Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/11

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CONCLUSION.

Pétion refuse à madame Campan la permission de s’enfermer au Temple avec la reine. — Elle excite les soupçons de Robespierre. — Visites domiciliaires. — Madame Campan ouvre le porte-feuille qu’elle a reçu du roi. — Papiers qu’il renfermait avec les sceaux de l’État. — Correspondance secrète de Mirabeau avec la cour. — Elle est détruite ainsi que les autres papiers. — Seule pièce conservée. — Elle est remise à M. de Malesherbes au moment du procès de l’infortuné Louis XVI. — Fin des Mémoires.

La reine, ayant perdu sa montre et sa bourse pendant le trajet des Tuileries aux Feuillans, demanda à ma sœur de lui prêter vingt-cinq louis[1].

Je passai une partie de la journée aux Feuillans, et Sa Majesté me prévint qu’elle demanderait à Pétion de m’avoir auprès d’elle dans le lieu où l’Assemblée décréterait leur prison ; je retournai donc chez moi préparer tout ce qui m’était nécessaire pour la suivre.

Le même jour (11 août), à neuf heures du soir, je revins aux Feuillans, je me trouvai consignée à toutes les portes ; je réclamai mon entrée à raison de la première permission qui m’avait été donnée ; je fus refusée de nouveau. On me dit que la reine avait assez de monde auprès d’elle. Ma sœur y était restée ainsi qu’une de mes compagnes, sortie le 11 des prisons de l’Abbaye. Le 12, je commençai mes sollicitations ; mes prières et mes larmes ne purent fléchir les gardiens des portes, ni même un député auquel je m’adressai.

J’appris bientôt la translation de Louis XVI et de sa famille au Temple. Je me rendis chez Pétion accompagnée d’un homme que j’avais placé à l’administration des postes[2], et qui m’était très-dévoué. Il voulut monter seul chez Pétion ; il le supplia et lui dit que, lorsqu’on demandait à porter des fers, on ne devait pas être suspect de mauvais projets, et qu’il n’y avait pas d’opinion politique qui pût faire trouver ces instances blâmables. Voyant que ce brave homme n’avait pu réussir, je crus obtenir davantage par ma présence ; mais Pétion persista dans son refus, et me menaça de m’envoyer à la Force. Plus cruel encore par le genre de consolation qu’il voulut me donner, il ajouta que je pouvais être certaine que toutes les personnes qui, en ce moment, étaient près de Louis XVI et de sa famille, n’y resteraient pas long-temps. En effet, deux ou trois jours après, la princesse de Lamballe, madame de Tourzel, mademoiselle sa fille, la première femme de la reine, celle du dauphin et de Madame, MM. de Chamilly et Hue, furent enlevés pendant la nuit et transférés à la Force.

Après le départ du roi et de la reine pour le Temple, ma sœur fut constituée prisonnière pendant vingt-quatre heures dans l’appartement que Leurs Majestés venaient de quitter.

Dès ce moment, j’eus la douleur d’être réduite à n’avoir plus de nouvelles de mon auguste et infortunée maîtresse que par la voie des journaux, ou par quelques détails que l’on obtenait des gardes nationaux qui faisaient le service du Temple.

Le roi et la reine ne m’avaient rien dit aux Feuillans du porte-feuille qui m’avait été remis en dépôt ; sans doute ils croyaient me revoir. Le ministre Roland et les députés qui composaient le gouvernement provisoire, étaient très-occupés de la recherche des papiers de Leurs Majestés. On fit fouiller partout aux Tuileries. L’infâme Robespierre pensa à M. Campan, secrétaire intime de la reine, et dit qu’il croyait que sa mort n’était pas réelle, et qu’ignoré dans quelque coin de la France, il était, sans doute, le dépositaire de tous les papiers importans. On avait trouvé dans un grand porte-feuille du roi, une seule lettre du comte d’Artois, qui, par sa date et les sujets qu’elle traitait, indiquait l’existence d’une correspondance suivie. (Cette lettre figure dans les pièces du procès de Louis XVI.) Un ancien précepteur de mon fils avait étudié avec Robespierre ; celui-ci, l’ayant rencontré dans la rue, et connaissant les rapports qu’il avait eus avec la famille de M. Campan, le somma de lui dire, sur son honneur, s’il avait la certitude de sa mort. Cet homme lui répondit que M. Campan était mort en 1791, à la Briche, et qu’il l’avait vu enterrer dans le cimetière d’Épinay. « Eh bien ! reprit Robespierre, apporte-moi demain à midi son extrait mortuaire, cela m’est fort nécessaire. » Sur la communication qu’il me fit de la demande du député, j’envoyai à l’instant même lever l’extrait mortuaire de M. Campan, et Robespierre l’eut le lendemain à neuf heures du matin. Mais en pensant à mon beau-père, je trouvais que l’on arrivait bien près de moi, qui étais la véritable dépositaire de ces papiers importans. Je passais tous les jours et les nuits à chercher ce que je pouvais faire de mieux ou de moins mal dans une semblable circonstance.

J’étais dans cette situation, lorsque l’ordre d’informer contre ce qu’on appelait les attentats du 10 août, amena des visites domiciliaires. Mes domestiques furent instruits que la section où je demeurais était très-occupée de la fouille qui serait faite chez moi, et vinrent m’en avertir. J’appris que cinquante hommes armés s’empareraient de la maison de M. Auguié où j’étais alors. On venait de me donner cette nouvelle, lorsque M. Gougenot, maître-d’hôtel du roi et receveur-général de la régie, homme très-dévoué à son souverain, entra dans ma chambre couvert d’une houppelande, sous laquelle il portait, avec beaucoup de peine, le porte-feuille du roi, que je lui avais confié. Il le jeta à mes pieds, et me dit : « Voilà votre dépôt ; je ne l’ai pas reçu des mains même de notre malheureux roi ; en vous le remettant j’ai rempli ma tâche. » Après avoir dit ces mots, il voulut sortir. Je l’arrêtai en le suppliant de concerter avec moi ce que je devais faire dans une si cruelle circonstance. Il se refusait à mes instances et ne voulait pas même connaître le parti que je prendrais. Je lui dis que mon logement allait être investi ; je lui confiai ce que la reine m’avait dit sur le contenu du porte-feuille. À tout cela il répondait : « Voyez, décidez-vous, je ne veux y être pour rien. » Alors, je restai quelques secondes à penser, et je me souviens que ma démarche fut établie sur les raisons suivantes. Je parlais haut, quoique avec moi-même ; je marchais à grands pas ; le malheureux Gougenot restait pétrifié. Oui, disais-je, quand on ne peut plus communiquer avec son roi et prendre ses ordres, quelque attachement qu’on lui porte, on ne peut le servir qu’en obéissant à son propre jugement. La reine m’a dit : En cas de procès, ce porte-feuille contient toutes pièces du plus grand danger, s’il tombait entre les mains des gens de la révolution. Elle m’a parlé aussi d’une seule pièce qui, dans ce même cas, serait utile. C’est à moi d’interpréter ses paroles et de les considérer comme des ordres. Cela voulait dire : Vous sauveriez tel papier, vous détruiriez les autres s’ils étaient au moment de vous être ravis. Sans cela, avait-elle besoin de me donner des détails sur ce que renfermait ce porte-feuille ? L’ordre de le garder suffisait. Probablement il contient encore des lettres de la famille émigrée ; rien de ce qui peut être prévu ou décidé ne doit plus être utile, et il n’y a pas de fil politique qui ne soit coupé par la journée du 10 août et par l’emprisonnement du roi. Mais ma maison va être investie, je ne puis cacher un objet aussi volumineux ; je livrerais donc, par mon imprévoyance, ce qui peut causer la condamnation du roi. Ouvrons le porte-feuille ; sauvons la pièce indiquée ; détruisons les autres. Je pris un couteau, et je perçai un des côtés du porte-feuille. Je vis une quantité d’enveloppes avec les titres de la main du roi. M. Gougenot y trouva les anciens sceaux du roi[3], tels qu’ils étaient avant que l’Assemblée en eût fait changer la légende. Dans ce moment, nous entendîmes un grand bruit ; il consentit à nouer le porte-feuille, à le reprendre sous sa houppelande et à se rendre dans un endroit sûr pour exécuter ce que j’avais pris sur moi de décider. Il me fit jurer, au nom de ce que j’avais de plus sacré, que j’affirmerais, dans tous les cas possibles, que le parti que je prenais ne m’avait été dicté par personne, et que, quel qu’en fût le résultat, j’en prenais, pour mon propre compte, la louange ou le blâme. Je levai la main et lui fis le serment qu’il exigeait ; il sortit. Une demi-heure après, beaucoup d’hommes armés arrivent chez moi ; on met des factionnaires à toutes les issues ; on enfonce des secrétaires et des armoires dont on n’avait pas les clefs ; on fouille dans les vases et dans les caisses du jardin ; on visite les caves ; le commandant dit à plusieurs reprises : « Cherchez surtout les papiers. » Dans l’après-midi, M. Gougenot revint. Il avait encore sur lui les sceaux de France, et m’apportait un état de tout ce qu’il avait brûlé.

Ce porte-feuille contenait :

20 Lettres de Monsieur, 18 ou 19 de M. le comte d’Artois, 17 de madame Adélaïde, 18 de madame Victoire, beaucoup de lettres du comte Alexandre de Lameth, beaucoup de M. de Malesherbes, avec des Mémoires qui y étaient réunis. Il y en avait aussi de M. de Montmorin et de plusieurs autres anciens ministres ou ambassadeurs. Chaque correspondance portait son titre écrit de la main du roi, sur le papier blanc qui la contenait. La plus volumineuse était celle de Mirabeau. Elle était réunie à un plan de départ qu’il jugeait nécessaire. M. Gougenot, qui avait parcouru plus particulièrement cette correspondance, me dit qu’elle était d’un si grand intérêt, que sans doute le roi la conservait comme pièce précieuse pour l’histoire de son règne ; que les correspondances avec les princes, toutes relatives aux choses qui se faisaient au-dehors, de concert avec le roi, eussent été les plus funestes à sa vie, si on les avait saisies. Enfin, il me remit ce procès-verbal signé par tous les ministres, auquel le roi attachait un si grand prix, parce qu’il avait donné son opinion contre la déclaration de la guerre ; une copie de la lettre écrite par le roi aux princes ses frères, pour les inviter à rentrer en France ; un état des diamans que la reine avait envoyés à Bruxelles (ces deux pièces étaient de mon écriture) ; plus un reçu de 400,000 francs de la main d’un banquier célèbre. Cette somme provenait des 800,000 francs que la reine avait successivement économisés, pendant son règne, sur sa pension de 300,000 francs par an, et sur les 100,000 écus de présent à l’époque de la naissance du dauphin. Ce reçu, écrit sur un très-petit papier, était contenu dans une couverture d’almanach. Je convins avec M. Gougenot qui, par sa place, devait résider à Paris, qu’il conserverait le procès-verbal du conseil et le reçu des 400,000 francs ; que nous attendrions ou des ordres ou les moyens de faire parvenir ces deux pièces au roi ou à la reine, et je partis pour Versailles.

Chaque jour avait ajouté à la rigueur des précautions qu’on prenait pour garder les illustres prisonniers. L’idée de ne pouvoir faire connaître au roi le parti que j’avais pris de brûler ses papiers, et la crainte de ne pouvoir lui faire parvenir celui qu’il m’avait fait indiquer comme lui étant nécessaire, me livraient à des tourmens auxquels il me paraît surprenant que la santé puisse résister. J’étais de plus tourmentée tous les matins par les craintes et les projets d’une très-honnête personne qui m’a démontré que, dans les temps de troubles civils, la frayeur fait commettre des actions qui servent les factieux, et qu’il faudrait ne confier des secrets importans qu’à des ames fortes, incapables d’éprouver le sentiment de la peur. La couturière qui avait été enfermée huit jours dans mon appartement aux Tuileries pour y faire le plastron du roi, était fort pieuse et fort attachée à la famille royale. Je croyais pouvoir compter sur elle ; mais cette pauvre femme se persuada qu’elle, ses enfans et son mari étaient en danger de périr, si elle n’allait à l’Assemblée déclarer qu’à telle époque on l’avait fait venir au château des Tuileries, pour un ouvrage qu’elle croyait devoir dénoncer. Tous les jours à mon réveil, elle venait m’annoncer qu’elle partait pour Paris, qu’elle ne voulait pas perdre toute sa famille. Je la calmais, je remettais sa tête ; je lui démontrais qu’elle n’était que l’aiguille dont je m’étais servie ; que la chose ne pouvait être connue, à moins qu’elle ne la dévoilât ; et que dans ce cas, quoiqu’il me parût être de toute impossibilité, on s’en prendrait d’abord à l’infortuné monarque pour avoir ordonné cet ouvrage ; à moi pour l’avoir fait exécuter, et nullement à elle qui avait travaillé à la journée par mes ordres. Elle me quittait plus tranquille, mais revenait le lendemain avec de nouvelles terreurs. Les visions s’en mêlaient ; la vierge lui avait dit qu’on ne sacrifiait pas ses enfans et son mari pour un être humain, quel qu’il fût. Je restai au moins quinze jours avec cette inquiétude perpétuelle. Le temps calma heureusement cette tête faible. Lorsque l’Assemblée peignait aux yeux du peuple Louis XVI et Marie-Antoinette comme ayant voulu faire égorger tout Paris, elle n’eût pas manqué d’imputer au roi, comme une faiblesse, ce plastron qu’il n’avait d’abord consenti à porter que par condescendance pour les prières de la reine, et dont il refusa de faire usage la nuit du 10 août.

Le moment du terrible procès approchait. On accorda des défenseurs officieux au roi ; l’héroïque vertu de M. de Malesherbes allait lui faire braver les plus imminens dangers, soit pour sauver son maître, soit pour périr avec lui. J’espérais alors pouvoir trouver un moyen d’informer Sa Majesté de ce que j’avais cru devoir faire. J’envoyai à Paris un homme dont j’étais sûre, prier M. Gougenot de venir me trouver à Versailles : il y vint aussitôt. Nous convînmes qu’il verrait M. de Malesherbes sans se servir d’aucun intermédiaire pour y parvenir.

M. Gougenot fut attendre à la porte de son hôtel le moment où il revenait du Temple, et il lui fit signe qu’il avait à lui parler. Un instant après, un domestique vint l’introduire dans la chambre de ce magistrat. Il lui confia ce que j’avais jugé convenable de prendre sur moi relativement aux papiers du roi, et lui remit le procès-verbal du conseil que Sa Majesté avait conservé pour servir éventuellement dans ses moyens de défense. Cependant il n’est pas question de cet écrit dans les discours de son défenseur ; on ne voulut probablement pas en faire usage.

Je m’arrête à l’affreuse époque de l’assassinat d’un roi dont on connaît les divines vertus ; mais je ne puis m’empêcher de rapporter ce qu’il n’avait pas dédaigné de dire en ma faveur à M. de Malesherbes : « Faites connaître à madame Campan qu’elle a fait ce que je lui aurais ordonné moi-même de faire ; je l’en remercie ; elle est du nombre des gens que je regrette de ne pouvoir récompenser de leur fidélité à ma personne, et de leurs bons services. » Je n’en fus instruite que le lendemain de son supplice, et j’aurais, je crois, succombé à mon désespoir, si ces honorables paroles ne m’eussent apporté quelque consolation[4].


FIN DU TOME SECOND.

  1. À son interrogatoire, la reine déclara que ces vingt-cinq louis lui avaient été prêtés par ma sœur ; cela motiva son arrestation et la mienne, et amena la mort de cette vertueuse mère de famille*.
    (Note de madame Campan.)

    *. Madame Auguié, remarquable par sa taille et sa beauté, était capable des résolutions les plus courageuses. La mort ne lui causait point d’effroi ; mais l’idée de périr innocente sur un échafaud l’indignait. « Jamais, disait-elle, le bourreau ne portera ses mains sur moi. » Ses sentimens religieux l’auraient ramenée peut-être à plus de résignation ; mais elle était mère, et le désir de conserver ses biens à sa famille ne lui permit plus de songer qu’aux moyens de prévenir un arrêt inévitable. Au moment où on se présentait pour l’arrêter, elle se précipita d’un troisième étage. Ce dernier sacrifice de la tendresse maternelle rend ses derniers momens aussi respectables que son dévouement pour la reine avait été louable et touchant.

    (Note de l’édit.)
  2. M. Valadon.
  3. C’était sans doute pour avoir à l’instant les anciens sceaux, en cas de contre-révolution, que la reine m’avait recommandé de ne pas m’éloigner des Tuileries. M. Gougenot jeta un des sceaux dans la rivière de dessus le Pont-Neuf, et le second près du Pont-Royal.
    (Note de madame Campan.)
  4. Ici se terminent les Mémoires de madame Campan ; son récit finit avec ses services auprès de l’infortunée princesse qui appréciait son zèle et son dévouement. Elle n’a voulu parler que de ce qu’elle avait vu de ses yeux, ou appris de la bouche même de la reine ; et le silence qu’elle a gardé sur les événemens déplorables qui suivirent le 10 août, n’en donne que plus de poids à son témoignage sur tout ce qui précéda ces malheureux jours.
    (Note de l’édit.)