Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/12

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ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES

RECUEILLIS ET MIS EN ORDRE

PAR MADAME CAMPAN.

[*] Page 26.


La reine donna le jour au duc de Normandie, et la naissance d’un second fils paraissait ajouter encore au bonheur dont elle jouissait : elle eut encore une seconde princesse nommée Sophie. Les habitudes paisibles et régulières de la famille royale qui n’était plus dans l’âge des plaisirs bruyans, rappellent à ma mémoire les années qui s’écoulèrent depuis la paix signée en 1783 jusqu’à l’époque de la naissance de la seconde princesse, comme le temps le plus heureux du règne de Louis XVI. Bientôt ce règne allait être troublé par un orage imprévu que grossirent l’erreur, la corruption la plus vile et la plus noire calomnie.

Le cardinal de Rohan, qui était entré dans l’intrigue de madame Lamotte, d’une manière qui n’est pas encore entièrement éclaircie, fit quelques démarches auprès de M. de Saint-James, trésorier de l’extraordinaire des guerres, pour emprunter une somme considérable. Il lui confia quelques détails sur le marché qu’il avait fait avec Bœhmer, pour procurer à la reine son magnifique collier. Le financier, dont la fortune ébranlée fut peu de temps après suivie d’une faillite énorme, ne prêta point d’argent. Il eut de la peine à s’expliquer comment le cardinal, ouvertement brouillé avec la reine, se trouvait chargé d’une semblable commission ; et crut devoir faire parler à Sa Majesté de la confidence qui lui avait été faite. J’ignore avec quelle légèreté cet avis fut communiqué ; je sais qu’il fit trop peu d’impression sur la reine. Au comble du bonheur et de la gloire, comment penser qu’il se forme, sur un semblable sujet, une intrigue capable d’amener l’orage le plus funeste ! La reine me dit seulement que l’on reparlait de cet ennuyeux collier ; que M. de Saint-James lui avait fait dire que Bœhmer se berçait encore de l’espoir de le lui faire acheter. Elle me recommanda de lui en parler la première fois que je le verrais, en lui demandant simplement ce qu’il avait fait de cette parure.

Le dimanche suivant, je rencontrai Bœhmer dans une des salles du grand appartement, à l’heure où je me rendais à la messe de la reine. Je l’appelai ; il me suivit jusqu’à ma travée. Je lui demandai s’il était enfin débarrassé de son collier ; il me répondit qu’il était vendu. Je lui demandai dans quelle cour ; il me répondit que c’était à Constantinople, et qu’en ce moment il appartenait à la sultane favorite. Je l’en félicitai. Ma véritable satisfaction était cependant relative à la reine qui ne serait plus obsédée à ce sujet. Le soir, je rendis compte de la rencontre que j’avais faite et de ma conversation avec le joaillier. Ce fut une vraie joie pour la reine. Elle témoigna cependant quelque surprise qu’un collier, composé pour la parure des Françaises, fût porté dans le sérail, et se borna à croire que la beauté seule de cette collection de diamans en avait fait faire l’acquisition. Elle me parla long-temps, à ce sujet, du changement total qui s’opérait dans les goûts et dans les désirs des femmes depuis l’âge de vingt ans jusqu’à trente. Elle me dit qu’étant plus jeune de dix ans, elle aimait les diamans à la folie ; mais qu’elle n’avait plus que le goût de la société privée, de la campagne, de l’ouvrage, et des soins qu’exigerait l’éducation de ses enfans. Depuis ce moment jusqu’au fatal éclat on ne parla plus du collier.

Le baptême de M. le duc d’Angoulême eut lieu en 1785. La reine commanda à Bœhmer le nœud d’épaule, les boucles et l’épée dont le roi et elle lui firent présent pour cette cérémonie. En remettant ces objets à Sa Majesté, Bœhmer lui présenta une note qui se trouve fidèlement transcrite dans un des Mémoires imprimés pendant le cours du procès du cardinal. La reine entra dans sa bibliothèque où je parcourais un ouvrage. Elle tenait ce papier à la main. Elle me le lut, en me disant qu’ayant deviné le matin les énigmes du Mercure, j’allais sans doute lui trouver le mot de celle que ce fou de Bœhmer venait de lui remettre. Ce furent ses propres expressions. Elle me lut cette note qui contenait, comme celle du Mémoire, la prière de ne pas l’oublier, et l’expression de son bonheur de la voir en possession des plus beaux diamans existant en Europe. En finissant cette lecture, elle tortilla le papier, le brûla à un bougeoir qui restait allumé dans sa bibliothèque pour cacheter les lettres, et me recommanda seulement, quand je verrais Bœhmer, de lui en demander l’explication. « A-t-il encore assorti quelques parures ? ajouta la reine : j’en serais au désespoir ; car je ne compte plus me servir de lui. Si je veux faire changer la forme de mes diamans, je me servirai de mon valet de chambre joaillier, qui n’aura pas même l’ambition de me vendre un karat. »

Après cet entretien, je partis pour ma campagne, à Crespy ; mon beau-père y avait du monde à dîner tous les dimanches : Bœhmer y venait une ou deux fois par été. Aussitôt que j’y fus établie, il y vint. Je lui répétai fidèlement ce que la reine m’avait chargée de lui dire. Il parut pétrifié, et me demanda comment la reine avait pu ne pas comprendre le sens du papier qu’il lui avait présenté. « Je l’ai lu moi-même, lui répondis-je, et n’y ai rien entendu. — Cela ne m’étonne pas pour vous, Madame, » me répondit Bœhmer. Il ajouta qu’il y avait dans tout cela un mystère dont je n’avais pas la confidence, et me demanda un entretien dans lequel il m’instruirait en entier de ce qui s’était passé entre la reine et lui. Je ne pus le lui promettre que pour le soir, à l’heure où les gens de Paris partiraient. Débarrassée des personnes qui exigeaient ma présence dans le salon, je descendis avec Boehmer dans une allée du jardin. Je crois pouvoir rappeler mot à mot la conversation qui eut lieu entre cet homme et moi. Je fus si frappée d’effroi dès le premier moment où je découvris l’intrigue à la fois la plus vile et la plus dangereuse, que chaque mot de cet entretien est profondément gravé dans ma mémoire. J’étais si pénétrée de ma douleur, j’entrevoyais tant de dangers dans la manière dont la reine aurait à se dégager d’un semblable mensonge, qu’il vint à tonner, à pleuvoir, pendant que je m’entretenais avec Bœhmer, sans que j’y fisse attention.

Étant donc seule avec Bœhmer, je commençai ainsi :

Que signifie le papier que vous remîtes à Sa Majesté dimanche, à la sortie de la chapelle ?

B. La reine ne peut pas l’ignorer, Madame.

Pardonnez-moi, elle m’a de plus chargée de vous le demander.

B. C’est un jeu.

Quel jeu voulez-vous qui puisse exister pour une chose aussi simple entre vous et la reine ? La reine ne s’habille plus que très-rarement, vous le savez : vous m’avez dit vous-même que l’extrême simplicité de la cour de Versailles faisait tort à votre commerce. Elle craint que vous n’inventiez de nouvelles choses, et m’a expressément ordonné de vous dire qu’elle n’ajouterait jamais un diamant de vingt louis à ceux qu’elle possède.

B. Je le crois, Madame, elle en a moins besoin que jamais ; mais qu’a-t-elle dit sur l’argent ?

Vous êtes soldé depuis long-temps.

B. Ah ! Madame, vous êtes bien dans l’erreur ! On me doit une bien grosse somme.

Que voulez-vous dire ?

B. Il faut tout vous avouer ; la reine vous fait un mystère : elle a acheté mon grand collier.

La reine ! Elle vous l’a refusé, elle l’a refusé au roi qui voulait le lui donner.

B. Eh bien, elle a changé d’idée.

En changeant d’idée elle en aurait fait part au roi. Je n’ai pas vu ce collier dans les diamans de la reine.

B. Elle devait le porter le jour de la Pentecôte. J’ai été bien étonné de ce qu’elle ne l’a pas fait.

Dans quel temps la reine vous a-t-elle annoncé qu’elle s’était décidée à l’acquisition de votre collier ?

B. Elle ne m’a jamais parlé elle-même à ce sujet.

Qui donc a été son intermédiaire ?

B. Le cardinal de Rohan.

Elle ne lui a pas adressé la parole depuis dix ans ! Je ne sais par quelle intrigue, mon cher Bœhmer, mais vous êtes volé, le fait est certain.

B. Le reine fait semblant d’être mal avec Son Éminence ; mais il est très-bien avec elle.

Que voulez-vous dire ? La reine fait semblant d’être mal avec un personnage aussi marquant à la cour ! Les souverains font plutôt semblant d’être bien. Elle a fait semblant quatre ans de suite de ne pas vouloir acheter ni accepter votre collier ! Elle l’achète et fait semblant de ne s’en point souvenir, puisqu’elle ne le porte pas ! Vous êtes fou, mon pauvre Bœhmer, et je vous vois entortillé dans une intrigue qui me fait frémir pour vous et m’afflige pour Sa Majesté. Lorsque je vous demandai, il y a six mois, ce qu’était devenu ce collier, et où vous l’aviez placé, vous m’avez dit que vous l’aviez vendu à la sultane favorite.

B. J’ai répondu comme la reine le voulait : c’était elle qui m’avait fait ordonner par M. le cardinal de faire cette réponse.

Mais enfin, comment les ordres de Sa Majesté vous ont-ils été transmis ?

B. Par des écrits signés de sa main ; et depuis quelque temps, je suis forcé de les faire voir aux gens qui m’ont prêté de l’argent, pour parvenir à les calmer.

Vous n’en avez donc jamais reçu ?

B. Pardonnez-moi, j’ai touché en livrant le collier une somme de trente mille francs en billets de la caisse d’escompte, que Sa Majesté m’a fait donner par M. le cardinal ; et vous pouvez être bien sûre qu’il voit Sa Majesté en particulier ; car il m’a dit, en me remettant cette somme, qu’elle l’avait prise en sa présence dans un porte-feuille placé dans le secrétaire de porcelaine de Sèvres, qui est dans son petit boudoir.

Tout cela ce sont des mensonges ; et vous êtes bien coupable, ayant prêté serment de fidélité au roi et à la reine par les charges que vous possédez auprès de leurs personnes, de traiter à l’insu du roi pour la reine, lorsqu’il s’agit d’un objet aussi important, et avec elle sans avoir directement reçu ses ordres.

Cette dernière remarque frappa ce dangereux imbécille ; il me demanda ce qu’il avait à faire. Je lui conseillai d’aller trouver M. le baron de Breteuil, son ministre, depuis qu’il avait la charge de garde des diamans de la couronne, de lui dire avec sincérité tout ce qui s’était passé, et de se laisser diriger par lui. Il m’assura qu’il préférait me charger de cette explication avec la reine. Je m’y refusai, démêlant dans son récit un foyer d’intrigues que la prudence devait me faire éviter. Je passai dix jours à ma campagne sans entendre parler de cette affaire. La reine m’ayant fait demander au petit Trianon, pour répéter avec moi le rôle de Rosine, qu’elle devait jouer dans le Barbier de Séville, je me trouvai seule avec elle, assise sur son canapé ; il ne fut question que du rôle. Après une heure employée en répétition, Sa Majesté me demanda pourquoi je lui avais envoyé Bœhmer ; qu’il était venu pour lui parler de ma part ; qu’elle n’avait pas voulu le voir. J’appris de cette manière qu’il n’avait rien fait de ce que je lui avais conseillé. L’impression qui se fit sur mes traits, lorsque j’entendis prononcer le nom de cet homme, fut très-vive ; la reine s’en aperçut et me fit des questions. Je la suppliai de le voir, je l’assurai que cela était instant pour sa tranquillité, qu’une intrigue se tramait à son insu ; qu’elle était grave, puisque l’on montrait aux gens qui prêtaient de l’argent à Bœhmer des engagemens signés d’elle. Sa surprise, son dépit furent extrêmes. Elle m’ordonna de rester à Trianon, fit partir un courrier pour Paris, le faisant demander sous un prétexte que j’ai oublié. Il vint le lendemain matin, jour même de la représentation de la comédie, et ce fut le dernier des amusemens que la reine se permettait dans cette retraite.

Le reine le fit entrer dans son cabinet, lui demanda par quelle fatalité elle avait encore à entendre parler de sa folle prétention de lui vendre un objet qu’elle refusait constamment depuis plusieurs années. Il répondit qu’il y était bien forcé, ne pouvant plus calmer ses créanciers. « Que me font vos créanciers ? » lui dit Sa Majesté. Alors Bœhmer lui avoua successivement tout ce qui, selon ses illusions, s’était passé entre la reine et lui par l’intervention du cardinal. À chaque chose qu’elle entendait, son étonnement égalait son courroux et sa surprise. Elle parlait en vain, l’importun et dangereux joaillier ne cessait de répéter : « Madame, il n’est plus temps de feindre, daignez avouer que vous avez mon collier, et faites-moi donner des secours, ou ma banqueroute aura bientôt tout dévoilé. »

On peut aisément se peindre ce que la reine eut à souffrir. À la sortie de Bœhmer, je la trouvai dans un état alarmant ; l’idée que l’on avait pu croire qu’un homme tel que le cardinal avait sa confiance intime ; qu’elle s’était servie de lui vis-à-vis d’un marchand pour se procurer, à l’insu du roi, une chose qu’elle avait refusée du roi lui-même, la mettait au désespoir. Elle demanda successivement l’abbé de Vermond et le baron de Breteuil. Leur haine pour le cardinal, le mépris qu’ils lui portaient, leur firent trop oublier que les vices les plus bas n’empêchent pas les premiers ordres de l’empire d’être défendus par ceux auxquels ils ont l’honneur d’appartenir ; qu’un Rohan, un prince de l’Église, quelque coupable qu’il fût, aurait un parti considérable auquel devaient naturellement se rallier tous les mécontens de la cour et les frondeurs de Paris.

On crut trop facilement qu’il serait dépouillé de tous les avantages de son rang et de son ordre, pour être livré à la honte de sa conduite déréglée : on se trompa.

Je vis la reine après la sortie du baron et de l’abbé ; elle me fit frémir par son agitation. « Il faut, disait-elle, que les vices hideux soient démasqués ; quand la pourpre romaine et le titre de prince ne cachent qu’un besogneux, un escroc, qui ose compromettre l’épouse de son souverain, il faut que la France entière et que l’Europe le sachent. » Il est évident que, dès ce moment, le plan funeste était arrêté. La reine vit mon effroi ; je ne le lui dissimulai point, je lui connaissais trop d’ennemis pour ne pas appréhender de la voir occuper le monde entier d’une intrigue que l’on chercherait à embrouiller encore plus. Je la suppliai de prendre les conseils les plus sages et les plus modérés. Elle m’imposa silence, en me disant d’être tranquille, bien persuadée qu’il ne se ferait aucune imprudence.

Le dimanche suivant, jour de l’Assomption, au moment où le cardinal, revêtu de ses habits sacerdotaux, allait se rendre à la chapelle, le roi le fit demander à midi, dans son cabinet, en présence de la reine. « Vous avez acheté des diamans à Bœhmer, lui dit le roi. — Oui, Sire. — Qu’en avez-vous fait ? — Je croyais qu’ils avaient été remis à la reine. — Qui vous avait chargé de cette commission ? — Une dame nommée la comtesse de Lamotte-Valois, qui m’a présenté une lettre de la reine, et j’ai cru faire une chose agréable à Sa Majesté, en me chargeant de cette négociation. » La reine l’interrompit avec vivacité, pour lui demander comment il avait pu croire, lui auquel elle n’avait pas adressé la parole depuis plus de huit ans, qu’il avait été choisi pour une semblable commission, et par l’entremise d’une femme qu’elle ne connaissait pas. « Je vois bien, dit le cardinal, que j’ai été trompé. » Il sortit alors de sa poche un billet de Sa Majesté, signé Marie-Antoinette de France. Le roi se récria et lui dit qu’un grand-aumônier devait savoir que les reines de France ne signaient que leurs noms de baptême ; que même les filles de France n’avaient point d’autre signature, et que, si la famille royale avait à ajouter un nom à cette signature d’usage, ce ne serait pas de France. L’écriture n’était pas plus imitée que le protocole ; le roi le lui observa de même. Sa Majesté lui montra ensuite copie d’une lettre adressée à Bœhmer, en lui demandant s’il avait écrit une semblable lettre ? Le cardinal, après l’avoir parcourue des yeux, répondit qu’il ne se souvenait pas de l’avoir écrite. « Si on vous la présentait signée de vous ? lui dit alors le roi. — Si la lettre est signée, elle est véritable, » répondit le cardinal. Il était extrêmement troublé, et répéta plusieurs fois : « J’ai été trompé, Sire, je paierai le collier, je demande pardon à Vos Majestés. » Le roi lui dit de se remettre et de passer dans le cabinet suivant où il trouverait du papier, des plumes, et pourrait écrire ses aveux ou ses réponses. M. de Vergennes et le garde-des-sceaux furent d’avis d’apaiser cette affaire, et d’en éviter le scandale. L’opinion du baron de Breteuil prévalut, le ressentiment de la reine la favorisait. Le cardinal rentra et présenta au roi quelques lignes aussi embrouillées que ce qu’il avait dit. Il reçut l’ordre de sortir accompagné du baron qui le fit arrêter par M. d’Agoult, major de cour. Il confia la conduite du cardinal, jusqu’à son appartement, à un jeune lieutenant des gardes, qui, peu de jours auparavant, s’était vu arrêter pour dettes. L’ordre de suivre le cardinal, de répondre de sa personne, le mot arrestation enfin, troublèrent si fort ce jeune homme, qu’il perdit toutes les facultés de réfléchir à l’importance de sa mission. Le cardinal rencontra, dans la galerie de la chapelle, son heiduque, et lui parla en allemand. Voulant écrire les ordres qu’il lui donnait et n’ayant pas sur lui de crayon, il demanda au sous-lieutenant s’il pouvait lui en prêter un. Il en avait un, il le présenta au cardinal, et attendit patiemment que Son Éminence eût tracé sur un morceau de papier les ordres qu’il donnait à l’abbé Georgel, son grand-vicaire, de brûler, dans son cabinet à Paris, la totalité de sa correspondance avec madame Lamotte. De ce moment, toutes les preuves de cette intrigue disparurent. Madame Lamotte fut arrêtée à Bar-sur-Aube ; son mari était déjà passé en Angleterre. Dès le commencement de cette funeste affaire, l’inconsidération et l’imprévoyance semblaient avoir dicté toutes les démarches de la cour ; l’obscurité qui en résulta laissa le champ libre aux fables qui composèrent les volumineux mémoires écrits de part et d’autre. La reine concevait si peu ce qui pouvait avoir donné lieu à l’intrigue dont elle allait être victime, qu’au moment où le roi interrogeait le cardinal, il lui vint à l’esprit une idée effrayante. Elle pensa, avec cette rapidité que font naître l’intérêt personnel et l’extrême agitation, que, si le projet de la perdre aux yeux du roi et des Français était le motif caché de cette intrigue, le cardinal allait peut-être affirmer qu’elle avait le collier ; qu’il avait été honoré de sa confiance pour cette acquisition faite à l’insu du roi, et indiquer un endroit secret de son appartement où il l’aurait fait cacher par quelque traître. Le besoin d’argent et la plus basse escroquerie étaient les seules bases de cette criminelle affaire. Déjà le collier était dépecé et vendu, partie à Londres et en Hollande, le reste à Paris.

Du moment que l’arrestation du cardinal fut connue, la clameur fut universelle. Chaque mémoire, qui parut pendant la durée du procès, l’augmentait encore, et rien ne tendait à en dévoiler les causes secrètes. Le clergé prit, dans cette circonstance, le parti qu’un peu de sagesse et la moindre connaissance de l’esprit d’un semblable corps auraient dû faire pressentir. Les Rohan et la maison de Condé firent, ainsi que le clergé, entendre partout leurs plaintes. Le roi consentit au jugement légal, et, dans les premiers jours de septembre, il adressa au parlement des lettres-patentes, dans lesquelles Sa Majesté disait que, « pénétré de la plus juste indignation, en voyant les moyens qui, de l’aveu du sieur cardinal, avaient été employés pour inculper sa très-chère et très-honorable épouse et compagne, il avait, etc. »

Moment funeste ! où la reine se trouva, par cette faute si impolitique, en jugement avec un sujet contre lequel le pouvoir seul du roi eût dû agir. De faux principes d’équité, l’ignorance et la haine avaient combiné, dans le désordre de conseils mal tenus, une marche à la fois attentatoire à l’autorité royale et à la morale publique.

On vit les princes et les princesses de la maison de Condé, les maisons de Rohan, de Soubise et Guéménée, prendre le deuil et se mettre en haie sur le passage de Messieurs de la Grand’Chambre, pour les saluer lorsqu’ils se rendaient au Palais, les jours des séances relatives au procès du cardinal, et des princes du sang se déclarèrent en sollicitation ostensible contre la reine de France.

Le pape voulut réclamer, pour le cardinal de Rohan, le droit que lui donnait son rang ecclésiastique, et demanda qu’il fût jugé à Rome. Le cardinal de Bernis, ambassadeur de France près de Sa Sainteté, ancien ministre des affaires étrangères, réunissant la sagesse d’un vieux diplomate aux principes d’un prince de l’Église, voulait que l’on étouffât cette scandaleuse affaire.

Mesdames, tantes du roi, restées très-liées avec cet ambassadeur, adoptèrent son opinion, et la conduite du roi et de la reine fut également et hautement censurée dans les appartemens de Versailles, dans les hôtels et dans les cafés de Paris.

Il est aisé de rattacher à cette aventure, aussi fatale qu’inattendue, aussi vicieusement combinée que faiblement et dangereusement punie, les désordres qui préparèrent tant de moyens au parti ennemi de l’autorité.

Dans les premiers mois de l’année 1786, le cardinal fut pleinement acquitté et sortit de la Bastille ; madame Lamotte condamnée à être fouettée, marquée et enfermée. Par suite des fausses vues qui dirigeaient les démarches de la cour, on y trouva que le cardinal et la femme Lamotte étaient également coupables et inégalement jugés, et on voulut rétablir la balance de la justice en exilant le cardinal à l’abbaye de la Chaise-Dieu, et en laissant évader madame Lamotte peu de jours après son entrée à l’Hôpital.

Cette nouvelle faute confirma les Parisiens dans l’idée que cette vile créature, qui jamais n’avait pu pénétrer même jusqu’au cabinet des femmes de la reine, avait réellement intéressé cette infortunée princesse. Cagliostro, un de ces intrigans à prétendues sciences ou découvertes secrètes, qui viennent, tous les vingt-cinq à trente ans, occuper les oisifs les plus importans de Paris, un capucin, une fille du Palais-Royal, se trouvèrent impliqués dans ce procès ; il ne parut sur la scène aucun personnage connu. Le nommé Desclos, garçon de la chambre de la reine, et musicien de la chapelle, fut le seul homme attaché au service de la cour, que madame Lamotte ait osé citer. Il comparut dans le procès du cardinal. C’était à lui qu’elle disait avoir remis le collier. Elle le nomma parce qu’elle avait passé une soirée avec lui chez la femme d’un petit chirurgien-accoucheur de Versailles. Ainsi la prétendue amie de la reine, quand elle allait lui faire sa cour, demeurait à la Belle-Image, et figurait dans le cercle des plus minces bourgeois de cette ville.

Aussitôt que j’eus connaissance du jugement du cardinal, je me transportai chez la reine. Elle entendit ma voix dans la pièce qui précédait son cabinet. Elle m’appela ; je la trouvai fort émue. Elle me dit, avec une voix entrecoupée : « Faites-moi votre compliment de condoléance ; l’intrigant qui a voulu me perdre, ou se procurer de l’argent en abusant de mon nom et prenant ma signature, vient d’être pleinement acquitté. Mais, ajouta-t-elle avec force, comme Française recevez aussi mon compliment de condoléance. Un peuple est bien malheureux d’avoir pour tribunal suprême un ramas de gens qui ne consultent que leurs passions, et dont les uns sont susceptibles de corruption, et les autres d’une audace qu’ils ont toujours manifestée contre l’autorité et qu’ils viennent de faire éclater contre ceux qui en sont revêtus[1]. » À ce moment le roi entra, je voulus me retirer : « Restez, me dit-il, vous êtes du nombre de celles qui partagez sincèrement la douleur de votre maîtresse. » Il s’approcha de la reine et la prit par la main : « Cette affaire vient d’être outrageusement jugée, ajouta-t-il ; elle s’explique cependant aisément. Il ne faut pas être Alexandre pour trancher ce nœud gordien. Le parlement n’a vu dans le cardinal qu’un prince de l’Église, un prince de Rohan, le proche parent d’un prince du sang, et il eût dû voir en lui un homme indigne de son caractère ecclésiastique, un dissipateur, un grand seigneur dégradé par ses honteuses liaisons, un enfant de famille aux ressources, comme il y en a tant dans Paris, et faisant de la terre le fossé. Il a cru qu’il donnerait d’assez forts paiemens à Bœhmer pour acquitter avec du temps le prix du collier ; mais il connaissait trop bien les usages de la cour, et n’est pas assez imbécile pour avoir cru madame de Lamotte admise auprès de la reine, et chargée d’une semblable commission. »

Je ne prétends pas prononcer en dernier ressort contre la crédulité ou la malhonnêteté du cardinal, en rendant fidèlement le jugement du roi ; mais il perça dans le monde, et je devais les détails fidèles d’un entretien où il voulut bien l’articuler avec autant d’abandon. Il continua encore à parler de ce terrible procès, et voulut bien me dire : « Je vous ai sauvé un désagrément que vous auriez éprouvé sans utilité pour la reine : tous les papiers du cardinal ont été brûlés, à l’exception d’un petit billet de sa main, trouvé seul au fond d’un tiroir ; il est de la fin de juillet, et dit que Bœhmer a vu madame Campan qui lui a dit de prendre garde à l’intrigue dont il serait la victime ; qu’elle mettrait sa tête sur un billot pour soutenir que jamais la reine n’avait voulu du collier, et qu’elle n’en avait sûrement pas fait mystérieusement l’emplète. Avez-vous eu cette conversation avec cet homme ? » me dit le roi. Je répondis que je me rappelais lui avoir dit à peu près ces mots, et que j’en avais rendu compte à la reine. « Eh bien ! continua-t-il, on m’a fait demander si cela m’agréait que vous fussiez mandée pour comparaître, et j’ai répondu que, si cela n’était pas absolument indispensable, on me ferait plaisir de ne point mander une personne aussi rapprochée de la reine que vous l’êtes. Comment expliquer, par exemple, continua le roi, que cet homme ait écrit ce billet trois semaines avant le jour où je lui ai parlé, sans faire la moindre démarche auprès de la reine ou de moi ? »

M. Pierre de Laurencel, substitut du procureur-général, fit parvenir à la reine une liste des noms des membres de la grand’chambre, avec les moyens dont s’étaient servis les amis du cardinal pour gagner leurs voix pendant la durée du procès. J’ai eu cette liste à garder parmi les papiers que la reine avait déposés chez M. Campan, mon beau-père, et qu’à sa mort elle m’ordonna de garder. J’ai brûlé cet état, et je me rappelle que les femmes y jouaient un rôle affligeant pour leurs mœurs : c’était par elles, et à raison de sommes considérables qu’elles avaient reçues, que les plus vieilles et les plus respectables têtes avaient été séduites. Je ne vis pas un seul nom du parlement directement gagné.

À cette époque finirent les jours fortunés de la reine ; adieu pour jamais aux paisibles et modestes voyages de Trianon, aux fêtes où brillaient à la fois la magnificence, l’esprit et le bon goût de la cour de France ; adieu surtout à cette considération, à ce respect dont les formes accompagnent le trône, mais dont la réalité seule est la base solide.


[**] Page 75.

Abrégé des circonstances du départ de Louis XVI,
pour Paris, le 6 octobre 1789
[2], par M. de St.-Priest.

Je crois devoir commencer le récit de ce qui s’est passé à Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, en rapportant le contenu d’une lettre que M. de La Fayette m’écrivit quelques jours auparavant. Je n’ai pu la conserver, mes papiers ayant été brûlés en France pendant mon émigration ; mais je l’ai copiée dans le journal de Bailly, imprimé depuis sa mort.

« Le duc de La Rochefoucauld vous aura dit l’idée qu’on a mise dans la tête des grenadiers d’aller cette nuit à Versailles ; je vous mandais de n’en être pas inquiet, parce que je compte sur leur confiance en moi pour détourner ce projet. Je leur dois la justice de dire qu’ils avaient compté m’en demander la permission, et que plusieurs comptaient faire une démarche simple, et qui serait ordonnée par moi. Cette velléité est absolument détruite par quatre mots que je leur ai dits. Il ne m’en reste que l’idée des ressources inépuisables des cabaleurs. Vous ne devez regarder cette circonstance que comme une indication du dessein, mais en aucune manière comme dangereuse. »

M. de La Fayette ne comptait pas autant qu’il me le disait sur l’obéissance de ces grenadiers, ci-devant gardes-françaises, puisqu’il posta à Sèvres et à Saint-Cloud des détachemens de la garde nationale non soldée pour garder ces passages de la rivière de Seine. Il m’en prévint et ordonna au commandant de ces postes de m’avertir s’il y avait lieu.

Ces dispositions me parurent insuffisantes pour la sûreté de la résidence royale. Je portai au conseil d’État la lettre de M. de La Fayette, et j’en pris texte pour proposer de renforcer Versailles de quelques troupes réglées. J’observai que la lettre de M. de La Fayette en fournissait un motif plausible, et présentait un moyen de satisfaire à la lettre du décret sanctionné par le roi, qui donnait l’initiative aux municipalités pour l’action des troupes réglées. Le roi, de l’avis de son conseil, approuva ma proposition et me chargea de l’exécuter. J’adressai en conséquence la lettre de M. de La Fayette à la municipalité de Versailles, après en avoir prévenu le maire. Cette pièce fut insérée dans le registre, et la délibération fut prise en conséquence de demander un renfort de troupes au pouvoir exécutif. Muni de cette autorisation, j’observai au ministre de la guerre que le régiment d’infanterie de Flandre étant en route pour escorter, de Douai à Paris, un convoi d’armes destinées à la garde nationale parisienne, il serait à propos d’attirer ce corps à Versailles, lorsque sa mission aurait été remplie, afin d’éviter, du moins en partie, la fermentation que la venue d’une troupe de ligne dans la résidence royale ne manquerait pas d’occasioner à Paris et dans l’Assemblée nationale. Cette mesure fut adoptée par le conseil. Bailly dit dans son journal qu’il m’écrivit sur l’inquiétude que les districts de Paris en prenaient. Il ajoute que je lui répondis « que la venue de gens armés dans la résidence royale, annoncée par des bruits circonstanciés pour y annoncer la venue du régiment de Flandre, avait déterminé le roi de prendre à cet égard des mesures militaires. »

Je me rappelle d’autant moins ce que je pouvais entendre par-là, que je suis très-assuré de n’avoir pris aucune autre mesure militaire, que de faire prévenir le régiment de Flandre de marcher en gens de guerre sans se détourner de sa destination.

Il est vrai que le corps de ville de Paris, d’après ma réponse à Bailly, eut l’audace d’envoyer à Versailles quatre députés s’informer, des ministres du roi, des motifs de l’appel du régiment de Flandre. Ces députés descendirent chez moi ; et le sieur Dusaulx, l’un d’eux, membre de l’Académie des belles-lettres, porta la parole : il m’interrogea du ton le plus impérieux sur l’objet en question, en m’annonçant que son exécution aurait de fatales conséquences. Je lui répondis, le plus modérément que je pus, que cette demande d’un régiment de ligne était une suite naturelle de l’avis donné par une lettre de M. de La Fayette. J’ajoutai que je lui répondais ainsi de moi-même, le roi ne m’ayant pas autorisé à répondre à une question que Sa Majesté n’avait pu imaginer qu’on osât faire à son ministre. M. Dusaulx et ses trois co-députés repartirent assez mécontens : M. de Condorcet en était un. Des factieux de l’Assemblée nationale ne manquèrent pas de s’en mêler aussi. MM. Alexandre Lameth et Barnave vinrent m’en parler pour m’engager à demander au roi de révoquer l’appel de ce régiment de ligne. Je leur répondis de manière à leur en ôter tout espoir. Le régiment arriva à Versailles sans rencontrer le moindre obstacle. Les cabaleurs firent entendre aux anciens gardes-françaises qu’il était destiné à les remplacer pour la garde du roi, ce qui n’était point vrai ; mais cela servit à leur faire reprendre le projet de venir à Versailles. J’ignore s’ils n’avaient pas d’autre projet que celui d’y reprendre leur poste, ou s’ils voulaient déjà ramener le roi à Paris. Quoi qu’il en soit, l’explosion ne tarda guère à se faire.

Les gardes-du-corps donnèrent un repas de corps aux officiers du régiment de Flandre, et y invitèrent quelques sous-officiers et soldats, ainsi que des gardes nationales de Versailles. C’était l’ancien usage que les corps militaires en résidence fissent cette politesse à ceux qui y arrivaient. Il s’y buvait beaucoup de santés, et le repas était toujours bruyant ; ce qui ne manque pas d’arriver en cette occasion. La musique du régiment avait été invitée ; et l’air pris de la pièce de Richard-Cœur-de-Lion, qui commence ainsi : Ô Richard, ô mon roi ! excita le plus vif enthousiasme. On crut bien faire d’aller chercher la reine pour augmenter l’exaltation. Sa Majesté arriva en effet avec M. le dauphin ; ce qui excita de nouvelles acclamations. Lorsqu’on quitta la salle du festin, quelques soldats, peut-être pris de vin, se présentèrent dans la cour de marbre, au-dessous de l’appartement du roi qui était revenu de la chasse. Des cris de vive le roi se firent entendre, et l’un des soldats, aidé de ses camarades, monta par le dehors jusqu’au balcon de la chambre de Sa Majesté qui ne se montra point. J’étais dans mon cabinet, et j’envoyai savoir d’où venait ce bruit, ce dont on me rendit compte. Au surplus, je n’ai nul motif de croire qu’il soit arrivé que la cocarde nationale ait été foulée aux pieds ; ce qui est d’autant moins vraisemblable, que le roi lui-même la portant alors, c’eût été manquer de respect à Sa Majesté elle-même. Ce fut un mensonge inventé pour échauffer les esprits de la garde nationale parisienne.

M. le comte d’Estaing commandait alors la garde nationale de Versailles. Le roi lui donna de plus le commandement de toutes les troupes réglées qui s’y trouvaient. Elles consistaient dans les deux bataillons du régiment de Flandre, deux cents chasseurs des Évêchés, huit cents gardes-du-corps à cheval et la garde suisse de service. Le 5 octobre, vers onze heures du matin, un de mes valets de chambre vint à Paris me prévenir que la garde nationale parisienne, soldée et non soldée, accompagnée d’une nombreuse populace, hommes et femmes, s’était mise en marche pour Versailles. Le roi était à la chasse sur les hauteurs de Meudon, et je lui écrivis pour lui en rendre compte. Sa Majesté revint assez promptement et ordonna le conseil d’État pour trois heures et demie. Ce conseil était alors composé de huit ministres : M. le maréchal de Beauvau, MM. les archevêques de Vienne et de Bordeaux, garde-des-sceaux, M. Necker, ministre des finances, et MM. les comtes de Montmorin, de La Luzerne, de La Tour-du-Pin et de Saint-Priest, secrétaires d’État.

Je rendis compte au conseil de l’avis que j’avais reçu, et qui avait été confirmé depuis par plusieurs autres rapports. Je représentai le danger qu’il y aurait à attendre cette multitude à Versailles, et je proposai des mesures à prendre en cette circonstance. Elles consistaient à envoyer garder les ponts sur la Seine, par un bataillon du régiment de Flandre, à Sèvres ; par un autre, à Saint-Cloud ; par les gardes suisses, à Neuilly ; enfin, à ce que le roi fît partir pour Rambouillet, où étaient les chasseurs du régiment de Lorraine, la reine et la famille royale, pendant que Sa Majesté irait au-devant des Parisiens avec les deux cents chasseurs des Évêchés et ses huit cents gardes-du-corps. Les mille chevaux mis en bataille au-delà du pont de Sèvres, le roi ferait ordonner à la troupe parisienne de rétrograder, et, à défaut d’obéissance, ferait faire quelques charges de cavalerie pour tâcher de la dissiper. Enfin, si on n’y réussissait pas, le roi serait à temps de regagner Versailles à la tête de ses troupes, et de marcher de suite à Rambouillet. Mon avis fut approuvé par M. le maréchal de Beauvau, MM. de La Luzerne et de La Tour-du-Pin, et vivement combattu par M. Necker, secondé par M. le comte de Montmorin et les archevêques de Vienne et de Bordeaux. M. Necker soutint qu’il n’y avait aucun danger à laisser arriver cette multitude à Versailles, où elle ne venait probablement que présenter une supplique au roi ; qu’au pis aller, si Sa Majesté jugeait nécessaire de s’établir à Paris, elle y serait révérée et respectée de son peuple, qui l’adorait.

Je répliquai en opposant à cela le fond et la forme de cette démarche, qui démentaient bien toutes ces prétendues dispositions du peuple de Paris.

Le roi ne s’expliqua point sur le parti qu’il prendrait ; il finit le conseil, et nous sûmes qu’il avait été consulter la reine. Elle lui déclara qu’elle ne voulait, pour quelque motif que ce pût être, se séparer de sa personne et de celle de ses enfans ; ce qui rendait impossible l’exécution de la mesure que j’avais proposée. Dans cette perplexité, on n’en prit aucune et on attendit. Je fis cependant expédier un ordre pour la caserne suisse de Courbevoie, afin que tout ce qui s’y trouvait du régiment des gardes se rendît immédiatement à Versailles ; ce qui fut promptement exécuté.

L’Assemblée nationale était en séance lorsque l’avis de la marche parisienne lui fut donné par un des députés qui arrivait de Paris. Il y en avait un certain nombre qui n’étaient point étrangers à ce mouvement. Il paraît que Mirabeau voulait en profiter pour porter le duc d’Orléans au trône. C’est alors que Mounier, qui présidait l’Assemblée nationale, repoussant avec horreur cette idée : Bon homme, lui dit Mirabeau, que vous importe d’avoir pour roi Louis XVII au lieu de Louis XVI ? Louis était le nom de baptême du duc d’Orléans.

Mounier, vu l’urgence des circonstances, proposa à l’Assemblée de se déclarer en permanence et inséparable de Sa Majesté ; ce qui fut décrété. Alors Mirabeau insista pour que la députation qui porterait ce décret au roi lui demandât la sanction de quelques autres demeurés en arrière ; entre autres, celui des droits de l’homme, auquel on désirait des changemens. Mais la circonstance emporta la sanction du roi. Quelques citoyennes se présentèrent alors pour offrir des dons civiques ; il paraît qu’on les envoyait pour amuser le tapis en attendant l’arrivée des Parisiens. Elles furent admises, et ce fut une scène ridicule.

M. le comte d’Estaing avait fait monter les gardes-du-corps à cheval, et il les avait postés dans la place d’armes, en avant du poste de la garde française qu’occupait un détachement de la garde nationale de Versailles, commandée par un nommé Lecointre, marchand toilier, et de fort méchante disposition. Il trouvait mauvais que les gardes-du-corps la laissassent en seconde ligne, et cherchait à faire naître quelque querelle pour les déloger. Il envoya pour cela des gens qui se glissaient entre les rangs des cavaliers pour inquiéter les chevaux. M. de Savonnières, officier des gardes-du-corps, donnant la chasse à ces polissons, reçut un coup de fusil parti de la garde nationale, et en mourut quelque temps après. M. d’Estaing, qui avait reçu du roi l’ordre secret de ne se permettre aucune voie de fait, renvoya les gardes-du-corps à leur hôtel. Ils furent salués en partant de quelques coups de fusil de la garde nationale de Versailles, et il y eut des hommes et des chevaux qui en furent blessés. En arrivant à leur hôtel, ils le trouvèrent mis au pillage par la populace de Versailles ; ce qui les fit revenir à leur précédente position.

Le régiment de Flandre était sous les armes à la tête de l’avenue de Versailles. Mirabeau et quelques autres députés furent se mêler dans les rangs des soldats ; on assure qu’ils leur distribuèrent de l’argent. Les soldats allèrent courir les cabarets de la ville, et se réunirent le soir qu’on les enferma dans les écuries du roi.

Quant aux gardes-du-corps, M. d’Estaing n’y sut autre chose que de les faire entrer dans la cour des ministres en fermant les grilles. De-là ils passèrent sur la terrasse du château, ensuite à Trianon, enfin à Rambouillet.

Je ne pus m’empêcher de témoigner à M. d’Estaing, dans un moment où il vint auprès du roi, mon étonnement de ne lui voir faire aucune disposition militaire. Monsieur, me répondit-il, j’attends les ordres du roi (lequel n’ouvrait pas la bouche). Quand le roi n’ordonne rien, ajoutai-je, un général doit se décider en homme de guerre. Cela resta sans réponse. Vers les sept heures du soir, une espèce d’avant-garde parisienne, composée d’hommes mal armés et de femmes de la populace, arriva à la grille de la cour des ministres, qu’on refusa d’ouvrir. Ces gens demandèrent alors qu’on permît à quelques femmes d’aller présenter une supplique au roi. Sa Majesté ordonna qu’on en laissât entrer six, et me dit d’aller les entendre dans l’œil-de-bœuf ; je m’y rendis. L’une de ces femmes, que j’ai su depuis être une fille publique, porta la parole pour me représenter que la disette du pain régnait à Paris, et que le peuple venait en demander à Sa Majesté. Je répondis que le roi avait pris toutes les mesures qui pouvaient dépendre de Sa Majesté pour suppléer au manque de la récolte dernière ; j’ajoutai que des calamités de ce genre devaient être supportées avec patience, comme on supportait la sécheresse lorsque la pluie manquait. Je congédiai ces femmes en leur disant de retourner à Paris et d’assurer leurs concitoyens de l’amour du roi pour le peuple de sa capitale. Ce fut alors qu’un particulier que je ne connaissais pas, et que j’ai su depuis se nommer le marquis de Favras, me proposa de faire donner à un nombre de gentilshommes là présens des chevaux des écuries du roi, et qu’ils iraient au-devant des Parisiens pour les forcer à rétrograder. Je lui répondis que les chevaux des écuries du roi, n’étant point dressés au genre de service qu’il proposait, y serviraient fort mal et exposeraient inutilement leurs cavaliers. Je rentrai chez le roi pour lui rendre compte de ma conversation avec ces femmes. Peu après le roi rassembla le conseil ; il était nuit. À peine étions-nous assis, qu’un aide-de-camp de M. de La Fayette, nommé Villars, m’apporta une lettre que ce général m’écrivait d’auprès d’Auteuil, à une demi-lieue de Paris : il me mandait qu’il était en marche avec la garde nationale parisienne, soldée et non soldée, et une partie du peuple de Paris, qui venaient faire au roi des représentations. Il me priait d’assurer Sa Majesté qu’il ne se passerait aucun désordre, et qu’il en répondait. Malgré ce ton de confiance, il est certain que La Fayette avait été entraîné à Versailles malgré lui, au moment où il s’efforçait d’arrêter sur le Pont-Royal les anciens gardes-françaises déjà en marche. Il n’en est pas moins vrai qu’il s’était familiarisé à l’idée de marcher à Versailles, depuis la première fois qu’il m’en avait écrit. Il m’en avait même parlé, comme croyant la résidence du roi à Paris préférable en ce temps à celle de Versailles ; mais il aurait voulu sans doute qu’on s’y prît autrement pour y attirer Sa Majesté.

Après avoir lu au conseil la lettre de M. de La Fayette, je repris mon avis de l’après-dîner, en observant cependant qu’il n’était plus temps de revenir aux mesures que j’avais proposées alors, mais qu’il était pressant que le roi, avec sa famille et ses troupes réglées, partît pour Rambouillet. Alors la controverse entre M. Necker et moi s’échauffa plus vivement que la première fois. J’exposai les risques que le roi et sa famille allaient courir, s’ils ne les évitaient en partant. Je m’étendis sur les ressources qu’on aurait en quittant Versailles pour Rambouillet, et je finis par dire au roi : Sire, si vous êtes conduit demain à Paris, votre couronne est perdue. Le roi fut ému, et se leva pour aller parler à la reine qui, cette fois, consentit au départ. M. Necker dit dans un de ses ouvrages : Lui seul (le roi) devait prendre un parti, et il résolut de rester à Versailles. Entre un grand nombre de personnes, une seule, autant qu’il m’en souvient, se prononça pour le départ, sans aucune modification.

C’est probablement à moi que M. Necker attribue cette opinion isolée, mais sa mémoire l’a mal servi, car il est de fait que MM. de Beauvau, de La Luzerne et de La Tour-du-Pin furent constamment de mon avis.

M. Necker passe sous silence l’ordre que le roi, en entrant au conseil, me donna de faire préparer ses voitures, ce qui termina la séance. Je prévins Sa Majesté que j’allais exécuter ses ordres, faire partir pour Rambouillet ma femme et mes enfans, et m’y rendre moi-même pour m’y trouver à son arrivée. Je chargeai M. le chevalier de Cubières, écuyer cavalcadour, de porter aux écuries l’ordre d’atteler les voitures, et je me rendis chez moi pour mes arrangemens personnels. Après en être convenu avec madame de Saint-Priest pour son départ, je montai à cheval, enveloppé de mon manteau pour ne pas être remarqué, ce qui me réussit. J’avais à peine fait une demi-lieue, que la voiture de ma femme m’atteignit. Elle me prévint que M. de Montmorin lui avait fait dire que le roi ne partait plus ; « mais, ajouta-t-elle, je n’ai pas voulu contrevenir aux dispositions que vous aviez faites. » Je la priai de continuer sa route, bien heureux de la savoir, ainsi que mes enfans, éloignée de la scène à laquelle je m’attendais dès-lors pour le lendemain. Quant à moi, je revins sur mes pas, et rentrai par une des grilles du parc, d’où je renvoyai mes chevaux, et me rendis par les jardins chez le roi. J’y trouvai M. de La Fayette qui venait d’arriver. Il confirma à Sa Majesté toutes les assurances qu’il m’avait écrit de lui donner, et, sans faire aucune disposition nouvelle pour la sûreté du château, il alla se coucher, extrêmement fatigué de sa journée. Le roi, en se retirant, donna à son capitaine des gardes l’ordre de défendre toute voie de fait à ses subordonnés.

Je n’ai jamais bien su ce qui avait fait changer d’avis au roi sur son départ. Je rentrai chez moi dans une grande anxiété, et je me jetai sur mon lit, tout habillé. Il me fut impossible de fermer l’œil par le bruit que faisait la populace parisienne qui remplissait les rues de Versailles. À la pointe du jour, j’entrai dans mon cabinet dont les fenêtres donnaient sur la cour des ministres, et je vis au moment même les grilles s’ouvrir, et une multitude effrénée de bandits armés de piques et de bâtons, quelques-uns de sabres et de fusils, s’élancer dans la cour et courir de toutes ses forces à la cour des princes, où l’on trouve l’escalier qui menait chez Leurs Majestés. Tous ces gens passèrent sous mes fenêtres sans m’apercevoir. J’attendis un quart-d’heure environ, et vis un bon nombre d’entre eux ramenant une douzaine de gardes-du-corps qu’ils avaient saisis dans la salle des gardes de la reine, et qu’ils allaient égorger dans la place d’armes. Heureusement pour ces malheureux, M. de La Fayette parut avec des soldats aux gardes qu’il employa à faire lâcher prise aux bandits. On sait qu’ils étaient montés tout droit à l’appartement de la reine ; que les gardes-du-corps les avaient laissés entrer dans leur salle, sans obstacle, d’après l’ordre du roi ; que cependant ceux qui étaient en sentinelle à la porte de l’antichambre de la reine, firent quelque résistance, et donnèrent le temps aux valets de pied de veille dans l’intérieur, de barricader la porte avec des coffres et des chaises, et que Sa Majesté, avertie par le bruit, se sauva chez le roi par la communication de leurs appartemens. Les bandits pénétrèrent alors, et, trouvant leur proie échappée, ne firent aucun désordre dans l’appartement. Mais ils avaient assassiné deux gardes-du-corps et blessé plusieurs autres dans la salle des gardes, ce qui fut le fruit de l’ordre de non-résistance donné par le roi la veille. M. de La Fayette monta chez le roi, et trouva la porte de l’antichambre, nommée l’œil-de-bœuf, fermée et barricadée. On parlementa avec les gardes-du-corps qui s’y étaient réfugiés pour préserver l’appartement de Sa Majesté. Sur les assurances que donna M. de La Fayette, on ouvrit. Il y plaça des grenadiers qui, de concert avec les gardes-du-corps, tinrent cette issue fermée jusqu’au départ du roi pour Paris. La porte par laquelle le roi sortait ordinairement pour monter en voiture, demeura constamment libre ; le peuple de Paris ne la connaissait pas. Je me couvris d’une redingote pour traverser cette foule qui remplissait la cour, et montai à l’appartement du roi. Je le trouvai avec la reine et le dauphin, sur le balcon de sa chambre à coucher, protégé par M. de La Fayette qui haranguait de temps en temps cette canaille ; mais tous ses discours ne pouvaient arrêter les cris : À Paris ! à Paris ! Il partit même de la cour quelques coups de fusil, dont heureusement personne ne fut atteint. Le roi rentrait de temps en temps dans sa chambre pour s’asseoir et se reposer ; il était dans un état de stupeur difficile à imaginer et à peindre. Je m’approchai de lui plusieurs fois, et lui représentai que tout délai à accéder au vœu de ce peuple était inutile et périlleux ; qu’il fallait promettre d’aller à Paris ; que c’était le seul moyen de se débarrasser de ces bandits qui, d’un moment à l’autre, pouvaient se porter aux plus grandes extrémités ; qu’il ne manquait pas de gens pour le leur suggérer. À tout cela le roi ne répondait pas un seul mot. La reine présente me dit : Ah ! monsieur de Saint-Priest, pourquoi ne sommes-nous pas partis hier au soir ! Je ne pus m’empêcher de lui répondre : Ce n’est pas ma faute.Je le sais bien, répliqua-t-elle. Ce propos me prouva qu’elle n’était entrée pour rien dans le changement de résolution de Sa Majesté. Elle se décida enfin, vers onze heures, à promettre d’aller à Paris. On entendit alors quelques cris de vive le roi ! et le peuple commença à évacuer les cours et à reprendre le chemin de la capitale. On avait eu soin d’envoyer de Paris, pendant la nuit, des charretées de pain pour nourrir cette multitude. Je quittai le roi pour le devancer aux Tuileries, et, ayant pris mon chemin par Saint-Cloud, je ne rencontrai aucun obstacle. J’allai dîner chez l’ambassadeur des Deux-Siciles, et me rendis aux Tuileries, pour m’y trouver à l’arrivée de Leurs Majestés. Je ne m’attendais pas à la longueur du temps qu’elles mirent à ce malheureux voyage qui fut un véritable martyre. Leur voiture était précédée par les têtes des deux gardes-du-corps assassinés, portées sur des piques. Le carrosse était entouré de gens de sac et de corde, qui regardaient ces personnes royales avec une brutale curiosité. Quelques gardes-du-corps à pied et sans armes, protégés par d’anciens gardes-françaises, suivaient humblement ; et, pour y mettre le comble, après avoir employé six ou sept heures pour faire le chemin de Versailles à Paris, on conduisit Leurs Majestés à l’Hôtel-de-Ville, comme pour y faire amende honorable. Je ne sais qui en donna l’ordre. Le roi monta à l’Hôtel-de-Ville, et dit qu’il venait librement habiter sa capitale. Comme il parlait à voix basse : « Dites-leur donc, reprit la reine, que le roi vient habiter librement sa capitale. — Vous êtes plus heureux que si je l’avais prononcé, dit alors Bailly, puisque la reine elle-même vous a donné cette favorable assurance. C’était un démenti que le fait marquait de reste à Sa Majesté ; jamais elle n’avait agi moins librement. Il était près de dix heures du soir, lorsque le roi arriva aux Tuileries. Je lui dis, lorsqu’il descendit de carrosse, que, si j’avais su qu’il irait à l’Hôtel-de-Ville, j’aurais été l’y attendre. Je ne le savais pas non plus, me répondit le roi tristement.

Dès le lendemain, les gardes-du-corps qui avaient passé la nuit sur des bancs dans le château des Tuileries, furent congédiés. M. de La Fayette fit occuper tous les postes par la garde nationale de Paris qu’il commandait, et il devint ainsi le gardien de la famille royale.

Ainsi se vérifia ce que j’avais dit au roi l’avant-veille à Versailles, que, s’il se laissait entraîner à Paris, il perdrait sa couronne. Je ne m’attendais pas alors que, de cette fausse démarche, dépendît aussi la vie de cet infortuné monarque.

Lorsque je me rappelle combien une résolution plus constante de quitter Versailles aurait eu probablement d’heureuses suites, je me sens encore aujourd’hui pénétré de regrets.

1o. Le sieur de Villars, aide-de-camp de M. de La Fayette, qui vint m’apporter sa lettre à Versailles, le 5 octobre, m’a dit qu’il avait été envoyé par son général au pont de Sèvres, savoir s’il était défendu ; et qu’en ce cas on eût rétrogradé. 2.o Madame de St.-Priest, étant arrivée à Rambouillet, y vit des députés de la ville de Chartres qui en est voisine ; ils venaient, au nom de leurs concitoyens, prier Sa Majesté de prendre asile dans leur ville ; l’assurer qu’ils détestaient l’insolence des Parisiens, et qu’ils sacrifieraient, pour le maintien de l’autorité de Sa Majesté, leurs biens et leurs vies ; exemple qui eût été immanquablement suivi par les autres villes, de proche en proche, et notamment par celle d’Orléans, parfaitement disposée pour la cause royale. Le maire de Rambouillet m’a depuis assuré que la supplique des députés de Chartres avait été transcrite dans les registres de la municipalité de Rambouillet ; elle doit s’y trouver encore aujourd’hui. 3.o L’Assemblée nationale, sous la présidence de Mounier, homme probe et qui voulait le bien de l’État, s’était déclarée inséparable de Sa Majesté. Elle l’aurait donc suivie à Rambouillet et à Chartres. Il est probable de plus que les chefs factieux n’auraient osé s’y risquer, et que l’Assemblée nationale, épurée par leur séparation, se serait unie au roi dont les intentions étaient pures, et qu’il en serait résulté des réformes utiles, sans renverser la constitution monarchique. 4.o Enfin, s’il avait fallu en venir aux extrémités pour réduire Paris, quel avantage n’aurait-on pas eu contre cette ville qui ne subsistait alors que par les blés qui remontaient la Seine ! En arrêtant les convois à Pontoise, Paris était affamé. D’ailleurs le roi aurait aisément rassemblé autour de lui dix mille hommes en quatre jours, et quarante dans la quinzaine, sauf à réunir des forces plus considérables, si les circonstances venaient à l’exiger. L’armée que commandait M. de Bouillé dans son commandement de Metz, eût été bientôt prête à marcher, et, sous un tel général, les mutins eussent été bientôt soumis.

Tel est le narré très-exact que je me proposais de faire, comme témoin oculaire et même comme acteur dans les journées des 5 et 6 octobre ; il peut servir quelque jour à l’histoire de cette remarquable époque qui, par ses suites, a fait peut-être le destin de l’univers.


[***] page 145.

« Quatre ou cinq mois avant le funeste voyage de Varennes, la reine en commença mystérieusement les apprêts. Elle désira se faire précéder par beaucoup de choses utiles dans des temps ordinaires, mais qu’il eût été plus prudent de regarder alors comme superflues.

Je reçus l’ordre de préparer, de la manière la plus secrète, un trousseau complet pour la reine, Madame sa fille et monseigneur le dauphin. L’espionnage de l’Assemblée était alors porté à un tel degré, et les moindres actions des gens connus pour posséder la confiance des souverains, épiées avec tant de soins, que je fus obligée d’aller à pied, et presque déguisée, acheter tous les objets nécessaires.

Ma sœur fit faire les hardes destinées à l’usage de Madame et du dauphin, en supposant un présent qu’elle devait envoyer en province. Les malles passèrent aux frontières comme appartenant à une de mes tantes, madame Cardon, veuve du major de la ville d’Arras, qui se rendit à Bruxelles avec l’ordre d’y attendre la reine, et qui ne rentra en France qu’après l’acceptation de la constitution, en septembre 1791.

Un nécessaire énorme pour sa dimension, et qui contenait depuis une bassinoire jusqu’à une écuelle d’argent, parut un meuble dont on ne pouvait se passer. La reine chercha un moyen de faire parvenir à Bruxelles son nécessaire. Elle l’avait commandé à l’époque des premières insurrections, en 1789, pour lui servir en cas de fuite précipitée. Le moment d’en faire usage était arrivé. Elle ne voulait pas en être privée.

Je m’opposai, avec toute la force des raisonnemens, à l’exécution de cette idée. Un meuble volumineux et destiné à des voyages ne pouvait sortir de la chambre de la reine sans donner lieu à beaucoup de soupçons, et peut-être de dénonciations. Enfin, il fut arrêté que M. F. S., de l’ambassade de Vienne, alors chargé des affaires en l’absence du comte de Mercy, demanderait à la reine, de la part de madame la gouvernante, un nécessaire semblable en tout au sien. Le soin de faire exécuter la commission de l’archiduchesse me fut donné publiquement ; la reine crut ce détour suffisant pour éloigner tout soupçon, mais elle se trompait. La connaissance des hommes manque plus particulièrement aux personnes nées sur le trône qu’à toute autre.

Je pressais vainement l’ouvrier de livrer son ouvrage ; il demandait encore deux mois pour le rendre, et le moment fixé pour le départ approchait. La reine, toujours beaucoup trop occupée de cette bagatelle, pensa qu’ayant effectivement commandé un nécessaire, sous le prétexte d’en faire présent à madame sa sœur, elle pouvait feindre le désir de l’en faire jouir plus vite en lui envoyant le sien, et m’ordonna de le faire partir.

Je donnai l’ordre à la femme de garde-robe, chargée de tous les détails de ce genre, de mettre le nécessaire en état d’être emballé et transporté, de la part de la reine, chez M. de ...., pour qu’il le fît passer à Bruxelles.

Cette femme s’acquitta ponctuellement de la commission ; mais le soir même, 15 mai 1791, elle fit savoir à M. Bailly, maire de Paris, qu’il se faisait chez la reine des apprêts pour un départ, et que le nécessaire était déjà parti, sous le prétexte d’en faire don à madame l’archiduchesse Christine.

Il avait fallu de même faire passer la totalité des diamans appartenant à la reine. Sa Majesté s’était établie avec moi dans un cabinet d’entresol donnant sur le jardin des Tuileries, et nous emballâmes dans une petite caisse tout ce qu’elle possédait en diamans, rubis et perles. Les écrins, qui contenaient toutes ces parures, formant un volume considérable, avaient été déposés, dès le 6 octobre 1789, chez le valet de chambre joaillier. Ce serviteur fidèle, s’étant de lui-même expliqué l’emploi que l’on devait avoir fait des pierreries, avait détruit toutes ces boîtes couvertes, selon l’usage, en maroquin rouge, orné du chiffre et des armes de la reine. Aux visites domiciliaires, en janvier 1793, il lui aurait été impossible de les soustraire aux yeux des inquisiteurs populaires, et cette découverte eût pu fournir un motif d’accusation contre la reine.

Je n’avais plus que quelques pièces à placer dans la boîte, lorsque la nécessité de descendre pour le jeu qui avait lieu à sept heures précises, força la reine de suspendre cette occupation. Elle m’ordonna de laisser tous les diamans sur le canapé, persuadée que prenant elle-même la clef de son cabinet, et une sentinelle étant au-dessous de cette fenêtre, il n’y avait rien à craindre pour la nuit, et comptant revenir le lendemain de très-bonne heure terminer cet ouvrage.

La même femme, qui avait dénoncé l’envoi du nécessaire, était chargée par la reine du soin de ses cabinets intérieurs ; aucun frotteur n’avait la permission d’y entrer ; elle y renouvelait les fleurs, balayait les tapis, etc. La reine reprenait de ses mains la clef de ses cabinets lorsqu’elle avait fini de les ranger ; mais cette femme, désirant se bien acquitter de ses fonctions, et n’obtenant quelquefois cette clef que de simples minutes, en avait probablement, pour cette seule raison, commandé une à l’insu de la reine. Il est impossible d’en douter, puisque l’envoi des diamans fut le sujet d’une seconde délation dont, après le retour de Varennes, la reine eut connaissance. Elle avait dit formellement que Sa Majesté, aidée de madame Campan, avait emballé la totalité de ses pierreries quelque temps avant le départ ; qu’elle en était sûre, ayant trouvé les diamans et le coton qui servait à les envelopper épars sur le canapé dans le cabinet d’entresol de la reine ; et sûrement elle n’avait pu voir ces apprêts que dans l’espace de sept heures du soir à sept heures du matin. La reine, s’étant trouvée le lendemain à l’heure qu’elle m’avait indiquée, la boîte fut remise à Léonard, coiffeur de Sa Majesté.

La boîte qui les renfermait resta long-temps à Bruxelles. Elle est enfin parvenue à madame la duchesse d’Angoulême, et lui fut remise par l’empereur à son arrivée à Vienne. J’ajouterai ici quelques détails qui ne sauraient trouver place ailleurs. Pour ne laisser aucun des diamans de la reine, j’avais fait demander à la première femme des atours de me remettre la pièce de corps du grand habit, et tout l’assortiment qui servait pour le corset du grand habit, aux jours de grande représentation, objets qui restaient habituellement à la garde-robe.

La surintendante et la dame d’honneur étant absentes, cette femme me fit demander de lui signer un reçu dont elle dicta elle-même les termes, et qui la tenait quitte de la responsabilité de ces diamans. Elle eut la prudence de brûler ce titre dans le moment de la crise du 10 août. La reine n’ayant pas voulu faire rentrer ses diamans en France, lors de la funeste arrestation de Varennes, en était souvent occupée dans l’année qui s’écoula entre cette époque et celle du 10 août, et craignait surtout qu’un semblable secret ne fût dévoilé.

Par suite d’un décret de l’Assemblée, qui privait le roi de la garde des diamans de la couronne, la reine avait déjà rendu à cette époque ceux dont elle faisait un usage habituel.

Les douze brillans, nommés mazarins du nom du cardinal qui en avait enrichi le Trésor, quelques diamans taillés en rose et le sanci, étaient ceux qu’elle préférait. Elle voulut remettre elle-même la boîte qui les contenait au commissaire nommé par l’Assemblée nationale, pour les réunir aux diamans de la couronne. Après les lui avoir donnés, elle lui présenta un rang de perles fines d’une grande beauté, en lui disant « que cet objet avait été apporté en France par Anne d’Autriche ; qu’il était au-dessus de toute valeur par sa rareté ; qu’ayant été substitué par cette princesse aux reines et dauphines, Louis XV le lui avait remis à son arrivée en France ; mais qu’elle le regardait comme propriété nationale. — C’est le sujet d’une question, Madame, lui répondit le commissaire. — Monsieur, reprit la reine, il m’appartient de la décider, et elle l’est. »

Mon beau-père, touchant à la fin de ses jours et mourant du chagrin que lui donnaient les malheurs de ses maîtres, intéressait et occupait beaucoup la reine. Il avait été sauvé de la fureur du peuple dans la cour des Tuileries.

Le jour auquel le roi fut forcé par une insurrection de renoncer à un voyage à Saint-Cloud, Sa Majesté regardait sa perte comme inévitable, si, en partant, elle laissait ce serviteur intime dans l’appartement qu’il occupait aux Tuileries. Elle avait, d’après ces craintes, ordonné à M. Vicq-d’Azyr, son médecin, de lui conseiller les eaux du Mont-d’Or en Auvergne, et de le décider à partir à la fin de mai. La reine m’assura, au moment de mon départ, que, du 15 au 20 juin, le grand projet serait exécuté ; que n’étant pas de mois de service, madame Thibaut ferait le voyage ; mais qu’avant mon départ, elle avait encore plusieurs choses à m’ordonner. Elle me chargea, à ce moment, d’écrire à ma tante, madame Cardon, qui dès-lors était munie des hardes que j’avais commandées, qu’au moment où elle recevrait de M. Auguié une lettre dont la date serait accompagnée d’un B, d’une L ou d’une M, elle se rendrait de suite avec ses effets à Bruxelles, à Luxembourg ou à Montmédy. Elle me recommanda de bien expliquer le sens de ces trois lettres à ma sœur, de les lui laisser par écrit, pour qu’au moment du départ elle pût me remplacer pour écrire à Arras. La reine avait une commission plus délicate à me confier ; il s’agissait de choisir, parmi mes connaissances, une personne discrète, d’une classe obscure, mais parfaitement dévouée aux intérêts de la cour, pour lui demander si elle voulait recevoir un porte-feuille qu’elle ne remettrait qu’à moi ou à une personne munie d’un écrit de la reine. Elle ajouta qu’elle ne voulait point voyager avec ce porte-feuille, mais qu’il était de la plus grande importance que mon opinion fût mûrie et bien assurée sur la fidélité des gens auxquels il serait confié. Je lui proposai madame Vallayer Coster, aimable, estimable artiste, que je connaissais dès mon enfance, et dont les sentimens n’étaient point douteux. Elle demeurait dans les galeries du Louvre. Ce choix parut bon. La reine se rappela qu’elle l’avait mariée en lui donnant une place de finances, et ajouta qu’il fallait bien aussi compter quelquefois sur la reconnaissance. Elle m’indiqua alors le garçon de toilette que je devais mener avec moi pour lui faire parfaitement connaître le logement de madame Coster dans les galeries du Louvre, lorsqu’il porterait le porte-feuille. La reine me recommanda essentiellement, la veille de son départ, de gagner Lyon et les frontières aussitôt qu’elle serait partie. Elle me conseilla de prendre avec moi une personne de confiance qui fût capable de rester auprès de M. Campan, lorsque je le quitterais, et m’assura qu’elle ferait donner l’ordre à M. *** de partir aussitôt qu’on la saurait aux frontières, pour protéger ma sortie. Elle voulut bien ajouter qu’ayant encore une longue course à faire dans les pays étrangers, elle voulait me remettre trois cents louis. Je baignai de larmes les mains de la reine au moment de cette douloureuse séparation ; ayant de l’argent à ma disposition, je refusai son or. Je ne redoutais pas la route pénible que j’avais à faire pour la rejoindre ; j’appréhendais que, par des trahisons ou par de mauvaises combinaisons, un projet, dont la sûreté ne m’était pas assez démontrée, ne vînt à manquer. J’aurais répondu de tout le service intérieur de la reine, et j’avais raison ; mais sa femme de garde-robe me causait de justes alarmes. J’osai les communiquer à la reine ; je n’avais jamais profité de la confiance dont elle m’honorait pour desservir personne, et, dans ce moment, il était de mon devoir d’agir en opposition avec mes principes. Je communiquai à la reine une foule de propos révolutionnaires qu’elle m’avait tenus il y avait peu de jours. Cette charge était directement sous les ordres de la première femme : elle avait refusé d’obéir à ceux que je lui donnais, me parlant avec insolence de hiérarchie renversée, d’égalité entre les hommes, à plus forte raison entre les personnes munies de charges à la cour ; et ce fatras de mots placés en ce moment dans la bouche de tous les partisans de la révolution, fut terminé par une phrase qui m’avait effrayée. « Vous savez beaucoup de secrets importans, Madame, me dit cette femme, et moi j’en ai deviné tout autant. Je ne suis point une sotte ; je vois tout ce qui se passe ici par suite des mauvais conseils que l’on donne au roi et à la reine : je pourrais les déjouer tous si je voulais. » J’étais sortie pâle et tremblante de cette espèce de rixe où j’avais promptement pris l’attitude du silence. Malheureusement, ayant commencé mon récit à la reine par des détails sur le refus que cette femme avait fait de m’obéir, et les souverains étant toute leur vie importunés des réclamations sur les prérogatives des places, elle crut que mon mécontentement avait une grande part dans la démarche que je faisais ; et cette femme ne lui inspira pas assez de crainte. Sa charge, quoique très-subalterne, lui rapportait près de 15,000 francs par an. Encore jeune, assez belle, bien logée dans les entresols des Tuileries, elle recevait beaucoup de monde, et avait le soir un cercle composé de députés du parti de la révolution. M. de Gouvion, major-général de la garde nationale, passait presque toutes les journées près d’elle ; et il est à présumer que, depuis long-temps, elle servait le parti opposé à la cour. La reine demanda à cette femme la clef d’une porte qui conduisait sous le grand vestibule des Tuileries, en lui disant qu’elle voulait en avoir une pareille pour éviter de sortir par le pavillon de Flore. MM. de Gouvion et de La Fayette durent être instruits de cette circonstance, et des gens bien informés m’ont assurée que, la nuit même du départ de la reine, cette malheureuse avait chez elle un espion qui vit sortir la famille royale.

Pour moi, après avoir exécuté tous les ordres de la reine, le 30 mai 1791, je partis pour l’Auvergne. J’étais déjà établie dans le triste et étroit vallon du Mont-d’Or, lorsque, vers les quatre heures du soir, le 25 juin, j’entends le bruit d’un tambour qui rassemblait les habitans de ce hameau. Quand il eut cessé, un perruquier, venu de Besse, dit à haute voix en patois auvergnat : « Le roi et la reine s’enfuyaient pour perdre la France, mais je viens vous apprendre qu’ils sont arrêtés et bien gardés par cent mille hommes sous les armes. » J’osais encore espérer qu’il débitait une fausse nouvelle, mais il ajouta : « La reine, avec sa fierté bien connue, a levé le voile qui couvrait son visage, et a dit à tous les citoyens qui faisaient des reproches au roi : Eh bien ! puisque vous reconnaissez votre souverain, respectez-le. » À ces expressions qu’il n’appartenait pas à la société des jacobins de Clermont d’avoir inventées, je m’écriai : La nouvelle est vraie !

J’exprimerais mal mon désespoir, et il occuperait une place trop secondaire dans le récit d’un événement si important. Je sus à l’instant même qu’un courrier étant venu de Paris à Clermont, le procureur de la commune en avait fait partir pour tous les chefs-lieux de canton, ceux-ci pour les simples districts, et les derniers pour les villages et les hameaux. C’était par cette filière, due à l’établissement des clubs, que la triste nouvelle du malheur de mes maîtres était venue me trouver dans le lieu le plus sauvage de la France, et au milieu des neiges dont nous étions environnés.

Le 28, je reçus un billet que je reconnus être de la main de M. Diet, huissier de la chambre de la reine, mais dicté par Sa Majesté. Il contenait ces mots : « J’arrive à l’instant ; je viens d’entrer dans mon bain. J’existe, ainsi que ma famille. J’ai bien souffert. Ne rentrez à Paris que lorsque je vous ferai mander. Prenez bien soin de mon pauvre Campan, adoucissez sa douleur. Espérez des temps plus heureux. »

Ce billet, pour plus de sûreté, était adressé au valet de chambre de mon beau-père. Combien je fus touchée en voyant qu’après la crise la plus cruelle, nous avions été un des premiers objets des bontés de cette infortunée princesse !

M. Campan n’ayant pu faire aucun usage des eaux du Mont-d’Or, et la première effervescence populaire étant calmée, je crus pouvoir retourner à Clermont. Le comité de surveillance ou de sûreté générale avait voulu m’y faire arrêter ; mais M. l’abbé Louis, ancien conseiller au parlement, alors membre de l’Assemblée constituante, voulut bien affirmer que j’étais en Auvergne uniquement pour rendre des soins à mon beau-père qui était extrêmement malade. On borna les précautions relatives à mon absence de Paris, à nous mettre sous la surveillance du procureur de la commune qui était en même temps président du club des jacobins ; mais il était aussi médecin estimé, et, sans me douter des ordres secrets qu’il avait reçus relativement à moi, j’avais cru favorable à notre tranquillité de le préférer pour soigner mon malade. Je le payai sur le pied des meilleurs médecins de Paris ; et je demandai une visite du matin et du soir. J’avais pris la précaution de ne m’abonner que pour le Moniteur. Souvent le docteur Monestier (c’était le nom de ce médecin) se chargeait de nous en faire la lecture. Lorsqu’il voulait s’exprimer sur le compte du roi et de la reine avec les expressions injurieuses et grossières malheureusement adoptées à cette époque par toute la France, je l’arrêtais et lui disais sans emportement : « Monsieur, vous êtes ici avec les propres serviteurs de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Quels que soient les torts que la nation croie avoir à leur reprocher, nos principes nous interdisent de perdre le respect que nous leur devons. » Patriote exaspéré, il n’en sentait pas moins la justesse de cet argument, et fit même révoquer un second ordre de nous arrêter, en répondant de nous au comité de l’Assemblée et à la société des jacobins.

Les deux premières femmes du dauphin, qui avaient accompagné la reine jusqu’à Varennes, Diet, son huissier, et Camot, son garçon de toilette ; les premières, à raison du voyage, les seconds, par suite des dénonciations de la femme de garde-robe, furent mis dans les prisons de l’Abbaye. Après mon départ, le garçon de toilette, que j’avais mené chez madame Vallayer-Coster, avait été chargé d’y porter le porte-feuille qu’elle était convenue de recevoir. Cette commission n’avait pu échapper à l’odieux espion de la reine. Elle dénonça la sortie d’un porte-feuille la veille du départ, ajoutant que le roi l’avait placé sur la bergère de la reine ; que le garçon de toilette, l’ayant enveloppé d’une serviette, l’avait mis sous son bras ; qu’elle ignorait où il avait dû le porter. Cet homme, remarquable par sa fidélité, subit trois interrogatoires sans faire le moindre aveu. M. Diet, homme fort bien né, serviteur sur lequel la reine comptait essentiellement, éprouva aussi les traitemens les plus durs. Enfin, après trois semaines, la reine obtint l’élargissement de ses serviteurs.

La reine me fit écrire, vers le 15 août, que je pouvais revenir à Paris sans craindre d’y être arrêtée, et qu’elle désirait beaucoup mon retour. Je ramenai mon beau-père mourant, et, la veille du jour de l’acceptation de l’acte constitutionnel, j’appris à la reine qu’il n’existait plus. « La perte de Lassonne et de Campan, dit-elle en essuyant ses yeux remplis de pleurs, m’a fait connaître à quel degré de semblables sujets sont précieux à leurs maîtres. Je ne les remplacerai jamais. »

J’avais repris mes fonctions près de la reine le 1er septembre 1791. Je fus frappée du changement étonnant que le malheur avait déjà imprimé sur ses traits. La totalité de ses cheveux étaient devenus presque blancs pendant le seul trajet de Varennes à Paris. Elle avait perdu le sommeil. Désirant avoir le plus tôt possible la consolation que le jour venait apporter à ses douleurs, on ne fermait plus les volets. Je trouvai encore existans tous les gardes établis dans les endroits les plus reculés de ses appartemens ; un commandant de bataillon passait la nuit, assis dans l’intervalle des deux portes, entre le salon et la chambre à coucher. Les battans étaient ouverts du côté de la reine, et son fauteuil placé de manière à ne la point perdre de vue. On avait fait même des difficultés pour permettre qu’un lit à colonne fût roulé tous les soirs près du lit de la reine pour coucher sa première femme, alléguant que ce lit empêchait le commandant de bataillon d’avoir directement les yeux sur celui de la reine.

Toute la journée, la porte du salon où se tenait la famille restait ouverte de manière à ce que les gardes pussent voir et entendre la famille royale. Le roi l’ayant fermée plusieurs fois, elle fut toujours ouverte à l’instant même par l’officier qui lui disait d’un ton imposant : Permettez que cette porte ne soit pas fermée ; c’est ma consigne. Un capitaine de la garde passait vingt-quatre heures de suite au fond du corridor obscur qui règne derrière l’appartement de la reine. Il avait près de lui une table et deux bougies. Ce poste, ressemblant à la plus sévère prison, n’était nullement recherché ; Saint-Prix, acteur de la Comédie française, s’y était presque consacré, et sa conduite envers ses infortunés souverains y fut constamment respectueuse et touchante. Le roi arrivait dans l’appartement de la reine par ce corridor, et, souvent, l’acteur du Théâtre français procura à l’auguste et malheureux couple la consolation de s’entretenir sans témoins. La rigueur avait été portée au point qu’un officier, nommé Collot, fit lever la consigne qui lui enjoignait de suivre la reine jusqu’à sa garde-robe, et de rester en faction à la porte tout le temps qu’elle y demeurerait.

Le jour où je repris mon service auprès de Sa Majesté, elle ne put m’entretenir de tous les tristes événemens qui s’étaient passés depuis l’instant où je l’avais quittée, ayant ce jour-là près d’elle un officier de garde qu’elle redoutait plus que tous les autres. Elle me dit simplement que j’aurais des services secrets à lui rendre, et qu’elle ne voulait pas inquiéter par de longues conversations avec moi au moment de mon arrivée, mon retour ayant été craint. Enfin le lendemain, la reine, connaissant bien la discrétion de l’officier qui devait passer cette nuit, fit placer mon lit très-près du sien, et ayant obtenu que la porte de sa chambre serait fermée, lorsque je fus couchée elle commença le récit du voyage et de la funeste arrestation à Varennes. Je lui demandai la permission de passer une robe, et, m’étant agenouillée près de son lit, je restai jusqu’à trois heures du matin à écouter, avec le plus vif et le plus douloureux intérêt, le récit que je vais rapporter, et dont j’ai vu des détails assez exacts dans plusieurs écrits du temps.

Le roi avait chargé M. le comte de Fersen, soustrait par le titre d’étranger aux inculpations nationales, de tous les apprêts du départ. La voiture avait été commandée par lui ; le passe-port, sous le nom de madame de Korf, était dû à ses relations avec cette dame étrangère. Enfin il avait lui-même mené en cocher la famille royale jusqu’à Bondy, où les voyageurs montèrent dans leur berline. Madame Brunier et madame Neuville, les deux premières femmes de Madame et du dauphin, s’y réunirent à la voiture principale. Elles étaient en cabriolet. Monsieur et Madame partirent du Luxembourg en prenant une autre route. Ils furent, ainsi que le roi, reconnus par le maître de la dernière poste avant de quitter la France ; mais cet homme, se dévouant à la fortune du prince, sortit lui-même du territoire français, et les conduisit en postillon. Madame Thibaut, première femme de la reine, gagna Bruxelles sans la moindre difficulté. Madame Cardon, partie d’Arras, n’éprouva aucun empêchement ; et Léonard, coiffeur de la reine, traversa Varennes peu d’heures avant la famille royale. Le sort avait réservé tous les obstacles pour l’infortuné monarque.

Le commencement de la route se passa sans événemens ; quelques réparations à faire à la voiture arrêtèrent un peu de temps les voyageurs à douze lieues de Paris. Le roi voulut monter une montagne à pied, et ces deux circonstances complétèrent le retard de trois heures pour le moment précis où la berline devait rencontrer, avant Varennes, le détachement commandé par M. Goguelat. Ce détachement s’était bien rendu au poste indiqué, avec l’ordre d’y attendre un trésor pour l’escorter ; mais les paysans des lieux environnans, alarmés de voir ce corps de troupes, vinrent armés de bâtons, et firent plusieurs questions qui manifestaient de l’inquiétude. M. Goguelat, craignant d’occasioner un attroupement, et ne voyant pas arriver la voiture attendue, divisa ses gens en deux pelotons, et leur fit malheureusement quitter la grande route pour regagner Varennes par deux chemins de traverse[3]. Le roi mit la tête à la portière à Sainte-Menehould, et fit plusieurs questions sur la route. Drouet, maître de poste, dont le nom funeste sera consigné dans l’histoire, frappé de la ressemblance extrême de Louis XVI avec l’effigie empreinte sur les assignats, s’approcha de la voiture, crut aussi reconnaître la reine, et jugeant que le reste des voyageurs devait faire partie de la famille royale et de sa suite, monte à l’instant à cheval, prend des chemins de traverse, arrive à Varennes avant les augustes fugitifs ; il y sème l’alarme.

La reine commençait à éprouver toutes les angoisses de la crainte ; elles furent augmentées par la voix d’un homme inconnu qui, passant à toute bride près de la voiture, leur cria, en se baissant jusqu’à leur portière, sans cependant ralentir sa course : Vous êtes reconnus !......

Le cœur palpitant de crainte, ils arrivent jusqu’aux portes de Varennes sans rencontrer un seul cavalier, devant être escortés pour entrer dans cette ville. Ils ignoraient où se trouvaient leurs relais ; ils s’arrêtent quelques minutes inutilement. Le cabriolet les avait précédés ; et les deux femmes trouvent déjà le pont barricadé avec de veilles charrettes et des meubles. Toute la garde bourgeoise était sous les armes. Le roi entra enfin dans Varennes. M. Goguelat y était arrivé avec son détachement. Il s’approcha du roi, en lui demandant s’il voulait passer par les moyens de la force ! Question funeste à faire à Louis XVI qui, depuis le commencement de la révolution, avait manifesté, dans toutes les crises, la crainte qu’il avait de donner le moindre ordre qui pût amener l’effusion du sang. « Sera-ce chaud ? dit le roi. — Il est impossible que ce soit autrement, Sire, » dit l’aide-de-camp. Louis XVI ne voulut point exposer sa famille. Ils descendirent alors chez un épicier, maire de Varennes. Le roi prit la parole, et fit un résumé de son projet de départ, analogue à la déclaration qu’il avait faite à Paris. Il parlait avec chaleur et bonté, cherchait à démontrer aux gens dont il était environné qu’il se mettait seulement, par sa démarche, en position de traiter avec l’Assemblée, de sanctionner avec liberté la constitution qu’il maintiendrait, mais dont plusieurs articles étaient incompatibles avec la grandeur du trône et la force dont il avait besoin d’être environné. Rien n’était plus touchant, ajoutait la reine, que ce moment où le roi communiquait à des sujets de la plus inférieure classe, ses principes, ses vœux pour le bonheur de ses sujets, et les motifs qui avaient déterminé son départ. Pendant que le roi parlait à ce maire, nommé M. Sauce, la reine, assise dans le fond de la boutique parmi des ballots de chandelle et de savon, cherchait à faire entendre à madame Sauce que, si elle pouvait déterminer son mari à faire usage de son pouvoir municipal pour protéger la sortie du roi et de sa famille, elle aurait la gloire d’avoir contribué à ramener la paix en France. Cette femme était attendrie ; se voyant ainsi sollicitée par sa souveraine, des larmes coulaient de ses yeux ; mais elle se concentrait dans ce peu de mots : « Bon Dieu ! Madame, ils feraient périr M. Sauce : j’aime bien mon roi ; mais, dame, écoutez, j’aime bien mon mari. Il est responsable, voyez-vous. » Pendant que cette bizarre et inutile scène se passait dans la boutique, le peuple, à la nouvelle de l’arrestation du roi, arrivait en foule de toutes parts. M. Goguelat, faisant une dernière tentative, demanda aux dragons s’ils voulaient protéger la sortie du roi ; ils répondirent par des murmures et en baissant la pointe de leurs sabres. Un individu inconnu tira un coup de pistolet en visant M. Goguelat ; il fut légèrement atteint par la balle. M. Romeuf, aide-de-camp de M. de La Fayette, arriva en ce moment. Il avait été choisi, après la journée du 6 octobre 1789, par le commandant de la garde parisienne, pour être habituellement de service auprès de la reine ; elle lui adressa des reproches amers sur l’objet de sa mission. « Si vous voulez faire distinguer votre nom, Monsieur, lui dit la reine, vous avez choisi un étrange et odieux moyen, et qui sera suivi des plus funestes conséquences. » Ce militaire voulait hâter le départ. La reine, entretenant encore l’espoir de voir arriver M. de Bouillé avec une force imposante pour dégager le roi de la position critique où il se trouvait, prolongeait, le plus possible, son séjour à Varennes. La première femme du dauphin, feignant de souffrir d’une colique violente, s’était jetée sur un lit, jugeant qu’elle servait les projets de ses maîtres. Elle pleurait et demandait du secours. Parfaitement entendue par la reine, Sa Majesté refusait d’abandonner, dans l’état de souffrance où elle se trouvait, une femme qui s’était dévouée à les suivre. Ce qui faisait le motif de leurs espérances étant celui de la crainte des gens qui les avaient arrêtés, on n’en précipita pas moins le départ. Les trois gardes-du-corps (Valory, Dumoutier et Malden) furent garrottés et attachés sur le siége de la voiture.

Une horde de gardes nationaux animés par la fureur et la joie barbare que leur inspirait leur funeste triomphe, environnait la voiture de la famille royale.

Les trois commissaires envoyés par l’Assemblée à la rencontre du roi, MM. de Latour-Maubourg, Barnave et Pétion, les joignirent aux environs d’Épernay. Les deux derniers montèrent dans la voiture du roi ; déjà la bande de furieux, qui environnait les illustres victimes, avait massacré sous leurs yeux M. de Dampierre, chevalier de Saint-Louis, habitant une terre dans les environs de Varennes. Il était accouru pour donner à son souverain une simple preuve de son respect. Une mort cruelle avait été le prix de cet empressement naturel à tous bon Français. À quelque distance d’Épernay, un curé de village ose de même s’approcher du cortége, avec le seul désir d’apercevoir les traits de l’infortuné monarque. Il est à l’instant précipité, et allait périr sous les yeux de la famille royale. Barnave s’élance à la portière, révolté par ces atroces assassinats ; il s’écrie : « Sommes-nous environnés de tigres ? Laissez en paix ce respectable vieillard. Montrez, dans ce moment imposant, le calme d’une grande nation, digne de conquérir sa liberté. » Le vieux prêtre est sauvé. Madame Élisabeth, surprise et charmée de l’élan généreux de Barnave, le voyant prêt à se précipiter par la portière, saisit la basque de son habit pour le garantir de ce danger. Le courage et l’humanité unissent en ce moment les vœux de la pieuse fille des Bourbons et du plébéien indépendant qui, depuis deux ans, portait atteinte aux antiques droits de la monarchie. Ce nom, que l’on n’avait jamais prononcé qu’avec horreur et dédain, est celui d’un homme sensible ; et, de ce moment, Barnave a acquis des droits sur les cœurs des infortunées princesses. On ose même établir une conversation suivie sur la crise dans laquelle se trouvent la France et la famille royale. Le roi, dans le commencement, malgré son extrême timidité, hasarde quelques réflexions ; mais ayant demandé où le peuple français en voulait venir, Pétion eut la barbare franchise de lui répondre : À une république, lorsqu’il aura le bonheur d’être assez mûr pour cela. De ce moment, le roi s’imposa, jusqu’à son arrivée à Paris, un silence qu’il ne rompit pas une seule fois même par des monosyllabes.

On proposa aux députés de manger d’une cantine de volaille et de pâtisserie qui était dans la voiture du roi. Pétion accepta avec empressement ; madame Élisabeth lui versait à boire. Le député Pétion, affectant sans doute les manières les plus faciles, tapait son verre sous le gouleau de la bouteille pour indiquer qu’il avait assez de vin. La dignité de Barnave, révoltée de ces manières grossièrement affectées, refusa de manger. Pressé par la reine de prendre quelque chose : « Madame, répondit Barnave, les députés de l’Assemblée nationale, dans une circonstance aussi solennelle, ne doivent occuper Vos Majestés que de leur mission, et nullement de leurs besoins. » Cette conduite de Barnave, s’étant soutenue pendant toute la route, a naturellement attiré une favorable impression sur l’esprit de la reine et de madame Élisabeth ; et les princesses eurent avec lui, dans les villes où le triste cortége se reposa, plusieurs conversations particulières. Elles le trouvèrent plein d’esprit et de sages intentions, très-attaché au système de monarchie constitutionnelle, mais sentant les dangers incalculables qu’amènerait en France un gouvernement républicain.


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Sur l’administration de la maison de la reine.

Elle était subordonnée, pour ses dépenses, au ministre secrétaire-d’État ayant le département de la maison du roi.

Le premier bureau était celui du secrétariat des commandemens ; là s’expédiaient les brevets ou titres de nomination de tous les officiers et dames du service, et les primitifs états, connus sous le nom de menus, pour la direction des dépenses.

Le menu général avait pour objets les fournitures de pain, vin, viande, bois, cire, etc., et les divers menus, compris à ce menu général, établissaient une dépense fictive. Par exemple, on établissait le pain qui devait se fournir à la table, le vin, les différens mets, et jusqu’au bois, charbon, et généralement toutes les consommations qui se faisaient pour la confection du service.

On pouvait et on variait le service pour la nature des mets, mais sans que cela ne pût rien changer à la dépense, à moins que ce ne fût en revenant-bon.

Par ce moyen, les dépenses étaient connues et fixées avant leur consommation, sans qu’on pût les excéder. Cependant les besoins du service exigeaient quelquefois les fournitures auxquelles les menus n’avaient pas pourvu, comme des objets de nouveautés ou choses rares et chères. Alors il se tenait un compte particulier de la dépense que ceci occasionait, et les revenans-bons en payaient les frais.

Il était pareillement pourvu, par des états fictifs, aux dépenses de la chambre et de l’écurie, soit pour les livrées, les équipages et la nourriture des chevaux.

Pour les dépenses non prévues, il se dressait des états particuliers dont la connaissance était aisée, puisqu’il s’agissait de peu d’articles.

Ces états ou menus fixaient les émolumens de toutes les personnes attachées au service de la maison, et les diverses fournitures.

Le second bureau, le contrôle-général de la maison, mettait à exécution les ordres portés par ces menus, justifiait de l’exécution de l’universalité du service et de l’emploi des fonds portés dans ces menus, ou des revenans-bons lorsque les dépenses n’avaient pas eu lieu.

Ce bureau était le véritable point central où se décidaient et arrêtaient définitivement toutes les dépenses ordinaires et extraordinaires.

Celles de la chambre s’arrêtaient sous le commandement de la surintendante et de la dame d’honneur, et le contrôleur-général de la maison.

Celles de la maison, comprenant les cuisines et offices, s’arrêtaient par le premier maître et les autres maîtres-d’hôtels, et le contrôleur-général.

Celles de l’écurie, sous le commandement du premier écuyer, aussi avec le contrôleur-général.

Il résultait de cet ordre de choses, que le contrôleur-général était particulièrement comptable de toutes les opérations.

On voulut viser à des moyens d’économie, on crut qu’il fallait ôter aux grands officiers la part qu’ils avaient dans l’administration des dépenses ; en conséquence, il fut créé un nouveau bureau, sous la dénomination de commissariat-général, présidé par le contrôleur-général, le ministre de la maison du roi et des commissaires des différentes branches du service du roi et de la reine.

Cette nouvelle forme pour la maison de la reine n’eut lieu que deux années, les premiers officiers ayant revendiqué leurs anciens droits.

Il est de fait qu’on peut regarder comme abusif le droit qu’avaient les grands officiers de constater des dépenses qu’ils pouvaient influencer relativement à leur propre intérêt ou à celui de leurs sous-ordres, quelquefois leurs anciens serviteurs, et toujours leurs protégés.

Les grands officiers avaient tous un secrétaire payé par la reine. Ces secrétaires n’avaient d’autres fonctions que de recevoir les sermens qui se prêtaient entre les mains desdits grands officiers. Celui de la dame d’atours avait un service plus étendu, parce que cette dame gérait sa partie dont elle était à peu près la fermière, ayant un prix fixe pour les habillemens de la reine.

Les différens services étaient remplis par des officiers en charge, les uns servant par trimestre, les autres par semestre, et d’autres enfin étaient ordinaires.

La reine avait un conseil ; ce conseil était véritablement sans fonctions. Il avait pour chefs la surintendante et un chancelier ; il s’assemblait cependant quelquefois pour recevoir les comptes du trésorier, mais ce n’était qu’une opération de forme.

La reine avait une chapelle composée d’un grand, d’un premier et de plusieurs autres aumôniers, chapelains, clercs de chapelle, prédicateurs et sommiers, servant, comme il est dit ci-dessus, les uns par trimestre, et les autres par semestre.

Une faculté composée de plusieurs officiers de santé, tant pour sa personne que pour celles de son service.

Ces différens services étaient payés par les états de la maison.

La chambre était présidée par la surintendante et la dame d’honneur ; il y avait d’attaché aux honneurs douze dames du palais, un chevalier d’honneur, des écuyers de main, et un porte-manteaux.

Le service de la chambre se composait de deux premières femmes et de douze autres, d’huissiers de la chambre, du cabinet et de l’antichambre, de valets et garçons de la chambre, et autres gens du service inférieur.

Il est incontestable qu’un si grand nombre de gens, dont la plupart n’étaient pas connus, gênait plutôt le service qu’il ne l’honorait. On pourrait ajouter que le service des officiers par trimestre, laissant à chaque individu, après son quartier, la liberté de se rendre dans son département, l’éloignait trop de la personne à laquelle il était attaché, et lui donnait la facilité, pour se faire valoir, d’inventer, à quelque prix que ce fût, des récits mensongers pour rehausser sa considération.

Des officiers ordinaires, et par conséquent connus, dans un nombre suffisant, auraient rendu le service plus agréable et plus lucratif à ceux qui en auraient été chargés.

On ne croit pas sans inconvénient les places à titre d’office, pour lesquelles les titulaires fournissaient une finance ; il est incontestable que ce moyen mettait souvent dans un poste un homme qu’on n’aurait pas pris s’il n’eût pas fallu fournir une finance.

Quoique servant par commission, il serait convenable que tout ce qui appartiendra au maître fût tenu d’être sermenté, et de ne pas faire de ce serment un vain cérémonial. Les honneurs doivent le prêter entre les mains du maître, et les inférieurs entre celles de leurs chefs respectifs.

L’écurie est un objet de la première importance, tant à cause de la représentation qu’en raison de ses dépenses.

L’écurie, chez la reine, était présidée par le premier écuyer, lequel avait pour second un écuyer cavalcadour. Les pages étaient au nombre de douze et en faisaient partie. Ces douze jeunes gens ne jouissaient d’aucun traitement, mais il était pourvu à leurs nourriture, entretien, et à leur éducation qui était militaire. Sous les ordres du premier écuyer servaient les piqueurs, cochers, etc., habillés à la livrée, et dont la dépense, comme celle de la chambre et des tables, était prévue par des états des commandemens de la reine, ainsi que la remonte et la nourriture des chevaux ; ce qui faisait connaître à l’avance la dépense, au moins en grande partie ; ce qui mettait à même le contrôle-général de suivre avec facilité toutes les opérations prévues, et lui donnait les moyens d’éclairer plus facilement les dépenses non prévues.

Plusieurs fournitures se faisaient par des marchés au rabais : par exemple, pour le service des tables, le pain, le vin, la viande, le poisson, et généralement tous les objets de pourvoirie.

On pourrait proposer comme moyen d’économie, dans le cas où on établirait plusieurs maisons, d’avoir les mêmes fournisseurs pour toutes ; parce que, sans ajouter à leurs frais de régie, on les mettrait à même de fournir à des prix plus modérés.

Pour dernière observation, les registres et papiers du bureau du contrôle-général de la maison de la reine sont déposés aux archives de la préfecture du département à Versailles. Quoiqu’ils doivent être dans un mauvais ordre, on pourrait en tirer quelques renseignemens utiles.


FIN DES ÉCLAIRCISSEMENS RASSEMBLÉS PAR MAD. CAMPAN.

  1. On lit ce qui suit dans les Mémoires de l’abbé Georgel :

    « M. d’Eprémenil, conseiller du parlement, dit l’abbé Georgel dans ses Mémoires, mais qui n’était pas juge dans l’affaire, trouva des moyens secrets pour nous instruire de particularités très-intéressantes dont la connaissance nous a été de la plus grande utilité. Je dois ici cet hommage à son zèle et à son obligeance. »

    Il ajoute dans un autre endroit, en parlant du moment où l’arrêt fut rendu : « Les séances furent longues et multipliées ; il fallut y lire toute la procédure ; plus de cinquante juges y siégeaient : un maître des requêtes, ami du prince, écrivait tout ce qui s’y était dit, et le faisait passer à ses conseils qui trouvèrent les moyens d’en instruire M. le cardinal et d’y joindre le plan de conduite qu’il devait tenir. »

    D’Eprémenil et d’autres jeunes conseillers ne montraient alors en effet que trop d’audace à braver la cour, trop d’ardeur à saisir l’occasion de l’attaquer. Ils ébranlaient les premiers l’autorité que leurs fonctions leur faisaient un devoir de rendre respectable. Il faut signaler des torts que leur infortune n’a depuis que trop expiés.

    (Note de l’édit.)
  2. Dans l’intérêt de la vérité qui s’établit par des témoignages contradictoires, je ne puis trop recommander au lecteur de rapprocher cette intéressante relation, des détails que contiennent déjà les Mémoires de Ferrières, de Dusaulx, de Bailly, et des éclaircissemens joints à ceux de Weber.
    (Note de l’édit.)
  3. Madame Campan attribue ici à M. de Goguelat des dispositions prises par M. le duc de Choiseul, et dont il donne les motifs page 84 de ses Mémoires.
    (Note de l’édit.)