Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/10

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CHAPITRE VIII.

Voyage de Joseph II en France. — Son caractère. — Ses paroles. — L’étiquette est l’objet de ses railleries. — Leur amertume. — Il n’épargne ni les dames de la cour ni la reine elle-même. — Il critique le gouvernement et l’administration. — Anecdotes qu’il raconte sur la cour de Naples. — Il est présenté par la reine et accueilli avec transport à l’Opéra. — Fête d’un genre nouveau que lui donne la reine à Trianon. — Première grossesse de la reine. — Détails curieux. — Retour de Voltaire à Paris. — Mot de Joseph II. — On délibère sur la présentation de Voltaire à la cour. — Opposition du clergé. — On décide qu’il ne sera point admis. — Réflexions de la reine à ce sujet. — Duel de M. le comte d’Artois avec le duc de Bourbon. — Assertions du baron de Besenval, dans ses Mémoires, réfutées. — Il ose faire une déclaration à la reine. — Conduite noble et généreuse de cette princesse. — Mot sensé qu’elle prononce. — Retour du chevalier d’Éon en France. — Détails sur ses missions et les causes de son travestissement. — Promenades pendant la nuit sur la terrasse de Trianon. — Anecdotes qui servent de texte aux libellistes. — Madame Du Barry se permet d’assister à l’une de ces soirées. — Concert donné dans un des bosquets. — Couplets contre la reine. — Indignation de Louis XVI contre d’aussi viles attaques. — Odieuse politique du comte de Maurepas. — La reine accouche de Madame. — Dangers auxquels est exposée la reine. — Réflexions.

Depuis l’avènement de Louis XVI au trône, la reine attendait la visite de son frère l’empereur Joseph II : ce prince était le sujet habituel de ses entretiens ; elle vantait son esprit, son amour pour le travail, ses connaissances militaires, son extrême simplicité. Toutes les personnes qui environnaient Sa Majesté désiraient vivement de voir à la cour de Versailles un prince si digne de son rang. Enfin, le moment de l’arrivée de Joseph II, sous le nom du comte de Falkenstein, fut annoncé, et l’on indiqua le jour même où il serait à Versailles[1]. Les premiers embrassemens de la reine et de son auguste frère se passèrent en présence de toute la maison de la reine. Ce spectacle fut très-attendrissant ; les sentimens de la nature inspirent involontairement plus d’intérêt quand on les voit se développer avec toute leur puissance et tout leur abandon dans le cœur des souverains.

L’empereur fut d’abord généralement admiré en France ; les savans, les militaires instruits, les artistes célèbres apprécièrent l’étendue de ses connaissances. Il obtint moins de suffrages à la cour, et fort peu dans l’intérieur du roi et de la reine. Des manières bizarres, une franchise qui dégénérait souvent en rudesse, une simplicité dont on remarquait visiblement l’affectation : tout le fit envisager comme un prince plus singulier qu’admirable. La reine lui parla de l’appartement qu’elle lui avait fait préparer dans le château ; l’empereur lui répondit qu’il ne l’accepterait pas, et qu’en voyageant il logeait toujours au cabaret (ce fut sa propre expression) : la reine insista, et l’assura qu’il serait parfaitement libre et placé loin du bruit. Il répondit qu’il savait que le château de Versailles était fort grand, et qu’on y logeait tant de polissons, qu’il pouvait bien y avoir une place ; mais que son valet de chambre avait déjà fait dresser son lit de camp dans un hôtel garni, et qu’il y logerait.

Il dînait avec le roi et la reine, et soupait avec toute la famille réunie. Il témoigna prendre intérêt à la jeune princesse Élisabeth qui sortait alors de l’enfance, et avait toute la fraîcheur de cet âge. Il circula, dans le temps, quelque bruit de mariage avec cette jeune sœur du roi ; je crois qu’ils n’eurent aucun fondement.

Le service de table était encore fait par les femmes lorsque la reine mangeait dans les cabinets avec le roi, la famille royale et les têtes couronnées[2]. J’assistais presque tous les jours au dîner de la reine. L’empereur y parlait beaucoup et de suite ; il s’exprimait avec facilité dans notre langue, et la singularité de ses expressions ajoutait quelque chose de piquant à ses discours. Je lui ai plusieurs fois entendu dire qu’il aimait les choses spectaculeuses, pour indiquer tout ce qui formait un aspect ou une scène digne d’intérêt. Il ne déguisait aucune de ses préventions contre l’étiquette et les usages de la cour de France, et en faisait même, en présence du roi, le sujet de ses sarcasmes[3]. Le roi souriait et ne répondait jamais rien ; la reine paraissait en souffrir. L’empereur terminait souvent ses récits, sur les choses qu’il avait admirées à Paris, par des reproches au roi sur ce qu’elles lui étaient inconnues : il ne pouvait concevoir comment tant de richesses en tableaux restaient dans la poussière d’immenses magasins[4] ; et lui dit un jour que, si l’usage n’était pas d’en placer quelques-uns dans les appartemens de Versailles, il ne connaîtrait pas même les principaux chefs-d’œuvre qu’il possédait[5]. Il lui reprochait aussi de n’avoir pas visité l’hôtel des Invalides et celui de l’École militaire ; et lui disait même, en notre présence, qu’il devait connaître non-seulement tout ce qui existait à Paris, mais voyager en France, et résider quelques jours dans chacune de ses grandes villes.

La reine finit par être blessée de l’indiscrète sincérité de l’empereur, et par lui faire elle-même quelques leçons sur la facilité avec laquelle il se permettait d’en donner. Un jour qu’elle était occupée à signer des brevets et des ordonnances de paiemens pour sa maison, elle s’entretenait avec M. Augeard, son secrétaire des commandemens, qui lui présentait successivement les objets à signer, et les replaçait dans son porte-feuille. L’empereur, pendant ce travail, se promenait dans la chambre ; tout-à-coup il s’arrête pour reprocher assez sévèrement à la reine de signer tous ces papiers sans les lire, ou, au moins, sans y jeter les yeux, et lui dit les choses les plus justes sur le danger de donner légèrement sa signature. La reine lui répondit que l’on pouvait appliquer très-mal de fort judicieux principes ; que son secrétaire des commandemens, qui méritait toute sa confiance, ne lui présentait, en ce moment, que les ordonnances du paiement des trimestres des charges de sa maison, enregistrées à la Chambre des comptes ; et qu’elle ne risquait pas de donner inconsidérément sa signature[6].

La toilette de la reine était aussi un sujet perpétuel de critique pour l’empereur. Il lui reprochait d’avoir introduit trop de modes nouvelles, et la tourmentait sur l’usage du rouge auquel ses yeux ne pouvaient s’habituer. Un jour qu’elle en mettait plus que de coutume, devant aller au spectacle, il lui conseilla d’en ajouter encore, et indiquant une dame qui était dans la chambre, et qui en avait à la vérité beaucoup : « Encore un peu, sous les yeux, dit l’empereur à la reine ; mettez du rouge, en furie, comme madame. » La reine pria son frère de cesser ses plaisanteries, et surtout de ne les adresser qu’à elle seule, quand elles seraient désobligeantes. Cette manière de critiquer les usages et les modes établies convenait assez à l’esprit frondeur qui régnait alors ; autrement l’empereur eût été généralement blâmé. Les gens qui tenaient par principes aux anciens usages, furent seuls affligés, et lui surent très-mauvais gré de quelques accès d’une franchise par trop déplacée[7].

La reine lui avait donné rendez-vous au Théâtre Italien ; Sa Majesté changea d’avis, et se rendit aux Français. Elle envoya un page aux Italiens prier son frère de venir la rejoindre. L’empereur sortit de sa loge, éclairé par le comédien Clairval, et accompagné de M. de La Ferté, intendant des menus-plaisirs, qui souffrit beaucoup d’entendre Sa Majesté Impériale dire à Clairval, en lui exprimant obligeamment son regret de ne point assister à la représentation des Italiens : « Elle est bien étourdie votre jeune reine ; mais heureusement cela ne vous déplaît pas trop à vous autres Français. »

Je me trouvais avec mon beau-père dans un des cabinets de la reine ; l’empereur vint l’y attendre, et sachant que M. Campan remplissait les fonctions de bibliothécaire, il l’entretint des livres qui devaient naturellement composer la bibliothèque de la reine. Après avoir parlé de nos auteurs les plus célèbres, le hasard lui fit dire : Il n’y a sûrement pas ici d’ouvrages sur les finances, ni sur l’administration.

Ces mots furent suivis de son opinion sur tout ce qu’on avait écrit dans ce genre, sur les différens systèmes de nos deux célèbres ministres Sully et Colbert ; sur les fautes qui se commettaient sans cesse, en France, dans des parties si essentielles à la prospérité de l’empire ; sur les réformes qu’il ferait lui-même à Vienne lorsqu’il en aurait le pouvoir : tenant M. Campan par le bouton de son habit, il passa plus d’une heure à parler avec véhémence et sans aucun ménagement sur le gouvernement français ; chose d’autant plus blâmable, qu’avec du tact et de la dignité, l’empereur ne devait entretenir le secrétaire bibliothécaire que des objets analogues à ses fonctions. Mais il était si préoccupé du grand talent qu’il se croyait pour gouverner les peuples, que cet orgueil lui faisait commettre, en ce moment, une faute d’écolier. Cet entretien dura près d’une heure. L’étonnement autant que le respect nous tint, mon beau-père et moi, dans le plus profond silence ; et lorsque nous fûmes seuls, nous prîmes la résolution de ne point parler de cet entretien.

L’empereur aimait à raconter les anecdotes secrètes des cours d’Italie qu’il avait visitées ; les querelles de jalousie, entre le roi et la reine de Naples, l’amusaient beaucoup : il peignait parfaitement la manière d’être et de parler de ce souverain, et disait avec quelle bonhomie il allait solliciter la première camériste pour obtenir de rentrer dans le lit nuptial, quand, par mécontentement, la reine l’en avait banni ; le temps qu’on lui faisait désirer cette réconciliation était calculé entre la reine et sa camériste, et toujours mesuré à la nature du délit. Il racontait aussi beaucoup de choses fort amusantes sur la cour de Parme, dont il parlait avec assez de dédain. Si l’on eût écrit chaque jour tout ce que ce prince disait sur l’intérieur de ces cours, et même sur celle de Vienne, on en eût fait un recueil très-piquant : j’ai seulement retenu un trait qui rappelle l’engouement de Léopold, grand-duc de Toscane, pour le système des économistes, et donne une idée du jugement que l’empereur en avait porté. Il raconta au roi que le grand-duc de Toscane et le roi de Naples s’étant trouvés réunis, le premier parla beaucoup des changemens qu’il avait effectués dans ses États. Le grand-duc avait rendu une foule d’édits nouveaux, pour y mettre les préceptes des économistes en exécution, espérant par-là travailler au bonheur de ses peuples. Le roi de Naples le laissa parler long-temps, puis lui demanda simplement combien il y avait de familles napolitaines en Toscane. Le grand-duc en compta bientôt le très-petit nombre. Eh bien, mon frère, reprit le roi de Naples, je ne conçois pas vos peuples de rechercher si peu le bonheur ; car j’ai quatre fois plus de familles toscanes établies dans mes États, que vous n’en avez de napolitaines chez vous.

La reine se trouvant à l’Opéra avec l’empereur, ce prince avait voulu y rester caché ; mais elle le prit par la main, et, avec un peu de violence, l’attira vers le premier rang de sa loge. Cette espèce de présentation faite au public eut le plus grand succès : on donnait Iphigénie en Aulide, et pour la seconde fois, le chœur, Chantons, célébrons notre reine, fut demandé avec la plus vive chaleur, et chanté au milieu d’applaudissemens universels.

Une fête d’un genre nouveau fut donnée au petit Trianon. L’art avec lequel on avait, non pas illuminé, mais éclairé le jardin anglais, produisit un effet charmant : des terrines, cachées par des planches peintes en vert, éclairaient tous les massifs d’arbustes ou de fleurs, et en faisaient ressortir les diverses teintes, de la manière la plus variée et la plus agréable ; quelques centaines de fagots allumés entretenaient, dans le fossé, derrière le temple de l’Amour, une grande clarté qui le rendait le point le plus brillant du jardin. Au reste cette soirée n’eut de remarquable que ce qu’elle devait au bon goût des artistes ; cependant il en fut beaucoup parlé. Le local n’avait pas permis d’y admettre une grande partie de la cour ; les personnes non invitées furent mécontentes, et le peuple, qui ne pardonne que les fêtes dont il jouit, eut grande part aux exagérations de la malveillance sur les frais de cette petite fête, portés à un prix si ridicule, que les fagots brûlés dans les fossés paraissaient avoir exigé la destruction d’une forêt entière. La reine, prévenue de ces bruits, voulut connaître exactement ce qu’il y avait eu de bois consumé : l’on sut que quinze cents fagots avaient suffi pour entretenir le feu jusqu’à quatre heures du matin.

L’empereur quitta la France après un séjour de quelques mois, et promit à sa sœur de venir encore la voir.

Tous les officiers de la chambre de la reine avaient eu, pendant le séjour de l’empereur, beaucoup d’occasions de le servir ; on s’attendait qu’il ferait des présens avant son départ. Le serment des charges portait positivement qu’on ne recevrait jamais aucun don des princes étrangers ; on convint alors qu’on commencerait par refuser les présens de l’empereur, en demandant le temps nécessaire pour obtenir la permission de les accepter. L’empereur, probablement instruit de cet usage, dégagea tous ces honnêtes gens de l’embarras de se faire relever d’un serment. Il partit sans faire aucun présent.

Madame la comtesse d’Artois avait déjà deux enfans, et la reine n’avait pas même encore l’espoir de donner des héritiers au trône. On s’entretenait tout bas des obstacles qui avaient pu long-temps s’y opposer. Enfin, vers les derniers mois de 1777, la reine, étant seule dans ses cabinets, nous fit appeler, mon beau-père et moi, et, nous présentant sa main à baiser, nous dit que, nous regardant l’un et l’autre comme des gens bien occupés de son bonheur, elle voulait recevoir nos complimens ; qu’enfin elle était reine de France, et qu’elle espérait bientôt avoir des enfans ; qu’elle avait jusqu’à ce moment su cacher ses peines, mais qu’en secret elle avait versé bien des pleurs.

Nous avons calculé qu’elle accoucha de Madame, fille du roi, un an juste après la confidence qu’elle avait daigné nous faire. Le bruit de cette union tant retardée ne se répandit pas dans le public.

À partir de ce moment heureux, si long-temps attendu, l’attachement du roi pour la reine prit tout le caractère de l’amour ; le bon Lassone, premier médecin du roi et de la reine, me parlait souvent de la peine que lui avait faite un éloignement dont il avait été si long-temps à vaincre la cause, et ne me paraissait plus avoir alors que des inquiétudes d’un genre tout différent.

Dans l’hiver de 1778, on obtint du roi la permission de laisser revenir Voltaire, après plus de vingt-sept ans d’absence. Quelques gens, austères ou prudens, jugèrent comme très-déplacée cette condescendance de la cour. L’empereur, en quittant la France, passa près du château de Ferney, et ne trouva pas convenable de s’y arrêter. Il avait conseillé à la reine de ne pas permettre que Voltaire lui fût présenté. Une femme de la cour sut l’opinion de l’empereur à ce sujet, et lui reprocha son peu d’enthousiasme pour le plus grand génie du siècle : il lui répondit qu’il chercherait toujours à profiter, pour le bien des peuples, des lumières dues aux philosophes, mais que son métier de souverain l’empêcherait toujours de se ranger parmi les adeptes de cette secte. Le clergé fit aussi des démarches pour que Voltaire ne parût point à la cour. Cependant Paris porta au plus haut degré l’enthousiasme et les honneurs rendus au grand poëte. Il y avait un inconvénient majeur à laisser Paris prononcer, avec de pareils transports, une opinion aussi contraire à celle de la cour ; on le fit bien observer à la reine, en lui représentant qu’elle devrait au moins, sans accorder à Voltaire les honneurs de la présentation, le voir dans les grands appartemens ; elle ne fut pas trop éloignée de suivre cet avis, et paraissait uniquement embarrassée de ce qu’elle lui dirait, dans le cas où elle consentirait à le voir. On lui conseilla de lui parler seulement de la Henriade, de Mérope et de Zaïre : la reine dit à ceux qui avaient pris la liberté de lui faire ces observations, qu’elle consulterait encore des personnes dans lesquelles elle avait une grande confiance. Le lendemain, elle répondit qu’il était décidé irrévocablement que Voltaire ne verrait aucun membre de la famille royale, ses écrits étant pleins de principes qui portaient une atteinte trop directe à la religion et aux mœurs. « Il est pourtant étrange, ajouta la reine en rendant la réponse, que nous refusions d’admettre Voltaire en notre présence, comme chef des écrivains philosophes, et que la maréchale de Mouchy se soit prêtée, d’après les intrigues de la secte, à me présenter, il y a quelques années, madame Geoffrin qui devait sa célébrité au titre de mère-nourrice des philosophes. »

À l’occasion du duel de M. le comte d’Artois avec M. le prince de Bourbon, la reine voulut voir secrètement le baron de Besenval qui devait être un des témoins, pour lui communiquer les intentions du roi. J’ai lu avec une peine infinie de quelle manière ce fait si simple est rendu dans les Mémoires de M. de Besenval : il a raison de dire que M. Campan le conduisit par des corridors supérieurs du château, et l’introduisit dans un appartement qu’il ne connaissait pas ; mais le ton de roman donné à cette entrevue est aussi blâmable que ridicule[8]. M. de Besenval dit qu’il se trouva, sans savoir comment il y était parvenu, dans un appartement modeste, mais très-commodément meublé, dont il ignorait jusqu’à l’existence. Il fut étonné, ajoute-t-il, non pas que la reine eût tant de facilités, mais qu’elle ait osé se les procurer. Dix feuillets imprimés de la femme Lamotte, dans ses impurs libelles, ne contiennent rien d’aussi nuisible au caractère de Marie-Antoinette, que ces lignes écrites par un homme qu’elle honorait d’une bienveillance aussi peu méritée. Il n’avait pu avoir occasion de connaître l’existence de cet appartement, composé d’une très-petite anti-chambre, d’une chambre à coucher et d’un cabinet ; depuis que la reine occupait le sien, il était destiné à loger la dame d’honneur de Sa Majesté, dans le cas de couches ou de maladie, et servait à cet usage lorsque la reine faisait ses couches. Il était si important que personne ne sût que la reine eût parlé au baron avant le combat, qu’elle avait imaginé de se rendre par son intérieur dans ce petit appartement où M. Campan devait le conduire. Lorsqu’on écrit sur des temps rapprochés, il faut être de l’exactitude la plus scrupuleuse, et ne se permettre ni interprétation ni exagération.

Le baron de Besenval, dans ses Mémoires, paraît fort surpris du refroidissement subit de la reine, et l’attribue d’une manière très-défavorable à l’inconstance de son caractère : je puis donner le motif de ce changement, en répétant ce que Sa Majesté me dit à cette époque ; et je ne changerai pas une seule de ses expressions. En me parlant de l’étrange présomption des hommes, et de la réserve que les femmes doivent toujours observer avec eux, la reine ajouta que l’âge ne leur ôtait pas l’idée de plaire, quand ils avaient conservé quelques qualités agréables ; qu’elle avait traité le baron de Besenval comme un brave Suisse, aimable, poli, spirituel, que ses cheveux blancs lui avaient fait voir comme un homme sans conséquence, et qu’elle s’était bien trompée. Sa Majesté, après m’avoir recommandé le plus grand secret sur ce qu’elle allait me confier, me raconta que, s’étant trouvée seule avec le baron, il avait commencé par lui dire des choses d’une galanterie qui l’avait jetée dans le plus grand étonnement, et qu’il avait porté le délire jusqu’à se précipiter à ses genoux, en lui faisant une déclaration en forme. La reine ajouta qu’elle lui avait dit : « Levez-vous, Monsieur : le roi ignorera un tort qui vous ferait disgracier pour toujours ; » que le baron avait pâli et balbutié des excuses ; qu’elle était sortie de son cabinet sans lui dire un mot de plus, et que, depuis ce temps, elle lui parlait à peine. La reine, à cette occasion, me dit : « Il est doux d’avoir des amis ; mais, dans ma position, il est difficile que les amis de nos amis nous conviennent autant. »

En courageux courtisan, le baron sut dévorer également la honte d’une démarche aussi coupable, et le ressentiment qui en avait été la suite naturelle : il ne perdit point l’honorable faveur d’être placé sur la liste des gens reçus dans la société de Trianon.

Ce fut au commencement de 1778 que mademoiselle d’Éon obtint la permission de rentrer en France, à condition qu’elle n’y paraîtrait qu’en habit de femme. M. le comte de Vergennes pria M. Genet, mon père, premier commis des affaires étrangères, qui avait connu très-anciennement le chevalier d’Éon, de recevoir ce bizarre personnage chez lui, pour diriger et contenir, s’il était possible, sa tête ardente. La reine, venant d’apprendre son arrivée à Versailles, envoya un valet de pied dire à mon père de la conduire chez elle ; mon père pensa qu’il était de son devoir d’aller d’abord prévenir son ministre du désir de Sa Majesté. Le comte de Vergennes lui témoigna sa satisfaction sur la prudence qu’il avait eue, et lui dit de l’accompagner. Le ministre eut une audience de quelques minutes. Sa Majesté sortit de son cabinet avec lui, et, trouvant mon père dans la pièce qui le précédait, voulut bien lui exprimer le regret de l’avoir déplacé inutilement ; elle ajouta, en souriant, que quelques mots que M. le comte de Vergennes venait de lui dire, l’avaient guérie pour toujours de la curiosité qu’elle avait eue. Ce qui vient depuis peu d’être découvert et confirmé à Londres, sur le véritable sexe de cette prétendue fille, porte à croire que le peu de mots dits à la reine par le ministre des affaires étrangères, était simplement le mot de cette énigme. On sait qu’étant ministre plénipotentiaire à Londres, le chevalier d’Éon avait outrageusement flétri l’honneur du comte de Guerchy ; et la cour de France, ne lui permettant de reparaître dans sa patrie qu’en habit de femme, réparait en quelque sorte, pour une famille considérée, les outrages du chevalier d’Éon.

Le chevalier d’Éon avait été utile en Russie à l’espionnage particulier de Louis XV. Très-jeune encore, il avait trouvé le moyen de s’introduire à la cour de l’impératrice Élisabeth, et avait servi cette souveraine en qualité de lecteur ; reprenant ensuite ses habits militaires, il fit la guerre avec honneur et fut blessé : nommé premier secrétaire de légation, puis ministre plénipotentiaire à Londres, il offensa l’ambassadeur comte de Guerchy par les outrages les plus sanglans : ils furent de nature à ce que l’ordre officiel de faire rentrer le chevalier en France, fût délivré au conseil du roi ; mais Louis XV retarda le départ du courrier qui devait porter cet ordre, et en fit secrètement partir un qui remit au chevalier d’Éon une lettre de sa main où il lui disait : « Je sais que vous m’avez servi aussi utilement sous les habits de femme, que sous ceux que vous portez actuellement. Reprenez-les de suite ; retirez-vous dans la cité ; je vous préviens que le roi a signé hier l’ordre de vous faire rentrer en France ; vous n’êtes point en sûreté dans votre hôtel, et vous trouveriez ici de trop puissans ennemis. » J’ai entendu plusieurs fois, chez mon père, le chevalier d’Éon répéter le contenu de cette lettre où Louis XV séparait ainsi son existence personnelle de celle du roi de France. Le chevalier ou la chevalière d’Éon avait conservé toutes les lettres du roi. MM. de Maurepas et de Vergennes désirèrent retirer de ses mains des lettres que l’on craignait qu’il ne fît imprimer. Depuis long-temps, ce bizarre personnage sollicitait sa rentrée en France ; mais il fallait trouver un moyen d’épargner à la famille qu’il avait offensée l’espèce d’insulte qu’elle verrait dans son retour : on lui fit reprendre le costume d’un sexe auquel on pardonne tout en France. Le désir de revoir sa terre natale le décida sans doute à subir cette loi, mais il s’en vengea en faisant contraster avec la longue queue de sa robe et ses manchettes à triple étage, les attitudes et les propos d’un grenadier, ce qui lui donna le ton de la plus mauvaise compagnie.

Enfin l’événement tant désiré par la reine et par tous ceux qui lui étaient attachés arriva. Sa Majesté devint grosse ; le roi en fut ravi. Jamais on n’a pu voir d’époux plus unis et plus heureux. Le caractère de Louis XVI était tout-à-fait changé, prévenant, soumis ; il avait subi le joug de l’amour, et la reine était bien dédommagée des peines que l’indifférence du roi lui avait fait éprouver pendant les premières années de leur union.

L’été de 1778 fut extrêmement chaud : juillet et août se passèrent sans que l’air eût été rafraîchi par un seul orage. La reine, incommodée par sa grossesse, passait les jours entiers dans ses appartemens exactement fermés, et ne pouvait s’endormir qu’après avoir respiré l’air frais de la nuit, en se promenant, avec les princesses et ses frères, sur la terrasse au-dessous de son appartement. Ces promenades ne firent d’abord aucune sensation ; mais on eut l’idée de jouir, pendant ces belles nuits d’été, de l’effet d’une musique à vent. Les musiciens de la chapelle eurent l’ordre d’exécuter des morceaux de ce genre, sur un gradin que l’on fit construire au milieu du parterre. La reine, assise sur un des bancs de la terrasse, avec la totalité de la famille royale, à l’exception du roi qui n’y parut que deux fois, n’aimant point à déranger l’heure de son coucher, jouissait de l’effet de cette musique. Rien de plus innocent que ces promenades, dont bientôt Paris, la France, et même l’Europe, furent occupés de la manière la plus offensante pour le caractère de Marie-Antoinette. Il est vrai que tous les habitans de Versailles voulurent jouir de ces sérénades, et que bientôt il y eut foule depuis onze heures du soir jusqu’à deux et trois heures du matin. Les fenêtres du rez-de-chaussée occupé par Monsieur et Madame, restaient ouvertes, et la terrasse était parfaitement éclairée par les nombreuses bougies allumées dans ces deux appartemens. Des terrines placées dans le parterre, et les lumières du gradin des musiciens éclairaient le reste de l’endroit où l’on se tenait.

J’ignore si quelques femmes inconsidérées osèrent s’éloigner et descendre dans le bas du parc : cela peut être ; mais la reine, Madame et madame la comtesse d’Artois se tenaient par le bras et ne quittaient jamais la terrasse. Vêtues de robes de percale blanche avec de grands chapeaux de paille et des voiles de mousseline (costume généralement adopté par toutes les femmes), lorsque les princesses étaient assises sur les bancs, on les remarquait difficilement ; debout, leurs tailles différentes les faisaient toujours reconnaître, et l’on se rangeait pour les laisser passer. Il est vrai que lorsqu’elles se plaçaient sur des bancs, quelques particuliers vinrent s’asseoir à côté d’elles, ce qui les amusa beaucoup. Un jeune commis de la guerre assez spirituel et d’un fort bon ton, ne reconnaissant pas ou feignant de ne pas reconnaître la reine, lui adressa la parole : la beauté de la nuit et l’effet agréable de la musique furent le motif de la conversation ; la reine, ne se croyant pas reconnue, trouva plaisant de garder l’incognito ; on parla de quelques sociétés particulières de Versailles, que la reine connaissait parfaitement, puisque toutes étaient formées de gens attachés à la maison du roi ou à la sienne. Au bout de quelques minutes, la reine et les princesses se levèrent pour se promener, et saluèrent le commis en quittant le banc. Ce jeune homme, sachant ou ayant découvert qu’il avait parlé à la reine, en tira quelque vanité dans ses bureaux. On le sut, on lui fit dire de se taire, et on s’occupa si peu de lui, que la révolution le trouva encore simple commis de la guerre. Un autre soir, un garde-du-corps de Monsieur, étant venu de même se placer auprès des princesses, les reconnut, quitta la place où il était assis, et vint en face de la reine lui dire qu’il était bien heureux de pouvoir saisir une occasion d’implorer les bontés de sa souveraine ; qu’il sollicitait à la cour… Au seul mot de sollicitation, la reine et les princesses se levèrent précipitamment, et rentrèrent dans l’appartement de Madame[9].

J’étais chez la reine le jour même. Elle nous entretint de ce petit événement pendant toute la durée de son coucher, et ses plaintes se bornaient à trouver mauvais qu’un garde de Monsieur eût eu l’audace de lui parler. Sa Majesté ajoutait qu’il aurait dû respecter leur incognito ; que ce n’était pas là qu’il devait se permettre de faire une demande. Madame l’avait reconnu et voulait s’en plaindre à son capitaine. La reine s’y opposa, attribuant au peu d’éducation d’un homme de province la faute qu’il avait commise.

Les contes les plus scandaleux ont été faits et imprimés dans les libelles du temps, sur les deux événemens très-insignifians que je viens de détailler avec une scrupuleuse exactitude ; rien n’était plus faux que ces bruits calomnieux. Cependant il faut l’avouer, ces réunions avaient de graves inconvéniens. J’osai le représenter à la reine, en l’assurant qu’un soir où Sa Majesté m’avait fait signe de la main de venir lui parler sur le banc où elle était assise, j’avais cru reconnaître à côté d’elle deux femmes très-voilées qui gardaient le plus profond silence ; que ces femmes étaient la comtesse Du Barry et sa belle-sœur ; et que j’en avais été convaincue en rencontrant à quelques pas du banc où elles étaient, auprès de Sa Majesté, un grand laquais de madame Du Barry, que j’avais vu à son service tout le temps qu’elle avait résidé à la cour.

Mes avis furent inutiles : la reine abusée par le plaisir qu’elle trouvait dans ces promenades, et par la sécurité que donne une conduite sans reproches, ne voulut point croire aux fatales conséquences qu’elles devaient nécessairement avoir. Ce fut un grand malheur ; car, outre les désagrémens qu’elle en éprouva, il est bien probable qu’elles ont donné l’idée du mauvais roman qui occasiona la funeste erreur du cardinal de Rohan.

Après avoir joui près d’un mois de ces promenades de nuit, la reine voulut avoir un concert particulier dans l’enceinte de la colonnade où se trouve le groupe de Pluton et de Proserpine. On plaça des factionnaires aux entrées de ce bosquet, et la consigne était de n’admettre dans l’intérieur de la colonnade qu’avec un billet signé de mon beau-père. Les musiciens de la chapelle, et les musiciennes de la chambre de la reine y donnèrent un fort beau concert. La reine s’y rendit avec mesdames de Polignac, de Châlon, d’Andlau ; MM. de Polignac, de Coigny, de Besenval, de Vaudreuil : il y avait aussi quelques écuyers. Sa Majesté me permit d’assister à ce concert avec quelques-unes de mes parentes. Il n’y eut pas de musique sur la terrasse ; la foule des curieux, éloignée par les factionnaires qui gardaient l’enceinte de la colonnade, se retira très-mécontente, et les plus révoltantes calomnies circulèrent au sujet de ce concert particulier[10].

Beaucoup de gens auraient voulu jouir de ce concert nocturne qui en effet fut très-agréable. Le petit nombre de personnes admises occasionna sans doute la jalousie, et fit naître des propos offensans, recueillis avec avidité dans le public. Il est très-essentiel de savoir à quel point les démarches des grands méritent d’être calculées. Je ne prétends point ici faire l’apologie du genre d’amusement que la reine se permit tout cet été et l’été suivant ; les conséquences en ont été si funestes, que la faute sans doute a été grave. Les suites vont le prouver : je ne les tairai point ; mais on peut croire à la vérité de mes récits sur la nature de ces promenades.

Lorsque la saison des promenades du soir fut terminée, d’odieux couplets se répandirent dans Paris : la reine y était traitée de la manière la plus outrageante ; sa grossesse avait rangé, parmi ses ennemis, des personnes attachées au prince qui seul, pendant plusieurs années, avait paru devoir donner des héritiers à la couronne. On osait se permettre les discours les plus inconsidérés ; et ces propos se tenaient dans les sociétés où l’on aurait dû sentir le danger imminent de manquer, d’une manière aussi criminelle, à la vérité et au respect que l’on doit à ses souverains. Quelques jours avant l’accouchement de la reine, on jeta dans l’œil-de-bœuf un volume entier de chansons manuscrites sur elle et sur toutes les femmes remarquables par leur rang ou leurs places. Ce manuscrit fut à l’instant remis au roi qui en fut très-offensé, et dit qu’il avait été lui-même à ces promenades ; qu’il n’y avait rien vu que de très-innocent ; que de pareilles chansons troubleraient l’union de vingt ménages de la cour et de la ville ; que c’était un crime capital d’avoir osé en faire contre la reine elle-même, et qu’il voulait que l’auteur de ces infamies fût recherché, découvert et châtié. Quinze jours après on savait publiquement que les couplets étaient de M. Champcenetz de Riquebourg[11], qui ne fut pas même inquiété.

J’eus, dans ce temps, la certitude que le roi parla en présence de deux de ses plus intimes serviteurs, à M. de Maurepas, du danger qu’il voyait pour la reine dans ses promenades de nuit sur la terrasse de Versailles, le public se permettant de les blâmer hautement. Le vieux ministre eut la cruelle politique de répondre au roi qu’il fallait la laisser faire ; qu’elle avait de l’esprit, que ses amis avaient beaucoup d’ambition et désiraient la voir se mêler des affaires, et qu’il n’y avait pas de mal de lui laisser prendre un caractère de légèreté[12]. M. de Vergennes était tout aussi opposé à l’influence de la reine que l’était M. de Maurepas. Il est donc très-présumable, lorsque le premier ministre avait osé trouver, en présence du roi, quelque avantage à laisser la reine se déconsidérer, que lui et M. de Vergennes se servaient de tous les moyens qui sont au pouvoir de ministres puissans, et profitaient des plus légères fautes de cette malheureuse princesse pour la perdre dans l’opinion publique.

La reine avançait dans sa grossesse ; on faisait chanter des Te Deum en actions de grâces dans toutes les cathédrales. Enfin le 11 décembre 1778, la reine sentit les premières douleurs. La famille royale, les princes du sang et les grandes charges passèrent la nuit dans les pièces qui tenaient à la chambre de la reine. Madame, fille du roi, vint au monde avant midi le 19 décembre. L’étiquette de laisser entrer indistinctement tout ce qui se présentait au moment de l’accouchement des reines, fut observée avec une telle exagération, qu’à l’instant où l’accoucheur Vermond dit à haute voix : La reine va accoucher, les flots de curieux qui se précipitèrent dans la chambre furent si nombreux et si tumultueux, que ce mouvement pensa faire périr la reine. Le roi avait eu, dans la nuit, la précaution de faire attacher avec des cordes les immenses paravens de tapisserie qui environnaient le lit de Sa Majesté : sans cette précaution ils auraient à coup sûr été renversés sur elle. Il ne fut plus possible de remuer dans la chambre qui se trouva remplie d’une foule si mélangée, qu’on pouvait se croire dans une place publique. Deux savoyards montèrent sur des meubles pour voir plus à leur aise la reine placée en face de la cheminée, sur un lit dressé pour le moment de ses couches. Ce bruit, le sexe de l’enfant que la reine avait eu le temps de connaître par un signe convenu, dit-on, avec la princesse de Lamballe, ou une faute de l’accoucheur, supprimèrent à l’instant les suites naturelles de l’accouchement. Le sang se porta à la tête, la bouche se tourna, l’accoucheur cria : De l’air, de l’eau chaude, il faut une saignée au pied ! Les fenêtres avaient été calfeutrées ; le roi les ouvrit avec une force que sa tendresse pour la reine pouvait seule lui donner, ces fenêtres étant d’une très-grande hauteur, et collées avec des bandes de papier dans toute leur étendue. Le bassin d’eau chaude n’arrivant pas assez vite, l’accoucheur dit au premier chirurgien de la reine de piquer à sec ; il le fit, le sang jaillit avec force, la reine ouvrit les yeux. On eut peine à retenir la joie qui succéda si rapidement aux plus vives alarmes. On avait emporté à travers la foule la princesse de Lamballe sans connaissance. Les valets de chambre, les huissiers prenaient au collet les curieux indiscrets qui ne s’empressaient pas de sortir pour dégager la chambre. Cette cruelle étiquette fut pour toujours abolie. Les princes de la famille, les princes du sang, le chancelier, les ministres suffisent bien pour attester la légitimité d’un prince héréditaire. La reine revint des portes de la mort : elle ne s’était point senti saigner, et demanda, après avoir été replacée dans son lit, pourquoi elle avait une bande de linge à la jambe.

Le bonheur qui succéda à ce moment d’alarmes fut aussi excessif que sincère. On s’embrassait, on pleurait de joie. Le comte d’Esterhazy et le prince de Poix, à qui j’annonçai la première que la reine venait de parler, et qu’elle était rappelée à la vie, m’inondèrent de leurs larmes, en m’embrassant au milieu du cabinet des nobles… En me rappelant ces épanchemens de bonheur, ces transports d’allégresse, au moment où le ciel nous rendit cette princesse chérie de tous ceux qui lui étaient attachés, combien de fois j’ai pensé à cette impénétrable et salutaire obscurité qui nous dérobe la connaissance de l’avenir. Si, dans l’ivresse de notre joie, une voix céleste, dévoilant l’ordre secret de la destinée, nous eût crié : « Ne bénissez pas cet art des humains qui la ramène à la vie ; pleurez plutôt sur son retour dans un monde funeste et cruel pour l’objet de ses affections. Ah ! laissez-la le quitter honorée, chérie, regrettée. Vous verserez hautement des pleurs sur sa tombe, vous pourrez la couvrir de fleurs… Un jour viendra où toutes les furies de la terre, après avoir percé son cœur de mille dards empoisonnés ; après avoir gravé sur ses traits nobles et touchans, les signes prématurés de la décrépitude, la livreront à des supplices qui n’existent pas même pour les criminels ; priveront son corps de la sépulture, et vous précipiteront dans le gouffre avec elle, si vous laissiez échapper le plus léger mouvement de compassion à l’aspect de tant de cruautés ! »


  1. La reine reçut l’empereur à Versailles, et n’alla point au-devant de lui en cabriolet, comme cela est dit dans quelques anecdotes sur la cour de Louis XVI, et notamment dans un ouvrage fort estimable où cette fausse anecdote est consignée comme elle l’est dans l’Espion anglais d’où elle a été vraisemblablement tirée.
    (Note de madame Campan.)
  2. L’usage était que, même le dîner commencé, s’il survenait une princesse du sang, et qu’elle fût invitée à prendre place à la table de la reine, les contrôleurs et les gentilshommes servant venaient à l’instant prendre le service, et les femmes de la reine se retiraient. Elles avaient remplacé les filles d’honneur dans plusieurs parties de leur service, et conservé quelques-uns de leurs priviléges. Un jour la duchesse d’Orléans arriva à Fontainebleau à l’heure du dîner de la reine qui l’invita à se mettre à table, et fit elle-même signe à ses femmes de quitter le service et de se faire remplacer par les hommes. Sa Majesté disait qu’elle voulait maintenir un privilége qui conservait ces sortes de places plus honorables, et en faisait une ressource pour des filles nobles et sans fortune.

    Madame de Misery, baronne de Biache, première femme de chambre de la reine, dont je fus nommée survivancière, était fille de M. le comte de Chemant, et sa grand’mère était une Montmorency. M. le prince de Tingry l’appelait, en présence de la reine, ma cousine.

    L’ancienne commensalité des rois de France avait des prérogatives reconnues dans l’État. Beaucoup de charges exigeaient la noblesse, et se vendaient de 40,000 jusqu’à 300,000 francs. Il existe un Recueil des édits des rois en faveur des prérogatives et droits de préséances des personnes munies d’offices dans la maison du roi.

    (Note de madame Campan.)
  3. Joseph II avait du goût, on peut dire même du talent pour la satire. On vient de publier un recueil de lettres dans lesquelles ses railleries amères n’épargnent ni les grands, ni le clergé, ni même les rois ses confrères. On trouvera deux ou trois de ces lettres à la fin du volume (lettre P) ; elles rentrent dans le sujet que traite madame Campan, puisqu’elles ajoutent quelques traits de plus à la ressemblance de Joseph II.

    Son humeur caustique avait, au reste, matière à s’exercer sur l’étiquette en usage à la cour de France. Si l’on veut avoir une idée de cette tyrannie qui pesait sur les princes dans tous les instans de la journée, et les suivait, pour ainsi dire, jusque dans le lit nuptial, on peut lire un morceau très-curieux placé par madame Campan dans les éclaircissemens qu’elle destinait à son ouvrage [**].

    (Note de l’édit.)
  4. Quelque temps après le départ de l’empereur, le comte d’Angiviller présenta des plans au roi pour la construction du Muséum qui fut alors commencé.
    (Note de madame Campan.)
  5. L’empereur blâmait beaucoup l’usage, alors existant, de laisser des marchands construire des boutiques près des murs extérieurs de tous les palais, et même d’établir des espèces de foires sur les escaliers, dans les galeries de Versailles et de Fontainebleau, et jusqu’à chaque repos des grands escaliers.
    (Note de madame Campan.)
  6. Ces paroles se trouvent confirmées par les renseignemens que donne madame Campan sur l’ordre établi dans la comptabilité des fonds appartenant à la cassette de la reine [***].
    (Note de l’édit.)
  7. Sans nier le penchant que montrait l’empereur à la raillerie, l’on doit ajouter qu’il savait aussi, selon l’occasion, tourner agréablement des choses flatteuses. Madame de Genlis rapporte même, dans ses Souvenirs de Félicie, un trait qui vaut mieux qu’un mot spirituel. On sait que Joseph II parcourut plusieurs provinces de la France. « À Nantes, dit d’abord madame de Genlis, il partit de son auberge à la petite pointe du jour ; il trouva, dans la cour, sa voiture entourée de toutes les jeunes dames de la ville, toutes excessivement parées : l’empereur, après les avoir saluées, dit, en les regardant : Voilà une si charmante aurore, qu’elle promet plus d’un beau jour.

    » Un trait, ajoute-t-elle, que j’aime mieux que tout cela, est celui-ci :

    » Il passa le bois de Rosny, tandis qu’il dormait dans sa voiture ; quand il se réveilla, il en était à un quart de lieue. Se rappelant que Sully avait, durant les guerres civiles, vendu ce bois pour en donner l’argent à Henri IV, alors dénué de tout, l’empereur ordonna aux postillons de retourner sur leurs pas et de rentrer dans le bois, voulant mesurer, par ses yeux, l’étendue du sacrifice qu’un grand homme et un sujet affectionné avait fait, dans un moment de détresse, à l’un de nos plus grands rois*.

    (Note de l’édit.)

    *. « Ce bois est immense : Sully en retira trente mille francs, somme énorme dans ce temps, et la donna tout entière à Henri IV. »

    (Note de madame de Genlis.)
  8. Voyez les Mémoires du Baron de Besenval, t. I, dans la collection des Mémoires sur la révolution.
    (Note de l’édit.)
  9. Soulavie a dénaturé ces deux faits de la manière la plus criminelle.
    (Note de madame Campan.)
  10. Cette anecdote est de même odieusement dénaturée dans le recueil infâme de Soulavie ; et cet ouvrage en six volumes est malheureusement placé dans les bibliothèques, et surtout dans celles des étrangers*.
    (Note de madame Campan.)

    *. L’éditeur s’imposera, pour ce passage, la même réserve que pour celui dont il est parlé plus haut. Les calomnies de l’abbé Soulavie contre la reine ne seront point citées dans cet ouvrage : ce qu’il s’est permis, tout écrivain qui se respecte se l’interdira. Quant aux étrangers qui placent sans discernement l’ouvrage de l’abbé Soulavie dans leurs bibliothèques, on sera forcé de dire qu’ils ne sont alors ni d’un goût bien difficile, ni d’un esprit fort éclairé.

    (Note de l’édit.)
  11. Ce monsieur Champcenetz de Riquebourg était connu par beaucoup de chansons dont quelques-unes sont très-bien faites ; gai et naturellement satirique, il porta sa gaieté et son insouciance jusqu’au tribunal révolutionnaire, où, après avoir entendu lire sa condamnation, il demanda à ses juges si ce n’était pas là le cas de se faire remplacer.
    (Note de madame Campan.)
  12. Ce trait digne d’un vieux courtisan, d’un ministre qui sacrifiait, à la conservation de sa place, l’honneur même de son souverain, s’accorde bien avec le portrait que Marmontel a tracé du comte de Maurepas. J’en citerai ici les passages qui ont le plus de rapport avec sa conduite dans la circonstance que madame Campan rapporte.

    « Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l’esprit du roi, et sa prédominance dans les conseils, le rendaient jaloux des choix mêmes qu’il avait faits ; cette inquiétude était la seule passion qui, dans son ame, eût de l’activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur de courage, ni pour le bien, ni pour le mal ; de la faiblesse sans bonté, de la malice sans noirceur, des ressentimens sans colère, l’insouciance d’un avenir qui ne devait pas être le sien, peut-être assez sincèrement la volonté du bien public, lorsqu’il le pouvait procurer sans risque pour lui-même ; mais cette volonté aussitôt refroidie, dès qu’il y voyait compromis son crédit ou son repos : tel fut jusqu’à la fin le vieillard qu’on avait donné pour guide et pour conseil au jeune roi. »

    On lira dans les éclaircissemens (lettre Q) la première partie de ce portrait aussi remarquable par sa ressemblance avec l’original que par le talent du peintre. Je dois ajouter seulement dans cette note, que le jugement porté par madame Campan sur la coupable conduite du comte de Maurepas, se trouve confirmé par un écrivain, avec lequel, d’ailleurs, elle est bien rarement d’accord.

    « On a su, dit Soulavie, qu’en 1774, 1775 et 1776, M. de Maurepas excitait, entre Louis XVI et son épouse, des rixes particulières qui avaient pour prétexte la conduite trop peu mesurée de la reine. M. de Maurepas avait le goût de se mêler des affaires de famille entre maris et femmes. Les intermédiaires dont il se servit portèrent à la reine le plus grand préjudice. »

    (Note de l’édit.)