Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/10

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CHAPITRE XXI.

Relations de madame Campan avec M. Bertrand de Molleville pour le service du roi. — Espoir d’une prochaine délivrance. — Réflexions de la reine sur le caractère de Louis XVI. — Outrages à la majesté royale. — Anecdote. — Sommes considérables offertes au roi par des serviteurs fidèles. — Enquête faite par la princesse de Lamballe sur les personnes de la maison de la reine. — Situation de la famille royale qu’on insulte même à la messe. — Dix août. — Particularités très-curieuses. — Combat. — Scènes de carnage. — Circonstances inespérées auxquelles madame Campan doit son salut. — Elle se rend auprès de la famille royale aux Feuillans. — Anecdotes. — Paroles remarquables et touchantes prononcées par la reine. — Détails pleins d’intérêt sur le séjour de la famille royale aux Feuillans. — Nobles mouvemens de la reine. — Traits qui peignent son attachement pour la France.

Pendant le mois de juillet, la correspondance de M. Bertrand de Molleville avec le roi et la reine fut des plus actives. M. de Marsilly, ancien lieutenant des cent-suisses de la garde, en était porteur[1]. Il se présenta chez moi, la première fois, avec un billet de la reine, adressé à M. Bertrand lui-même. La reine disait dans ce billet : « Adressez-vous à madame Campan avec toute confiance ; la conduite de son frère en Russie n’a en rien influé sur ses sentimens ; elle nous est entièrement dévouée ; et, si la suite amenait des choses à nous faire passer verbalement, vous pouvez compter entièrement sur son dévouement et sa discrétion. »

Les attroupemens, qui se faisaient presque toutes les nuits dans les faubourgs, avaient alarmé les amis de la reine ; ils la supplièrent de ne plus coucher dans son appartement du rez-de-chaussée des Tuileries. Elle monta au premier étage dans une pièce qui était entre l’appartement du roi et celui de M. le dauphin. Éveillée dès la pointe du jour, elle exigeait que l’on ne fermât ni volets ni persiennes, afin que ses longues nuits sans sommeil fussent moins pénibles. Vers le milieu d’une de ces nuits, où la lune éclairait sa chambre, elle la contempla et me dit que dans un mois elle ne verrait pas cette lune, sans être dégagée de ses chaînes et sans voir le roi libre. Alors elle me confia que tout marchait à la fois pour les délivrer, mais que les opinions de leurs conseillers intimes étaient partagées à un point alarmant ; que les uns garantissaient le succès le plus complet, tandis que les autres leur faisaient entrevoir des dangers insurmontables. Elle ajouta qu’elle avait l’itinéraire de la marche des princes et du roi de Prusse ; que tel jour ils seraient à Verdun, tel autre dans un autre endroit ; que le siége de Lille allait se faire ; mais que M. de J***, dont le roi ainsi qu’elle estimaient la sagesse et les lumières, les alarmait beaucoup sur le succès de ce siége, et leur faisait craindre, quand même le commandant leur serait dévoué, que l’autorité civile, qui par la constitution donnait une grande force aux maires des villes, ne l’emportât sur le commandant militaire. Elle était aussi très-inquiète de ce qui se passerait à Paris pendant cet intervalle, et me parla du peu d’énergie du roi, mais toujours dans des termes qui peignaient sa vénération pour ses vertus et son attachement pour lui. « Le roi, disait-elle, n’est pas poltron ; il a un très-grand courage passif, mais il est écrasé par une mauvaise honte, une méfiance de lui-même, qui vient de son éducation autant que de son caractère. Il a peur du commandement, et craint plus que toute autre chose de parler aux hommes réunis. Il a vécu enfant et toujours inquiet sous les yeux de Louis XV, jusqu’à vingt-un ans ; cette contrainte a influé sur sa timidité[2]. Dans la circonstance où nous sommes, quelques paroles bien articulées, adressées aux Parisiens qui lui sont dévoués, centupleraient les forces de notre parti ; il ne les dira pas. Que pouvons-nous attendre de ces adresses au peuple, qu’on lui a conseillé de faire afficher ? Rien que de nouveaux outrages. Pour moi, je pourrais bien agir et monter à cheval, s’il le fallait. Mais, si j’agissais, ce serait donner des armes aux ennemis du roi ; le cri contre l’Autrichienne, contre la domination d’une femme, serait général en France ; et d’ailleurs j’anéantirais le roi en me montrant. Une reine qui n’est pas régente doit, dans ces circonstances, rester dans l’inaction et se préparer à mourir. »

Le jardin des Tuileries était plein de forcenés qui insultaient à tout ce qui paraissait tenir à la cour. On criait sous les fenêtres de la reine : La Vie de Marie-Antoinette ; des estampes infâmes y étaient jointes ; les colporteurs les montraient aux passans[3]. On entendait de divers côtés ce brouhaha de la joie d’un peuple en délire, presque aussi effrayant que l’éclat de ses fureurs. La reine et ses enfans ne pouvaient plus respirer l’air extérieur ; il fut décidé que le jardin des Tuileries serait fermé. Aussitôt que cette mesure fut prise, l’Assemblée décréta que toute la longueur de la terrasse des Feuillans lui appartenait, et l’on fixa les limites entre ce qu’on appelait la terre nationale et la terre de Coblentz, par un ruban aux trois couleurs, tendu d’un bout à l’autre de la terrasse. Des affiches qu’on y avait attachées ordonnaient à tout bon citoyen de ne pas descendre dans le jardin, sous peine d’être traité comme l’avaient été Foulon et Berthier[4]. La clôture des Tuileries ne donna pas à la reine et à ses enfans la possibilité de s’y promener ; des huées épouvantables partaient de la terrasse, et la forcèrent deux fois de rentrer chez elle.

Dans les premiers jours d’août, beaucoup de gens zélés proposèrent de l’argent au roi ; il refusa des sommes considérables, ne voulant pas porter atteinte à la fortune des particuliers. M. de La Ferté, intendant des Menus, m’avait apporté mille louis, en me priant de les mettre aux pieds de la reine. Il pensait qu’elle ne pouvait avoir trop d’argent dans un moment si périlleux, et que tout bon Français devait s’empresser de lui remettre ce qu’il avait d’argent comptant. Elle avait refusé cette somme et de bien plus considérables qui lui avaient été proposées[5]. Cependant elle me dit, quelques jours après, qu’elle accepterait les 24,000 francs de M. de La Ferté, parce qu’ils serviraient à compléter une somme que le roi devait donner. Elle m’ordonna donc d’aller prendre ces 24,000 francs, de les réunir aux 100,000 francs qu’elle m’avait confiés, et de changer le tout en assignats pour en augmenter la valeur. Ses ordres furent exécutés, et les assignats remis au roi. La reine me confia que madame Élisabeth avait trouvé un homme de bonne volonté qui s’était chargé de gagner Pétion pour une somme considérable, et que ce député, par un signe convenu, avertirait le roi de la réussite du projet. Sa Majesté eut bientôt l’occasion de voir Pétion, et la reine lui ayant demandé, en ma présence, s’il en avait été content, le roi répondit : « Ni plus content, ni plus mécontent qu’à l’ordinaire ; il ne m’a pas fait le signe convenu, et je crois que j’ai été trompé. » La reine voulut bien alors m’expliquer entièrement l’énigme : « Pétion, me dit-elle, devait, en parlant au roi, tenir, au moins pendant la durée de deux secondes, le doigt posé sous son œil droit. — Il n’a pas même porté la main à son menton, reprit le roi ; au reste ce n’est que de l’argent volé. L’escroc ne s’en vantera pas, et la chose restera ignorée. Parlons d’autres choses. » Il se tourna vers moi et me dit : « Votre père était intime ami de Mandat, qui commande en ce moment la garde nationale ; faites-le moi connaître ; que dois-je attendre de lui ? » Je lui répondis que c’était un de ses sujets les plus fidèles, mais qu’avec beaucoup de loyauté et fort peu d’esprit, il était dans l’engouement de la constitution. « J’entends, dit le roi, c’est un homme qui défendrait mon palais et ma personne, parce que cela est imprimé dans la constitution, et qu’il a juré de la maintenir ; mais qui se battrait contre le parti qui veut l’autorité souveraine : c’était bon à savoir d’une manière positive. »

Le lendemain, la princesse de Lamballe me fit demander de très-grand matin : je la trouvai assise sur un canapé en face d’une fenêtre qui donne sur le Pont-Royal. Elle occupait alors l’appartement du pavillon de Flore, de plain-pied à celui de la reine. Elle me dit de m’asseoir auprès d’elle ; Son Altesse tenait sur ses genoux une écritoire. « Vous avez eu bien des ennemis, me dit-elle, on a voulu vous perdre auprès de la reine ; on est bien loin d’avoir réussi. Savez-vous que moi-même, vous connaissant moins particulièrement que la reine, on m’avait mise en défiance de vous, et qu’au commencement de l’arrivée de la cour aux Tuileries, je vous ai donné un espion de société[6], et vous en fis donner un autre de la police à votre porte ? On m’assurait que vous receviez cinq ou six des plus virulens députés du tiers ; mais c’était cette femme de garde-robe qui logeait au-dessus de vous. Enfin, dit la princesse, les gens vertueux n’ont rien à redouter des méchans, quand ils sont attachés à un prince aussi juste que l’est le roi. Quant à la reine, elle vous connaît et vous aime depuis qu’elle est en France. Vous allez juger de l’opinion du roi sur vous : hier au soir, dans le cercle de famille, il a été décidé que, dans un moment où les Tuileries peuvent être attaquées, il fallait avoir les détails les plus vrais sur les opinions et la conduite de tous les individus qui composent le service de la reine. Le roi prend de son côté, pour ce qui l’entoure, la même précaution. Il a dit qu’il avait chez lui une personne d’une grande intégrité qu’il chargerait de ce soin, et que, pour la maison de la reine, il fallait s’en rapporter à vous ; qu’il avait jugé votre caractère depuis long-temps, et qu’il estimait votre véracité. »

La princesse avait sur son écritoire les noms de tous les individus qui composaient la chambre de la reine. Elle me demanda des notes sur chacun de ces noms. Dans un semblable moment, l’honneur et le devoir viennent effacer jusqu’au souvenir des haines dont on a été l’objet. J’eus le bonheur de n’avoir que les notes les plus favorables à donner. Il y en eut une qui concernait mon ennemie déclarée dans la chambre de la reine, celle qui aurait le plus désiré que je fusse responsable des opinions politiques de mon frère. La princesse, comme chef de la chambre, ne pouvait ignorer ces détails ; mais comme cette femme, qui adorait le roi et la reine, n’aurait pas balancé à sacrifier sa vie pour conserver leurs jours, et que peut-être son attachement joint à une grande médiocrité d’esprit et à une éducation bornée, contribuait à sa jalousie contre moi, j’en fis le plus grand éloge.

La princesse écrivait sous ma dictée et me regardait de temps en temps avec étonnement. Quand j’eus fini, je lui dis que je suppliais Son Altesse d’écrire à mi-marge, que cette dame était mon ennemie déclarée. Elle m’embrassa en me disant : « Ah ! l’écrire ; on ne doit pas écrire une injustice qu’il faut oublier. » Nous en vînmes à un homme d’esprit qui était très-attaché à la reine ; et je le lui peignis comme né uniquement pour la dispute, et se montrant, par esprit de contradiction, aristocrate avec les démocrates, démocrate avec les aristocrates, mais homme de bien et attaché à son souverain. La princesse dit qu’elle connaissait beaucoup de gens de ce caractère, et qu’elle était charmée que je n’eusse que du bien à dire de cet homme, parce que c’était elle qui l’avait placé auprès de la reine.

La totalité de la chambre de Sa Majesté, parfaitement composée, donna, dans toutes les crises affreuses de la révolution, les preuves de la plus grande discrétion et du plus entier dévouement. Il n’en fut pas de même des antichambres. À l’exception de trois ou quatre, tous les serviteurs de cette classe étaient jacobins forcenés, et je vis, dans cette occasion, combien il est essentiel de composer le service intérieur des princes de gens tout-à-fait séparés de la classe du peuple.

La situation de la famille royale était si affreuse pendant les derniers mois qui précédèrent la journée du 10 août, que la reine était arrivée au point de désirer la fin de cette crise, quelle qu’en pût être l’issue. Elle disait souvent qu’une longue captivité, dans une tour au bord de la mer, lui paraîtrait moins insupportable que ces rixes dans lesquelles la faiblesse de son parti annonçait chaque jour une catastrophe inévitable[7].

Non-seulement Leurs Majestés ne pouvaient plus respirer l’air extérieur, mais elles étaient outragées jusqu’au pied même des autels. Le dimanche qui précéda le dernier jour de la monarchie, pendant que la famille royale traversait la galerie pour se rendre à la chapelle, la moitié des soldats de la garde nationale crièrent : Vive le roi ! l’autre : Non, pas de roi ! à bas le véto ! et ce jour-là, aux vêpres, les musiciens s’étaient donné le mot pour tripler le son de leur voix d’une manière effrayante, lorsqu’ils récitèrent, dans le Magnificat, ces mots : Deposuit potentes de sede. Outrés d’une semblable infamie, les royalistes crièrent à leur tour par trois fois : Et reginam, après le Domine salvum fac regem, et la rumeur fut extrême tout le temps de l’office divin.

Enfin cette terrible nuit du 10 août arriva. La veille, Pétion était venu prévenir l’Assemblée qu’une grande insurrection se préparait pour le lendemain ; que le tocsin sonnerait à minuit, et qu’il craignait de n’avoir pas les moyens de résister à l’événement qui se préparait. Sur cet avertissement l’Assemblée passa à l’ordre du jour. Cependant Pétion donna l’ordre de repousser la force par la force. M. Mandat était pourvu de cet ordre, et, voyant sa fidélité pour la personne du roi appuyée par ce qu’il regardait comme la loi de l’État, il marchait, dans toutes ses opérations, avec le plus grand dévouement. Le 9 au soir, j’assistais au souper du roi. Pendant que Sa Majesté me donnait divers ordres, nous entendîmes un grand bruit à la porte de l’appartement. Je m’y rendis pour savoir ce qui en était la cause, et je vis les deux sentinelles aux prises. L’un disait, en parlant du roi, qu’il était dans la constitution et qu’il le défendrait au péril de sa vie ; l’autre soutenait qu’il entravait la seule constitution qui convenait à un peuple libre ; ils étaient près de s’égorger. Je revins, ayant les traits fort altérés. Le roi voulut savoir ce qui se passait à sa porte ; je ne pus le cacher. La reine dit qu’elle n’en était pas surprise, que plus de la moitié de la garde était du parti des jacobins.

À minuit, le tocsin sonna. Les Suisses étaient rangés comme de véritables murailles, et, dans ce silence militaire qui contrastait avec la rumeur perpétuelle de la garde bourgeoise, le roi fit connaître à M. de J***, officier de l’état-major, le plan de défense que le général Vioménil avait préparé. M. de J*** me dit après cette conférence particulière : « Mettez dans vos poches vos bijoux et votre argent ; nos dangers sont inévitables ; les moyens de défense sont nuls ; ils ne pourraient se trouver que dans la vigueur du roi, et c’est la seule vertu qui lui manque. »

À une heure après minuit, la reine et madame Élisabeth dirent qu’elles allaient se coucher sur un canapé dans un cabinet des entresols dont les fenêtres donnaient sur la cour des Tuileries.

La reine me dit que le roi venait de lui refuser de passer son gilet plastronné ; qu’il y avait consenti le 14 juillet, parce qu’il allait simplement à une cérémonie où l’on pouvait craindre le fer d’un assassin ; mais que, dans un jour où son parti pouvait se battre contre les révolutionnaires, il trouvait de la lâcheté à préserver ses jours par un semblable moyen.

Pendant ce temps, madame Élisabeth se dégageait de quelques vêtemens qui la gênaient pour se coucher sur le canapé ; elle avait ôté de son fichu une épingle de cornaline ; et, avant de la poser sur la table, elle me la montra et me dit de lire une légende qui y était gravée autour d’une tige de lis. J’y lus ces mots : Oubli des offenses, pardon des injures. « Je crains bien, ajouta cette vertueuse princesse, que cette maxime ait peu d’influence parmi nos ennemis, mais elle ne doit pas nous en être moins chère[8]. »

La reine m’ordonna de m’asseoir auprès d’elle ; les deux princesses ne pouvaient dormir ; elles s’entretenaient douloureusement sur leur situation, lorsqu’un coup de fusil fut tiré dans la cour. Elles quittèrent l’une et l’autre le canapé en disant : « Voilà le premier coup de feu, ce ne sera pas malheureusement le dernier ; montons chez le roi. » La reine me dit de la suivre ; plusieurs de ses femmes vinrent avec moi.

À quatre heures, la reine sortit de la chambre du roi et vint nous dire qu’elle n’espérait plus rien ; que M. Mandat, qui s’était rendu à l’Hôtel-de-Ville, pour avoir de nouveaux ordres, venait d’être assassiné, et que sa tête était promenée dans les rues. Le jour était venu ; le roi, la reine, madame Élisabeth, Madame et le dauphin descendirent pour parcourir les rangs des sections de la garde nationale : on cria vive le roi ! dans quelques endroits. J’étais à une fenêtre du côté du jardin ; je vis des canonniers quitter leurs postes et s’approcher du roi, lui mettant le poing sous le nez en l’insultant par les plus grossiers propos. MM. de Salvert et de Briges les éloignèrent avec vigueur. Le roi était pâle, comme s’il avait cessé d’exister. La famille royale rentra ; la reine me dit que tout était perdu ; que le roi n’avait montré aucune énergie, et que cette espèce de revue avait fait plus de mal que de bien[9].

J’étais avec mes compagnes dans la salle de billard ; nous nous plaçâmes sur des banquettes élevées. Alors je vis M. d’Hervilly, l’épée nue à la main, ordonner à l’huissier d’ouvrir à la noblesse française. Deux cents personnes entrèrent dans cette pièce, la plus rapprochée de celle où était la famille ; d’autres se rangèrent de même sur deux haies dans les pièces précédentes. Je vis quelques gens de la cour, beaucoup de figures inconnues, quelques personnes qui figuraient ridiculement parmi ce qu’on appelait la noblesse, mais que leur dévouement ennoblissait à cet instant. Tous étaient si mal armés, que, même dans cette position, l’esprit français, qui ne cède à rien, amenait des plaisanteries sur le fait le moins plaisant. M. de Saint-Souplet, écuyer du roi, et un page, portaient sur l’épaule, en place de fusil, la paire de pincettes de l’antichambre du roi, qu’ils venaient de casser et de se partager. Un autre page, un pistolet de poche à la main, en appuyait le bout sur le dos de la personne qui le précédait et qui le pria de vouloir bien le poser autrement. Une épée et une paire de pistolets étaient les seules armes de ceux qui avaient eu la prévoyance de s’en munir. Pendant ce temps, les bandes nombreuses des faubourgs, armées de piques et de coutelas, remplissaient le Carrousel et les rues voisines des Tuileries. Les sanguinaires Marseillais étaient à leur tête, les canons braqués contre le château. Dans cette extrémité, le conseil du roi députa M. Dejoly, ministre de la justice, vers l’Assemblée, pour lui demander d’envoyer au roi une députation qui pût servir de sauvegarde au pouvoir exécutif. Sa perte était résolue ; on passa à l’ordre du jour. À huit heures, le département se rendit au château ; le procureur-syndic, voyant que la garde intérieure était prête à se réunir aux assaillans, entra dans le cabinet du roi, et demanda à lui parler en particulier. Le roi le reçut dans sa chambre ; la reine l’accompagna. Là, M. Rœderer leur dit que le roi, toute sa famille et les gens qui les environnaient, allaient infailliblement périr, à moins que Sa Majesté ne prît sur-le-champ le parti de se rendre à l’Assemblée nationale. La reine s’opposa d’abord à ce conseil ; mais le procureur-syndic lui dit qu’elle se rendait responsable de la mort du roi, de ses enfans et de tout ce qui était dans le palais ; elle ne fit plus d’objection. Le roi consentit à se rendre à l’Assemblée. En partant, il dit aux ministres et aux personnes qui l’entouraient : Allons, Messieurs, il n’y a plus rien à faire ici[10]. La reine, en sortant du cabinet du roi, me dit : « Attendez dans mon appartement, je viendrai vous rejoindre, ou je vous enverrai chercher pour aller je ne sais où. » Elle n’emmena avec elle que madame la princesse de Lamballe et madame de Tourzel. La princesse de Tarente et madame de La Roche-Aymon se désolaient d’être laissées aux Tuileries. Elles descendirent ainsi que toute la chambre dans l’appartement de la reine.

Nous vîmes défiler la famille royale entre deux haies formées par les grenadiers suisses et ceux des bataillons des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas. Ils étaient si pressés par la foule que, pendant ce court trajet, la reine fut volée de sa montre et de sa bourse. Un homme d’une stature épouvantable et d’une figure atroce, tel qu’on en voyait à la tête de toutes les insurrections, s’approche du dauphin que la reine tenait par la main, l’enlève et le prend dans ses bras. La reine fit un cri d’effroi et fut près de s’évanouir. Cet homme lui dit : « N’ayez pas peur, je ne veux pas lui faire de mal, » et il le lui rendit à l’entrée de la salle.

Je laisse à l’histoire tous les détails de cette journée trop mémorable, me bornant à retracer quelques-unes des scènes affreuses de l’intérieur du palais des Tuileries, après que le roi l’eut quitté.

Les assaillans ignoraient que le roi et sa famille se fussent rendus au sein de l’Assemblée ; et ceux qui défendaient le palais du côté des cours l’ignoraient de même : on a présumé que, s’ils en eussent été instruits, le siége n’eût pas eu lieu.

Les Marseillais commencent par chasser de leurs postes plusieurs Suisses qui cèdent sans résistance ; quelques-uns des assaillans se mettent à les fusiller ; des officiers suisses, outrés de voir ainsi tomber leurs soldats, et croyant peut-être que le roi était encore aux Tuileries, ordonnent à un bataillon de faire feu. Le désordre se met parmi les agresseurs, le Carrousel est nettoyé en un instant ; mais bientôt ils reviennent animés de fureur et de vengeance. Les Suisses n’étaient qu’au nombre de huit cents ; ils se replient dans l’intérieur du château ; des portes sont enfoncées par le canon, d’autres brisées à coups de hache ; le peuple se précipite de toutes parts dans l’intérieur du palais ; presque tous les Suisses sont massacrés ; des nobles, fuyant par la galerie qui conduit au Louvre, sont poignardés ou tués à coups de pistolet ; on jette leurs corps par les fenêtres. MM. Pallas et de Marchais, huissiers de la chambre du roi, sont tués en défendant la porte de la salle du conseil ; beaucoup d’autres serviteurs du roi tombent victimes de leur attachement pour leur maître. Je cite ces deux personnes, parce que, le chapeau enfoncé, l’épée à la main, ils criaient en se défendant avec une inutile mais louable valeur : « Nous ne voulons plus vivre, c’est notre poste, nous devons y mourir. » M. Diet se conduisit de même à la porte de la chambre à coucher de la reine ; il éprouva le même sort. Madame la princesse de Tarente avait heureusement fait ouvrir la porte d’entrée de l’appartement ; sans quoi, cette horrible bande, en voyant plusieurs femmes réunies dans le salon de la reine, eût pensé qu’elle y était, et nous eût sur-le-champ massacrées, si sa fureur eût été augmentée par la résistance. Cependant nous allions toutes périr, quand un homme à longue barbe arriva en criant de la part de Pétion : Faites grâce aux femmes ; ne déshonorez pas la nation ! Un incident particulier me mit encore plus en danger que les autres. Dans mon trouble, je crus, un moment avant l’entrée des assaillans chez la reine, que ma sœur n’était pas parmi le groupe des femmes qui y étaient réunies, et je montai dans un entresol où je supposais qu’elle s’était réfugiée, pour l’engager à en descendre, imaginant qu’il importait à notre salut de n’être pas séparées. Je ne la trouvai pas dans cette pièce ; je n’y vis que nos deux femmes de chambre et l’un des deux heiduques de la reine, homme de très-haute taille et d’une physionomie tout-à-fait martiale. Je le vis pâle et assis sur un lit ; je lui criai : « Sauvez-vous, les valets de pied et nos gens le sont déjà. — Je ne le puis, me dit cet homme, je suis mort de peur. » Comme il me disait ces mots, j’entends une troupe d’hommes monter précipitamment l’escalier : ils se jettent sur lui, je le vois assassiner. Je cours vers l’escalier, suivie de nos femmes. Les assassins quittent l’heiduque pour venir à moi. Ces femmes se jettent à leurs pieds et saisissent les sabres. Le peu de largeur de l’escalier gênait les assassins ; mais j’avais déjà senti une main terrible s’enfoncer dans mon dos, pour me saisir par mes vêtemens, lorsqu’on cria du bas de l’escalier : Que faites-vous là-haut ? L’horrible Marseillais qui allait me massacrer, répondit un heim, dont le son ne sortira jamais de ma mémoire. L’autre voix répondit ces seuls mots : On ne tue pas les femmes.

J’étais à genoux, mon bourreau me lâcha et me dit : Lève-toi, coquine, la nation te fait grâce. La grossièreté de ces paroles ne m’empêcha pas d’éprouver soudain un sentiment inexprimable qui tenait presque autant à l’amour de la vie, qu’à l’idée que j’allais revoir mon fils et tout ce qui m’était cher. Un instant auparavant, j’avais moins pensé à la mort que pressenti la douleur que m’allait causer le fer suspendu sur ma tête. On voit rarement la mort de si près sans la subir. Je peux dire qu’alors les organes, lorsqu’on ne s’évanouit pas, sont dans tout leur développement, et que j’entendais les moindres paroles des assassins, comme si j’eusse été de sang-froid.

Cinq ou six hommes s’emparèrent de moi et de mes femmes, et, nous ayant fait monter sur des banquettes placées devant les fenêtres, nous ordonnèrent de crier : Vive la nation !

Je passai par-dessus plusieurs cadavres ; je reconnus celui du vieux vicomte de Broves, auquel la reine, au commencement de la nuit, m’avait envoyée ordonner de sa part, ainsi qu’à un autre vieillard, de se retirer chez eux. Ces braves gens m’avaient priée de dire à Sa Majesté qu’ils n’avaient que trop obéi aux ordres du roi dans toutes les circonstances où il aurait fallu exposer leurs jours pour le sauver ; que cette fois ils n’obéiraient pas, et garderaient seulement le souvenir de la bonté de la reine.

Près de la grille, du côté du pont, les hommes qui me conduisaient me demandèrent où je voulais aller. Sur la question que je leur fis, s’ils étaient les maîtres de me mener où je le désirais, un d’eux, qui était Marseillais, me demanda, en me poussant avec la crosse de son fusil, si je doutais encore de la puissance du peuple ? Je lui répondis que non, et j’indiquai le numéro de la maison de mon beau-frère. Je vis ma sœur, montant les degrés du parapet du pont, environnée de gardes nationaux. Je l’appelai, elle se retourna. « Veux-tu qu’elle vienne avec toi ? » me dirent mes gardiens. Je leur dis que je le désirais ; ils appelèrent les gens qui conduisaient ma sœur en prison ; elle me rejoignit.

Madame de La Roche-Aymon et sa fille, mademoiselle Pauline de Tourzel, madame de Ginestoux, dame de la princesse de Lamballe, les autres femmes de la reine et le vieux comte d’Affry, furent menés ensemble dans les prisons de l’Abbaye.

Notre course, du palais des Tuileries jusque chez ma sœur, fut des plus pénibles. Nous vîmes tuer plusieurs Suisses qui se sauvaient ; les coups de fusil se croisaient de tous côtés. Nous passâmes sous les murs de la galerie du Louvre ; on tirait du parapet dans les fenêtres de la galerie, pour atteindre les chevaliers du poignard ; c’était ainsi que le peuple désignait les sujets fidèles qui s’étaient réunis aux Tuileries pour défendre le roi.

Les brigands avaient cassé des fontaines qui étaient dans la première antichambre de la reine ; l’eau mêlée au sang avait teint le bas de nos robes blanches. Les poissardes criaient après nous, dans les rues, que nous étions attachées à l’Autrichienne. Nos gardiens alors nous montrèrent des égards et nous firent entrer sous une porte cochère pour ôter nos robes ; mais nos simples jupons de dessous étant trop courts et nous donnant l’air de personnes déguisées, d’autres poissardes se mirent à crier que nous étions de jeunes Suisses habillés en femmes. Nous vîmes alors venir dans la rue un groupe de cannibales portant la tête du pauvre Mandat. Nos gardes nous firent entrer précipitamment dans un petit cabaret, demandèrent du vin et nous dirent de boire avec eux. Ils assurèrent la cabaretière que nous étions leurs sœurs et de bonnes patriotes. Les Marseillais nous avaient heureusement quittées pour retourner aux Tuileries. Un des hommes qui étaient restés avec nous, me dit à voix basse : « Je suis ouvrier en gaze dans le faubourg ; j’ai été forcé de marcher ; je ne suis pas pour tout cela. Je n’ai tué personne et je vous ai sauvées ; vous avez couru de grands risques, quand nous avons rencontré les furieuses qui portent la tête de Mandat. Ces horribles femmes, hier à minuit, sur la place de la Bastille, disaient qu’il leur fallait la revanche du 6 octobre, de Versailles, et elles avaient fait serment de tuer de leurs propres mains la reine et toutes les femmes qui lui sont attachées. C’est le danger de l’action qui vous a sauvées toutes. »

En passant sur le Carrousel, j’avais vu ma maison en flammes ; mais, le premier moment d’effroi passé, je ne pensais point à mes malheurs personnels. Mes idées se portaient uniquement vers l’affreuse position de la reine.

Nous retrouvâmes, en arrivant chez ma sœur, toute notre famille désolée qui croyait ne jamais nous revoir. Je ne pus rester chez elle ; des gens du peuple, assemblés à la porte, criaient que la confidente de Marie-Antoinette était dans cette maison, qu’il fallait avoir sa tête. Je me déguisai et fus me cacher chez M. Morel, administrateur des loteries. Le lendemain, on vint m’y chercher de la part de la reine. Un député, dont les sentimens lui étaient connus, s’était chargé de me trouver.

J’empruntai des hardes ; je me rendis avec ma sœur aux Feuillans ; nous y arrivâmes en même temps que M. Thierry de Villedavray, premier valet de chambre du roi. On nous mena dans un bureau ; nous y écrivîmes nos noms, nos demeures : on nous donna des cartes pour monter dans les pièces qui appartenaient à l’archiviste Camus, où était le roi avec sa famille.

En entrant dans la première pièce, une personne qui y était me dit : « Ah ! vous êtes une brave femme ; mais où est ce Thierry[11], cet homme comblé des faveurs de son maître ? — Le voici, dis-je, il me suit, et je vois que même les scènes de mort ne bannissent pas ici le sentiment de la jalousie. »

Attachée à la cour dès ma plus tendre jeunesse, j’étais connue de beaucoup de gens que je ne connaissais pas. En traversant un corridor au-dessus du cloître, et qui conduisait aux cellules habitées par l’infortuné Louis XVI et sa famille, plusieurs grenadiers s’adressèrent à moi, en m’appelant par mon nom. Un d’eux me dit : « Eh bien ! le voilà perdu le pauvre roi ; le comte d’Artois s’en serait mieux tiré. — Pas mieux, » dit l’autre.

La famille royale occupait un petit appartement composé de quatre cellules des anciens Feuillans. Dans la première, étaient les hommes qui avaient suivi le roi : M. le prince de Poix, M. le baron d’Aubier, M. de Saint-Pardou, écuyer de madame Élisabeth, M. Goguelat, MM. de Chamilly et Hue. Dans la seconde pièce, nous trouvâmes le roi. On lui rafraîchissait les cheveux ; il en prit deux mèches, en donna une à ma sœur et une à moi. Nous voulûmes lui baiser la main ; il s’y opposa et nous embrassa sans rien dire. Dans la troisième pièce était la reine, couchée et dans un état de douleur qui ne peut se définir. Nous la trouvâmes seule avec une grosse femme dont l’air était assez honnête. C’était la gardienne de cet appartement ; elle servait la reine qui n’avait encore personne à elle. Sa Majesté nous tendit les bras, en criant : « Venez, malheureuses femmes, venez en voir une encore plus malheureuse que vous, puisque c’est elle qui fait votre malheur à toutes. Nous sommes perdus, ajouta-t-elle ; nous voilà arrivés où l’on nous a menés depuis trois ans par tous les outrages possibles ; nous succomberons dans cette horrible révolution ; bien d’autres périront après nous. Tout le monde a contribué à notre perte ; les novateurs comme des fous, d’autres comme des ambitieux pour servir leur fortune, car le plus forcené des jacobins voulait de l’or et des places, et la foule attend le pillage. Il n’y a pas un patriote dans toute cette infâme horde ; le parti des émigrés avait ses brigues et ses projets ; les étrangers voulaient profiter des dissensions de la France : tout le monde a sa part dans nos malheurs. »

Le dauphin entra avec Madame et madame la marquise de Tourzel. La reine me dit en les voyant : « Pauvres enfans ! qu’il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel héritage, et de dire : Il finit avec nous ! » Ensuite elle me parla des Tuileries, des gens qui avaient péri ; elle daigna me parler de l’incendie de ma maison. Sans la moindre exagération, je regardai cette perte comme une misère qui ne devait pas l’occuper, et je le lui dis. Elle me parla de la princesse de Tarente qu’elle aimait et estimait infiniment, de madame de La Roche-Aymon, de sa fille, des autres personnes qu’elle avait laissées au palais, et de la duchesse de Luynes qui devait avoir passé la nuit aux Tuileries. Elle me dit à son sujet : « Sa tête a été l’une des premières tournées par son engouement pour cette malheureuse philosophie ; mais son cœur l’avait fait revenir, et j’avais retrouvé en elle une amie[12]. » Je demandai à la reine ce que faisaient les ambassadeurs des puissances étrangères dans de pareilles circonstances. Elle me répondit qu’ils n’avaient rien à faire ; que l’ambassadrice d’Angleterre venait de lui faire donner des preuves d’intérêt particulier en lui envoyant du linge pour son fils.

Je lui dis que, dans le pillage de ma maison, tous mes états de caisse avaient été jetés dans le Carrousel, et que chaque feuille de mes mois de dépense était signée par elle, quelquefois en laissant quatre ou cinq pouces de papier blanc au-dessus de la signature ; que cela m’inquiétait beaucoup dans la crainte qu’on ne voulût faire un mauvais usage de ces signatures. Elle m’ordonna de demander à être admise au comité de sûreté générale et d’y faire cette déclaration. Je m’y rendis sur-le-champ ; j’y trouvai un député dont je n’ai jamais su le nom. Après m’avoir écoutée, il me dit « qu’il ne recevrait pas ma déposition ; que Marie-Antoinette n’était plus qu’une femme comme toutes les autres Françaises ; que, si l’on abusait par suite de quelques-uns de ces papiers épars, portant sa signature, elle aurait alors le droit de réclamer et d’appuyer sa déclaration des faits que je venais de détailler. » La reine regretta de m’avoir donné cet ordre, et craignit d’avoir indiqué, par cette précaution même, un moyen de fabriquer quelques faux écrits dangereux pour elle ; puis elle s’écria : « Mes craintes sont aussi pitoyables que la démarche que je vous ai fait faire. Ils n’ont besoin de rien pour nous perdre ; tout est dit. » Elle nous raconta les détails de ce qui s’était passé depuis l’arrivée du roi à l’Assemblée. Ils sont tous connus, et je n’ai pas besoin de les écrire ; je rapporterai seulement qu’avec des termes ménagés, elle nous dit qu’elle souffrait beaucoup de la tenue du roi depuis qu’il était aux Feuillans ; que son habitude de ne pas se contraindre et son fort appétit l’avaient fait manger comme dans son palais ; que ceux qui ne le connaissaient pas comme elle, ne jugeaient pas tout ce qu’il y avait de pieux et de grand dans sa résignation, et que cela produisait un si fâcheux effet, que les députés qui lui étaient dévoués l’en avaient fait prévenir ; mais qu’il n’y avait rien à faire à cela.

Je crois voir encore, je verrai toujours cette petite cellule des Feuillans, collée de papier vert, cette misérable couchette d’où cette souveraine détrônée nous tendit les bras, en disant que nos malheurs, dont elle était la cause, aggravaient les siens propres. Là, pour la dernière fois, j’ai vu couler les pleurs, j’ai entendu les sanglots de celle que sa naissance, les dons de la nature, et surtout la bonté de son cœur avaient destinée à faire l’ornement de tous les trônes et le bonheur de tous les peuples ! Il est impossible, quand on a vécu auprès de Louis XVI et de Marie-Antoinette, de n’être pas intimement convaincu, tout en rendant au roi la justice due à ses vertus, que si la reine eût été, dès l’instant de son arrivée en France, l’objet des soins et de la tendresse d’un prince imposant et sévère, elle n’eût fait qu’ajouter à l’éclat de son règne.

Que de choses touchantes j’ai entendu dire à la reine, dans la profonde douleur que lui causait cette injuste prévention d’une partie de la cour et du peuple entier, qu’elle n’aimait pas la France ! Combien cette injustice était révoltante pour ceux qui connaissaient son cœur et ses sentimens ! Deux fois je l’ai vue prête à sortir de son appartement des Tuileries, pour se rendre dans les jardins et parler à cette foule immense qui ne cessait de s’y rassembler pour l’outrager : « Oui, s’écriait-elle en marchant à pas précipités dans sa chambre, je leur dirai : Français, on a eu la cruauté de vous persuader que je n’aimais pas la France ! moi ! mère d’un dauphin qui doit régner sur ce beau pays ! moi ! que la Providence a placée sur le trône le plus puissant de l’Europe ! Ne suis-je pas de toutes les filles de Marie-Thérèse celle que le sort a le plus favorisée ? Et ne devais-je pas sentir tous ces avantages ? Que trouverais-je à Vienne ? Des tombeaux ! Que perdrais-je en France ? Tout ce qui peut flatter la gloire et la sensibilité. »

Je puis le protester, je n’ai fait que répéter ici ses propres paroles ; mais si, dans cette circonstance, cet élan partit d’abord de son noble cœur, la justesse de son esprit lui fit bientôt sentir les dangers d’une semblable démarche auprès du peuple. « Je ne descendrais du trône, disait-elle, que pour exciter peut-être une sensibilité momentanée que les factieux rendraient bientôt plus funeste qu’utile pour moi. »

Oui, non-seulement Marie-Antoinette aimait la France, mais peu de femmes eurent, plus qu’elle, ce sentiment de fierté que doit inspirer la valeur des Français. J’aurais pu en recueillir un grand nombre de preuves ; je puis du moins citer deux traits qui peignent le plus noble enthousiasme national. La reine me racontait qu’à l’époque du couronnement de l’empereur François II, ce prince, en faisant admirer la belle tenue de ses troupes à un officier-général français, alors émigré, lui dit : Voilà de quoi bien battre vos sans-culottes !C’est ce qu’il faudra voir, Sire, lui répondit à l’instant l’officier. La reine ajouta : « Je ne sais pas le nom de ce brave Français, mais je m’en informerai ; le roi ne doit pas l’ignorer. » En lisant les papiers publics, peu de jours avant le 10 août, elle y vit citer le courage d’un jeune homme qui était mort en défendant le drapeau qu’il portait, et en criant : Vive la nation ! « Ah le brave enfant ! dit la reine ; quel bonheur pour nous si de pareils hommes eussent toujours crié vive le roi !

Dans tout ce que j’ai rapporté jusqu’ici de la plus infortunée des femmes et des reines, ceux qui ne vécurent pas près d’elle, ceux qui la connurent mal, la plupart des étrangers surtout, prévenus par d’infâmes libelles, pourront penser que j’ai cru devoir sacrifier la vérité à la reconnaissance. Heureusement qu’il existe encore des témoins irrécusables que je puis attester ; ils diront si ce que j’ai vu, si ce que j’ai entendu leur paraît faux ou invraisemblable.


  1. Bertrand de Molleville raconte en ces termes les mesures adoptées pour ses communications avec la reine et Louis XVI :

    « Je reçus, dans la soirée seulement, la réponse du roi, écrite de sa main à la marge de ma lettre. Telle était la forme ordinaire de ma correspondance avec lui ; je lui renvoyais toujours avec la lettre du lendemain celle à laquelle il avait répondu la veille, de manière que mes lettres et ses réponses, dont je me contentais de prendre note, ne restaient jamais vingt-quatre heures entre mes mains. J’avais proposé cet arrangement à Sa Majesté pour lui ôter toute inquiétude ; mes lettres étaient remises ordinairement au roi ou à la reine par M. de Marsilly, capitaine de la garde du roi, dont Leurs Majestés connaissaient le dévouement et la fidélité. J’en chargeais aussi quelquefois M. Bernard de Marigny, qui n’avait quitté le commandement de Brest que pour se rapprocher des dangers qui menaçaient le roi, et partager, avec tous les fidèles serviteurs de Sa Majesté, l’honneur de lui faire un rempart de sa personne. (Mémoires particuliers pour servir, etc., tome II, page 12.)

    (Note de l’édit.)
  2. Le morceau qu’on va lire fait connaître à quelles causes on doit attribuer l’extrême timidité de Louis XVI, et dans quelles circonstances il parvenait à la vaincre. Il ajoute des détails intéressans et fidèles à ceux qu’on a déjà recueillis sur le caractère, les qualités et l’esprit de ce prince.

    « Un des traits les plus remarquables du caractère du roi et de son genre d’esprit, est que sa timidité naturelle et la difficulté qu’il avait ordinairement à s’énoncer, ne s’apercevaient jamais lorsqu’il s’agissait de la religion, du soulagement du peuple ou du bonheur des Français ; il s’exprimait alors avec une facilité et une énergie qui étonnaient principalement les nouveaux ministres, qui arrivaient presque toujours au conseil avec l’opinion généralement répandue que le roi avait l’esprit très-borné. Je ne prétends pas dire que Louis XVI fût un génie ; mais je suis convaincu que, s’il eût reçu une éducation différente, en cultivant et exerçant son esprit, on lui eût appris à s’en faire honneur : il en aurait montré autant que les princes qui ont eu la réputation d’en avoir le plus. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous lui avons vu faire tous les jours, avec la plus grande facilité, une chose qu’on a toujours regardée comme un tour de force pour les gens qui ont le plus d’esprit, et qu’il est impossible de faire sans en avoir, c’est de lire une lettre, une gazette ou un mémoire, et d’écouter en même temps le rapport d’une affaire, et d’entendre parfaitement l’un et l’autre. L’habitude constante du roi était d’entrer au conseil avec le journal du soir et les lettres ou mémoires qu’on lui avait remis dans la journée : il employait à les lire la première demi-heure de chaque séance ; remettait les mémoires qui méritaient quelque attention aux ministres qu’ils concernaient ; allumait les autres, ainsi que le journal, à la bougie qui était près de lui, et les jetait enflammés sur le parquet. Pendant tout ce temps-là, les ministres faisaient le rapport des affaires de leur département, et le roi les entendait si bien que, dans une affaire délicate, rapportée pendant sa lecture par M. Cahier de Gerville, et renvoyée à la huitaine pour y prononcer, Sa Majesté nous étonna, lors du second rapport sur cette même affaire, par l’exactitude avec laquelle elle releva l’omission d’un fait très-important pour la décision, et dont M. Cahier de Gerville ne se souvenait plus. Il est vrai qu’aucun de nous ne pouvait lutter de mémoire avec le roi ; je n’en ai jamais connu d’aussi sûre. Son jugement ne l’était pas moins, non-seulement dans les affaires, mais sur la rédaction des proclamations, lettres ou discours adressés à l’Assemblée. Je puis attester, en effet, que toutes les pièces importantes en ce genre, qui ont paru pendant mon ministère, ont été soumises à l’examen particulier du roi, après avoir été discutées et souvent rédigées au comité des ministres, et qu’il en est bien peu auxquelles Sa Majesté n’ait fait des corrections parfaitement justes. » (Mémoires de Bertrand de Molleville, tom. I.)

    (Note de l’édit.)
  3. Celui qui écrit ces notes, a vu ou lu ces gravures obscènes, ces brochures haineuses. Il a exprimé dans la notice l’impression de tristesse et de dégoût qu’il en avait conservée. Ce qu’il doit ajouter ici et qui cause une douloureuse surprise, c’est que parmi ces écrits, et surtout parmi les vers, il s’en trouve qui annoncent un talent très-remarquable ; quelques passages rappellent la facture des épigrammes de Rousseau et la verve libertine de Piron. Quel honteux et coupable abus des dons de l’esprit !
    (Note de l’édit.)
  4. Un jeune homme, sans faire attention à cette consigne écrite, descendit dans le jardin ; des cris furieux, des menaces de la lanterne, le flot du peuple qui déjà se réunissait sur la terrasse, tout l’avertit de son imprudence et du danger qu’il court. À l’instant il ôte ses souliers, tire son mouchoir et essuie le sable qui était aux semelles. On crie bravo ! vive le bon citoyen ! il est porté en triomphe.
    (Note de madame Campan.)
  5. M. Auguié, mon beau-frère, receveur-général des finances, lui avait fait offrir, par sa femme, un porte-feuille contenant cent mille écus d’effets. La reine dit, à ce sujet, à ma sœur les choses les plus attendrissantes sur le bonheur qu’elle avait eu de contribuer à la fortune de sujets aussi fidèles qu’elle et son mari, mais refusa son offre.
    (Note de madame Campan.)
  6. C’était M. de P....., qui me l’avoua ensuite, en me disant que, s’il avait accepté cette vilaine commission, c’est qu’il était sûr que ma société n’était composée que de royalistes, et que d’ailleurs il ne doutait pas de la sincérité de mes sentimens.
    (Note de madame Campan.)
  7. Quelques jours avant le 10 août, les rixes étaient devenues de plus en plus vives entre les royalistes et les jacobins, entre les jacobins et les constitutionnels ; parmi ces derniers, les hommes qui défendaient avec le plus d’esprit, de courage et de constance, les principes qu’ils professaient, étaient aussi les plus exposés aux périls. — Montjoie cite l’anecdote suivante :

    « On agitait avec frénésie dans l’Assemblée nationale la question de la déchéance. Ceux des députés qui votaient contre cette scandaleuse discussion étaient injuriés, maltraités, environnés d’assassins. À chaque pas qu’ils faisaient, ils avaient un combat à livrer ; ils en étaient réduits à n’oser coucher dans leurs maisons. De ce nombre, entre autres, furent Regnault de Beaucaron, Froudière, Girardin et Vaublanc.

    » Girardin se plaignant d’avoir été frappé dans un des couloirs de l’Assemblée, une voix lui cria : Dites où vous avez été frappé ? Où, répondit Girardin, belle question ! Par derrière. Est-ce que les assassins frappent autrement ? » (Histoire de Marie-Antoinette, p. 361.)

    (Note de l’édit.)
  8. Ce bijou précieux ne fut pas repris par la princesse quand elle quitta l’entresol de la reine. En quelles mains est-il tombé ? Il ferait l’ornement du plus riche trésor !

    La grande piété de madame Élisabeth donnait à ses actions et à ses discours une noblesse qui peignait celle de son ame. Le jour où l’on immola cette digne descendante de saint Louis, le bourreau, en lui attachant les mains derrière le dos, releva une des pointes du devant de son fichu. Madame Élisabeth, avec un calme et une voix qui semblait ne pas venir de la terre, lui dit ces mots : « Au nom de la pudeur, couvrez-moi le sein. » J’ai appris ce trait héroïque de madame de Sérilly, condamnée le même jour que la princesse, mais qui obtint un sursis au moment de l’exécution, madame de Montmorin, sa parente, ayant déclaré que sa cousine était grosse.

    (Note de madame Campan.)
  9. Montjoie a inséré, dans son Histoire de Marie-Antoinette, le récit d’une personne qu’il dit avoir été témoin oculaire de l’affaire du château. Ce narrateur s’exprime ainsi :

    « L’éloignement de M. Mandat fit tomber le commandement à M. de La Chesnaye.

    » Je vis alors un grand mouvement se manifester dans l’intérieur du château.

    » La garde nationale, les gardes-suisses appelés à leur poste, chacun s’y rendit dans le plus grand ordre. L’intérieur des appartemens, les escaliers, les vestibules furent garnis ; les postes des cours furent divisés, les canons furent portés dans différentes parties de la cour. Tous ces préparatifs annonçaient les résolutions les plus terribles ; elles semblaient exprimer la résolution d’opposer une résistance vigoureuse. Je détournai les yeux, et je gémis d’abord sur le mode et ensuite sur l’inefficacité des moyens : sur le mode, puisque je voyais se préparer une scène de sang et de meurtres sans nombre ; sur l’inefficacité, car malgré ce projet criminel, extravagant, d’une résistance impossible, j’étais convaincu d’avance qu’il n’y aurait aucune digue assez puissante pour arrêter ce torrent impétueux. » (Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie.)

    (Note de l’édit.)
  10. Le narrateur cité par Montjoie rend compte en ces mots des efforts que fit M. Rœderer auprès du peuple, auprès de la garde nationale, et de l’entretien qu’il eut ensuite avec le roi dans son cabinet. Cette relation du 10 août contient aussi beaucoup d’autres détails importans ; mais nous les plaçons dans les éclaircissemens sous la lettre (J), pour ne point interrompre le récit de madame Campan.

    « M. Rœderer, il faut le dire à sa louange, épuisa tous les moyens. Enfin, ne pouvant triompher de la colère du peuple, il la calma pendant quelques instans ; on lui accorda une demi-heure, et les dépositaires de la loi rentrèrent à l’instant dans la cour du château.

    » Ici se trouvèrent des obstacles d’un autre genre : la garde nationale faisait la meilleure contenance ; elle paraissait parfaitement disposée.

    » M. Rœderer lui représenta tout le danger ; il l’engagea à rester ferme à son poste ; il l’exhorta à ne pas attaquer ses concitoyens, ses frères, tant qu’ils resteraient dans l’inaction ; mais il pressentit le moment où le château serait attaqué. Il leur rappela les principes d’une défense légitime ; et leur fit la réquisition prescrite par la loi du mois de mai 1791, relative à la force publique. La garde nationale resta muette, et les canonniers déchargèrent leurs canons.

    » Que pouvait alors le département ? Il se joignit aux ministres du roi, et, d’un commun accord, tous le conjurèrent de se sauver avec sa famille et de se réfugier dans le sein de l’Assemblée nationale. « Ce n’est que là, Sire, dit M. Rœderer, au milieu des représentans du peuple, que Votre Majesté, que la reine, que la famille royale peuvent être en sûreté. Venez ; fuyons : encore un quart-d’heure, et la retraite ne dépendra peut-être plus de nous. »

    » Le roi hésitait, la reine témoignait le plus vif mécontentement. « Quoi ! disait-elle, nous sommes seuls ; personne ne peut agir… — Oui, Madame, seuls ; l’action est inutile....., la résistance impossible. » L’un des membres du département, M. Gerdret, veut élever la voix ; il insiste sur l’exécution prompte du parti proposé. « Taisez-vous, Monsieur, lui dit la reine, taisez-vous : vous êtes le seul qui ne devez point parler ici : quand on a fait le mal, on ne doit pas avoir l’air de vouloir le réparer. »

    (Note de l’édit.)
  11. M. Thierry, qui ne cessa jamais de donner à son souverain les preuves du plus respectueux et du plus fidèle attachement, fut une des victimes du 2 septembre.
    (Note de madame Campan.)
  12. Pendant la terreur, j’étais retirée dans le château de Coubertin, près de celui de Dampierre. La duchesse de Luynes vint plusieurs fois me prier de lui répéter ce que la reine m’avait dit à son sujet, aux Feuillans ; nous pleurions ensemble, et elle s’en allait en me disant : J’ai souvent besoin de vous faire répéter ces paroles de la reine.
    (Note de madame Campan.)