Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/11

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CHAPITRE IX.

Paroles que la reine adresse à la princesse qui vient de naître. — Soins bienveillans de la reine pour les gens attachés à son service. — Réjouissances publiques. — Anneau nuptial volé à la reine et restitué sous le sceau de la confession. — L’attachement de la reine pour madame de Polignac s’accroît de jour en jour. — Fausse couche ignorée. — Mort de Marie-Thérèse ; douleur de la reine. — Louis XVI parle pour la première fois à l’abbé de Vermond. — Anecdotes sur Marie-Thérèse. — Naissance du dauphin. — Joie de Louis XVI. — Fêtes aussi brillantes qu’ingénieuses. — Discours et complimens des dames de la halle. — Banqueroute du prince de Guéménée. — La duchesse de Polignac est nommée gouvernante des Enfans de France. — Jalousie des courtisans. — Détails curieux sur les voyages de la cour à Marly. — Séjour à Trianon. — Manière d’y vivre. — La reine y joue la comédie avec les personnes de sa société intime. — Ces représentations amusent le roi. — Prétentions du duc de Fronsac. — Sollicitation que ces spectacles occasionent ; critiques dont ils sont l’objet. — Guerre d’Amérique. — Franklin. — Son séjour à la cour. — Fêtes qu’on lui donne. — Anecdote ignorée ; vers latin placé dans un vase de nuit, avec le portrait de Franklin. — M. de La Fayette ; vers à sa louange copiés de la main de la reine. — Ordonnance qui n’admet que les gentilshommes au grade d’officier. — Esprit du tiers-état ; la cour ne veut porter que des familles nobles aux dignités de l’église. — Anecdote.

Enfin la reine fut rendue alors à notre attachement. Ce moment d’effroi empêcha même de penser au regret de ne pas posséder un héritier du trône. Le roi lui-même ne fut occupé que du soin de conserver une épouse adorée. On présenta la jeune princesse à la reine. Elle la pressa sur son cœur vraiment maternel : « Pauvre petite, lui dit-elle, vous n’étiez pas désirée, mais vous ne m’en serez pas moins chère. Un fils eût plus particulièrement appartenu à l’État. Vous serez à moi ; vous aurez tous mes soins, vous partagerez mon bonheur et vous adoucirez mes peines. »

Le roi fit partir un courrier pour la ville de Paris ; écrivit lui-même auprès du lit de la reine des lettres pour Vienne ; une partie des réjouissances commandées eut lieu dans la capitale, et l’âge du roi et de la reine devant faire présumer qu’ils auraient un grand nombre d’enfans, on reporta ses espérances vers une nouvelle grossesse[1].

Un service très-nombreux veillait auprès de la reine pendant les premières nuits de ses couches. Cet usage l’affligeait ; elle savait s’occuper des autres. Elle commanda pour ses femmes d’énormes fauteuils dont les dos se renversaient par le moyen de ressorts, et qui tenaient parfaitement lieu de lit.

M. de Lassone, premier médecin, le premier chirurgien, le premier apothicaire, les chefs du gobelet, etc., étaient aussi neuf nuits sans se coucher. On veillait de même les enfans de France pendant très-long-temps, et une femme de garde restait toutes les nuits levée et habillée pendant les trois premières années de leur naissance.

La reine fit son entrée à Paris pour les relevailles ; on dota cent filles ; elles furent mariées à Notre-Dame, il y eut peu d’acclamations populaires, mais Sa Majesté fut parfaitement accueillie à l’Opéra[2].

Peu de jours après qu’elle fut relevée de couches, le curé de la Magdelaine de la Cité à Paris écrivit à M. Campan pour lui demander un rendez-vous secret ; c’était pour le prier de remettre à la reine une petite boîte contenant son anneau nuptial, avec cet écrit de la main du curé : « J’ai reçu, sous le secret de la confession, l’anneau que je remets à Votre Majesté, avec l’aveu qu’il lui a été dérobé en 1771, dans l’intention de servir à des maléfices pour l’empêcher d’avoir des enfans. » La reine, en retrouvant son anneau, dit qu’en effet elle l’avait perdu en se lavant les mains il y avait environ sept ans ; et qu’elle s’interdisait de chercher à découvrir la superstitieuse qui lui avait fait une pareille méchanceté.

L’attachement de la reine pour la comtesse Jules ne faisait que s’accroître ; elle se rendit plusieurs fois chez elle à Paris, et s’établit même au château de la Muette pour être plus à portée de la visiter pendant ses couches[3]. Elle avait marié mademoiselle de Polignac, à peine âgée de treize ans, à M. de Grammont qui, en faveur de ce mariage, fut nommé duc de Guiche et capitaine des gardes du roi en survivance du duc de Villeroi. La duchesse de Civrac, dame d’honneur de madame Victoire, avait eu la promesse de cette place pour le duc de Lorges, son fils. Le nombre des familles mécontentes s’augmentait à la cour.

Le titre de favorite était trop hautement donné à la comtesse Jules par ses amis : le sort des favorites des reines n’est pas heureux en France ; la galanterie fait traiter avec bien plus d’indulgence les favorites des rois.

Peu de temps après la naissance de Madame, la reine devint grosse ; elle n’avait encore parlé de son état qu’au roi, à son médecin, et à quelques personnes honorées de sa confiance très-intime, lorsqu’ayant levé avec force une glace de sa voiture, elle sentit qu’elle s’était blessée, et huit jours après elle fit une fausse-couche. Le roi passa la matinée entière près de son lit ; il la consolait, lui donnait les marques du plus tendre intérêt. La reine pleurait beaucoup, le roi la prenait avec affection dans ses bras, et mêlait ses larmes aux siennes. La reine répéta plusieurs fois qu’elle se félicitait de n’avoir pas même parlé de sa grossesse dans sa famille ; qu’on n’aurait pas manqué d’attribuer son malheur à quelques légèretés, tandis qu’il avait été occasioné par la chose la plus simple. Le roi ordonna le silence au petit nombre de personnes instruites de cet événement fâcheux ; il resta généralement inconnu. La reine fut quelque temps à rétablir sa santé ; le roi en était fort occupé et attendait impatiemment le moment où l’on pouvait concevoir de nouvelles espérances. Ces détails, d’une scrupuleuse vérité, donnent la plus juste idée de la manière dont vivaient ces augustes époux.

L’impératrice Marie-Thérèse n’eut pas le bonheur de voir sa fille chérie donner un héritier à la couronne de France. Cette illustre princesse termina ses jours à la fin de 1780, après avoir prouvé, par son exemple, qu’on pouvait, comme la reine Blanche, unir les talens d’un souverain aux vertus d’une pieuse princesse. Le roi fut très-touché de cette mort, et dit, à l’arrivée du courrier de Vienne, qu’il ne se sentait pas la force d’affliger la reine en lui apprenant un événement dont il était lui-même si pénétré de douleur. Sa Majesté pensa que l’abbé de Vermond, qui avait eu la confiance de Marie-Thérèse pendant son séjour à Vienne, était la personne la plus propre à s’acquitter de ce pénible devoir auprès de la reine ; il envoya M. de Chamilly, son premier valet de chambre, chez l’abbé de Vermond, le soir du jour où il avait reçu les dépêches de Vienne, pour lui ordonner d’être le lendemain chez la reine avant l’heure de son déjeuner, de s’acquitter avec prudence de la commission affligeante dont il le chargeait, et de le faire avertir du moment où il entrerait dans la chambre de la reine ; l’intention de Sa Majesté étant d’y arriver juste un quart-d’heure après lui. Le roi vint ponctuellement à l’heure qu’il avait indiquée ; on l’annonça ; l’abbé sortit, et Sa Majesté lui dit, comme il se rangeait à la porte pour la laisser passer : Je vous remercie, monsieur l’abbé, du service que vous venez de me rendre. C’est la seule fois, pendant l’espace de dix-neuf ans, que le roi lui ait adressé la parole.

La douleur de la reine fut telle qu’on devait la prévoir et la craindre. Une heure après avoir appris cet événement, elle prit le deuil de respect en attendant que le deuil de cour fût prêt ; elle resta enfermée dans ses cabinets pendant plusieurs jours, ne sortit que pour entendre la messe, ne vit que la famille royale, et ne reçut que la princesse de Lamballe et la duchesse de Polignac. Elle ne cessait de parler du courage, des malheurs, des succès et des pieuses vertus de sa mère. Les sentimens d’humilité chrétienne n’avaient jamais abandonné cette princesse ; son linceul et les vêtemens qui devaient servir à l’ensevelir, faits entièrement de sa main, se trouvèrent préparés dans un de ses cabinets. La reine ne trouvait dans son affliction d’autre soulagement que de s’entretenir de cette mère chérie ; elle était parfaitement instruite des événemens divers qui illustrèrent le règne de l’impératrice, et de toutes les qualités qui la rendaient chère à sa famille, à son intérieur et à ses peuples. Elle témoignait souvent le regret qu’elle éprouvait en pensant que les nombreux devoirs de son auguste mère l’avaient empêchée de veiller elle-même à l’éducation de ses filles, et disait, avec modestie, qu’elle aurait valu beaucoup mieux si elle avait eu le bonheur de recevoir directement des leçons d’une souveraine aussi sage et aussi digne d’admiration[4].

J’écris ces pages bien long-temps après avoir été témoin et quelquefois dépositaire de choses qu’il eût été précieux d’y consigner, je regrette plusieurs anecdotes sur la cour de Marie-Thérèse, et dont il ne me reste que des idées confuses ; mais je crois devoir en rapporter une qui me frappa peut-être davantage et se retrouve dans ma mémoire. La reine me dit un jour que sa mère était restée veuve dans un âge où sa beauté avait encore un grand éclat ; qu’elle fut instruite, par des moyens secrets, du projet que ses trois principaux ministres avaient formé de lui plaire ; d’un pacte, fait entre eux, de ne point se laisser atteindre par un sentiment de jalousie contre celui qui aurait le bonheur d’obtenir le cœur de leur souveraine, et de se jurer mutuellement que le plus fortuné serait toujours l’ami et l’appui des deux autres. L’impératrice, bien assurée de ce fait, après avoir présidé son conseil, fit tomber la conversation sur les femmes, sur les souveraines, sur les devoirs de leur sexe et de leur rang, et portant ses réflexions générales sur elle-même, elle leur dit qu’elle espérait se garantir toute sa vie des faiblesses du cœur ; mais que si jamais un sentiment impérieux pouvait la détourner de ses principes, ce ne serait qu’en faveur d’un homme dégagé de toute ambition, éloigné des affaires d’État, ne connaissant et n’aimant que la douceur d’une vie privée, et qu’enfin, si son cœur s’égarait au point de lui faire aimer un homme revêtu d’un poste important, dès le moment qu’il serait instruit de ses sentimens, il perdrait sa place et son crédit. Il n’en fallut pas davantage : les trois ministres, plus ambitieux qu’épris, renoncèrent pour jamais à leurs projets.

La seconde grossesse de la reine avait été déclarée dès le mois d’avril ; sa santé fut parfaite jusqu’au moment de son accouchement. Enfin elle donna le jour à un dauphin le 22 octobre 1781. Il régna un si grand silence dans la chambre au moment où l’enfant vint au monde, que la reine crut n’avoir encore qu’une fille ; mais après que le garde-des-sceaux eut constaté le sexe du nouveau-né, le roi s’approcha du lit de la reine et lui dit : « Madame, vous avez comblé mes vœux et ceux de la France ; vous êtes mère d’un dauphin. » La joie du roi était extrême, des pleurs coulaient de ses yeux : il présentait indistinctement sa main à tout le monde, et son bonheur l’avait entièrement fait sortir de son caractère habituel. Gai, affable, il renouvelait sans cesse les occasions de placer les mots, mon fils, ou le dauphin. La reine, une fois dans son lit, voulut contempler cet enfant si désiré. Madame la princesse de Guéménée le lui apporta. La reine lui dit qu’elle n’avait pas besoin de lui recommander ce dépôt précieux ; mais que, pour lui faciliter les moyens de lui donner plus librement ses soins, elle partagerait avec elle ceux qu’exigeait l’éducation de sa fille. Le dauphin, établi dans son appartement, reçut, dans son berceau, les hommages et les visites d’usage. Le duc d’Angoulême rencontrant son père à la sortie de l’appartement du dauphin, lui dit : « Mon Dieu, papa, qu’il est petit, mon cousin ! — Il viendra un jour où vous le trouverez bien assez grand, mon fils, » lui répondit presque involontairement le prince.

Enfin la naissance d’un dauphin sembla mettre le comble à tous les vœux ; la joie fut universelle ; le peuple, les grands, tout parut, à cet égard, ne faire qu’une même famille : on s’arrêtait dans les rues, on se parlait sans se connaître, on embrassait tous les gens que l’on connaissait. Hélas ! l’intérêt personnel dicte ces sortes de transports, bien plus que ne les excite l’attachement sincère pour ceux qui paraissent en être les objets ; chacun voit, dans la naissance d’un légitime héritier du pouvoir souverain, un gage de prospérité et de tranquillité publiques[5] !

Les fêtes furent aussi brillantes qu’ingénieuses : les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre à Versailles, en corps, avec leurs différens attributs : des vêtemens frais et élégans formaient le plus agréable coup-d’œil ; presque tous avaient de la musique à la tête de leurs troupes : arrivés dans la cour royale, ils se la distribuèrent avec intelligence et donnèrent le spectacle du tableau mouvant le plus curieux. Des ramoneurs, aussi bien vêtus que ceux qui paraissent sur le théâtre, portaient une cheminée très-décorée, au haut de laquelle était juché un des plus petits de leurs compagnons ; les porteurs de chaises en avaient une très-dorée, dans laquelle on voyait une belle nourrice et un petit dauphin ; les bouchers paraissaient avec leur bœuf gras ; les pâtissiers, les maçons, les serruriers, tous les métiers étaient en mouvement : les serruriers frappaient sur une enclume ; les cordonniers achevaient une petite paire de bottes pour le dauphin ; les tailleurs un petit uniforme de son régiment, etc. Le roi resta long-temps sur son balcon pour jouir de ce spectacle qui intéressa toute la cour. L’enthousiasme fut si général, que la police ayant mal surveillé l’ensemble de cette réunion, les fossoyeurs eurent l’impudence d’envoyer aussi leur députation et les signes représentatifs de leur sinistre profession. Ils furent rencontrés par la princesse Sophie, tante du roi, qui en fut saisie d’effroi, et vint demander au roi, que ces insolens fussent à l’instant chassés de la marche des corps et métiers qui défilait sur la terrasse.

Les dames de la Halle vinrent complimenter la reine, et furent reçues avec le cérémonial que l’on accordait à cette classe de marchandes ; elles se présentèrent au nombre de cinquante, vêtues de robes de soie noire, ce qui, jadis, était la grande parure des femmes de leur état ; presque toutes avaient des diamans : la princesse de Chimay fut à la porte de la chambre de la reine recevoir trois de ces femmes qui furent introduites jusqu’auprès du lit ; l’une d’elles harangua Sa Majesté : son discours avait été fait par M. de La Harpe, et était écrit dans un éventail sur lequel elle jeta plusieurs fois les yeux, mais sans aucun embarras ; elle était jolie et avait un très-bel organe. La reine fut touchée de ce discours et y répondit avec une grande affabilité, voulant distinguer ces marchandes des poissardes qui lui faisaient toujours une impression désagréable[6]. Le roi fit donner un grand repas à toutes ces femmes ; un des maîtres-d’hôtel de Sa Majesté[7], le chapeau sur la tête, était seul assis au milieu de la table pour leur en faire les honneurs ; le public y fut admis, et beaucoup de gens eurent la curiosité d’y aller.

Les chansons des poissardes furent nombreuses, et quelques-unes assez bien faites. Le roi et la reine furent très-satisfaits du couplet suivant, et le chantèrent plusieurs fois pendant le temps des couches :


Ne craignez pas, cher papa,
D’voir augmenter vot’famille,
Le bon Dieu z’y pourvoira :
Fait’s-en tant qu’Versaille en fourmille,
’Y eût-il cent Bourbons cheu nous,
’Y a du pain, du laurier pour tous.


Les gardes-du-corps obtinrent du roi la permission de donner à la reine un bal paré dans la grande salle de l’Opéra de Versailles : Sa Majesté ouvrit le bal par un menuet qu’elle dansa avec un simple garde nommé par le corps, et auquel le roi accorda le bâton d’exempt. La fête fut des plus brillantes ; tout était alors joie, bonheur et tranquillité.

Le dauphin avait un an lorsque la banqueroute du prince de Guéménée nécessita la retraite de la princesse sa femme, gouvernante des enfans de France[8].

La reine était à la Muette pour l’inoculation de Madame, sa fille ; elle me fit ordonner de m’y rendre et voulut bien me dire qu’elle désirait s’entretenir avec moi d’un projet qui la charmait, mais dans lequel elle envisageait des inconvéniens : ce projet était de nommer la duchesse de Polignac à la place de madame de Guéménée : elle voyait avec un plaisir extrême la facilité que cette nomination lui donnerait de surveiller l’éducation de ses enfans, sans risquer de blesser la vanité de la gouvernante ; de trouver réunis dans le même lieu tous les objets de ses plus tendres affections, ses enfans et son amie. « Les amis de la duchesse de Polignac, continua la reine, seront charmés de l’éclat, de l’importance que donne cet emploi. Quant à la duchesse, je la connais : cette place ne convient nullement à ses goûts simples et paisibles, et à l’espèce d’indolence de son caractère ; ce sera la plus grande preuve de dévouement qu’elle puisse me donner si elle se rend à mes désirs. » La reine me parla aussi de la princesse de Chimay et de la duchesse de Duras, que l’on désignait dans le public comme dignes d’occuper la place de gouvernante ; mais elle trouvait la piété de la princesse de Chimay par trop austère ; quant à la duchesse de Duras, son esprit et son savoir lui faisaient peur. Ce que la reine craignait, en choisissant la duchesse de Polignac, était essentiellement la jalousie des courtisans qui ne cesseraient de lui donner des chagrins inséparables de cette élévation. La reine montrait un désir si vif de voir son projet exécuté, que je ne doutai nullement qu’elle ne finît par compter pour rien les obstacles qu’elle y entrevoyait ; je ne me trompai point : peu de jours après, la duchesse fut pourvue de la charge de gouvernante.

L’intention de la reine, en me faisant demander pour m’entretenir de son projet, fut sans aucun doute de me fournir les moyens d’expliquer la nature des sentimens qui la déterminaient à préférer une gouvernante, disposée par l’amitié à la laisser jouir de tous ses droits de mère : elle savait que je recevais beaucoup de monde.

La reine dînait très-souvent chez la duchesse, après avoir assisté au dîner particulier du roi. On fit donc ajouter à son traitement de gouvernante soixante-un mille francs, comme dédommagement de ce surcroît de dépenses.

La reine s’était ennuyée des voyages de Marly, et n’avait pas eu de peine à en dégoûter le roi qui en redoutait les dépenses, tout le monde y étant nourri. Louis XIV avait établi pour ces voyages un genre de représentation différent de celui de Versailles, mais encore plus gênant.

Le jeu et le souper avaient lieu tous les jours, et exigeaient beaucoup de toilette ; le dimanche et les jours de fêtes, les eaux jouaient, le peuple était admis dans les jardins, et il y avait toujours autant de monde qu’aux fêtes de Saint-Cloud.

Les siècles ont leur couleur, et bien positivement ; Marly reportait encore plus que Versailles vers celui de Louis XIV : tout semblait y avoir été construit par la magique puissance d’une baguette de fée.

Les palais, les jardins de cette maison de plaisance pouvaient aussi se comparer aux décorations théâtrales d’un cinquième acte d’opéra. Il n’existe plus la moindre trace de tant de magnificence ; les démolisseurs révolutionnaires ont arraché du sein de la terre jusqu’aux tuyaux de fonte qui servaient à la conduite des eaux. Peut-être lira-t-on avec intérêt une courte description de ce palais et des usages que Louis XIV y avait établis.

Le jardin de Marly, long et fort large, montait, par la plus insensible pente, jusqu’au pavillon du soleil, habité seulement par le roi et par sa famille. Les pavillons des douze signes du zodiaque bordaient les deux côtés du parterre, et étaient unis les uns aux autres par d’élégans berceaux où les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer. Les pavillons les plus rapprochés de celui du soleil étaient réservés aux princes du sang et aux ministres ; les autres étaient occupés par les grandes charges de la cour ou par les personnes invitées à séjourner à Marly : tous les pavillons tenaient leurs noms de peintures à fresque qui en couvraient les murs et avaient été exécutées par les plus célèbres artistes du siècle de Louis XIV[9].

Sur la ligne du pavillon d’en haut, se trouvait, à gauche, la chapelle ; à droite, un pavillon, dit la Perspective, qui masquait un long corps de commun où se trouvaient cent logemens destinés aux personnes attachées au service de la cour, des cuisines, et de vastes salles où plus de trente tables étaient splendidement servies.

Pendant la moitié du règne de Louis XV, les dames portèrent encore l’habit de cour de Marly, ainsi désigné par Louis XIV, et qui différait peu de celui adopté pour Versailles : la robe française, à plis dans le dos et à grands paniers, remplaça cet habit, et fut conservé jusqu’à la fin du règne de Louis XVI.

Les diamans, les plumes, le rouge, les étoffes brodées et lamées en or faisaient disparaître jusqu’à la moindre apparence d’un séjour champêtre ; mais le peuple aimait à voir la pompe de ses souverains et d’une cour brillante défiler sous ces ombrages.

Après le dîner et avant l’heure du jeu, la reine, les princesses et leurs dames, roulées, par des gens à la livrée du roi, dans des carioles surmontées de dais richement brodés en or, parcouraient les bosquets de Marly, dont les arbres, plantés par Louis XIV, étaient d’une élévation prodigieuse : dans plusieurs bosquets, la hauteur de ces arbres était encore dépassée par des jets de l’eau la plus limpide, tandis que, dans d’autres, des cascades de marbre blanc, dont les eaux frappées par quelques rayons du soleil paraissaient des nappes de gaze d’argent, contrastaient avec l’imposante obscurité des bosquets.

Le soir, pour être admis au jeu de la reine, il suffisait à tout homme bien mis d’être nommé et présenté par un officier de la cour à l’huissier du salon de jeu. Le salon, très-vaste et d’une forme octogone, s’élevait jusqu’au haut du toit à l’italienne, et se terminait par une coupole ornée de balcons, où des femmes non présentées obtenaient facilement d’être placées pour jouir de la vue de cette brillante réunion.

Sans faire partie des gens de la cour, les hommes admis dans le salon pouvaient prier une des dames, placées au lansquenet ou au pharaon de la reine, de jouer sur leurs cartes l’or ou les billets qu’ils leur présentaient.

Les gens riches et les gros joueurs de Paris ne manquaient pas une seule des soirées du salon de Marly, et les sommes perdues ou gagnées étaient toujours très-considérables.

Louis XVI détestait le gros jeu et témoignait souvent de l’humeur quand on citait de fortes pertes[10]. Les hommes n’avaient point encore introduit l’usage de porter un habit noir sans être en deuil, et le roi donna quelques-uns de ses coups de boutoir à des chevaliers de Saint-Louis, ainsi vêtus, qui venaient hasarder deux ou trois louis dans l’espoir que la fortune favoriserait les jolies duchesses qui voulaient bien les placer sur leurs cartes[11].

On voit souvent des contrastes singuliers au milieu de la grandeur des cours : pour jouer un si gros jeu au pharaon de la reine, il fallait un banquier muni de fortes sommes d’argent, et cette nécessité faisait asseoir à la table de jeu, où l’étiquette n’admettait que les gens les plus titrés, non-seulement M. de Chalabre qui en était le banquier, mais un simple capitaine d’infanterie retiré, qui lui servait de second. On entendait aussi très-souvent prononcer un mot trivial, mais tout-à-fait consacré pour exprimer la manière dont on y faisait la cour au roi. Les hommes présentés, qui n’avaient point été invités à résider à Marly, y venaient cependant comme à Versailles, et retournaient ensuite à Paris ; alors il était convenu de dire qu’on n’était à Marly qu’en polisson ; et rien ne me paraissait plus singulier que d’entendre répondre par un charmant marquis à un de ses intimes qui lui demandait s’il était du voyage de Marly : Non, je n’y suis qu’en polisson. Cela voulait simplement dire, j’y suis comme tous ceux dont la noblesse ne date pas de 1400. Que de talens sublimes, que de gens d’un haut mérite, qui bientôt devaient trop malheureusement porter atteinte à l’antique monarchie, se trouvaient dans cette classe désignée par le mot de polissons !

Les voyages de Marly étaient fort chers pour le roi ; après les tables d’honneur, celles des aumôniers, des écuyers, des maîtres-d’hôtels, etc., etc., étaient toutes assez magnifiquement servies, pour que l’on trouvât bon que des étrangers y fussent invités ; et presque tout ce qui venait de Paris était nourri aux dépens de la cour.

L’économie personnelle du prince infortuné qui a succombé sous le poids des dettes de l’État, favorisa donc la préférence que la reine accordait à son petit Trianon ; et cinq ou six ans avant l’époque de la révolution, il y eut fort peu de voyages à Marly.

Le roi, occupé du bonheur de sa famille, avait donné aux princesses ses tantes la jouissance du château de Belle-Vue ; dans la suite, il fit l’acquisition de la maison de la princesse de Guéménée, dans l’avenue de Paris, pour madame Élisabeth[12]. Madame comtesse de Provence avait acheté une petite maison à Montreuil ; Monsieur avait Brunoy ; la comtesse d’Artois fit construire Bagatelle ; Versailles devint, pour tous les membres de la famille royale, le séjour le moins agréable ; on ne se croyait chez soi que dans des demeures plus simples, embellies par des jardins anglais ; on y jouissait mieux des beautés de la nature : le goût des cascades et des statues était entièrement passé.

La reine séjournait quelquefois un mois de suite au petit Trianon, et y avait établi tous les usages de la vie de château ; elle entrait dans son salon sans que le piano-forte ou les métiers de tapisseries fussent quittés par les dames, et les hommes ne suspendaient ni leur partie de billard, ni celle de trictrac. Il y avait peu de logement dans le petit château de Trianon. Madame Élisabeth y accompagnait la reine ; mais les dames d’honneur et les dames du palais n’y furent point établies : selon les invitations faites par la reine, on y arrivait de Versailles pour l’heure du dîner. Le roi et les princes y venaient régulièrement souper. Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille étaient la seule parure des princesses[13] ; le plaisir de parcourir toutes les fabriques du hameau, de voir traire les vaches, de pêcher dans le lac, enchantait la reine ; et, chaque année, elle montrait plus d’éloignement pour les fastueux voyages de Marly.

L’idée de jouer la comédie, comme on le faisait alors dans presque toutes les campagnes, suivit celle qu’avait eue la reine de vivre à Trianon dégagée de toute représentation. Il fut convenu qu’à l’exception de M. le comte d’Artois, aucun jeune homme ne serait admis dans la troupe, et qu’on n’aurait pour spectateurs que le roi, Monsieur et les princesses qui ne jouaient pas ; mais que pour animer un peu les acteurs, on ferait occuper les premières loges par les lectrices, les femmes de la reine, leurs sœurs et leurs filles : cela composait une quarantaine de personnes.

La reine riait beaucoup de la voix de M. d’Adhemar, belle anciennement, mais devenue très-chevrotante : l’habit de berger, dans le Colin du Devin du village, rendait son âge fort ridicule, et la reine se plaisait à dire qu’il était difficile que la malveillance pût trouver quelque chose à critiquer dans le choix d’un pareil amoureux. Le roi s’amusait beaucoup de ces comédies.

Louis XVI assistait à toutes les répétitions ; on l’attendait souvent pour les commencer. Caillot, acteur célèbre, retiré depuis long-temps du théâtre, et Dazincourt, connus l’un et l’autre par des mœurs estimables, furent choisis pour donner des leçons, le premier pour l’opéra-comique, dont le genre plus facile fut préféré, le second pour la comédie : l’emploi de répétiteur, de souffleur et d’ordonnateur pour tous les détails du théâtre, fut donné à mon beau-père. Le premier gentilhomme de la chambre, M. le duc de Fronsac, en fut très-blessé. Il crut devoir faire des représentations sérieuses à ce sujet : il écrivit des lettres à la reine, qui se borna toujours à cette réponse : « Vous ne pouvez être premier gentilhomme, quand nous sommes les acteurs ; d’ailleurs je vous ai déjà fait connaître mes volontés sur Trianon ; je n’y tiens point de cour ; j’y vis en particulière, et M. Campan y sera toujours chargé des ordres relatifs aux fêtes intérieures que je veux y donner. » Les représentations du duc ne s’étant point terminées, le roi fut obligé de s’en mêler ; le duc s’obstina et soutint que ses droits de premier gentilhomme de la chambre n’admettaient aucun remplaçant, qu’il devait se mêler des plaisirs intérieurs, comme de ceux qui étaient publics : il fallut terminer les débats par une brusquerie.

Le petit duc de Fronsac ne manquait jamais, à la toilette de la reine, lorsqu’il venait lui faire sa cour, d’amener quelque entretien sur Trianon, pour placer avec ironie une phrase sur mon beau-père qu’il appela depuis ce moment : Mon collègue Campan. La reine haussait les épaules, et disait lorsqu’il était retiré : « Il est affligeant de trouver un si petit homme dans le fils du maréchal de Richelieu. »

La Gageure imprévue fut au nombre des pièces représentées à Trianon. La reine jouait le rôle de Gotte, la comtesse Diane, celui de madame de Clainville, madame Élisabeth, la jeune personne, et le comte d’Artois, un des rôles d’homme. Le rôle de Colette, dans le Devin du village, fut réellement très-bien joué par la reine. On représenta aussi, les années suivantes, le Roi et le Fermier, Rose et Colas, le Sorcier, l’Anglais à Bordeaux, On ne s’avise jamais de tout, le Barbier de Séville, etc.[14]

Tant qu’on n’admit personne à ces représentations, elles furent peu blâmées ; mais l’exagération des complimens augmenta l’idée que les acteurs avaient de leurs talens, et donna le désir d’obtenir plus de suffrages.

La reine permit aux officiers des gardes-du-corps et aux écuyers du roi et de ses frères, d’entrer à ce spectacle ; on donna des loges grillées à des gens de la cour ; on invita quelques dames de plus ; des prétentions s’élevèrent de toutes parts pour obtenir la faveur d’être admis.

La reine refusa d’y recevoir les officiers des gardes des princes, ceux des cent-suisses du roi, et beaucoup d’autres personnes qui en furent très-mortifiées.

La troupe était bonne pour une troupe de société, et l’on applaudissait à outrance ; cependant en sortant on critiquait tout haut, et quelques gens dirent que c’était royalement mal joué.

Pendant que le bonheur d’avoir donné un héritier au trône des Bourbons, et l’emploi du temps en fêtes et en plaisirs, remplissaient les jours heureux de Marie-Antoinette, la société était uniquement occupée de la guerre des Anglo-Américains. Deux rois, ou plutôt leurs ministres, excitèrent et propagèrent dans le Nouveau-Monde l’amour de la liberté : le roi d’Angleterre, en fermant son cœur et ses oreilles aux longues et respectueuses représentations de sujets éloignés de la terre natale, devenus nombreux, riches et puissans par la valeur du sol qu’ils avaient fertilisé ; le roi de France, en donnant des secours à ce peuple soulevé contre son ancien souverain. De jeunes militaires, tenant aux premières familles de l’État, suivirent l’exemple de M. de La Fayette, et se dérobèrent à tous les prestiges de la grandeur, à tous les charmes du luxe, des plaisirs, de l’amour, pour aller offrir leur valeur et leur instruction aux Américains révoltés. Beaumarchais, secrètement soutenu par MM. de Maurepas et de Vergennes, obtint de faire passer aux Américains des équipemens en armes et en vêtemens. Franklin avait paru à la cour avec le costume d’un cultivateur américain : ses cheveux plats sans poudre, son chapeau rond, son habit de drap brun, contrastaient avec les habits pailletés, brodés, les coiffures poudrées et embaumantes des courtisans de Versailles. Cette nouveauté charma toutes les têtes vives des femmes françaises. On donna des fêtes élégantes au docteur Franklin, qui réunissait la renommée d’un des plus habiles physiciens aux vertus patriotiques qui lui avaient fait embrasser le noble rôle d’apôtre de la liberté. J’ai assisté à l’une de ces fêtes, où la plus belle, parmi trois cents femmes, fut désignée pour aller poser, sur la blanche chevelure du philosophe américain, une couronne de laurier, et deux baisers aux joues de ce vieillard[15]. Jusque dans le palais de Versailles, à l’exposition des porcelaines de Sèvres, on vendait, sous les yeux du roi, le médaillon de Franklin ayant pour légende :


Eripuit cœlo fulmen, sceptrumque tyrannis.

Le roi ne s’expliquait jamais sur un enthousiasme que, sans aucun doute, son sens droit le portait à blâmer : cependant la comtesse Diane ayant, à titre de femme d’esprit, partagé avec assez de chaleur l’engouement pour le délégué des Américains, une plaisanterie, qui resta très-ignorée, put nous faire juger les sentimens secrets de Louis XVI. Il fit faire à la manufacture de Sèvres un vase de nuit, au fond duquel était placé le médaillon avec la légende si fort en vogue, et l’envoya en présent d’étrennes à la comtesse Diane. La reine s’expliquait plus ouvertement sur la part que la France prenait à l’indépendance des colonies américaines, et y fut constamment opposée. Elle était bien loin de prévoir qu’une révolution, aussi éloignée de la France, pût jamais en susciter une où un peuple égaré dût venir un jour l’arracher de son palais, pour la conduire à la plus injuste, comme à la plus cruelle mort. Elle trouvait seulement trop peu de générosité dans le moyen que la France avait choisi pour porter atteinte à la puissance anglaise.

Cependant, comme reine de France, elle jouissait de voir un peuple entier rendre hommage à la prudence, à la valeur, aux vertus d’un jeune Français, et partagea l’enthousiasme qu’inspiraient la conduite et les succès militaires du marquis de La Fayette. La reine lui accorda plusieurs audiences lors de son premier retour d’Amérique, et, jusque au 10 août, jour où ma maison fut pillée, j’ai conservé, écrits de sa main, des vers de Gaston et Bayard, où les amis de M. de La Fayette trouvaient l’exacte peinture de son caractère :


Eh ! que fait sa jeunesse,
Lorsque de l’âge mûr je lui vois la sagesse ?

Profond dans ses desseins qu’il trace avec froideur,
C’est pour les accomplir qu’il garde son ardeur.
Il sait défendre un camp et forcer des murailles,
Comme un jeune soldat il aime les batailles ;
Comme un vieux général il sait les éviter.
Je me plais à le suivre et même à l’imiter.
J’admire sa prudence et j’aime son courage ;
Avec ces deux vertus un guerrier n’a point d’âge[16].


Ces vers avaient été applaudis et redemandés au Théâtre-Français ; toutes les têtes étaient exaltées : il n’y avait point de cercle où l’on n’applaudît avec transport à l’appui que le gouvernement français accordait ouvertement à la cause de l’indépendance américaine. La constitution projetée pour cette nouvelle nation se rédigeait à Paris, et tandis que la liberté, l’égalité, les droits de l’homme, faisaient le sujet des délibérations des Condorcet, des Bailly, des Mirabeau, etc., le ministre Ségur fit paraître l’édit du roi qui, en révoquant celui du 1er novembre 1750, déclarait inhabile pour parvenir au grade de capitaine, tout officier qui ne serait pas noble de quatre générations, et interdisait tous les grades militaires aux officiers roturiers, excepté à ceux qui étaient fils de chevaliers de Saint-Louis[17]. L’injustice et l’absurdité de cette loi furent sans doute une cause secondaire de la révolution. Il fallait tenir à cette classe honorable du tiers-état, pour connaître le désespoir ou plutôt le courroux qu’y porta cette loi. Les provinces de la France étaient remplies de familles roturières qui, depuis plusieurs siècles, vivaient en propriétaires sur leurs domaines et payaient la taille. Si ces particuliers avaient plusieurs fils, ils en plaçaient un au service du roi, un dans l’état ecclésiastique, un autre dans l’ordre de Malte, comme chevalier servant d’armes, un enfin dans la magistrature, tandis que l’aîné conservait le manoir paternel ; et s’il était situé dans un pays célèbre par ses vins, il joignait à la vente de ses propres récoltes, le commerce de commission pour les vins de son canton. J’ai vu, dans cette classe de citoyens justement révérés, un particulier long-temps employé dans la diplomatie, ayant même été honoré du titre de ministre plénipotentiaire, gendre et neveu de colonels, majors de place, et, par sa mère, neveu d’un lieutenant-général cordon-rouge, ne pouvoir faire recevoir ses fils sous-lieutenans dans un régiment d’infanterie.

Une autre décision de la cour, qui ne pouvait être annoncée par un édit, fut qu’à l’avenir tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’aux plus riches abbayes, seraient l’apanage de la noblesse. Fils d’un chirurgien de village, l’abbé de Vermond, qui avait beaucoup de pouvoir dans tout ce qui concernait la feuille des bénéfices, était pénétré de la justice de cette décision du roi.

Pendant un voyage qu’il fit aux eaux, j’obtins de la reine une apostille au placet d’un curé de mes amis, qui sollicitait un prieuré voisin de sa cure, et comptait s’y retirer : j’obtins pour lui cette grâce. Au retour des eaux, l’abbé l’apprit, et vint chez moi pour me dire très-sévèrement que j’agirais d’une manière tout-à-fait opposée aux vœux du roi, si j’obtenais encore de semblables grâces ; que les biens de l’Église devaient à l’avenir être uniquement destinés à soutenir la noblesse pauvre ; que c’était l’intérêt de l’État, et qu’un prêtre roturier, heureux d’avoir une bonne cure, n’avait qu’à rester curé.

Doit-on s’étonner du parti que prirent peu de temps après les députés du tiers-état, lorsqu’ils furent convoqués en états-généraux ?


  1. L’heureux accouchement de la reine fut célébré dans toute la France. La naissance de Madame inspira plus d’un poëte : on distingue ce madrigal d’Imbert :

    Pour toi, France, un dauphin doit naître :
    Une princesse vient pour en être témoin.
    Sitôt qu’on voit une grâce paraître
    Croyez que l’amour n’est pas loin.

    (Note de l’édit.)
  2. Les actes d’humanité du bureau de la ville ne l’empêchèrent point d’amuser le peuple par des fêtes bruyantes ; il y eut illuminations, feux de joie, feux d’artifice, fontaines de vin, distributions de pains et de cervelas. Tous les spectacles de Paris donnèrent gratis, et ce fut une nouvelle fête populaire. Chaque salle se trouva remplie avant midi, et l’on commença dès deux heures. Les comédiens français jouèrent Zaïre et la petite pièce intitulée le Florentin. Quelques précautions qu’on eût prises pour conserver aux charbonniers la loge du roi qu’ils étaient alors dans l’usage d’occuper en pareille occasion, de même que les poissardes ou dames de la halle occupaient celle de la reine, leurs places étaient prises lorsqu’ils arrivèrent. On les en informa ; ils trouvèrent ce procédé fort étrange. On vit ces deux premières communautés de la classe inférieure disputer sur l’étiquette presque aussi vivement que de grands seigneurs ou des Cours souveraines. Ils demandèrent pourquoi on avait laissé occuper les loges que l’usage leur réservait. Il fallut appeler le semainier, et le sénat comique s’étant assemblé pour délibérer, on compulsa les registres, et l’on reconnut la légitimité de leur réclamation. On offrit alors aux charbonniers de passer sur le théâtre, et ils s’y assirent, toujours du côté du roi, sur des banquettes qu’on leur avait préparées. Les poissardes les suivirent et se placèrent du côté opposé.

    D’aussi graves questions de préséance méritaient bien que nous empruntassions ces détails aux Mémoires du temps. Depuis la révolution, l’on ne distingue plus, dans les représentations gratis, ni les charbonniers ni les poissardes ; tous les rangs sont confondus. Il paraît juste cependant que chacun connaisse ses titres et garde sa place.

    (Note de l’édit.)
  3. Le morceau suivant, extrait de Montjoie, peint les sentimens de la reine pour son amie :

    « La duchesse de Polignac, dit en effet Montjoie dans la Vie de Marie-Antoinette, succomba aux fatigues du genre de vie que son dévouement pour la reine lui avait imposé, et qui cependant était si peu de son goût. Sa santé s’altéra d’une manière alarmante ; les médecins lui ordonnèrent les eaux de Bath. Comme l’usage de la cour était que la gouvernante des enfans de France ne s’absentât jamais, la duchesse se vit, par cet ordre des médecins, dans l’alternative de conserver sa charge, dont les douleurs qu’elle souffrait ne lui permettaient plus de remplir les devoirs, ou de donner sa démission. Elle l’offrit à la reine qui, après l’avoir écoutée en silence, lui répondit les yeux humides de pleurs, en ces termes :

    « Vous ne devez, ni ne pouvez vous séparer de moi ; votre cœur s’y opposerait. Au rang où je me trouve, il est rare de rencontrer une amie, et pourtant si utile, si heureux de donner sa confiance à une personne estimable ! Vous ne jugez pas de moi comme le vulgaire, vous savez que l’éclat qui m’environne ne fait rien au bonheur ; vous n’ignorez pas que mon ame, remplie d’amertume et de peines qu’il m’est nécessaire de cacher, sent le besoin de trouver un cœur qui les entende. Ne dois-je donc pas remercier le ciel de m’avoir donné une amie vraie, sensible, attachée à ma personne et point à mon rang ? Ce bonheur est inappréciable : au nom de Dieu ne m’en privez pas. »

    (Note de l’édit.)
  4. Sans affaiblir la haute idée qu’on doit avoir des vertus et du caractère de Marie-Thérèse, on ne peut nier que la morale ne réprouve certains actes de sa politique. La complaisance ou la faiblesse des autres cabinets de l’Europe ne pouvaient lui servir d’excuse. — « Un évêque de Saint-Brieux, dans une oraison funèbre de Marie-Thérèse, dit Chamfort, se tira d’affaire fort simplement sur le partage de la Pologne : La France, dit-il, n’ayant rien dit sur ce partage, je prendrai le parti de faire comme la France, et de n’en rien dire non plus. »
    (Note de l’édit.)
  5. Le soir même du jour où le dauphin vint au monde, madame Billoni, actrice de la Comédie Italienne, qui faisait un rôle de fée dans la pièce qu’on représentait, chanta ce joli couplet d’Imbert :

    Je suis fée et veux vous conter
    Une grande nouvelle :
    Un fils de roi vient d’enchanter
    Tout un peuple fidèle.

    Ce dauphin que l’on va fêter,
    Au trône doit prétendre :
    Qu’il soit tardif pour y monter,
    Tardif pour en descendre !…


    M. Mérard de Saint-Just fit, sur le même sujet, le quatrain suivant :


    Le fils qui vient de naître au roi
    Fera le bonheur de la France.
    Par quelqu’un il faut qu’il commence ;
    S’il voulait commencer par moi !

    (Note de l’édit.)
  6. Les poissardes prononcèrent trois discours, au roi, à la reine et au dauphin. Peut-être sera-t-on curieux de les trouver ici : elles dirent au roi  :

    « Sire, si le ciel devait un fils à un roi qui regarde son peuple comme sa famille, nos prières et nos vœux le demandaient depuis long-temps. Ils sont enfin exaucés. Nous voilà sûrs que nos enfans seront aussi heureux que nous ; car cet enfant doit vous ressembler. Vous lui apprendrez, Sire, à être bon et juste comme vous. Nous nous chargeons d’apprendre aux nôtres comment il faut aimer et respecter son roi. » Elles dirent à la reine, entre autres choses : « Il y a si long-temps, Madame, que nous vous aimons sans oser vous le dire, que nous avons besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous l’exprimer. » Et à M. le dauphin : « Vous ne pouvez entendre encore les vœux que nous faisons autour de votre berceau : on vous les expliquera quelque jour ; ils se réduisent tous à voir en vous l’image de ceux de qui vous tenez la vie. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, tome Ier, p. 331, 332 et 333.)

    (Note de l’édit.)
  7. On exigeait des preuves de noblesse, ou au moins l’anoblissement au troisième degré, pour les charges de maître-d’hôtel.
    (Note de madame Campan.)
  8. Le Brun avait placé toutes ses économies chez le prince de Guéménée : sa banqueroute le ruina. Il s’en vengea par cette épigramme, dans laquelle on reconnaît l’humeur d’un poëte satirique et le ressentiment d’un créancier :

    Quand un beau prince, escroc sérénissime,
    Nous allégea de trente millions,
    Maint bon vieillard, souffreteux, cacochyme,
    Porter lui fut ses lamentations :
    C’était pitié de voir leur doléance.
    Lors un matois, chargé de la créance,
    Les avisant, leur dit : Ne larmoyez ;
    Princes ne sont qu’honneur et conscience !
    Sans perdre rien vous serez tous payés
    Dans cinquante ans ; ne faut que patience !

    (Note de l’édit.)
  9. S. A. R. madame la duchesse de Berry possède, à Rosny, un tableau qui représente avec la plus grande exactitude le château, les pavillons, les jardins de Marly, et cela seul suffirait pour donner aujourd’hui beaucoup de prix à ce morceau.
    (Note de l’édit.)
  10. En 1790, un officier de la garde nationale se promenait dans les appartemens du château des Tuileries ; le roi l’ayant remarqué, lui demanda s’il savait jouer au trictrac ; sur sa réponse affirmative, le roi voulut bien jouer avec cet officier, et lui gagna 9 fr., à un petit écu par partie. L’heure du conseil étant venue, Sa Majesté s’y rendit, en promettant à l’officier de lui donner une autre fois sa revanche. (Anecdotes du règne de Louis XVI, t. Ier, pages 247, 248.)
    (Note de l’édit.)
  11. Bachaumont, dans ses Mémoires, souvent satiriques et toujours un peu suspects, parle de singulières précautions employées au jeu de la cour.

    « Les banquiers du jeu de la reine, dit-il, pour obvier aux erreurs (j’adoucis la rudesse de ses expressions) qui se commettent journellement, ont obtenu de S. M., qu’avant de commencer, la table serait bordée d’un ruban dans son pourtour, et que l’on ne regarderait comme engagé pour chaque coup que l’argent mis sur les cartes au-delà du ruban. » Il ajoute bien encore quelques détails qui annonceraient d’étranges distractions ; mais nous y croyons trop peu pour les rapporter. (Mémoires de Bachaumont, tome XII, page 189.)

    (Note de l’édit.)
  12. Madame Élisabeth a joui de cette maison plusieurs années ; mais le roi avait prononcé qu’elle n’y coucherait qu’à vingt-cinq ans ; la révolution éclata avant qu’elle eût atteint cet âge.
    (Note de madame Campan.)
  13. L’historien de Marie-Antoinette ajoute de nouveaux traits à ce tableau, et fait des réflexions judicieuses sur l’influence que ce changement dans les costumes dut exercer sur les mœurs. Voyez dans les éclaircissemens, lettre (R), tout ce morceau qui est d’un observateur éclairé.
    (Note de l’édit.)
  14. Ces représentations, dans lesquelles Marie-Antoinette se plaisait à prendre un rôle, ont été plus d’une fois l’objet de la censure. Montjoie lui-même, comme on le verra dans les éclaircissemens (S), adresse à la reine, sur ce sujet, des reproches presque sévères, et fait des observations qui ne me semblent pas exactes. « Autrefois un simple gentilhomme eût été déshonoré, dit-il, si l’on eût cru qu’il se fût métamorphosé en comédien, même dans l’intérieur d’une maison. » Je ne déciderai pas s’il eût été plus déshonorant pour un simple gentilhomme, de jouer la comédie, par exemple, que de faire, comme le comte de Grammont, soutenir, par un détachement de cavalerie, une partie de piquet où l’adresse avait corrigé la fortune ; mais je remarquerai qu’en 1701, la Ceinture magique, de J.-B. Rousseau, fut représentée par les princes du sang, devant la duchesse de Bourgogne*. Voltaire donne des détails plus positifs encore sur ces représentations, où de simples gentilshommes auraient consenti sans doute à figurer. « On éleva, dit-il, tome XXI, p. 157, un petit théâtre dans les appartemens de madame de Maintenon. La duchesse de Bourgogne, le duc d’Orléans y jouaient avec les personnes de la cour qui avaient le plus de talent. Le fameux acteur Baron leur donnait des leçons et jouait avec eux : la plupart des tragédies de Duché furent composées pour ce théâtre. » Je n’ajouterai qu’un mot à ces faits positifs : c’est que l’aimable et jeune Marie-Antoinette pouvait bien se croire permis un divertissement toléré par madame de Maintenon dans la cour austère, hypocrite et bigote des dernières années de Louis XIV.
    (Note de l’édit.)

    *. Mémoires pour servir à l’histoire de Voltaire, Amsterdam, 1785.

  15. Benjamin Franklin avait passé ses premières années dans les travaux de l’imprimerie : lorsqu’on apprit sa mort à Paris, en 1790, une société d’imprimeurs se réunit dans une salle du couvent des Cordeliers, pour y célébrer une fête funèbre en l’honneur du philosophe américain. Son buste était élevé sur une colonne au milieu de la salle : il portait sur la tête une couronne civique ; au-dessous du buste étaient des casses, une presse et tous les attributs de l’art que ce sage avait cultivé. Tandis qu’un imprimeur prononçait l’éloge de Franklin, des ouvriers l’imprimaient, et le discours, aussitôt composé et tiré que lu, fut distribué à grand nombre aux spectateurs que cette fête avait attirés. Les éclaircissemens contiennent quelques détails sur Benjamin Franklin, lettre (T).
    (Note de l’édit.)
  16. « Le père du marquis de La Fayette fut tué à la bataille de Rosbach, et laissa sa femme enceinte d’un fils qui vint au monde le 1er septembre 1757. Le jeune marquis de La Fayette épousa, à l’âge de vingt ans, la fille du duc d’Ayen, fils aîné du maréchal de Noailles ; et la guerre de l’indépendance ayant éclaté dans l’Amérique septentrionale, il embrassa la cause des insurgens en 1777.

    » Les Anglo-Américains avaient alors si peu de crédit en France et en Europe, que les commissaires du congrès à Paris ne purent se procurer un vaisseau pour faciliter le passage de M. de La Fayette et de plusieurs officiers français qui voulaient suivre son exemple.

    » Il acheta, à ses frais, un vaisseau qu’il appela la Victoire ; mais lord Stormont, ambassadeur d’Angleterre en France, fut informé de son dessein, et força le ministère de s’y opposer. Parvenu, après beaucoup d’obstacles, en Amérique, il y fut accueilli par Washington. « Je viens vous demander deux grâces, lui dit-il : l’une de servir sous vos ordres en qualité de simple volontaire, et l’autre de ne recevoir aucun appointement. » (Anecdotes du règne de Louis XVI.)

    (Note de l’édit.)
  17. On lit à ce sujet, dans Chamfort, l’anecdote suivante, qu’il raconte avec sa causticité ordinaire : « M. de Ségur ayant publié une ordonnance qui obligeait à ne recevoir dans le corps de l’artillerie que des gentilshommes, et d’une autre part cette fonction n’admettant que des gens instruits, il arriva une chose plaisante, c’est que l’abbé Bossut, examinateur des élèves, ne donna d’attestation qu’à des roturiers, et Chérin qu’à des gentilshommes. Sur une centaine d’élèves, il n’y en eut que quatre ou cinq qui remplirent les deux conditions. »
    (Note de l’édit.)