Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 3/6

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ANECDOTES DIVERSES.


Le Recueil des Causes célèbres a rendu le service important de donner dans le monde une salutaire défiance sur les apparences criminelles. Quel bien la société ne retirerait-elle pas d’une collection de toutes les histoires de ces imposteurs, depuis ceux qui, se faisant passer pour des souverains ou des héritiers de la puissance souveraine, se sont formé des partis et ont compromis des gens crédules, jusqu’à ceux qui, nés dans une classe obscure, ont pris les noms de gens d’un rang supérieur, ou ont fait croire à leurs liaisons intimes avec des grands et même avec des têtes couronnées ! Hélas ! les malheurs inouïs de Marie-Antoinette sont dus en grande partie aux audacieux mensonges d’une femme dont les traits ne lui étaient pas même connus, et qui avait trouvé le moyen de persuader au cardinal de Rohan qu’elle était une amie intime et cachée de cette auguste et infortunée princesse. Il n’y a point de classe où ces esprits inventifs et dangereux ne parviennent à troubler l’ordre de la société, et à porter le malheur et la désolation dans les familles les plus respectables. Si leur génie malfaisant leur fait prendre des formes légales et judiciaires pour étayer leurs audacieux mensonges, le merveilleux qui accompagne toujours les réclamations dénuées de toute vraisemblance, occupe et amuse les indifférens, et excite presque toujours l’amour-propre de quelque avocat qui croit sans doute défendre la cause de gens victimés par la ruse, la cupidité ou la puissance. Le plus prudent est d’être en défiance contre le merveilleux, et de se dire, d’une chose qui est contre les lois de l’honneur, des convenances et des bienséances : Il est probable que cela n’est pas vrai. Cette précieuse défiance serait généralement servie par le recueil que je désirerais voir confié aux soins de quelque avocat distingué. Ces réflexions précèdent l’histoire assez inconnue d’une intrigante du dernier rang dans la société, et dont les mensonges ont osé atteindre les personnes les plus augustes et les plus estimables.

Mon père m’avait donné une espèce de gouvernante, ou plutôt ce que l’on appelle une bonne, qui avait une nièce du même âge que le mien ! Jusqu’à l’époque de notre première communion, elle venait passer ses jours de vacances chez sa tante et jouait avec moi. Lorsqu’elle eut atteint l’âge de douze ans, mon père, sans qu’aucun sentiment de hauteur dirigeât sa prudence, déclara qu’il ne voulait plus que cette petite vînt jouer avec moi et mes sœurs. L’éducation soignée qu’il voulait bien nous donner, lui faisait craindre des relations intimes avec une petite personne destinée à l’état de couturière et de brodeuse. Cette petite fille était jolie, blonde et d’un maintien très-modeste. Six ans après l’époque où mon père lui avait interdit l’entrée de sa maison, le duc de La Vrillière, alors M. le comte de St.-Florentin, fit demander mon père : « Avez-vous, lui dit-il, à votre service une femme âgée nommée Pâris ? » Mon père lui répondit qu’elle nous avait élevées et était encore chez lui. « Connaissez-vous sa jeune nièce ? » reprit le ministre. Alors mon père lui dit ce que la prudence d’un père, qui désire que ses enfans n’aient jamais que d’utiles liaisons, lui avait suggéré il y avait six ans. « Vous avez agi bien prudemment, lui dit M. de Saint-Florentin ; depuis quarante ans que je suis au ministère, je n’ai pas encore rencontré une intrigante plus audacieuse que cette petite grisette : elle a compromis dans ses mensonges notre auguste souverain, nos pieuses princesses, mesdames Adélaïde et Victoire, et l’estimable monsieur Baret, curé de Saint-Louis, qui, dans ce moment, est interdit de ses fonctions curiales jusqu’à l’éclaircissement parfait de cette infâme intrigue ; la petite personne est à la Bastille en ce moment. Imaginez-vous, ajouta-t-il, qu’à l’aide de ses astucieux mensonges, elle a soustrait plus de soixante mille francs à divers gens crédules de Versailles : aux uns elle affirmait qu’elle était maîtresse du roi, se faisait accompagner par eux jusqu’à la porte de glace qui ouvre dans la galerie, entrait dans l’appartement du roi par cette porte particulière en se la faisant ouvrir par quelques garçons du château qui avaient ses faveurs. À peu près dans le même temps, elle a fait demander M. Gauthier, le chirurgien des chevau-légers, pour accoucher chez elle une femme dont le visage était couvert d’un crêpe noir, et fournit au chirurgien les serviettes dont il avait besoin, et qui toutes étaient marquées à la couronne, selon les dépositions de Gauthier. Elle lui a de même procuré, pour bassiner le lit de l’accouchée, une bassinoire aux armes des princesses, et un bol de bouillon en argent et portant les mêmes armes. Depuis les informations commencées sur cette affaire, nous savons de même que c’est encore un garçon, servant chez Mesdames, qui lui a procuré ces objets ; mais elle a fait circuler cet odieux et criminel mensonge parmi les gens de son espèce, et il a même percé jusqu’à des gens dont les opinions ont plus d’importance. Ce n’est pas tout encore, ajouta le ministre, elle a avoué tous ses crimes ; mais au milieu des pleurs et des sanglots du repentir, elle a déclaré qu’elle était née pour la vertu, et avait été entraînée dans le chemin du vice par son confesseur, M. le curé Baret, qui l’avait séduite dès l’âge de 14 ans : le curé lui a été confronté. Cette malheureuse, dont l’air et le maintien ne ressemblent nullement à la perversité de son esprit et de ses mœurs, a eu l’effronterie de soutenir en sa présence ce qu’elle avait déclaré, et a osé appuyer cette déclaration d’un fait qui semblait affirmer la liaison la plus intime, en disant au vertueux curé qu’il avait un signe sur l’épaule gauche. À ces mots le curé a demandé qu’on fît arrêter sur-le-champ un valet de chambre qu’il avait alors et qu’il avait chassé pour ses mauvaises mœurs. Les interrogatoires suivans ont prouvé que ce malheureux avait aussi été du nombre des amans de la jeune fille, et que c’était de lui qu’elle tenait le renseignement sur le signe qu’elle avait eu l’impudeur et l’effronterie de citer. » Le pauvre curé Baret fit une maladie grave du chagrin que lui donna un désagrément aussi peu mérité. Le roi avait pourtant eu la bonté de l’accueillir à son retour à Versailles, et de lui dire qu’il devait savoir qu’il n’y avait eu rien de sacré pour cette audacieuse créature. Quand l’affaire fut entièrement éclaircie, le ministre fit sortir cette vile intrigante de la Bastille, et elle fut envoyée à Sainte-Pélagie pour le reste de ses jours.



L’ABBÉ DE COUR.

Le jour où la reine Marie-Antoinette reçut à Versailles la première visite du grand-duc et de la grande-duchesse de Russie, la foule des curieux remplissait le palais et assiégeait les portes. La reine m’avait donné la garde de ses cabinets intérieurs, avec la consigne de ne laisser pénétrer de ce côté que la fille de madame la duchesse de Polignac, encore enfant, et qui devait se tenir auprès de son lit, dans l’intérieur de la balustrade, pour assister à la réception du grand-duc. Un jeune abbé s’insinue dans les cabinets, traverse la bibliothèque, et ouvre la porte qui communiquait dans l’intérieur de cette balustrade. Je vais avec précipitation vers lui, je l’arrête ; il recule de quelques pas et me dit : « Pardonnez-moi, Madame, je viens de quitter le séminaire, je ne connais point l’intérieur du palais de Versailles, mon père m’a dit pour unique instruction : Mon fils, allez toujours devant vous jusqu’à ce qu’on vous arrête, alors soumettez-vous avec respect à la consigne : Vous m’arrêtez, Madame, je me retire et vous prie de m’excuser. » Ce jeune homme a dû savoir aller devant lui avec confiance, et s’arrêter avec circonspection.



SUR LA COUR.

L’art de la guerre s’exerce sans cesse à la cour : les rangs, les dignités, les entrées familières, mais surtout la faveur, y entretiennent sans interruption une rixe qui en bannit toute idée de paix. Les gens qui se dévouent à servir dans les cours y parlent souvent de leurs enfans, des sacrifices qu’ils font pour eux, et leur langage est sincère. Le courtisan le plus en faveur, le plus en crédit, ne trouve la force de résister aux chagrins qu’il endure, que dans l’idée qu’il se dévoue pour l’avancement ou la fortune des siens ; celui qui n’est pas soutenu par ces louables sentimens pense à l’honneur de pouvoir payer ses dettes, ou aux jouissances que lui procure le plaisir de briller aux yeux de ceux qui ignorent ses douleurs secrètes.

La Fontaine a dit de la faveur :


On la conserve avec inquiétude
 Pour la perdre avec désespoir.


Jamais on ne peut mieux définir le joug brillant et déchirant que porte l’homme favorisé. Aussitôt que le prince prononce quelques mots qui annoncent son estime ou son admiration pour quelqu’un, le premier mouvement des courtisans est d’être l’écho des sentimens du prince ; mais ce pas en avant n’est fait que pour se mettre en position de perdre celui qui a été favorablement désigné. Alors le jeu de l’intrigue commence ; si l’on peut, on tue par la calomnie ce nouvel objet d’inquiétude ; l’idée favorable du prince est détournée ou annulée, et l’on jouit de cette facile victoire. Mais si le souverain, persévérant dans son opinion et ses sentimens, fait percer les rangs à l’homme qu’il a remarqué, et auquel il croit avoir reconnu des talens utiles ou des qualités aimables ; s’il l’introduit parmi ses favoris, l’attaque ne cesse plus, les années n’en ralentissent point l’ardeur ; on prend toutes les formes, tous les moyens pour le perdre. Le public vient alors au secours des courtisans, ce ne sont plus eux qui parlent ; au contraire, les prévenances, les égards, les soins répondent à l’instant à la faveur du monarque ; ils en charment, ils en étourdissent leur victime, ils compriment leur jalousie, ils laissent au temps à diminuer l’enchantement du prince ; ils savent que les sentimens des hommes sont disposés à se ralentir ; ils s’aperçoivent du moment où la première chaleur de l’engouement diminue, ils commencent leur attaque. Si ces premiers coups réveillent l’attention du monarque, et lui font juger les manœuvres des courtisans, s’il donne quelque nouveau signe de faveur à l’objet de leur envie, ils se replient à l’instant et ajournent leur projet.

L’homme du plus grand mérite doit faire quelques fautes ou commettre quelques erreurs ; on y compte, on les attend, on les grossit, on les fait circuler dans le monde, on les rapporte au prince sous l’apparence du zèle et du dévouement entier pour ses intérêts ; enfin, le plus souvent on parvient à son but. La faveur ne sauve de ces cruelles et persévérantes attaques, que ceux qui, par leur poste à la cour, ne quittent jamais le prince, et peuvent se défendre à toutes les heures du jour ou de la nuit.

Les travaux des ministres ne leur donnent point cette facilité ; ils ne peuvent paraître que des momens à la cour ; aussi sont-ils facilement attaqués et déplacés, quand le souverain ne s’est pas fait la loi, quelque chose qu’il entende dire, d’en changer le moins possible. Les charges qui ont des temps de repos ne procurent jamais une grande faveur, parce qu’elles donnent le temps d’agir aux sapeurs infatigables des cours. Pendant que l’action est de cette chaleur dans l’intérieur des palais, on a soin de lancer quelques traits, même au loin, contre tout ce qui a du mérite ; on sait que c’est ce qui fait sortir de la foule, et qu’il est plus aisé d’y atteindre ceux qui y sont encore. On ne voit jamais une disgrâce avec peine, c’est un homme tombé dans les rangs. La mort et les disgrâces n’amènent à la cour que la même idée : par qui celui qui disparaît sera-t-il remplacé ?



RÉPONSE

À M. DE LACRETELLE LE JEUNE,

AU SUJET DE SON OUVRAGE.

La lettre, Monsieur, que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, m’est parvenue à la terre de Coudreaux, chez la duchesse d’Elchingen, où j’étais allée passer quelques jours. Vous ne me donnez pas votre adresse ; cependant je veux avoir l’honneur de vous remercier de la manière si obligeante dont vous m’avez écrit, pour quelques réflexions que je me suis permis de vous faire parvenir sur votre Histoire de France.

Tout le monde devrait s’empresser de communiquer des faits certains à un auteur qui sait les rendre si intéressans, les enchaîner avec tant d’art, les écrire avec tant de goût, et en tirer de si justes et de si lumineuses conséquences ; mais, en vous occupant de l’histoire en général, vous devez avoir étudié, Monsieur, celle du cœur humain ; vous devez avoir observé cette insouciance constante pour le succès des plus louables entreprises, qui n’est égalée que par une disposition aussi persévérante à les critiquer. Je pense donc que vous auriez dû ne pas attendre des lumières utiles, mais vous donner plus de peine pour les obtenir. Le baron de Breteuil était bien cassé quand il est rentré en France ; cependant les vieux ont la mémoire fraîche pour les vieilles anecdotes, et il a su infiniment de choses secrètes. Madame de Narbonne, dame d’honneur de madame Adélaïde, qui a eu beaucoup d’influence pendant les premières années du règne de Louis XVI, vous eût été très-utile. Dernièrement je dînais chez un très-grand seigneur qui a infiniment d’esprit ; on parla de votre livre, on le loua ; mais on en releva plusieurs erreurs relatives au ministère du duc de Choiseul. Vous vous trompez quand vous mettez en doute que M. de Machault fut au moment d’être nommé à la place de M. de Maurepas. La lettre du roi était écrite, était donnée au page, il avait le pied dans l’étrier, lorsque mon beau-père, par ordre de Louis XVI, descendit le grand escalier de Choisy pour rappeler le page. La reine, qui avait déjà étudié le caractère du roi, dit alors à mon beau-père que, s’il n’eût pas été si empressé à faire la commission du roi, M. de Machault était nommé ; que jamais le roi n’eût eu le courage d’écrire une lettre contraire à son premier vœu. J’ai été touchée jusqu’aux larmes de la manière dont vous replacez le caractère de la reine dans un jour plus favorable ; cependant ne la taxez jamais de prodigalité, c’est une prévention populaire ; elle avait le défaut contraire. Elle n’a de sa vie puisé dans le Trésor la moindre somme d’argent ; la duchesse, sa favorite, avait à peine de quoi se soutenir à la cour ; son état exigeant une dépense qui excédait de beaucoup ce que lui procuraient les charges de son mari et les siennes. La reine fit construire quelques fabriques de jardin anglais à Trianon, tout Paris en jeta les hauts cris pendant que M. de Saint-James dépensait à Neuilly cent cinquante mille livres pour un rocher. La reine permettait si peu de faire des dépenses pour son habitation favorite, qu’elle quitta ce château, en 1789, en y laissant encore les antiques meubles de Louis XV : ce fut après l’avoir sollicitée six ans de suite, pour qu’elle ne se servît plus d’un vieux lit de péquin peint, qui avait appartenu à la comtesse Du Barry, que j’obtins de la reine d’en commander un autre. Jamais personne ne fut plus calomnié ; tous les coups que l’on voulait diriger contre le trône se sont long-temps adressés à elle seule. J’ai une foule d’anecdotes propres à la faire mieux connaître ; mais elles ne conviennent qu’à mes Mémoires. Je ne les ferai point imprimer de mon vivant ; mon fils les aura après moi : je ne sors point, dans mes souvenirs, des détails que j’ai pu et que j’ai dû connaître. La présomption perd tous les faiseurs de Mémoires ; s’ils ont connu ce qui se passait dans la chambre, ils veulent écrire ce qui se délibérait dans le conseil, et tout cela est fort séparé. M. Thierry de Villedavray ignorait ce que savaient les ministres, et souvent ils auraient été charmés de découvrir ce qu’il savait. Pour l’histoire, comme pour la poésie, il faut en revenir à ce qu’a dit Boileau sur le vrai.

Les Mémoires de Laporte sont estimés parce qu’il dit : « La reine m’envoya là, je dis au cardinal, etc., » et ceux de Cléry sont du plus touchant intérêt parce qu’il répète mot à mot ce qu’il a entendu, et finit son récit par le roulement de tambour qui le sépara de son infortuné souverain.

La sincérité, Monsieur, marche avec la plus haute estime, et c’est ce qui me donne la confiance d’entrer dans ces détails avec vous, et de vous exprimer le regret que j’ai de vous voir occupé de votre seconde édition, avant d’avoir consulté, avec persévérance, le plus grand nombre possible de contemporains bien instruits des faits qui composent vos deux derniers volumes.



SUR UN PORTRAIT

DE MARIE-THÉRÈSE.

Une dame acheta, à la vente du marquis de Marigny, un très-grand portrait en miniature de l’impératrice Marie-Thérèse. Il était encadré dans du cuivre doré, et, derrière le cadre, le frère de la marquise avait fait graver ces mots : « L’impératrice-reine fit présent de ce portrait à ma sœur ; il était entouré de superbes diamans du Brésil. » Cette dame crut offrir à la reine une chose qui lui serait agréable, elle se trompa : Sa Majesté crut ne pas devoir paraître insensible à son attention ; mais, lorsque cette dame fut retirée, la reine me dit : « Cachez-moi bien vite cette preuve de la politique de ma mère : peut-être lui dois-je en partie l’honneur d’être reine de France ; mais, en vérité, les souverains sont quelquefois contraints à trop de bassesses. »


POUR MON FILS.

Ce 6 brumaire an V de la république.
(29 novembre 1797.)

À Saint-Germain-en-Laye.

J’ai toujours pensé qu’il était désagréable de ne pas bien connaître l’origine de sa famille, de ne pas savoir auxquels de ses auteurs on devait de la reconnaissance pour l’existence qu’ils nous ont acquise dans le monde, et de ne pas connaître enfin à qui l’on tient par les liens du sang, dans quel pays ou dans quelle ville on peut avoir des parens, et à quel degré on leur appartient.

La vanité avait érigé cette connaissance en science qui a fait imprimer des volumes nombreux, et les ouvrages de généalogie étaient chers à la noblesse qui pouvait y retrouver les titres pompeux de ses ancêtres. Pourquoi le sentiment de reconnaissance pour un père ou un grand-père qui, sortant de l’humble toit qui l’avait vu naître, a formé lui-même sa fortune, ne nous porterait-il pas à vouloir connaître et suivre la trace de ses travaux et des efforts auxquels nous devons l’avantage précieux d’exister dans une classe distinguée, non par de vains titres, mais par les lumières inappréciables de l’éducation ? Je crois donc servir la sensibilité de mon fils, et je ne crains pas de blesser un orgueil qui ne doit pas exister dans un cœur vertueux, en lui apprenant que, du côté paternel et maternel, il n’est que le quatrième de sa lignée vivant dans les villes et jouissant d’une considération acquise par le travail et les talens ; que cette courte possession d’une existence qui doit lui plaire l’engage à ne pas laisser retomber sa famille au point d’obscurité dont elle ne fait que sortir : ce qui serait d’autant plus aisé, qu’il n’a point de fortune patrimoniale, et qu’aux avantages près de l’éducation soignée qui lui est donnée tous les jours, il est déjà au point d’où sont partis ses aïeux paternels et maternels.

P.-D. Berthollet, son aïeul paternel, est né dans la vallée de Campan, près de la ville de Tarbes, dans le Béarn ; ses parens possédaient un petit bien patrimonial dans cette paisible vallée où régnaient, même dans ces temps, l’égalité la plus parfaite et des franchises qui existaient encore à l’époque de 1789. Le jeune Berthollet voulut servir son pays ; mais n’étant point né dans la classe à laquelle étaient exclusivement réservés les grades d’officiers, il fut obligé de borner toute son ambition au simple mais honorable titre de soldat. Il porta les armes vingt ans : quelques années d’une éducation qu’il avait reçue à Toulouse, son intelligence, son activité et sa grande bravoure, le firent distinguer par ses supérieurs. Il avait assisté aux actions les plus vives, et sa poitrine était couverte d’honorables blessures. Dans le nombre des supérieurs qui lui accordèrent de la bienveillance, M. Pâris Duverney, chef de la partie des subsistances militaires, s’attacha particulièrement à lui, lui donna quelques emplois de détail dans cette partie, et au moment du mariage de Louis XV avec Marie Leckzinska, fille de Stanislas Leckzinsky, roi de Pologne, M. Duverney, qui avait le plus grand crédit à la cour auprès de M. le duc, prince du sang, obtint, pour son protégé Berthollet, la place de garçon de la chambre ordinaire de la nouvelle reine. P.-D. Berthollet avait, en entrant au service, pris pour nom de guerre celui de la vallée qui l’avait vu naître. Ainsi il fut présenté à ses supérieurs et à sa maîtresse sous le nom de Campan, que sa famille a toujours porté depuis, ne se servant plus de celui de Berthollet que dans la signature de leurs actes.

La place que M. Duverney avait procurée à notre grand-père, sans être brillante, était une des plus agréables de l’intérieur des princesses. Les garçons de la chambre, au nombre de quatre, servaient alternativement par quinzaine ; ils étaient obligés de rester avec les femmes même dans l’intérieur de la princesse, c’est-à-dire dans sa chambre ou ses cabinets, toujours prêts à exécuter ses ordres ou à la suivre lorsqu’elle faisait une course dans le palais, à l’heure où ses grands officiers n’étaient pas auprès d’elle ; dans ce cas ils avaient même l’honneur de lui donner la main. Ils servaient son déjeuner ou son dîner, conjointement avec les femmes, lorsqu’elle mangeait dans sa chambre ; ils allaient porter ses ordres chez ses enfans ou chez ses dames du palais ; enfin, ils étaient positivement les valets de chambre de l’intérieur le plus privé, les douze officiers qui portaient ce titre n’entrant jamais dans l’intérieur de la princesse et ayant leurs fonctions bornées à tout ce qui regardait les heures de représentation. Cette place rapportait huit à neuf mille livres de rentes ; et comme elle procurait l’avantage d’être toute la journée sous les yeux de la souveraine, en parvenant à lui plaire par son adresse et son intelligence, elle était souvent une source de faveurs plus importantes pour les familles de ceux qui les possédaient.

M. Campan, ainsi pourvu, épousa une femme vertueuse et spirituelle, mais privée des avantages de la fortune par un père qui avait tout dissipé et qui ne lui laissa rien au monde quoiqu’il fût né fort riche[1]. Il se nommait Hardivilliers. Il était d’une des familles de la plus ancienne bourgeoisie de Paris ; il avait même un frère qui, par son mérite, avait été élevé dans l’état ecclésiastique à la dignité d’évêque. (J’ai oublié le nom de l’évêché.)

P.-D. Berthollet-Campan et M. Hardivilliers eurent un fils et une fille : cette dernière mourut au berceau. Il ne leur resta donc qu’un fils unique, votre grand-père, dont vous devez parfaitement vous souvenir. Ils le firent élever dans un des meilleurs colléges de Paris ; il s’y distingua dans ses études, remporta beaucoup de prix, et conserva toute sa vie un goût très-prononcé pour la littérature ; il fit même imprimer, dans sa grande jeunesse, deux ou trois romans qui furent distingués de la foule immense de ces sortes d’ouvrages. Il faisait des vers facilement, aimait beaucoup les arts et les talens, et a eu le bonheur de leur être souvent utile, lorsqu’à la fin de sa carrière, il se trouva rangé au nombre des personnes favorisées par Marie-Antoinette. Lorsqu’il eut fini ses études, M. Duverney le plaça, comme employé, dans l’administration des vivres. Il y avança promptement, tant par la bonne volonté de son chef, que par ses propres talens ; et il était arrivé au grade d’inspecteur des vivres, lorsque son père, sentant que sa santé ne lui permettait plus de remplir ses fonctions à la cour, le fit revenir du blocus de Prague, en 174… et le fit pourvoir de sa survivance.

Déjà votre aïeul avait, par ses économies, accumulé une fortune assez honnête pour que son fils unique passât pour un très-bon parti.

Votre grand-père possédait un très-gros revenu, et jusqu’à l’âge de sept ans vos yeux ont dû être frappés de tout l’éclat de la fortune. Mais tous ces dehors si brillans sont évanouis comme un songe, et il ne vous reste rien au monde que les soins donnés à votre enfance et les conseils de vos tendres parens. Puisque la fortune est si volage et que vous avez vu par vos propres yeux avec quelle rapidité elle abandonne ses favoris, n’oubliez jamais ces deux vers de La Fontaine, et qu’ils vous servent de devise :


Travaillez, prenez de la peine ;
C’est le fonds qui manque le moins.


L’éducation, trésor plus solide que toutes les richesses, est le seul bien que nous pouvons vous laisser, et vous pouvez, par ce moyen, jouir dans l’avenir d’un sort plus assuré que ce que les auteurs de vos jours devaient à la faveur et à la puissance anéantie des êtres qui les avaient enrichis.


À Saint-Germain, an IV de la république.


POUR MON FILS.

Sa famille maternelle.

J’ai pris la peine de réunir tout ce que j’ai pu savoir sur l’origine et l’existence de votre famille paternelle. Je désire que vous sachiez aussi ce qui concerne ma propre famille : vous y verrez que, de ce côté, tout ce qui vous a précédé dans le monde a possédé une louable ambition, un grand amour pour le travail, et une moralité parfaite ; puissent ces exemples vous indiquer la route que vous avez à suivre et vous y faire trouver les mêmes avantages !

Quand votre aïeul maternel Edme-Jacques Genet, après avoir été secrétaire du cardinal Albéroni, revint d’Espagne en France, il y rentra avec 200,000 liv. en or, acheta plusieurs biens de campagne et la charge de premier huissier audiencier au Châtelet, qu’il paya 80,000 liv., et qui lui rapportait 15,000 liv. de rente. Ce revenu le détermina dans ce choix, car cette charge était pénible, assujettissante et peu considérée.

Votre aïeul pensa alors à s’établir : il voyait dans un couvent du faubourg Saint-Germain une jeune personne liée avec une pensionnaire en chambre, qu’il allait souvent visiter à la grille. Cette jeune personne était d’une famille très-ancienne, et en portait le nom. Mais des malheurs, dus aux troubles de la religion dans les temps où la France y fut livrée, avaient fait regarder comme illégale l’union de son père, qui était catholique, avec une demoiselle d’une famille protestante, parce que ce mariage n’avait pas été fait dans les deux églises.

Jeanne-Louise de Béarn, votre aïeule, fut une femme remplie d’esprit et de qualités distinguées. Elle vécut parfaitement avec son mari, eut plusieurs enfans dont elle ne conserva que deux fils : l’aîné était mon père, dont vous m’entendez chaque jour parler avec un amour et une vénération qui ne s’effaceront qu’à la fin de mon existence. Mon père, qui était l’aîné, fut, dès sa plus tendre enfance, un être fort surprenant. À quatre ans juste, il porta lui-même à la poste une lettre entièrement écrite de sa main. Ces dispositions précoces furent suivies des succès les plus brillans dans ses études. Élevé au collége de Navarre à Paris, puis aux Jésuites, il enlevait à quinze ans tous les prix de l’Université. Quand ses études furent terminées, il se livra avec passion à la connaissance parfaite de l’ancienne et moderne littérature et des langues vivantes. Il avait fait ses études avec une partie des membres distingués de l’Académie : leurs goûts les rapprochèrent, et ils lui restèrent fidèlement attachés jusqu’à sa mort.

Il fut impossible à mon père de rester dans la maison paternelle : il n’y trouvait de douceurs que dans les momens qu’il pouvait passer auprès d’une mère tendre et éclairée, qui l’adorait et appréciait tout son mérite. Pour mon grand-père, il avait puisé, pendant les vingt années qu’il avait passées en Espagne, une foule de préjugés qu’il liait aux principes purs et simples de sa religion. Non-seulement il fallait assister tous les jours à la messe, se confesser deux fois par mois, communier tous les mois, ne pas manquer une seule fois la grand’messe, les vêpres, suivre exactement les processions ; mais, à la maison, il exigeait encore que le chapelet et même le rosaire fussent dits en sortant de table. Mon père, qui savait qu’un Horace, un Virgile, ou un Anacréon, l’attendaient dans sa chambre, grognait ou murmurait en marmottant son rosaire dans le salon, et ne pouvait supporter un pareil sacrifice. Son père se fâchait, s’emportait contre lui, et, l’esprit noirci par toutes les causes qui se plaidaient au palais, et dont par sa charge il ne manquait pas une seule, voyait dans la plus légère opposition à ses volontés un fils rebelle, un dissipateur. C’est dans cette sévérité excessive et dont mon père a eu tant à souffrir, qu’il a, dès sa jeunesse, puisé le désir de vivre avec ses enfans, s’il était jamais père de famille, d’une manière absolument opposée ; et fidèle à sa parole, nous n’avons eu en lui qu’un chef, un guide, un tendre ami et le meilleur des pères.

La manière triste et sévère avec laquelle votre grand-père fut traité dans la maison paternelle, après avoir été couronné pour tous les premiers prix dans ses colléges, devait lui paraître d’autant plus insoutenable, qu’il sentait ses moyens.

Il fut alors question de choisir un état. Son père lui proposa de suivre le barreau, ou de lui acheter, pour l’établir en même temps avec une fille fort riche, une charge de conseiller au Châtelet. Le premier parti lui convenait mieux : je l’ai vu même regrettant quelquefois cet état dans les momens où il éprouvait quelques dégoûts auprès des ministres. Il eût été un des plus célèbres avocats de son siècle, ayant une éloquence naturelle, pleine de charmes et de douceur, la tête la mieux meublée, et une rapidité étonnante dans les idées. Son style aussi était facile, élégant et correct ; mais, pour suivre cet état, il fallait rester à Paris et sous une férule aussi sévère et aussi injuste que celle de son père. Cette crainte lui fit donc préférer les voyages et la carrière diplomatique.

Il fallut employer tous les vieux amis du papa, tous les marguilliers de la paroisse Saint-Sulpice, ses collègues, pour obtenir son consentement. Ce fut l’ouvrage de plusieurs mois, pendant lesquels mon malheureux père ne parut ni à la table de son père, ni dans son salon. Il mangeait tristement un morceau, et retournait à sa chambre. Enfin l’aveu de son père étant obtenu, il lui fit faire un trousseau, lui donna une montre d’or et 1500 liv. en argent, avec la permission de partir. Il ajouta à cela sa bénédiction et un ordre de ne plus paraître en sa présence.

Fallait-il qu’un cœur aussi sensible que celui de mon père fût privé de cette tendresse paternelle qui fait le bonheur, le charme de la jeunesse, et qui lui est en même temps si utile ! Sa bonne mère, qui trouvait cette séparation trop cruelle et trop peu faite pour son cœur, lui donna rendez-vous à minuit, trouva le moyen de sortir de la chambre de son mari sans être entendue, et vint se livrer aux doux épanchemens de son cœur. Elle promit au jeune voyageur qu’elle veillerait à ses besoins, en lui recommandant, comme de raison, une sévère économie ; car elle ne disposait que d’une très-petite partie du revenu confié à ses soins pour un ménage décent, mais très-modeste et peu nombreux. Mon père passa la nuit à faire ses préparatifs, et le plaisir de voyager et de quitter un asile aussi sévère que la maison de son père, était balancé par la douleur de s’éloigner d’une aussi tendre mère.

Le matin, à six heures, tous ses paquets faits et n’ayant plus qu’à serrer ses 1500 liv. et quelques louis que la maman avait ajoutés à cette somme, il reçut la visite d’un jeune mousquetaire qui prétendait être de ses amis. À la vue de cet or et de ces écus, ce jeune insensé se permit de conseiller à mon père de différer son départ, et d’essayer de doubler cette somme qui lui paraissait trop mince pour un si grand voyage. Mon père lui demanda comment on doublait aussi facilement son argent. « Je te mènerai, lui répondit son ami, dans une maison très-honnête où la fortune peut te favoriser au point non-seulement de la doubler, mais de la tripler..... »


(Les manuscrits de madame Campan ne renferment pas la suite de l’aventure : il est fâcheux qu’elle se trouve ainsi suspendue dans une situation dramatique. Madame Campan reprend de la manière suivante le cours de son récit dans un autre fragment.)


Mon père, né avec de la fortune, épousa par inclination ma mère qui n’en avait pas. Elle lui apporta pour dot une charmante figure, une grande pureté de mœurs, un attachement qui ne s’est jamais éteint qu’avec elle, un père et une mère auxquels il ne restait pour tout bien qu’une rente viagère de deux mille livres, un frère qui venait d’être reçu avocat à Paris, et deux jeunes frères encore au collége. Mon père se chargea de toute cette famille.

Cinq ans avant de se marier, mon père avait quitté Paris pour achever son droit public dans les grandes écoles de l’Allemagne, et fit aussi un séjour assez long en Angleterre ; son projet était de suivre la carrière diplomatique. Son père s’y opposait : l’ayant destiné à la magistrature, il voulait le faire conseiller au Châtelet. Un des motifs des voyages de mon père avait été de s’éloigner du plaisir et du danger de voir trop souvent mademoiselle Cardon, ma mère, à laquelle son père lui avait déclaré qu’il ne lui permettrait jamais de s’unir à cause de son peu de fortune.

Mon père avait vingt ans lorsqu’il quitta la France : sa majorité l’atteignit à Londres, son amour s’accrut avec l’idée que les lois lui permettaient d’assurer son bonheur. Il quitta subitement l’Angleterre, et prit, en arrivant à Paris, le costume d’un abbé avant de se présenter chez ses parens. Il s’assura de la constance de celle qu’il aimait, et, s’appuyant de la tendresse de sa mère, de la protection de quelques vieux amis, il obtint pour son mariage un consentement qui lui sauva le malheur de recourir à une sommation respectueuse. Pendant les courses qu’il fit en costume d’abbé pour servir, sans être reconnu, le projet qui l’avait ramené à Paris, un fiacre, dans lequel il était enfermé, cassa à la porte même de mon grand-père, qui, rentrant à cet instant chez lui, considéra l’abbé que l’on retirait de cette voiture brisée, et apprit à sa femme qu’il venait de rencontrer un jeune ecclésiastique ressemblant si parfaitement à son fils, que, s’il n’eût pas reçu de lui la veille même une lettre de Londres, il croirait que son sot amour l’avait ramené en France. M. Genet n’apprenait rien à sa femme. Déjà, chez une de ses amies, elle avait serré dans ses bras, grondé et pressé sur son cœur maternel ce faux abbé, ce fils justement chéri, dont l’amour pour une fille vertueuse, bien née et peu fortunée, était la première et l’unique faute. L’aveu du retour en France, du déguisement, du projet constant de n’avoir point d’autre femme que mademoiselle Cardon, le consentement enlevé dans un moment de sensibilité paternelle, toutes ces scènes de famille durèrent une quinzaine de jours. Mon père corrigeait en même temps les épreuves d’un livre intitulé Essais sur l’Angleterre. Cet ouvrage fit honneur à sa jeunesse, eut du succès à la cour, et, peu de temps après son mariage, il fut appelé à Versailles par le maréchal de Belle-Isle, et nommé secrétaire interprète des départemens des affaires étrangères, de la guerre et de la marine. Attaché à trois départemens, il obtint aisément de travailler chez lui : il lui fut accordé un ou deux commis, et, à son retour d’une mission à Londres en 1762, M. le duc de Choiseul créa en entier, pour mon père, le bureau des interprètes, lui donna un très-beau local à l’hôtel des affaires étrangères, avec un traitement équivalant à celui des premiers commis des affaires étrangères, mais assigné sur les trois départemens.

Marié en 1751, le sort de mon père ne fut terminé d’une manière à le préserver du malheur d’anéantir son patrimoine, que onze ans après son installation à Versailles, et pendant ce nombre d’années, avec de faibles appointemens et peu de secours de la part d’un père qu’il n’osait pas informer de ses besoins, il eut à soutenir un ménage nombreux, à faire terminer l’éducation de ses deux jeunes beaux-frères qu’il plaça dans le corps royal du génie, à soigner l’aîné que l’excès des plaisirs conduisit au tombeau après une maladie lente, et à entretenir le nombre de domestiques nécessaires dans une famille où, pendant dix années consécutives, un petit être de plus venait prouver la constante union des époux.

Vous croirez aisément, mon fils, qu’une partie du patrimoine se trouva épuisée par des emprunts avant l’époque de 1767, où mon père hérita du bien de ses parens. Il acquitta, à cette époque, cinquante mille écus de dettes : il lui restait cent mille francs, quatre filles et un fils au berceau.



FRAGMENT

D’UNE LETTRE DE MADAME CAMPAN

À SON FILS.

20 novembre 1809.

Tu mérites d’être grondé, cher et bon enfant : l’argent est une chose si légère, quoique d’une nature pesante, que, si l’on ne fixe sur un registre le moment où on le reçoit, où on le possède, on s’expose à n’en conserver nulle trace, à ne jamais aligner sa dépense avec sa recette, vice si grave qu’il renverse les empires, comme il détruit les fortunes particulières.

Quelles leçons nous recevons du temps et de la différence des caractères qui passent sous nos yeux ! L’un a de l’esprit, mais il est emporté par ses passions et ses goûts ; l’autre a de la sagesse et n’a ni moyens ni talens.

L’un sait gagner des trésors, et ne peut conserver un sac d’écus.

Celui-ci a de l’ambition et ignore qu’elle a son temple, ses autels et ses ministres qu’il faut servir.

Celui-ci prend l’orgueil pour l’ambition, ou change son ambition en orgueil ; il brave tout ce qu’il ne peut séduire, et prononce qu’il ne veut rien de tout ce qu’il regrettera.

Notre réputation, notre crédit, notre fortune naissent donc de la réunion des qualités et des circonstances.

L’Europe criait à haute voix depuis 1792 : La couronne de France est là où on a cru l’avoir détruite. Ceux, par milliers, qui y visaient en prenant des routes détournées, tous en un mot, excepté un seul homme, n’ont pu la reprendre, la laver de toutes ses souillures, et la montrer plus resplendissante que jamais aux yeux de l’Europe étonnée. Cet homme, qui était un composé de toutes les qualités morales et physiques réunies, fut servi par une seule circonstance, celle de son commandement en Italie. Mais ces réunions parfaites, la nature en est avare comme elle l’est de ces diamans d’une énorme grosseur, dont le nombre est si rare, que depuis des milliers d’années les mines qui les contiennent en ont à peine produit cinq ou six.

J’aime à raisonner avec toi ; les lectures de tous les moralistes n’ont vraiment produit d’effets salutaires sur nos jugemens que lorsque nous réfléchissons nous-mêmes ; d’ailleurs mes entretiens te prouvent que je me porte bien, et par cela seul doivent te plaire.


  1. Elle fut pourvue d’une place de femme de chambre de madame Adélaïde, fille de Louis XV.
    (Note de madame Campan.)