Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 3/5

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ANECDOTES

SUR LE RÈGNE DE LOUIS XVI,

SUR CE PRINCE ET SUR MARIE-ANTOINETTE.


Dans une cour paisible et heureuse, comme l’était celle de Versailles jusqu’à l’époque à jamais funeste de la révolution, les moindres événemens occupent, et on y aime surtout les choses merveilleuses. Au commencement du règne de Louis XVI, quelqu’un de la société de la duchesse de Cossé, dame d’atours de la reine, découvrit dans un village, près de Marly, une femme retirée dans une chaumière plus soignée et mieux meublée que ne l’étaient celles des autres paysans du même lieu. Elle avait une vache, ne savait pas la traire, et priait ses voisines de lui rendre ce service. Une chose paraissait bien plus surprenante encore, c’était une bibliothèque à peu près de deux cents volumes, qui faisait le plus bel ornement de sa retraite. La duchesse entretint la jeune reine de cette intéressante solitaire : selon elle, ce devait être une Sarah Th***, semblable à l’héroïne d’une Nouvelle que le chevalier de Saint-Lambert venait de faire paraître à la suite du poëme des Saisons.

Pendant plusieurs jours, on ne parla que de la Sarah de Marly ; on disait qu’il était à remarquer qu’elle n’était connue dans le village que sous le nom de Marguerite ; qu’elle n’allait à Paris que deux fois par an ; qu’elle y allait seule ; qu’elle parlait rarement à ses voisines, à moins qu’elle n’eût à les remercier de petits services qu’elles lui avaient rendus ; qu’elle entendait régulièrement une basse messe le dimanche et les jours de fêtes, mais n’était pas dévote ; qu’on avait vu dans sa chaumière les œuvres de Racine, de Voltaire, de Jean-Jacques. Enfin, l’intérêt s’accroissait successivement sur cette solitaire, au point que Marie-Antoinette voulut connaître celle qui en était l’objet, et dirigea sa promenade du côté de sa retraite. La reine descendit de calèche avant d’arriver dans le village, et, tenant la duchesse de Cossé sous le bras, entra dans la chaumière. « Bonjour, Marguerite, lui dit la reine, votre chaumière est bien jolie. — Pas trop, Madame, mais je la tiens proprement. — Vos meubles sont fort bons. — Je les ai apportés de Paris lorsque je suis venue m’établir ici. — On dit que vous y allez fort peu ? — Je n’y ai rien à faire. — Vous avez une vache que vous ne soignez pas ? reprit la reine. — Par régime, je bois beaucoup de lait, et comme j’ai toujours vécu à la ville, je ne sais pas traire ma vache, et mes voisines me rendent ce service. — Vous avez des livres ? — Vous voyez, Madame. — Quoi, Voltaire ! dit la reine, en prenant un volume de cet auteur ; l’avez-vous lu en entier ? — J’ai lu les volumes que j’en ai, le siècle de Louis XIV, le règne de Charles XII, la Henriade et ses tragédies. — Quel choix plein de goût ! s’écriait la duchesse, elle est vraiment étonnante ! Vous lisez beaucoup, à ce qu’on dit. — Je n’ai rien de mieux à faire, j’aime assez cela, ça tue le temps, les soirées sont longues. — Comment avez-vous eu ces livres ? reprit la reine, les avez-vous achetés ? — Non, Madame, répondit Marguerite ; j’étais gouvernante d’un médecin qui est mort, et m’a laissé, par testament, son mobilier, ses livres, et 800 livres de rentes sur l’Hôtel-de-Ville, que je vais recevoir tous les six mois. » La reine s’amusa avec autant d’esprit que de gaieté de voir tout ce que l’on commençait à répandre sur la solitaire de Marly, déjoué par un récit aussi simple et qui méritait si peu d’occuper.

Cette nouvelle Sarah Th*** était tout bonnement une cuisinière retirée.


Marie-Antoinette, n’étant encore que dauphine, supportait déjà difficilement le joug de l’étiquette. L’abbé de Vermond avait contribué en partie à l’entretenir dans cette disposition. Lorsqu’elle fut devenue reine, il s’efforça ouvertement de l’amener à secouer des entraves dont elle respectait encore l’antique origine. Entrait-il dans sa chambre au moment où elle se disposait à sortir : « Pour qui donc, lui disait-il d’un ton moqueur, pour qui ce détachement de guerriers que j’ai trouvé dans la cour ? est-ce quelque général qui sort pour inspecter son armée ? Tout cet étalage militaire convient-il à une jeune reine adorée de ses sujets ? » Il prenait cette occasion de lui rappeler la simplicité avec laquelle vivait Marie-Thérèse, les visites qu’elle allait faire, sans gardes et même sans suite, chez le prince d’Esterhazy, chez le comte de Palfi, pour y passer des journées entières loin de l’éclat fatigant de la couronne. L’abbé flattait ainsi, avec une adresse funeste, le penchant de Marie-Antoinette ; il lui indiquait sous quelles couleurs elle pouvait se déguiser à elle-même sa haine pour les coutumes orgueilleuses, mais consacrées, que suivaient les descendans de Louis XIV.


Le théâtre, cette ressource féconde et commode des esprits superficiels, était à la cour le fonds de toutes les conversations[1]. C’était habituellement du théâtre qu’on parlait à la toilette de la reine. Elle voulait tout savoir sur une représentation à laquelle elle n’avait pas assisté. La question : Y avait-il beaucoup de monde ? ne manquait jamais. J’ai vu plus d’un gracieux duc lui répondre en s’inclinant : « Il n’y avait pas un chat. » Cela ne voulait pas dire, comme on pourrait le croire, que la salle eût été vide, il était même possible qu’elle eût été pleine ; mais, dans ce cas-là, on voulait dire que c’étaient des financiers, de bons bourgeois, des provinciaux qui la remplissaient. La noblesse, encore dois-je dire la haute-noblesse, ne connaissait que ses pareils. Pour en faire partie, il fallait avoir été présenté. Il y avait encore parmi les gens de cette classe une élite privilégiée : c’est ce qu’on appelait les gens titrés ; et les gens titrés qui habitaient Versailles, qui approchaient le roi et la reine, n’étaient pas sans quelque mépris pour ceux des leurs qui faisaient leur cour une seule fois par semaine. Dans ce cas-là, une femme présentée, titrée et portant le nom le plus illustre, pouvait être dédaigneusement rangée dans ce qu’on appelait les dames du dimanche.


La retraite de madame Louise, l’éloignement de la cour n’avaient fait que la livrer en entier aux intrigues du clergé. Elle recevait sans cesse les visites des évêques, des archevêques, des prêtres ambitieux ; faisait accorder par le roi son père beaucoup de grâces ecclésiastiques, et s’attendait probablement à jouer un grand rôle à l’époque où le roi, lassé de ses plaisirs et de sa vie licencieuse, chercherait à s’occuper de son salut ; ce qui serait peut-être arrivé, si une mort prompte et inattendue ne fût venue terminer sa carrière. Le plan de madame Louise échoua par cet événement. Elle resta dans son couvent d’où elle sollicitait encore beaucoup de grâces, ce que je pouvais juger par les plaintes de la reine, qui me disait souvent : « Voici encore une lettre de ma tante Louise. C’est bien la petite carmélite la plus intrigante qui existe dans le royaume. » La cour allait la voir, à peu près trois fois par an, et je me souviens que la reine, lui menant sa fille, me chargea de lui faire habiller une poupée en carmélite, afin que la jeune princesse fût accoutumée, avant d’entrer au couvent, à l’accoutrement de sa tante la religieuse.


Dans un séjour où l’ambition tient toutes les passions éveillées, un mot, une seule réflexion peuvent amener des préventions, faire naître la haine, et je n’ai pu me refuser à croire que l’inimitié connue, qui s’est établie entre la reine et madame de Genlis, n’ait eu pour première base une réponse de Marie-Antoinette à la duchesse d’Orléans, au sujet de cette dame. Le jour des révérences pour les couches, à la naissance du dauphin, la duchesse d’Orléans s’approcha de la chaise longue de la reine, pour excuser madame de Genlis de ne point paraître dans une occasion où toute la cour était empressée de féliciter Sa Majesté sur la naissance d’un héritier : une indisposition l’en avait empêchée. La reine répondit que la duchesse de Chartres se ferait excuser dans une circonstance semblable ; que la célébrité de madame de Genlis aurait pu, à la vérité, faire remarquer son absence ; mais qu’elle n’était pas de rang à s’en faire excuser. Cette démarche de la princesse, subjuguée par l’esprit de la gouvernante de ses enfans, prouve au moins qu’à cette époque elle ambitionnait encore les regards et la bienveillance de la reine, et, à partir de ce moment, les réflexions peu indulgentes sur les habitudes et les goûts de la souveraine, et les critiques piquantes sur les productions et la conduite de la femme auteur, s’échangeaient sans interruption entre Marie-Antoinette et madame de Genlis. Au moins suis-je sûre que l’on ne manquait pas d’apporter à la reine les épigrammes et les chansons qui paraissaient contre la gouvernante des enfans du duc d’Orléans ; et il est très-probable que la malice des courtisans faisait arriver au Palais-Royal, avec la même rapidité, tout ce qui pouvait avoir été dit dans l’appartement de la reine contre madame de Genlis.


M. de Maurepas mourut le 21 novembre, un mois après la naissance de M. le dauphin. Le roi parut très-affecté de cette perte. Quelle que fût l’indifférence et la légèreté de ce guide, l’habitude l’avait rendu nécessaire. Le roi s’interdit, au moment de sa mort, plusieurs plaisirs tels que la chasse et un dîner à Brunoy, chez Monsieur. Il visita plusieurs fois le malade, et donna des marques d’une véritable sensibilité. M. de Vergennes, sans hériter du titre de premier ministre, remplaça en entier M. de Maurepas auprès du roi[2]. Les historiens politiques prononceront sur les talens et sur les fautes que M. de Vergennes a pu commettre. Mais le simple jugement m’a fait apprécier en lui le mérite d’avoir su dérober la faiblesse du caractère de son maître aux yeux de l’Europe entière. On ne peut nier qu’il fut pour Louis XVI, tant qu’il vécut, comme un manteau respectable dont, à la mort de ce ministre, le roi parut à l’instant dépouillé[3].


Hiver de 1788.

La reconnaissance des Parisiens pour les secours versés par le roi et la reine fut très-vive et très-sincère. La neige était si abondante que, depuis cette époque, on n’en a pas vu en France une si prodigieuse quantité. On eut l’idée d’élever, dans différens quartiers de Paris, des pyramides et des obélisques portant des inscriptions qui exprimaient la reconnaissance populaire. La pyramide de la rue d’Angiviller méritait surtout de fixer les regards. Elle était supportée par une base d’environ cinq à six pieds de haut sur douze de face ; elle s’élevait à quinze pieds, et était terminée par un globe. Quatre bornes, posées sur chacun des angles, accompagnaient cet obélisque, et lui donnaient un aspect qui ne manquait pas d’élégance.

On y lisait plusieurs inscriptions en l’honneur du roi et de la reine.

Je fus voir ce singulier monument, et j’ai retenu l’inscription suivante :


À Marie-Antoinette.

Reine dont la bonté surpasse les appas,
Près d’un roi bienfaisant occupe ici ta place.
Si ce monument frêle est de neige et de glace,
 Nos cœurs pour toi ne le sont pas.

 De ce monument sans exemple,
Couple auguste, l’aspect bien doux pour votre cœur,
Sans doute vous plaira plus qu’un palais, qu’un temple
Que vous élèverait un peuple adulateur.


Les théâtres retentirent généralement des éloges dus aux bienfaits des souverains : on donna la Partie de chasse de Henri IV au profit des pauvres. La recette fut très-considérable, et l’assemblée redemanda avec transport le couplet suivant :


Le roi, digne de sa couronne,
A pris pitié des malheureux ;
La reine et ce qui l’environne,
S’occupe à faire des heureux.
Dessous le chaume qui le couvre
L’infortuné n’a plus d’effroi ;
Il chante aux champs tout comme au Louvre
La bienfaisance de son roi[4].


Je n’ai point rapporté ces couplets pour leur mérite littéraire, mais bien pour fixer l’opinion qui existait le plus généralement à Paris, sur Louis XVI et Marie-Antoinette, cinq années juste avant l’ébranlement général et funeste que subit la monarchie française.

Il a donc fallu, pour produire un changement si total dans l’ancien amour du peuple pour ses souverains, la réunion des principes de la philosophie moderne à l’enthousiasme pour la liberté, puisé dans les champs de l’Amérique ; et que cette fureur de novation et cet élan aient été servis par la faiblesse du monarque, par la constante corruption de l’or des Anglais, et par les projets de vengeance ou d’ambition du duc d’Orléans. Qu’on ne croie pas cette accusation basée sur celle tant de fois répétée par les chefs du gouvernement français depuis la révolution. Deux fois, entre le 14 juillet 1789 et le 6 octobre de la même année, jour où la cour fut traînée à Paris, la reine m’avait empêchée d’y faire de petits voyages d’affaires ou de plaisirs, me disant : « N’allez pas tel jour à Paris ; les Anglais ont versé de l’or, nous aurons du bruit. »

Les voyages continuels de ce prince en Angleterre avaient amené l’anglomanie à un tel degré, que l’on ne pouvait plus distinguer Paris de Londres. Le Français, constamment imité par l’Europe entière, devint tout-à-coup un peuple imitateur, sans songer au mal que l’on faisait aux arts et aux manufactures. Depuis le traité de commerce fait avec l’Angleterre, à la paix de 1783, non-seulement les équipages, mais tout, jusqu’aux rubans et aux faïences communes, fut de fabrique anglaise. Si cette influence des goûts anglais se fût bornée à remplir les salons de jeunes gens en frac, au lieu de les y voir dans l’habit français, le bon goût et le commerce auraient pu seuls en souffrir : mais l’esprit du gouvernement anglais remplissait toutes ces jeunes têtes : constitution, chambre haute, chambre basse, garantie nationale, balance des pouvoirs, grande chartre, loi de l’habeas corpus, tous ces mots étaient sans cesse répétés, rarement bien entendus ; mais ils tenaient aux bases d’un parti qui se formait.


Le goût de la parure, auquel la reine s’était livrée pendant les premières années du règne, avait fait place à un amour de simplicité porté même à un degré impolitique, l’éclat et la magnificence du trône n’étant pas jusqu’à un certain degré séparés en France des intérêts de la nation.

Excepté les jours de très-grande réunion à la cour, tels que le Ier janvier, le 2 février consacrés à la procession de l’ordre du Saint-Esprit, et aux fêtes de Pâques, de la Pentecôte et de Noël, la reine ne portait plus que des robes de percale ou de taffetas de Florence blanc. Sa coiffure se bornait à un chapeau : les plus simples étaient préférés, et les diamans ne sortaient des écrins que pour les parures d’étiquette consacrées aux jours que je viens d’indiquer.

La reine n’avait pas encore vingt-cinq ans, et commençait déjà à craindre qu’on ne lui fît faire trop d’usage des fleurs et des parures qui, dans ce temps, étaient encore réservées à la seule jeunesse.

Mademoiselle Bertin lui ayant apporté une guirlande et un collier de roses, la reine l’essayait en craignant que l’éclat de ces fleurs ne fût plus avantageux à celui de son teint. Elle était véritablement trop sévère sur elle-même : sa beauté n’ayant encore subi aucune altération, il est aisé de se faire idée du concert de louanges et de complimens qui répondirent au doute qu’elle avait énoncé. La reine, s’approchant de moi, imagina de promettre de s’en rapporter à mon jugement lorsqu’il serait temps qu’elle abandonnât la parure des fleurs. « Songez-y bien, me dit-elle ; je vous somme, dès ce jour, de m’avertir avec franchise du moment où les fleurs cesseront de me convenir. — Je n’en ferai rien, Madame, lui répondis-je aussitôt ; je n’ai pas lu Gil-Blas pour n’en retirer aucun fruit, et je trouve l’ordre de Votre Majesté trop semblable à celui que lui avait donné l’archevêque de Tolède, de l’avertir du moment où il commencerait à baisser dans la composition de ses homélies. — Allez, me dit la reine, vous êtes moins sincère que Gil-Blas, et j’aurais été plus généreuse que l’archevêque de Tolède. »


Le zèle indiscret des courtisans nuit souvent aux véritables intérêts des princes : une fausse démarche de M. Augeard, secrétaire des commandemens de la reine et fermier-général, avait essentiellement contribué à répandre dans le public l’opinion que la reine disposait de tous les emplois de finance : il avait, sans y être autorisé, demandé au comité des fermiers-généraux de le prévenir des vacances de tous les emplois un peu lucratifs, les assurant qu’ils agiraient d’une manière très-conforme aux désirs de la reine. Les membres du comité accédèrent à cette demande de M. Augeard, mais non sans en murmurer dans leurs différentes sociétés. La reine n’attribua d’abord qu’au zèle de son secrétaire des commandemens le soin qu’il avait de la prévenir de toutes les vacances ; mais lorsqu’elle eut connaissance de la démarche qu’il avait faite auprès de sa compagnie, elle la désapprouva hautement, le fit savoir aux fermiers-généraux, et s’abstint de demander des emplois de finance. Au dernier bail des fermes, renouvelé par M. de Calonne, elle ne forma qu’une seule demande de ce genre, pour marier une fille de condition placée parmi ses femmes. Il y eut cependant à cette époque un grand nombre de places importantes à donner. Vivement affligée de voir le monde convaincu que la reine disposait indistinctement de tous les emplois, et ayant eu connaissance de gens évincés de postes auxquels ils avaient des droits légitimes, sous prétexte de demandes formées par la reine, je leur conseillai d’écrire à Sa Majesté pour la supplier de leur faire savoir si elle avait demandé les places auxquelles ils avaient de justes prétentions. La reine fut très-satisfaite de la confiance que ces particuliers lui avaient témoignée, et leur fit répondre d’une manière ostensible « qu’elle n’avait fait aucune demande pour les postes qu’ils sollicitaient, et qu’elle les autorisait à faire usage de sa lettre. » Ces personnes obtinrent les places qu’elles sollicitaient.


On voyait souvent dans les jardins et dans les appartemens de Versailles un ancien capitaine aux grenadiers de France, qui s’appelait le chevalier d’Orville, et qui sollicitait depuis quatre ans, auprès du ministre de la guerre, une place de major ou de lieutenant de roi. On le savait très-pauvre ; mais il supportait son sort sans jamais se plaindre de l’affligeante lenteur qu’on mettait à récompenser ses honorables services. Il venait régulièrement chez le maréchal de Ségur, à l’heure fixée par le ministre pour recevoir les nombreux solliciteurs de son département. Un jour le maréchal lui dit : « Vous êtes encore à Versailles, monsieur d’Orville ? — Monsieur, lui répondit ce brave capitaine, vous pouvez le remarquer à cette feuille de parquet sur laquelle je me place constamment ; elle est déjà enfoncée de quelques lignes par le poids de mon corps. » Cette réponse circula dans Versailles ; je la sus.

La reine se mettait assez souvent à la fenêtre de sa chambre à coucher, pour reconnaître avec sa lorgnette les gens qui se promenaient dans le parc. Quelquefois elle demandait à ses femmes les noms des gens dont les figures lui étaient inconnues. Un jour elle y vit passer le chevalier d’Orville, et me demanda le nom de ce chevalier de Saint-Louis, qu’elle rencontrait partout et depuis bien du temps. Je savais son nom, je lui contai son histoire. « Il faut finir cela, dit la reine avec un peu de vivacité. J’en demande bien pardon aux protecteurs de cour, mais l’exemple d’une semblable indifférence est faite pour décourager le militaire : on peut être un bien brave homme et n’avoir pas de protecteurs. — Cela sera fait quand Votre Majesté le voudra, repris-je. — Oui, oui, » dit la reine sans s’expliquer davantage et tournant sa lunette vers quelques autres promeneurs. Le lendemain, en traversant la galerie pour aller à la messe, la reine aperçoit le chevalier d’Orville : elle s’arrête, va droit à lui. Le pauvre homme se reculait dans une embrasure de croisée, regardant à sa droite et à sa gauche pour découvrir la personne vers laquelle se dirigeaient les pas de la reine, lorsqu’elle lui dit : « M. d’Orville, il y a plusieurs années que vous êtes à Versailles pour y solliciter une majorité ou une lieutenance de roi. Il faut que vous ayez de bien faibles protecteurs. — Je n’en ai point, Madame, répondit le pauvre chevalier tout troublé. — Eh bien ! je serai votre protectrice. Demain à pareille heure, trouvez-vous ici avec un placet et un état de vos services. » Quinze jours après, M. d’Orville fut nommé lieutenant de roi, de La Rochelle ou de Rochefort[5].


La vraie sensibilité de la reine lui fournissait à l’instant même les choses les plus flatteuses et les plus honorables à dire aux gens qu’elle estimait. Lorsque M. Loustonneau, premier chirurgien des enfans de France, fut nommé à la survivance de M. Andouillé, premier chirurgien du roi, il vint à l’heure du déjeuner de la reine faire ses remercîmens. Cet honnête homme était généralement chéri à Versailles ; il s’y était dévoué à soigner la classe indigente, et versait chez les pauvres malades près de trente mille francs par an. Son extrême modestie n’avait pu empêcher qu’à la longue, de si grandes charités ne fussent connues. Après avoir reçu l’expression de la reconnaissance du bon Loustonneau, la reine lui dit : « Vous êtes content, Monsieur ; mais moi je le suis bien peu des habitans de Versailles. À la nouvelle de la grâce que le roi vient de vous accorder, la ville aurait dû être illuminée. — Et pourquoi cela, Madame ? » reprit le premier chirurgien avec un étonnement inquiet. « Ah ! reprit la reine avec l’accent de la sensibilité, si tous les indigens que vous secourez depuis vingt ans eussent seulement allumé une chandelle sur leur fenêtre, on n’aurait jamais vu de plus brillante illumination. »


Le jour même où le roi annonça qu’il consentait à la convocation des états-généraux, la reine sortit de son dîner public, et se plaça dans l’enfoncement de la première croisée de sa chambre à coucher, le visage tourné vers le jardin. Son chef du gobelet la suivait pour lui servir son café qu’elle prenait ordinairement debout en sortant de table. Elle me fit signe de m’approcher d’elle. Le roi était occupé à parler à quelqu’un dans sa chambre. Quand l’officier l’eut servi, il se retira ; et, sa tasse à la main, elle me dit : « Grand Dieu ! quelle nouvelle va se répandre aujourd’hui ! Le roi accorde la convocation des états-généraux. » Puis elle ajouta en levant les yeux au ciel : « Je le crains bien ; cet important événement est un sinistre premier coup de tambour pour la France. » En baissant ses yeux, ils étaient pleins de larmes. Elle ne put continuer de prendre son café, me remit sa tasse, et fut rejoindre le roi. Le soir, quand elle fut seule avec moi, elle ne parla que de cette importante décision. « C’est le parlement, dit-elle, qui a amené le roi jusqu’à la nécessité d’avoir recours à une mesure depuis long-temps considérée comme funeste au repos du royaume. Ces messieurs veulent restreindre la puissance royale, mais au moins est-il bien certain qu’ils portent un grand coup à l’autorité dont ils font un si mauvais usage, et qu’ils amèneront leur destruction. C’est peut-être le seul côté favorable d’une aussi alarmante mesure. »


Extrait des différentes lettres de madame Campan, première femme de chambre de la reine, du 5 octobre au 31 décembre 1789.

J’ignore si j’aurai la force de vous tracer les scènes affligeantes qui viennent de se passer presque sous mes yeux. Mes sens égarés ne sont point encore calmés, mes rêves sont affreux, mon sommeil pénible. Ma sœur était auprès de la reine pendant la nuit du 5 : je tiens d’elle une partie des circonstances que je vais vous dire. Lorsque M. de La Fayette eut quitté le roi en disant qu’il allait faire loger ses troupes comme il le pourrait, tout le monde au château crut pouvoir goûter les douceurs du repos. La reine elle-même se coucha, et lorsque ma sœur eut rempli auprès d’elle ses fonctions, elle se retira dans la chambre qui précède la sienne ; là, se laissant aller aux accens de la douleur, elle dit à ses compagnes, en fondant en larmes : « Se couche-t-on quand il y a dans une ville trente mille hommes de troupes, dix mille brigands et quarante-deux pièces de canon ? — Non assurément, répondirent-elles, il ne faut pas nous rendre coupables d’un pareil tort. » Elles restèrent donc tout habillées, et s’assoupirent appuyées sur leurs lits. Il était alors quatre heures. À six heures précises, la foule des brigands, ayant forcé les postes, se dirigea vers l’appartement de Sa Majesté. Ma sœur entendit la première ces mots terribles : sauvez la reine. Le garde-du-corps qui les prononça reçut treize blessures à la porte même d’où il nous avertit. Si les femmes de la reine s’étaient couchées, Sa Majesté était perdue ; elles n’eurent que le temps de se précipiter dans sa chambre, de l’arracher de son lit, de jeter une couverture sur son corps, de l’emporter dans l’appartement du roi, et de fermer, le mieux qu’elles purent, la porte du corridor qui y conduit. Elle tomba évanouie dans les bras de son auguste époux. Vous savez ce qui est arrivé depuis : le roi, cédant aux vœux de la capitale, s’y est rendu avec toute sa famille le 6 au matin. Le voyage a duré sept heures et demie, pendant lesquelles nous avons entendu sans cesse un bruit continuel de trente mille fusils chargés à balles, que l’on chargeait et déchargeait en signe de joie du bonheur de mener le roi à Paris. On criait, mais inutilement, tirez droit. Malgré cette attention, les balles quelquefois venaient frapper sur les ornemens des voitures ; l’odeur de la poudre nous suffoquait, et la foule était si prodigieuse, que le peuple, pressant de toutes parts les carrosses, leur faisait éprouver le mouvement d’un bateau. Si vous voulez vous former une idée de cette marche, représentez-vous une multitude de brigands non vêtus, armés de sabres, de pistolets, de broches, de scies, de vieilles pertuisanes, marchant sans ordre, criant, hurlant, précédée d’un monstre, d’un tigre, que la municipalité de Paris cherche avec le plus grand soin, d’un homme à longue barbe, qui jusqu’à présent servait de modèle à l’académie de peinture, et qui, depuis les troubles, s’est livré à son goût pour le meurtre, et a lui seul coupé toutes les têtes des malheureuses victimes de la fureur populaire. Quand on pense que c’est cette même troupe qui, à six heures du matin, avait forcé le poste de l’escalier de marbre, enfoncé les portes des antichambres, et pénétré jusqu’à l’endroit où ce brave garde-du-corps fit une résistance assez longue pour nous donner le temps de sauver la reine ; quand on se rappelle que cette terrible armée courait les rues de Versailles toute la nuit, on trouve encore que le ciel nous a protégés ; on remarque le pouvoir de la Providence, et ce danger passé fait espérer pour l’avenir. D’ailleurs il est reconnu aujourd’hui que tous les funestes événemens dont je n’ai pu vous présenter qu’une faible esquisse, ont été le hideux résultat du plus noir, du plus épouvantable des complots ; la ville de Paris va en rechercher les auteurs. Mais je doute qu’elle les découvre tous, et je crois que la postérité seule sera éclairée sur ces horribles secrets.

La sévérité de la loi martiale, la grande activité des chefs de la milice et du corps de ville, l’attachement, la vénération de tous les citoyens de la capitale pour l’auguste famille qui est venue s’enfermer dans ses murs, et qui est bien déterminée à y rester jusqu’au moment où la nouvelle constitution sera achevée : voilà le tableau qui peut seul porter quelque soulagement dans nos cœurs.

Depuis que la reine est à Paris, sa cour est nombreuse ; elle dîne trois fois par semaine en public avec le roi ; son jeu a lieu ces jours-là. Quoique les pièces soient petites, tout Paris y abonde ; elle parle aux commandans des districts, elle trouve des occasions naturelles de dire des choses obligeantes même aux simples fusiliers, parmi lesquels se trouvent les citoyens de la première classe comme les derniers des artisans : douceur, résignation, courage, grâces, popularité, tout est mis en usage, et sans affectation, pour réunir les esprits et concourir au rétablissement de l’ordre. Tout le monde rend la justice qui est due à des soins si touchans, et c’est un dédommagement pour les peines cruelles que l’on a endurées, pour les risques horribles que l’on a courus. En général, rien n’est plus sage ni plus suivi que la conduite du roi et de la reine ; aussi augmente-t-elle tous les jours le nombre de leurs partisans. L’on en parle avec enthousiasme dans presque toutes les sociétés. J’ai beaucoup perdu du côté du bonheur, des jouissances de la vie, des espérances ; mais je suis extrêmement flattée d’être attachée à une princesse qui, dans des momens d’adversité, a développé un caractère aussi généreux et aussi grand : c’est un ange de douceur, de bonté ; c’est une femme forte quant au courage. J’espère que les nuages amassés autour d’elle par le souffle impur de la calomnie se dissiperont ; et quand on a l’âge de la reine et ses vertus, on peut encore se flatter de reprendre, dans l’histoire et aux yeux de la postérité, le rang qu’on ne peut sans injustice lui enlever. Les princes assaillis par les faiblesses et les vices vers leur déclin, ont inutilement montré quelques vertus dans leur première jeunesse ; leurs dernières années effacent l’éclat des premières, et ils emportent au tombeau la haine et le mépris de leurs sujets. Que de belles années restent encore à parcourir à notre aimable souveraine ! et lorsqu’elle agit par elle-même, elle est toujours sûre du plus grand succès. Elle vient d’en donner la preuve dans les momens les plus critiques ; et Paris, imbu de tous les propos les plus séditieux, Paris, lisant sans cesse les libelles les plus dégoûtans, n’a pu lui refuser cette admiration que l’on doit au vrai courage, à la présence d’esprit et aux grâces. Ses plus cruels ennemis se bornent à dire : « Il faut convenir que c’est une femme forte. » Je ne puis vous exprimer combien je suis occupée de l’opinion qu’on a de cette intéressante princesse dans les cours étrangères : les libelles affreux y ont-ils été envoyés ? Croit-on en Russie qu’une madame Lamotte ait jamais été l’amie de la reine ? Croit-on à tous les contes odieux de cette trame infernale ? J’espère que non : la justice, les réparations qui sont dues à cette princesse ne cessent de m’occuper. J’en perdrais la raison, si j’étais un peu plus jeune, et si ma tête était aussi vive que mon cœur est sensible. Moi, qui la vois depuis quinze ans attachée à son auguste époux, à ses enfans, bonne avec ses serviteurs, malheureusement trop polie, trop simple, trop en égale avec les gens de cour, je ne puis supporter de voir injurier son caractère. Je voudrais avoir cent bouches, je voudrais avoir des ailes, je voudrais inspirer cette confiance pour écouter la vérité qu’on accorde si facilement au mensonge : implorons encore le temps sur cet important objet.


Opinions de la reine sur la noblesse.

La reine m’a dit souvent : « La noblesse nous perdra, mais je pense que nous ne pouvons nous sauver sans elle. Nous n’agissons quelquefois dans un sens qui blesse la noblesse, qu’avec de bonnes intentions pour elle. Cependant lorsque je suis boudée par les gens qui nous environnent, j’en suis affligée : alors nous faisons quelques démarches ou quelques confidences pour rassurer tous ces pauvres gens qui ont réellement bien à souffrir. Ils en font bruit ; les révolutionnaires en sont instruits, s’en alarment ; l’Assemblée devient plus pressante, plus virulente, et les dangers s’accroissent. »


Il y avait long-temps que la puissance de Louis XIV n’existait plus dans le palais de Versailles, et toutes les formes extérieures de cette puissance absolue existaient encore en 1789.

Ce roi, dans les dernières années de son règne, avait payé son ambition guerrière par des revers dont la nation avait beaucoup souffert. Devenu vieux, ses remords et la dévotion de sa dernière maîtresse le rendirent faible et bigot.

Les prêtres régnèrent et obtinrent de lui des édits foudroyans contre ses sujets des églises réformées. Une foule de Français industrieux, manufacturiers, abandonnèrent leur patrie, et portèrent leurs utiles travaux chez les peuples voisins. L’édit qui produisit un effet si funeste à la France s’appelle la révocation de l’édit de Nantes.

L’édit de Nantes était dû à Henri IV ; il assurait à toutes les diverses églises le libre exercice de leur culte.

Louis XIV mourut. Il laissa pour héritier de sa couronne son arrière-petit-fils âgé de cinq ans.

Cet enfant eut pour régent son oncle le duc d’Orléans, prince spirituel, léger et libertin. Il hasarda des systèmes financiers qui ruinèrent la France, et se livra à des débauches publiques et à un mépris pour tous les sentimens et les devoirs religieux, qui firent promptement succéder la licence à l’hypocrisie. Le règne de Louis XV fut faible. Pendant les premières années de ce règne, sa jeunesse, sa beauté, quelques succès dans les armes, le firent chérir par les Français ; bientôt le libertinage le plus effréné lui fit perdre cette première bienveillance du peuple, et lui ravit même l’estime de sa cour.

À la mort de Louis XV, Louis XVI monta sur le trône avec toutes les vertus d’un homme, mais peu de celles qui conviennent à un grand roi, et qui lui deviennent indispensables dans des temps où les peuples sont agités par l’esprit des factions[6].

La reine était aimable, sensible, belle et bonne. Les calomnies qui ont noirci cette princesse sont le fruit de l’esprit de mécontentement qui régnait alors. Mais elle aimait le plaisir, et en trouvait trop à faire admirer sa beauté. Les amusemens, les fêtes endormirent cette cour jusqu’au moment de l’affreux réveil que leur préparaient des opinions introduites en France depuis cinquante ans, et qui déjà avaient pris une force imposante.

Trois ministres, qui avaient jugé le danger de l’effervescence des idées, voulurent successivement travailler à la réforme des abus, remonter en un mot la trop vieille machine de la puissance absolue par des lois modernes, réformatrices et régénératrices. Ils ne pouvaient le faire qu’en attaquant les droits de la noblesse et du clergé : ces corporations les croyaient imprescriptibles, et le croient encore, même depuis que le torrent de la plus terrible révolution a fait disparaître jusqu’aux derniers vestiges de leurs droits et de leurs richesses.

Ces trois ministres, Turgot[7], Malesherbes et Necker, furent renversés par la puissance de ces antiques corporations[8].

L’impolitique désir d’amoindrir la puissance anglaise avait fait embrasser par Louis XVI la cause des Américains insurgés contre leur mère-patrie. Nos jeunes gens volèrent aux combats qui se livraient dans le Nouveau-Monde pour la liberté et contre les droits des couronnes. La liberté l’emporta ; ils rentrèrent triomphans en France, et y rapportèrent le germe de l’indépendance. On recevait souvent dans le palais de Versailles des lettres de plusieurs militaires, cachetées d’un sceau qui portait les treize étoiles des États-Unis, environnant le bonnet de la liberté ; et le chevalier de Parny, un des poëtes les plus estimés du temps, frère d’un écuyer de la reine, et lui-même homme de la cour, fit imprimer une épître aux Bostoniens, dans laquelle étaient placés les vers suivans :


Peuple heureux sans roEt vous,
Peuple heureux sans rois et sans reines,
Vous dansez donc au bruit des chaînes
Qui pèsent sur le genre humain.


Bientôt après, des embarras de finances, l’opiniâtre résistance des parlemens et l’impéritie du ministre de Loménie de Brienne amenèrent la convocation des états-généraux. Malgré les excès qui souillèrent cette époque, malgré le renversement de toutes les anciennes institutions, le bien pouvait encore se faire, si l’Assemblée constituante eût cédé aux avis, aux lumières du parti qui réclamait non-seulement une garantie pour les libertés nationales, mais les avantages d’une noblesse héréditaire, par la formation d’une chambre haute, composée d’une noblesse qui ne serait plus exposée à voir les talens rendus inutiles au bien du pays par la volonté d’un souverain ou la haine d’un favori. Des noms respectables se voyaient à la tête de ce parti : le marquis de Lally-Tollendal, le vicomte de Noailles, le marquis de La Fayette, Malouet, Mounier, etc. Le duc d’Orléans y figura quelques instans, mais seulement comme homme mécontent et factieux, prêt à passer successivement dans tous les partis les plus exagérés. Parler alors à la cour de la constitution anglaise, faire du roi de France un roi d’Angleterre, paraissait aussi criminel que si l’on eût osé proposer de détrôner le roi, de briser la couronne ornée des lys. Le parti des deux chambres, rejeté par la cour, donna le temps à un parti plus républicain de se former et de s’appuyer de la force populaire. M. de La Fayette, imbu des principes américains qu’il avait servis si glorieusement, se trouva porté à être le chef de ce parti. Dès le 6 octobre 1789, six mois après l’ouverture des états-généraux, la presque totalité des partisans de la constitution anglaise émigra et fut soustraite aux horreurs qui menaçaient la France.

Un homme, malheureusement digne de la célébrité des orateurs grecs et romains, Mirabeau embrassa la cause d’une constitution plus républicaine. Naturellement la cour y fut encore plus opposée qu’aux premiers vœux des amis de la constitution anglaise.

Les révolutionnaires enflammèrent le peuple, l’appelèrent à leur secours, l’armèrent ; les châteaux furent incendiés ou pillés, tous les nobles obligés de quitter la France. Le palais de Versailles fut assiégé par la populace de Paris ; le roi fut traîné dans cette ville d’une manière cruelle et dégradante ; sa voiture précédée par une horde qui portait en triomphe les têtes de deux de ses gardes. Les députés, au milieu des orages, travaillaient à achever l’acte constitutionnel ; le roi, comme pouvoir exécutif, y était trop dépouillé de puissance. Il jugea l’impossibilité de faire marcher une semblable constitution, et s’enfuit avec sa famille. Sa fuite combinée et son projet trahi donnèrent le temps à l’Assemblée de le faire arrêter comme il touchait aux frontières de son royaume ; il fut ramené avec l’infortunée Marie-Antoinette, la vertueuse Élisabeth, Madame et le dauphin. Ils supportèrent en route toutes les insultes d’une multitude effrénée[9].

À cette époque, les jacobins, secte furieuse et sanguinaire, à la tête de laquelle étaient Robespierre et Marat, voulurent faire prononcer la déchéance du roi et fonder une république. Le parti constitutionnel, quoique très-affaibli, eut encore assez de force pour s’y opposer. La constitution fut achevée ; le roi, qui, depuis son voyage manqué, était en arrestation, fut rendu à la liberté, et vint faire sur cette nouvelle charte le serment de la maintenir et de la défendre. On donna des fêtes brillantes qui précédèrent de bien peu des jours de deuil et de désespoir. Deux décrets que le roi rejeta, celui qui menaçait les prêtres[10] et celui relatif à la formation d’un camp sous Paris, servirent de prétexte aux plus violentes attaques dirigées contre lui. Malheureusement le roi crut que, sans dévier de sa marche, il serait retiré de ses liens et dégagé de sermens forcés. Il se trompait : le peuple entier s’avança ; les troupes étrangères furent repoussées ; le palais des Tuileries assiégé ; le roi et sa famille enfermés au Temple, d’où ils ne sortirent que pour monter sur l’échafaud[11], à l’exception de Madame et du jeune prince qui mourut victime des mauvais traitemens qu’on lui avait fait éprouver.


L’empereur Joseph II manifesta, en novembre 1783, et surtout en mai 1784, des prétentions embarrassantes pour la république des Provinces-Unies ; il demanda l’ouverture de l’Escaut, la cession de Maëstricht avec ses dépendances, du pays d’outre-Meuse, du comté de Vroenhoven, et une somme de soixante-dix millions de florins.

Le premier coup de canon fut tiré par l’empereur, sur l’Escaut, le 5 novembre 1784.

La paix fut faite et signée, le 8 novembre 1785, entre l’empereur et les Provinces-Unies, sous la médiation de la France.

Le singulier fut l’indemnité accordée à l’empereur : cette indemnité fut de dix millions de florins de Hollande ; les articles 15, 16, 17 du traité stipulaient la quotité de cette indemnité. La Hollande paya cinq millions et demi de florins, et la France, par ordre de M. de Vergennes, quatre millions cinq cent mille florins, c’est-à-dire, neuf millions quarante-cinq mille livres, dit M. Soulavie.

M. de Ségur, dans son ouvrage intitulé Politique des Cabinets, troisième volume, dit dans une note sur un mémoire de M. de Vergennes, relatif à cette affaire :

« On a beaucoup blâmé M. de Vergennes d’avoir terminé, par un sacrifice de sept millions, la contestation qui existait entre les Provinces-Unies et l’empereur. Dans ce siècle de philosophie, on était encore bien barbare ; dans ce siècle de commerce, on calculait bien mal ; et les hommes qui accusaient la reine d’envoyer l’argent de la France à son frère, auraient mieux aimé que, pour soutenir une république sans énergie, on sacrifiât le sang de deux cent mille hommes, et trois ou quatre cents millions, en s’exposant à perdre le fruit de la paix qu’on venait de dicter à l’Angleterre. Il est triste et humiliant de voir comment et par qui on est jugé ; ceux qui se rappellent toutes les déclamations violentes qu’on se permettait alors contre la politique du cabinet de Versailles verront, dans le mémoire de M. de Vergennes, avec quelle sagesse délibéraient alors les ministres accusés par l’ignorance, la présomption et la folie. »


  1. Un conte heureux, un bon mot, quelque naïveté ridicule d’un provincial, étaient aussi des bonnes fortunes dont on s’empressait de profiter. Il y avait des courtisans à la piste des histoires nouvelles ; et il faut avouer qu’ils portaient fort loin l’art agréable de conter avec grâce. Il était délicieux de les entendre ; mais, à moins d’avoir un talent égal au leur, c’était chose difficile de redire ce qu’ils avaient dit : le ton et la forme ôtés, rien ne restait.
    (Note de l’édit.)
  2. Voyez dans les pièces, lettre (M), quelques particularités historiques sur les moyens qu’avait employés M. de Maurepas pour se maintenir au ministère, et rendre M. le duc de Choiseul de plus en plus odieux à Louis XVI.
    (Note de l’édit.)
  3. « Les formes de ce ministre, dit Rhulières dans une notice sur M. de Vergennes, n’étaient ni aimables, ni soignées, mais assez imposantes. Pourquoi ? C’est que tout homme qui trouvera une retraite au milieu de la cour, et fera passer pour une vertu de réflexion son indifférence pour les femmes et pour les spectacles, qui se donnera les dehors graves d’un homme appliqué, et sera réputé étranger à toute espèce de tracasserie, persuadera que, livré à la chose publique, il ne quitte pas un moment les affaires de l’État. M. de Vergennes s’était si bien acquis cette réputation que, dans une de ces facéties que la cour invente pour se dérober à l’ennui, on le représenta comme accablé sous le poids du travail. Il s’agissait de masquer tous les ministres et d’autres personnages importans. La reine devait deviner et reconnaître les masques. Le comte de Vergennes fut représenté portant le globe sur sa tête, une carte d’Amérique sur la poitrine, et une d’Angleterre sur le dos. Il est tel ministre qu’on eût pu représenter tenant dans la main la ceinture de Vénus, et jouant avec le carquois de son fils.

    » Dans une autre occasion, une femme de la cour, vieille et laide, s’étant approchée, dans une parure trop brillante pour son âge et sa figure, de la table du roi, Monsieur lui demanda ce qu’elle voulait ?… Hélas ! ce que je veux ! Je veux prier le roi de me faire parler à M. de Vergennes. Le roi, en riant de bon cœur avec tout le monde, promit à cette septuagénaire de lui procurer l’audience du ministre avant qu’elle mourût.

    » Ces événemens, quelque peu importans qu’ils paraissent, révèlent les opinions à la cour surtout où les jeux même ne sont jamais sans but et sans une pointe de méchanceté.... »

    Rhulières ajoute, quelques pages plus bas : « Le duc de Choiseul avait de grands talens ; M. Turgot de grandes connaissances ; M. de Vergennes une médiocrité imposante ; M. de Maupeou une fermeté despotique ; M. de Calonne une facilité impardonnable. »

    Ce portrait de M. de Vergennes est en général trop satirique, et nous ne pensons nullement que le reproche de médiocrité soit fondé. Mais on lui en fait un plus grave, celui d’avoir consenti au traité qui ruina nos manufactures. Voyez, à ce sujet, les éclaircissemens sous la lettre (N).

    (Note de l’édit.)
  4. Une fois, M. d’Angiviller, pendant un des voyages du roi, fit réparer une des pièces obscures des petits appartemens. Cette réparation coûta trente mille francs. Le roi, de retour, instruit de la dépense, fit retentir tout le château de cris et de plaintes contre M. d’Angiviller. J’aurais rendu trente familles heureuses, disait Louis XVI.
    (Note de l’édit.)
  5. Il paraît que Louis XVI disputait à la reine le prix de ces actions bienfaisantes. On en jugera par l’anecdote que rapporte un ouvrage publié sous son règne.

    « Un ancien officier avait inutilement sollicité une pension sous le ministère de M. le duc de Choiseul : il était revenu à la charge du temps de M. le marquis de Monteynard et de M. le duc d’Aiguillon. Il avait insisté auprès de M. le comte du Muy, qui avait pris note de son affaire dans les meilleures intentions du monde de le servir ; mais l’effet ne suivait pas la volonté du ministre. Lassé de tant de démarches inutiles, il se présenta dernièrement au souper du roi, et, s’étant placé de manière à pouvoir être vu et entendu, il s’écria dans un moment où le silence régnait : Sire ! Ceux qui étaient autour de lui, lui dirent : « Qu’allez-vous faire ? On ne parle pas ainsi au roi. — Je ne crains rien, » et parlant encore plus haut, il continua : Sire ! Le roi surpris le regarda et lui dit : « Que voulez-vous, Monsieur ? — Sire, lui répondit-il, j’ai soixante-dix ans ; il y en a plus de cinquante que je suis au service de Votre Majesté, et je meurs de faim. — Avez-vous un mémoire ? reprit le roi. — Oui, Sire, j’en ai un. — Donnez-le moi, » et il le prit sans rien dire de plus. Le lendemain matin, un exempt des gardes fut envoyé par le roi dans la grande galerie pour chercher l’officier qui s’y promenait. L’exempt lui dit : « Le roi vous demande, Monsieur, » et il se rendit sur-le-champ dans le cabinet de Sa Majesté, qui lui dit : « Monsieur, je vous accorde 1500 livres de pension annuelle sur ma cassette, et vous pouvez aller recevoir la première année qui est échue. » (Correspondance secrète de la cour, règne de Louis XVI.)

    (Note de l’édit.)
  6. Si Louis XVI n’eut pas les qualités d’un grand roi, du moins, sous un ministre habile et ferme, qui aurait su fixer ses irrésolutions, déjouer les intrigues de la cour, ou vaincre ses résistances, il aurait eu les vertus et le règne d’un bon roi. Jamais on ne porta plus loin l’amour du bien public, et même en 1791, quand sa puissance déchue, son autorité méprisée, présentaient à son esprit de douloureux sujets de réflexions, il souffrait surtout des maux qu’éprouvait le royaume et de ceux qu’il prévoyait.

    « Nous fûmes témoins dans le conseil, dit Bertrand de Moleville, pendant l’Assemblée législative, d’une scène.... beaucoup trop intéressante pour être passée sous silence. M. Cahier de Gerville y lut un projet de proclamation relativement aux assassinats et au pillage qui se commettaient dans plusieurs départemens contre les nobles et sur leurs biens, toujours sous le prétexte banal d’aristocratie. Il y avait dans cette proclamation la phrase suivante : Ces désordres troublent bien amèrement le bonheur dont nous jouissons. « Changez cette phrase, » dit le roi à M. Cahier de Gerville qui, après l’avoir relue sans y apercevoir de faute, répondit qu’il ne voyait point ce qu’il y avait à changer. « — Ne me faites pas parler de mon bonheur, Monsieur ; je ne puis mentir de cette force-là : comment voulez-vous que je sois heureux, M. de Gerville, quand personne ne l’est en France ? Non, Monsieur, les Français ne sont pas heureux, je ne le vois que trop… ; ils le seront un jour, je l’espère, je le désire ardemment… ; alors je le serai aussi et je pourrai parler de mon bonheur. »

    » Ces paroles, que le roi prononça avec une émotion extrême et les yeux gros de larmes, firent sur nous la plus vive impression, et furent suivies d’un silence général d’attendrissement, qui dura deux ou trois minutes. Sa Majesté, craignant sans doute que ce mouvement de sensibilité qu’elle n’avait pas été maîtresse de réprimer, ne fît suspecter son attachement à la constitution, saisit très-adroitement, quelques momens après, l’occasion de manifester au moins sa fidélité scrupuleuse au serment qu’elle avait fait de la maintenir, en adoptant le parti qui y était le plus conforme, dans une affaire au rapport de M. Cahier de Gerville qui avait proposé un avis contraire, et qui fut confondu de trouver le roi plus constitutionnel que lui. J’ai cité ce fait dans le compte que j’ai rendu à l’Assemblée après ma retraite du ministère ; je me dispenserai par cette raison d’en répéter ici les détails.

    » Cette probité religieuse du roi à l’égard du serment funeste qui lui avait été arraché, et son tendre intérêt pour le bonheur d’une nation dont il avait tant à se plaindre, excitaient à la fois notre étonnement et notre admiration. »

    Cet amour du peuple, ce désir de le rendre heureux, Louis XVI l’avait puisé dans Fénélon. Les ouvrages de Nicole et le Télémaque étaient ses lectures habituelles. Il en avait extrait des maximes de gouvernement dont il ne voulait point s’écarter ; et l’on ne lira point sans intérêt, sous la lettre (O), des détails sur ce sujet, et quelques particularités peu connues sur les habitudes, l’esprit méthodique et la manière d’écrire de ce prince.

    (Note de l’édit.)
  7. « Quand M. de Maurepas proposa Turgot pour ministre à Louis XVI, ce prince lui dit avec une candeur digne de respect : On prétend que M. Turgot ne vas pas à la messe. — Eh ! Sire, répliqua Maurepas, l’abbé Terray y va tous les jours. Ce mot suffit pour dissiper toutes les préventions du monarque. » (Biographie universelle, tome XXVII.)
    (Note de l’édit.)
  8. « M. Necker voulait être appuyé des faveurs et de la confiance du peuple ; et, semblable en cela à M. Turgot, il ne put être agréable ni au clergé, ni à la noblesse, si étrangers aux affections personnelles du ministre génevois. Le clergé murmura du choix d’un ministre protestant. Je vous l’abandonne, si vous voulez payer la dette de l’État, répondit M. de Maurepas à un archevêque scandalisé de sa nomination. » (Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie.)
    (Note de l’édit.)
  9. « Le 21 juin 1791, jour du départ du roi pour Varennes, Sa Majesté, qui, lorsqu’elle fut obligée de se rendre à l’Hôtel-de-Ville de Paris, au mois de juillet 1789, avait donné à Monsieur un écrit de sa main, par lequel elle le nommait lieutenant-général du royaume, et lui en confiait le gouvernement dans le cas où elle serait hors d’état de l’exercer (écrit que Monsieur avait rendu en 1790), dit à M. de Fersen qu’elle le chargerait de lui en porter un pareil ; mais la précipitation l’ayant empêchée de le faire avant son départ, lorsque Sa Majesté fut à Bondy, et au moment de prendre son relais, elle chargea expressément M. de Fersen d’aller, dans le cas qu’elle fût arrêtée, attester à Monsieur ses intentions, et lui annoncer que, dès qu’elle le pourrait, elle lui enverrait par écrit les pleins pouvoirs qu’elle lui donnait verbalement.

    » M. de Fersen s’acquitta de sa commission lorsqu’il joignit les princes à Bruxelles immédiatement après l’arrestation du roi, et leur fit part des ordres de S. M., qu’il avait eu soin d’écrire immédiatement après les avoir reçus.

    » Monsieur écrivit aussitôt (le 2 juillet) au baron de Breteuil, qu’il venait d’être informé directement que l’intention du roi était qu’il fît en son nom, de concert avec le comte d’Artois, tout ce qui pouvait servir au rétablissement de sa liberté et au bien de l’État, en traitant à ce sujet avec les puissances ; qu’en conséquence lui, baron de Breteuil, devait regarder comme révoqués les pouvoirs qu’il avait reçus antérieurement, et n’employer désormais son zèle que conformément à ce qui lui serait prescrit de leur part. » Quelques jours après, Monsieur reçut les pouvoirs du roi datés du 7 juillet 1791. » (Mémoires de Bertrand de Moleville, tome I.)

    (Note de l’édit.)
  10. « La cour était dans la plus grande perplexité. Quant à Louis XVI, ce prince, faible et sans volonté, montrait, pour la première fois, le plus grand courage. Le clergé était de toutes parts emprisonné, exilé, massacré : lui seul soutenait sa cause avec magnanimité. Henri IV avait abjuré sa religion pour la couronne, et Louis l’abdiquait pour conserver sa religion. Le faible Charles Ier, refusant aux presbytériens de signer l’abolition de l’épiscopat, marchait droit à l’échafaud. Louis, en l’imitant, savait que le même sort lui était réservé ; et chaque jour, comme pour apprendre à mourir, il lisait un chapitre de Hume et de Rapin de Thoiras. Étudiant la conduite de Charles Ier, abandonné peu à peu des princes de son sang et de ses tantes qui erraient en Europe à l’aventure ; n’ayant pour conseil qu’une femme furieuse qui avait contribué à le conduire à cette situation ; environné de ses deux enfans qui avaient une figure angélique, il fut grand et intéressant dans l’adversité. » On reconnaît Soulavie, son injustice et sa haine, aux expressions qui sont soulignées.
    (Note de l’édit.)
  11. À ce précis rapide, exact, judicieux, des causes et des principales circonstances de la révolution, se joignent encore dans les éclaircissemens, lettre (P), des détails instructifs sur le but et l’esprit des différens partis qui, depuis l’Assemblée législative jusqu’à 1793, se disputèrent le pouvoir et la popularité.
    (Note de l’édit.)