant qu’il y a des lois fondamentales que les rois sont dans l’heureuse impuissance de changer[4], ne semblent que leur insulter avec plus d’audace, en demandant quelles elles sont, et où elles sont. L’auteur de l’ouvrage en question prétend les avoir trouvées toutes consignées dans une médaille frappée lors de l’élection de Pharamond ; il en offre le revers dont il regarde les différentes parties comme allégoriques et instructives.
Il commence par établir l’authenticité du monument qui se trouve rapporté dans plusieurs auteurs non suspects, et surtout dans l’Histoire de France de Mézerai, tome II, page 5 de la première édition in-folio.
La face que l’écrivain ne donne pas, selon son récit « porte l’effigie de Pharamond, à demi-buste, placé en retour, c’est-à-dire de manière qu’elle présente la partie droite du visage avec l’épaule droite. Au contour on lit cette inscription latine : Faramundus Franc. Rex. »
Les lettres Æ et le signe Mars ♈, qu’on voit sur le côté emblématique, font entendre qu’elle a été frappée en bronze, et qu’elle existe véritablement dans les cabinets des curieux, où Jacques de Bie, auteur d’une France métallique, en avait eu communication. Il représente Pharamond élevé sur le pavois ou bouclier deux personnages courbés dans l’attitude de cet effort ; ils ont des cottes d’armes distinguées et pareilles à celle du roi, mais sans armes. Le prince y tient un sceptre de la main droite, et une épée nue, la pointe en haut, de la main gauche ; et il semble étendre les bras d’une façon pénible. Son front est ceint d’une couronne d’olivier, à sa droite est un personnage en pied, il se repose sur la pique, et comme à l’ombre du sceptre sous lequel il est placé. À sa gauche est un autre personnage en pied, le seul qui ait des armes excepté le roi ; il porte sa main gauche sur un petit espadon qui est à son côté ; de la droite il tient sa pique, et la porte également sur l’épée qui est dans la main gauche du roi, comme pour l’empêcher de pencher. Le monarque paraît faire attention à cet avis, et fixant son la pointe de l’épée, cherche à la conserver dans son équilibre. Le soldat forme de son bras une équerre naturelle, et appliquant ce bras à sa pique, il la présente ainsi au roi. Il repousse la poignée de l’épée par dessous la main du roi, et il en fixe la pointe. L’exergue consiste dans ces abréviations : Fid : Exer : c’est-à-dire, Fidelibus : Exercitibus, et la légende en ces mots latins aussi : Unus omnium votis.
C’est dans l’ensemble de ces parties allégoriques que l’écrivain trouve le plan véritable de la monarchie française, et saisit le développement intéressant du tableau de ses lois fondamentales.
1° Le trône, enfanté, en 420, par la délibération libre de la nation, est figuré par le bouclier ou pavois, afin de démontrer qu’il n’existe en effet que pour la défense et a protection des peuples, de leur liberté et de leurs biens.
2° L’élévation de Pharamond sur le bouclier, représente l’investiture de sa nouvelle dignité, donnée à ce prince librement élu, et nous apprend que ce sont les peuples qui ont fait les rois tout ce qu’ils sont.
3° Les deux personnages qui sont en effort pour élever le bouclier, ont des cottes d’armes distinguées et pareilles à celles du roi, parce qu’ils sont destinés à figurer le concours des deux Ordres, les Druides et les Chevaliers, composant alors l’universalité de la nation.
4° Ces mêmes personnages, représentant les Ordres de la nation, sont l’un et l’autre sans armes, comme étant les exécuteurs d’une résolution civile et non pas militaire.
5° Le sceptre que Pharamond tient de la main droite est le symbole de l’autorité civile et l’épée celui de l’autorité militaire. Il porte cette dernière de la main gauche, contre l’usage, pour preuve de la prééminence de l’une sur l’autre, que l’exercice de l’autorité militaire n’est qu’accidentelle dans le monarque dont l’essence est le gouvernement de paix et de sagesse.
6° La distance qui est entre le sceptre et l’épée fait entendre que ces deux puissances (civile et militaire) ont chacune leur ressort séparé ; et l’attitude pénible du monarque, qui étend les bras pour conserver toujours le même éloignement entre l’un et l’autre, prouve qu’il ne doit jamais en confondre les bornes, ni employer l’une pour l’autre.
7° L’exergue confirme cette leçon par ces deux mots abrégés : Fid : Exer : c’est-à-dire Fidelibus : Exercitibus : pour les fidèles, pour les armées. Le premier répond au sceptre, et désigne tous les citoyens, sous le regard général de sujets : le second répond à l’épée dont l’usage ne doit être que pour le gouvernement militaire, et contre les ennemis de la paix, garantie aux citoyens ; il marque particulièrement ceux qui suivent la profession des armes.
8° Le front de Pharamond est ceint d’une couronne d’olivier, symbole de la paix que les rois sont obligés de procurer à leurs peuples et de l’abondance qui en est la suite.
9° Le personnage en pied, qui est à droite de la médaille, nous figure le corps des citoyens ou fidèles, par opposition au corps militaire, et le personnage se repose sur sa pique, en signe de paix, à l’ombre du sceptre, sous lequel il est placé.
10° Le personnage en pied, qui est à gauche, nous représente, au contraire, le corps militaire en particulier ; ce qu’on désigne par ses armes, et la main gauche qu’il porte à son petit espadon, est le signe de l’obéissance militaire ; mais il occupe sa droite à des devoirs de citoyen ; il en tient sa pique et la porte également sur l’épée du roi, pour lui faire observer qu’elle ne doit pencher vers le côté droit, ni empiéter de cette manière sur le ressort destiné au sceptre. L’attention du roi à se conformer à cet avis en fixant son regard sur la pointe de son épée, montre qu’il désire de lui conserver sa situation légitime. De son côté, le soldat s’empresse de seconder le désir raisonnable de ce prince. Il forme de son bras une équerre naturelle, et appliquant ce bras à sa pique, il la présente ainsi au roi, comme une règle assurée, et qui détermine la ligne perpendiculaire dont son épée ne doit jamais s’écarter.
Par le développement du surplus de ses gestes, après avoir rempli l’obligation du sonseil de tout sujet fidèle envers son roi, il y joint le secours réel, et le double emploi de ses deux mains prouve qu’en aucun cas les devoirs militaires ne dispensent de ceux de citoyen. C’est pourquoi ceux-ci sont réservés à la main droite comme préférables et les premiers.
11° La légende Unus omnium votis, Un par les vœux de tous, exprime la nature précise du gouvernement monarchique, celui d’un seul établi chef et prince du peuple. Comme chef, centre de toutes les forces publiques et l’organe de toutes les volontés ; Prince du peuple, pour le gouverner, comme la tête gouverne le corps ; en suivant toujours les lois prescrites pour le salut du corps, et y demeurant lui-même subordonné.
12° Enfin, l’ensemble des diverses parties de cette médaille nous montre que le roi et la loi reçoivent leur autorité et leur puissance d’une même source, c’est-à-dire de l’unanimité des vœux du peuple.
L’explication de cette médaille, qui ne paraît d’abord qu’ingénieuse, et le fruit d’un esprit systématique, ramenant tout à ses idées, est appuyée par le détail des cérémonies qui s’observent au sacre de nos rois, par la formule de leur serment, par leurs capitulaires, par leurs ordonnances, par les lois écrites, par les anciennes chartes par les historiens anciens et modernes, par les auteurs politiques, et de ce concours d’autorités elle reçoit une authenticité à laquelle on ne peut se refuser, une cohérence indestructible.
Dans le courant de l’ouvrage on développe quelques autres assertions nouvelles ou plus fortes que celles avancées dans les autres écrits du même genre : 1° en admettant la substitution de la couronne à la race régnante, l’auteur ne la regarde pas comme exclusive du droit d’élection ; elle empêche seulement que l’exercice de ce droit ne soit arbitraire : il proscrit, en conséquence, la règle vulgaire : Le mort saisit le vif, ou le roi mort, le roi vit, imaginée seulement pour l’intrusion de Henri VI, roi d’Angleterre, usurpateur de la couronne de France ; 2° de là la nation a le droit de s’assembler de son propre mouvement, ou sur la réquisition des grands du royaume, sans ce droit elle n’aurait pas tout ce qui lui est nécessaire, tant pour sa conservation que pour celle du trône et des droits des princes qui y sont légitimement appelés 3° les États étant, dans l’origine, composés des Druide et des Chevaliers seulement, et les premiers remplissant chez les Gaulois toutes les fonctions de la religion, celles de la profession des sciences et des lettres, et celles de l’administration de la justice, le premier Ordre donc aujourd’hui remplacé par le clergé, par les universités jointes à tous les gens de lettres, et par la magistrature, et le second (après l’affranchissement des serfs devenus citoyens) doit être composé de la noblesse ou ancienne chevalerie, de la magistrature laïque, et du tiers-état. Ainsi l’assemblée des trois états ne présente point l’idée véritable d’une diète générale de la nation, puisqu’elle n’est pas la diète plénière des Ordres qui composent la totalité de cette nation. Ce livre très-érudit est sagement écrit et surpasse tout ce qu’on a encore dit sur la matière en question.
8. — Les Druides ont été joués hier. Le but philosophique de cette pièce est en effet de combattre la superstition et le fanatisme, d’abolir un culte d’horreur et d’abomination, que ces prêtres rendaient à leurs dieux par des holocaustes humains et des libations de sang. Mais les moyens pris par l’auteur ne sont rien moins que dans les vrais principes de l’art, et l’exécution ne répond pas au sujet. Jamais on n’a vu de pièce aussi compliquée et d’une longueur aussi ennuyeuse : elle a duré deux heures et demie de représentation. Dès le premier acte, il y a deux coups de théâtre, et ils ne font que se multiplier dans les suivans, au point qu’il n’est aucun spectateur qui ne se soit perdu dans ce labyrinthe d’intrigues obscures et laborieuses. La rage de l’auteur pour les dissertations est telle, que même au cinquième acte, même à la dernière scène, même en expirant, les personnages font encore des traités de morale et de métaphysique. Pour réduire cette tragédie à ses vraies proportions, il faudrait en retrancher une douzaine de scènes et huit à neuf cents vers ; en un mot, jamais on ne put mieux appliquer le vers de Boileau :
Et chaque acte en sa pièce est une pièce entière.
Les acteurs étaient si fatigués de la longueur de leurs rôles, que leur mémoire était continuellement en défaut ; ce qui peinait encore davantage le spectateur. On a cependant eu la constance d’écouter jusqu’au bout, mais à la charge de n’y pas revenir. Cette tragédie paraît absolument tombée.
9. — *C’est décidément M. Delaulne, avocat, qui est
secrétaire de la pairie. M. Désormeaux était effectivement
sur les rangs[5], mais l’autre l’a emporté. C’aurait été
M. Gaillard, membre de l’Académie Française, si le
maréchal de Richelieu ne s’y était fortement oppose,
ne s’y était fortement opposé, en
déclarant qu’il ne pouvait pardonner à cet orateur la
façon indécente dont il avait parlé du cardinal de Richelieu, dans son discours de réception, le jour où il avait pris place à l’Académie.
Dans le courant des opinions relativement à cette élection, il avait été question d’un nommé La Roue, ci-devant secrétaire de l’ancien procureur-général : un des ducs dévoués au parti de la cour pérorant fortement en faveur de ce sujet, finit par dire : « À tous égards, Messieurs, La Roue nous convient. » Les pairs protestans saisirent l’équivoque, et se mirent à rire d’une façon très-mortifiante pour l’orateur.
10. — On croyait la pièce des Druides absolument tombée, mais M. le duc d’Orléans, qui n’était pas à la première représentation, ayant témoigné l’envie de la voir, elle a reparu hier. On y a retranché plus de cinq cents vers, et la marche a été moins embarrassée, le dialogue moins ennuyeux, et la défense de l’humanité contre la barbarie de la superstition mise dans un jour plus lumineux et plus intéressant. Il y avait très-peu de monde, et l’assemblée étant en grande partie composée des amis ou des partisans de l’auteur, on a fort applaudi on l’a demandé, entre les deux pièces, avec tant d’instances qu’il a été obligé de se montrer. On ne sait où aboutira cette résurrection factice, qui ne peut être longue.
11. — M. Bignon est mort hier. Son convoi a été très-beau et très-couru par le peuple, qui n’a pas vu sans plaisir périr l’auteur de l’effroyable massacre de la rue Royale[6]. On peut juger au surplus du cas qu’on faisait de ce membre de deux Académies, par le quolibet grossier qui roule sur son compte. Le sieur Cheval de Saint-Hubert, premier échevin, se trouvant chargé des fonctions de prévôt des marchands, jusqu’à l’installation du successeur désigné pour le mois d’août, on dit que c’est un cheval qui remplace un âne.
13. — Les écrivains de M. le chancelier, qui gardaient depuis long-temps un silence prudent, viennent de le rompre à l’occasion du quatrième Supplément à la Gazette de France dont on a parlé[7]. Il paraît une feuille portant le même titre, en date du 8 mars, où l’on fait la contre-partie[8]. Elle enchérit de méchanceté sur son modèle. On y désigne par des lettres initiales les noms de ceux de que Montseigneur soupçonne auteurs de la Correspondance ; d’autres membres du Parlement y sont fort maltraités, soit par des portraits satiriques, soit par des anecdotes injurieuses. Comme ce pamphlet est d’une atrocité scandaleuse, on n’ose encore le vendre publiquement. Le sieur Le Brun le donne aux gens du parti, et d’ailleurs cette clandestinité le fait plus rechercher que les autres ouvrages écrits dans le même esprit, mais trop prodigués.
14. — *Il court une petite pièce de vers, espèce d’épigramme politique en ce qu’elle roule sur un fait historique, et peut être un jour citée dans nos annales ; c’est à ce titre qu’on l’inscrit, et non à raison de son mérite littéraire très-mince. La voici.
Venez, messieurs du Parlement,
Liquider chacun votre office ;
L’État veut vous rendre service,
Tout est prêt pour le payement.
Reconnaissez légalement,
Par quittance devant notaire,
Avoir reçu la somme entière,
La finance et le supplément.
« Mais, où l’argent, le numéraire ? »
Vous écriez-vous vivement.
Pour gens consommés en affaire,
Vous raisonnez bien gauchement.
L’argent est un métal solide ;
Il s’agit ici de liquide :
Eh ! pourquoi vous tant intriguer ?
On veut à tous vous déléguer
Une rente liquide et claire
Sur les brouillards de la rivière.
15. — Le succès des Druides a augmenté mercredi, et l’on a demandé encore l’auteur avec tant de tumulte qu’il a fallu comparoir : ses amis l’ont traîné sur le théâtre plus en homme qu’on mène au supplice qu’en héros triomphant.
16. — Les Italiens, après avoir varié long-temps sur la nouveauté qu’ils donneraient, se sont fixés sur le Faucon, comédie en trois actes et en prose, mêlée d’ariettes elle n’a pas réussi à Fontainebleau, où elle a été jouée devant la cour, l’automne dernier ; elle a même été huée : on l’a trouvée triste, plate et ignoble. La musique, quoique agréable et pleine de finesse en certains endroits, n’a pu sauver de l’ennui du poëme : elle est du sieur Monsigni ; les paroles sont du sieur Sédaine, qui ne se tient jamais battu pour une fois, et compte que les applaudissemens de la Ville le vengeront des sifflets des courtisans.
17. — *Ces jours derniers, toutes les Chambres assemblées, Me Jacques de Vergès, avocat-général, a fait un Réquisitoire[9] violent contre la Correspondance secrète et le Supplément à la Gazette de France, et le nouveau tribunal a condamné lesdites brochures à être lacérées et brûlées comme « impies, blasphématoires et séditieuses, attentatoires à l’autorité du roi, injurieuses à la famille royale et aux princes du sang, tendantes à soulever les peuples contre le Gouvernement, et détourner les sujets de l’obéissance qu’ils doivent au souverain, et du respect dû aux ministres et aux magistrats, etc. » Il a, en outre, ordonné qu’à la requête du procureur-général du roi, il sera informé contre les auteurs desdits libelles, comme coupables du crime de lèse-majesté divine et humaine au second chef, et lui permet d’obtenir et faire publier monitoire, en la forme de droit.
20. — Les Italiens ont donné hier le Faucon. Quelques morceaux particuliers de musique ont été extrêmement applaudis, mais le poëme a fait peu de fortune. Le sieur Sédaine a eu l’amour-propre de ne rien retrancher des phrases plates et triviales qu’on lui avait reprochées à Fontainebleau ; elles n’ont pas été mieux accueillies ici : la pièce n’est qu’en un acte, mais extrêmement long et qui en vaut bien trois.
— Les Druides ont été joués à la cour, où beaucoup de gens ont été scandalisés des applications qu’on en pourrait faire contre nos prêtres et notre religion. La prophétie du troisième acte, où le grand Druide voit s’écrouler l’empire romain, et s’élever la maison d’Autriche et celle de France, ce qui amène un éloge du roi, n’a pu compenser la fâcheuse impression qu’ont reçue les dévots du reste de l’ouvrage.
— Une Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deuc Indes[10], en six volumes in-8o, n’avait point encore percé dans ce pays-ci. Le Gouvernement a bien voulu depuis peu, en tolérer l’introduction, mais au nombre de vingt-cinq exemplaires seulement ; ce qui rend l’ouvrage extrêmement cher et conséquemment recherché.
— M. de Bougainville, dont il a été parlé plusieurs fois à raison de ses prétendues découvertes des îles Malouines et de l’île de Taïti ou d’Amour[11], avait proposé à M. de Boynes de commencer, au mois de mai, un voyage dans les mers du Nord, pour y pénétrer jusqu’aux poles, s’il était possible. Indépendamment des découvertes en terres auxquelles cette course pouvait donner lieu, on devait embarquer sur cette petite escadre, composée trois bâtimens, des membres de l’Académie des Sciences, renommés pour leurs diverses connaissances en astronomie, en géographie, en histoire naturelle, etc. ; car il était question de travailler à l’accroissement et à la perfection de toutes ces parties. Le ministre de la marine avait d’abord agréé le projet et l’avait présenté au roi, qui l’avait approuvé ; mais depuis il a été reculé à l’année prochaine, faute de fonds pour le moment.
21. — Depuis le supplice de Billard, on avait gravé ce criminel au carcan, et l’on vendait publiquement cette caricature, à laquelle on avait ajouté l’historique en bref du sujet. Sa famille s’est interposée auprès de la police pour faire arrêter cette distribution, et afin d’y couper court plus sûrement, elle a acheté tout ce qui restait d’exemplaires et la planche ; mais il en a beaucoup transpiré dans le public, et l’estampe est devenue fort chère.
22. — *Jeudi dernier il y avait beaucoup de monde à dîner chez M. de Sartine, lieutenant-général de police ; quelqu’un se récria sur la beauté des poissons : « Oh ! dit le sieur Marin, l’auteur de la Gazette de France, il y en avait de bien plus beaux hier chez M. le premier président du Parlement[12], où je mangeais. — Cela n’est pas étonnant, reprit un autre convive, on ne voit là que des monstres. » L’allusion saisie à l’instant par le reste de la table, fit beaucoup rire tout le monde et madame de Sartine. Son mari seul se trouva fort embarrassé, et ne savait quelle contenance faire.
— On cite une plaisanterie de mademoiselle Arnould, renommée par ses bons mots ; c’est à l’occasion du Faucon, dont le nom équivoque prête facilement aux quolibets. On parlait de cette pièce devant elle, avant qu’elle parût ; elle semblait n’en avoir pas bonne opinion ; elle se fit presser quelque temps pour s’expliquer et déclarer les motifs de son préjugé : C’est que, reprit-elle avec vivacité, par ce vers de Boileau :
Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.
23. — *Bien loin que l’Arrêt du nouveau tribunal contre la Correspondance secrète ait ralenti la vigueur de l’auteur, on prétend que son zèle patriotique s’est enflammé davantage, et l’on annonce toujours la quatrième partie, celle promise pour les œufs de Pâques de Monseigneur[13]. Des gens même assurent qu’elle existe et est déjà imprimée. Ces bruits sont vraisemblablement prématurés. Ce qui peut y avoir donné lieu, c’est une lettre manuscrite qui court ; elle a pour titre Lettre de M. de Maupeou à M. de Sorhouet : Versailles, le 8 mars 1772. Elle est dans le style de l’écrivain de la Correspondance ; il est cependant à présumer qu’elle est factice[14].
— *On attribue à l’abbé de Voisenon le quatrième Supplément à la Gazette de France de la part du chancelier ; on y reconnaît en effet sa manière, et ce soupçon ne peut qu’achever de le perdre de réputation. Il y aussi une Réponse à la Correspondance.
— Le scandale occasioné par la tragédie des Druides à la cour dure encore, et les prélats se remuent pour en faire arrêter les représentations. Ce véhicule vient très-à propos pour l’auteur et excite une curiosité relative que mérite peu la pièce par elle-même, malgré les changemens successifs qu’y fait le sieur Leblanc, en sorte qu’elle n’est presque plus reconnaissable à ceux qui ne l’ont vue que la première fois.
25. — Les actions honnêtes et louables sont trop rares aujourd’hui, même parmi les gens de lettres et les philosophes, pour ne pas recueillir celles qu’on apprend. M. de Chabanon, de l’Académie des Inscriptions, qui cultive la littérature par un goût naturel, un enthousiasme véritable, qui ne trafique point de ses ouvrages en vil mercenaire, et dénué conséquemment de toutes passions basses qui accompagnent cette sordide cupidité, avait obtenu une pension de deux mille livres sur le Mercure, dont il jouissait depuis plusieurs années. Quoique favorisé de la fortune, ses biens étant en Amérique, il n’avait pu en recueillir les revenus pendant la guerre, et il avait même éprouvé des pertes longues à réparer. Aujourd’hui que son bien-être est plus solide, il a remis la pension, et a eu le bonheur de la faire tomber à un homme de lettres qu’il estimait et qui avait besoin de cette ressource.
26. — M. Duclos, membre de l’Académie des Belles-Lettres, de l’Académie Française, historiographe de France, vient de mourir d’une fluxion de poitrine.
— *Il paraît déjà une autre Lettre manuscrite, servant de réponse à celle du 8 mars : celle-ci est du 17, et c’est M. de Sorhouet qui écrit à M. le chancelier à l’occasion du Réquisitoire et de l’Arrêt du Parlement contre la Correspondance[15]. On y a pris, aussi-bien que dans la première, le tour ironique de l’ouvrage ; mais on ne trouve pas que l’auteur ait encore réfuté aussi victorieusement qu’il le pouvait les fausses assertions et les suppositions indécentes de l’orateur du nouveau tribunal.
On attribue la réponse à l’auteur de la Correspondance, à l’abbé Mary, conseiller clerc du nouveau tripot, auteur aussi du Réquisitoire, à ce qu’on prétend.
27. — De jeunes élèves dans l’art des Vitruves se sont exercés à former un plan de nouvelle salle pour la Comédie Italienne, dont l’emplacement actuel est très-incommode ; ils ont choisi dans le Marais un local isolé, où il n’y a que des bicoques. Ils ont donné carrière à leur imagination, et ont élevé sur le papier de très-beaux édifices ; mais il n’y a pas d’apparence que le Gouvernement agrée leur sublime spéculation, trop dispendieuse et peu convenable à la plupart des spectateurs.
Le nouveau projet pour la Comédie Française reçoit aussi des obstacles de la part du secrétaire d’État ayant le département de Paris, sous différens prétextes. La vraie raison est que M. le chevalier d’Arcq, amant madame la marquise de Langeac, et madame la marquise de Langeac, maîtresse de M. le duc de La Vrillière ont reçu quelques milliers de louis des entrepreneurs de l’ancienne restauration, et sont intéressés à la continuation de ce travail, jusqu’à ce que la nouvelle Compagnie ait mis ces protecteurs en état de rembourser ces avances par d’autres plus fortes, si ceux-ci n’aiment mieux garder l’argent de l’un et de l’autre côté.
28. — Me Linguet vient de faire imprimer son plaidoyer pour le comte de Morangiès contre la veuve Véron. Le public a témoigné la même fureur pour le lire que pour l’entendre. Cet avocat s’est trouvé assiégé plusieurs jours dans sa maison par la multitude des curieux qui venaient chercher ce Mémoire.
— *C’est M. le chevalier de Rességuier, qui est l’auteur du bon mot dit à table chez M. de Sartine et dont on a parlé[16] : il est connu pour des vers satiriques faits contre madame de Pompadour, qui le fit mettre dans la cage de fer ; il a depuis eu la bassesse d’implorer les bontés de cette même femme pour sortir de sa prison.
29. — C’est M. de Champfort à qui M. de Chabanon à fait tomber sa pension de deux mille livres sur le Mercure.
30. — On se flattait que le sieur Gerbier plaiderait pour la veuve Véron, quoique morte, et défendrait sa mémoire outragée dans les plaidoyers du sieur Linguet. Cette infortunée, âgée de quatre-vingt-huit ans, avait laissé en mourant un diamant de dix mille francs à cet orateur pour l’engager à cette bonne œuvre ; mais il s’est désisté du legs. Ce nouveau trait du sieur Gerbier ne lui fait point d’honneur, en ce qu’on dit hautement qu’il a été payé par le comte de Morangiès pour ne pas parler. Il ne peut prétexter sa santé, puisqu’il a paru la semaine dernière à la Grand’Chambre, et a parlé pour les créanciers des fermiers des postes.
31. — *Extrait d’une lettre de Rouen du 26 mars.
« Il court ici une petite brochure, très-mal imprimée, ayant pour titre : Étrennes supérieures de Normandie pour l’année bissextile 1772, dédiées à Monseigneur Thiroux de Crosne, chevalier, premier président du Conseil Supérieur de Rouen et intendant de la généralité, par un maître perruquier de sa famille, à l’enseigne des deux Bassins-Blancs ; et pour épigraphe : Ici l’on rase proprement.
Chaque mois est d’abord précédé, comme dans les almanachs de Liège, de prédictions, non sur le temps, mais relatives à ce qui se passe et se passera dans la ville. Il y en a d’ingénieuses, et en général elles sont toute méchantes.
Après différentes plaisanteries des éclipses, des pronostications perpétuelles de M. le chancelier, des ministres, des exilés, des Conseils Supérieurs, etc., on fait la liste des membres qui composent le Conseil Supérieur de Rouen, ainsi que des avocats, et on cite différens traits de chacun par lesquels on voit que ce sont tous gens tarés. Suit un récit de l’installation du Conseil, le 17 décembre dernier, où l’on couvre ces Messieurs de tout le ridicule qui leur appartient.
On y joint la liste des membres qui composent le Conseil Supérieur de Bayeux, avec des apostilles qui les rendent très-propres à faire le pendant de ceux de cette ville.
On finit par cette chanson qui donnera une idée du reste ; elle est intitulée : Chanson nouvelle, sur l’air : Sti-là qu’a pincé Berg-Op-Zoom.
Quand Thiroux fut fait intendant,
C’était pour raser l’Parlement ;
On craignait dans le ministère
Qu’il n’oubliât le métier d’son père.
Par un duc[17] brave en temps de paix,
Thiroux fut conduit au Palais :
« Messieurs, dit-il, le roi ordonne
Que j’vous fasse l’poil en personne. »
Nos grenadiers n’étaient pas gens
À s’laisser tondre honteusement.
Ils ont su, malgré ces bravaches,
Garder le poil de leurs moustaches.
Or deux d’entre eux furent tondus,
Mais c’étaient deux poils de leur c…,
Des lâches, issus de familles,
Portant pour armes des étrilles.
Puis Thiroux et le vil Normand[18]
Sont tous deux placés présidens
D’un Conseil d’aussi vils esclaves
Que nos grenadiers étaient braves.
Sti-là qu’a baclé la chanson,
Vantez que c’est un fier luron ;
Il irait, dans sa noble audace,
Leur ch… à tous sur la face.
- ↑ V. 21 janvier 1772. — R.
- ↑ Recueilli dans le Maupeouana, tome V, p 89-100. — R.
- ↑ Réimprimé dans le Maupeouana, tome IV, p. 95-197. — R.
- ↑ V. 3 août 1771. — R.
- ↑ V. 23 février 1772. — R.
- ↑ V. 31 mai 1770. — R.
- ↑ V. 3 mars 1772. — R.
- ↑ V. 23 mars 1772. — R.
- ↑ V. 26 mars 1772. — R.
- ↑ Par Raynal. — R.
- ↑ V. 10 juillet 1769. — R.
- ↑ Berthier de Sauvigny. — R.
- ↑ La troisième partie de la Correspondance secrète se terminait par un avis qui annonçait « la Suite pour les Œufs de Pâques de Monseigneur. » — R.
- ↑ Elle n’a point été recueillie dans le Maupeouana où se trouve reproduite la Correspondance secrète, ce qui peut faire présumer qu’elle n’est point du même auteur. Elle a été insérée, à la date du 25 mars 1772, dans le Journal historique que nous avons plusieurs fois cité. — R.
- ↑ Cette lettre, qui manque également dans le Maupeouana, se trouve, à date du 28 mars 1772, dans le Journal historique. — R.
- ↑ V. 22 mars 1772. — R.
- ↑ Le duc d’Harcourt, gouverneur de la province. — R.
- ↑ Sobriquet donné à M. Ficquet de Normanville, V. 15 avril 1772. — R.