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Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 3/9

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ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES

ET PIÈCES OFFICIELLES.

Note (A), page 16.

« Madame de Pompadour avait un maître-d’hôtel, nommé Collin, et elle ne le crut pas digne de la servir sans la décoration du cordon de quelque ordre. Peu de princesses auraient conçu une semblable idée ; mais elle était d’une autre condition que celles à qui les droits du sang donnent les plus éminentes qualités. Elle conçut non-seulement cette idée, mais son crédit auprès du roi vint à bout de la mettre à exécution, et Collin fut maître des comptes de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. » (Anecdotes de la cour de France pendant la faveur de madame de Pompadour, par Soulavie.)


Note (B), page 21.

« Le peuple apprit l’assassinat du roi avec des transports de fureur et avec le plus grand désespoir. On l’entendait de l’appartement de Madame crier sous les fenêtres. Il y avait des attroupemens, et Madame[1] craignait le sort de madame de Châteauroux. Ses amis venaient à chaque instant lui donner des nouvelles. Son appartement était au reste comme une église où tout le monde croyait avoir le droit d’entrer. On venait voir la mine qu’elle faisait, sous prétexte d’intérêt ; et Madame ne faisait que pleurer et s’évanouir. Le docteur Quesnay ne la quittait pas, ni moi non plus ; M. de Saint-Florentin vint la voir plusieurs fois, et le contrôleur-général ainsi que M. de Rouillé ; mais M. de Machault n’y vint point. Madame la duchesse de Brancas était aussi très-souvent chez nous. M. l’abbé de Bernis n’en sortait que pour aller chez le roi ; et avait les larmes aux yeux en regardant Madame. Le docteur Quesnay voyait le roi cinq à six fois par jour. « Il n’y a rien à craindre, disait-il à Madame : si c’était tout autre, il pourrait aller au bal. » Mon fils alla le lendemain, comme la veille, voir ce qui se passait au château, et il vint nous dire que le garde-des-sceaux était chez le roi. Je l’envoyai attendre ce qu’il ferait à la sortie. Il revint courant, au bout d’une demi-heure, me dire que le garde-des-sceaux était retourné chez lui suivi d’une foule de peuple. Madame, à qui je le dis, s’écria en fondant en larmes : Et c’est là un ami ! M. l’abbé de Bernis lui dit : « Il ne faut pas se presser de le juger dans un moment comme celui-ci. » Je retournai dans le salon une heure après, lorsque M. le garde-des-sceaux entra. Je le vis passer avec sa mine froide et sévère ; il me dit : Comment se porte madame de Pompadour ?..... Je lui répondis : Hélas ! comme vous pouvez l’imaginer ; et il entra dans le cabinet de Madame. Tout le monde sortit ; il y resta une demi-heure. M. l’abbé revint, et Madame sonna. J’entrai chez elle, et il me suivit. Elle était en larmes. « Il faut que je m’en aille, dit-elle, mon cher abbé. » Je lui fis prendre de l’eau de fleur d’orange dans un gobelet d’argent, parce que ses dents claquaient. Ensuite elle me dit d’appeler son écuyer. Il entra, et elle lui donna assez tranquillement ses ordres pour faire tout préparer à son hôtel à Paris, et dire à tous ses gens d’être prêts à partir, et à ses cochers de ne pas s’écarter. Elle s’enferma ensuite pour conférer avec l’abbé de Bernis qui sortit pour le conseil. Sa porte fut ensuite fermée, excepté pour les dames de son intime société, M. de Soubise, M. de Gontaut, les ministres et quelques autres. Plusieurs dames venaient s’entretenir chez moi, et se désespéraient. Elles comparaient la conduite de M. de Machault avec celle du duc de Richelieu à Metz. Madame leur en avait fait des détails du duc, et qui étaient autant de satires sur la conduite de celle du garde-des-sceaux. « Il croit ou feint de croire, disait-elle, que les prêtres exigeront mon renvoi avec scandale, mais Quesnay et tous les médecins disent qu’il n’y a pas le plus petit danger. »

» Madame m’ayant fait appeler, je vis entrer la maréchale de Mirepoix qui, dès la porte, s’écria : « Qu’est-ce donc, Madame, que toutes ces malles ? Vos gens disent que vous partez. — Hélas ! ma chère amie, le maître le veut, à ce que dit M. de Machault. — Et son avis à lui, quel est-il ? — Que je parte sans différer. » Pendant ce temps je déshabillais seule Madame qui avait voulu être plus à son aise sur une chaise longue.

« Il veut être le maître, dit la maréchale, votre garde-des-sceaux, et il vous trahit : qui quitte la partie, la perd. » Je sortis : M. de Soubise entra, M. l’abbé ensuite et M. de Marigny. Celui-ci, qui avait beaucoup de bontés pour moi, vint dans ma chambre une heure après. J’étais seule. « Elle reste, dit-il, mais motus ; on fera semblant qu’elle s’en va pour ne pas irriter ses ennemis. C’est la petite maréchale qui l’a décidée ; mais son garde (elle appelait ainsi M. de Machault) le paiera. » Quesnay entra, et, avec son air de singe, ayant entendu ce que l’on disait, récita la fable d’un renard qui, étant à manger avec d’autres animaux, persuada à l’un d’eux que ses ennemis le cherchaient pour hériter de sa part en son absence. Je ne revis Madame que bien tard, au moment de son coucher. Elle était plus calme, les choses allaient de mieux en mieux, et Machault, infidèle ami, fut renvoyé. Le roi revint à son ordinaire chez Madame. J’appris par M. de Marigny que l’abbé avait été un jour chez M. d’Argenson pour l’engager à vivre amicalement avec Madame, et qu’il en avait été reçu très-froidement. « Il est fier, me dit-il, du renvoi de Machault qui laisse le champ vide à celui qui a le plus d’expérience et d’esprit ; et je crains que cela n’entraîne un combat à mort. »

» Le lendemain, Madame ayant demandé sa chaise, je fus curieuse de savoir où elle allait, parce qu’elle sortait peu, si ce n’est pour aller à l’église ou chez des ministres. On me dit qu’elle était allée chez M. d’Argenson. Elle rentra une heure au plus après, et avait l’air de fort mauvaise humeur. Ensuite elle s’appuya devant la cheminée, les yeux fixés sur le chambranle. M. de Bernis entra. J’attendais qu’elle ôtât son manteau et ses gants, ayant les mains dans son manchon. L’abbé resta quelques minutes à la regarder, et lui dit : Vous avez l’air d’un mouton qui rêve. Elle sortit de sa rêverie en jetant son manchon sur un fauteuil et dit : C’est un loup qui fait rêver le mouton. Je sortis. Le maître entra peu de temps après, et j’entendis que Madame sanglotait. M. l’abbé entra chez moi et me dit d’apporter des gouttes d’Hoffman. Le roi arrangea lui-même la potion avec du sucre, et la lui présenta de l’air le plus gracieux. Elle finit par sourire et baisa les mains du roi. Je sortis, et le surlendemain j’appris l’exil de M. d’Argenson. C’était bien sa faute, et c’est le plus grand acte de crédit que Madame ait fait. Le roi aimait beaucoup M. d’Argenson, et la guerre sur mer et sur terre exigeait qu’on ne renvoyât pas ces deux ministres.

» Bien des gens parlent de la lettre du comte d’Argenson à madame d’Estrades ; la voici, suivant la version la plus exacte : « L’indécis est enfin décidé ; le garde-des-sceaux est renvoyé, vous allez revenir, ma chère comtesse, et nous seront les maîtres du tripot. » (Journal de madame du Hausset.)


Récit de ce qui s’est passé au château de Versailles, chez la
favorite, au moment de l’attentat de Damiens.

« La consternation y fut générale ; le roi se crut perdu ; le Saint-Sacrement fut exposé à Paris et à Versailles. Le roi, qui s’était converti à Metz en 1744, se convertit de même le jour de ce forfait, et le lendemain encore. On pense bien que madame de Pompadour ne manqua pas d’accourir près du roi, pour lui prouver par ses larmes son tendre attachement ; mais tous les gens de bien, tous les ecclésiastiques qui environnaient le prince, se réunirent pour la repousser. Le roi ne fut confié qu’aux soins et à la tendresse de sa famille ; et M. d’Argenson, ministre, trouvant l’occasion de satisfaire sa haine pour madame de Pompadour, se distingua parmi ceux qui la repoussèrent quand elle osa se présenter à la porte du roi.

» Le triomphe des prêtres et du ministre ne fut pas de longue durée. Madame de Pompadour, furieuse de n’avoir pu jouer sa comédie, songeait à se venger, s’il était possible, de l’affront qu’on lui avait fait avec tant d’audace. La blessure se trouvant bien différente de ce qu’on l’avait crue, dès le lendemain au soir, on cessa de s’inquiéter de ses suites. Au bout de deux ou trois jours, le roi presque guéri fut visible, et, comme en 1744, il reprit son train de vie. Une de ses premières visites fut celle qu’il rendit à madame de Pompadour. Elle le reçut de la manière du monde la plus propre à faire pitié. Ses yeux éplorés, son visage couvert de larmes, annonçaient une désolation qui ne pouvait manquer de produire son effet.

» Après l’avoir félicité, encore félicité de son heureux rétablissement, elle se répandit en plaintes amères sur la conduite qu’on avait tenue à son égard. Elle finit par dire que « puisqu’il lui était défendu de le voir dans le temps que son devoir l’exigeait le plus, et que lui-même en avait le plus besoin, elle ne pouvait faire mieux que de se retirer à temps, pour ôter à ses ennemis la maligne joie de lui faire encore un pareil outrage. »

» Cette menace de se retirer, menace que cette femme ne fait guère que quand elle est assurée de n’être pas prise au mot, eut tout l’effet possible sur l’esprit du roi. Il résolut de lui donner la satisfaction la plus éclatante, et de lui accorder ce qu’elle n’avait pu ni osé demander. Il commença par exiler le trop consciencieux évêque, avec trois ou quatre courtisans qui avaient fait les empressés à lui défendre l’entrée. M. d’Argenson fut disgracié et obligé de se démettre de sa charge. On croirait qu’en lui donnant pour successeur le jeune marquis de Paulmy-d’Argenson, son neveu, le roi avait l’intention d’adoucir la douleur de la disgrâce ; mais il n’en est effectivement rien. Le neveu ne ressemble pas à l’oncle. Le roi était content de M. de Paulmy ; puisqu’il avait toujours tenu envers madame de Pompadour une conduite dont elle n’avait aucun sujet de se plaindre ; l’oncle, au contraire, n’avait fait aucun mystère du mépris qu’il avait pour elle. Elle n’attendait que l’occasion de lui faire porter la peine de son ressentiment ; et aucune ne pouvait être plus favorable que celle-là.

» M. de Paulmy-d’Argenson n’a pas occupé long-temps la place de son oncle ; la force des circonstances vient de l’en chasser pour avoir montré trop de zèle à servir la haine de madame de Pompadour contre M. d’Estrées. Sa faveur n’a pu le garantir ; tant il est vrai que, dès que les choses ont pris à la cour un train mal réglé, la faveur même des personnes les plus puissantes n’est plus d’aucune utilité : cela arrive surtout quand tout y est dirigé par les caprices d’une femme telle que la célèbre marquise. S’opposer à ses vues, la contredire, c’est le moyen sûr de trouver une disgrâce ; suivre aveuglément ses volontés, c’est encore s’exposer aux mêmes dangers, parce que les suites d’une action sont toujours mises sur le compte de ceux qui la font, et rarement sur celui de ceux qui les ordonnent.

» Tel était positivement le cas du jeune Paulmy-d’Argenson : le pauvre homme tomba pour avoir voulu obéir. Secondé de M. Rouillé, il poussa la complaisance pour madame de Pompadour jusqu’à prendre le parti de M. de Maillebois contre M. le maréchal d’Estrées. Ce dernier s’étant justifié de la façon qu’il l’a fait, on fut obligé de les sacrifier tous deux aux cris et à la vengeance du public qui fait souvent ici la loi au pouvoir le plus despotique, en l’obligeant de temporiser et de garder les mesures qu’il semble prescrire au roi. Mais ce qui a étonné le plus de monde, c’est que M. de Machault, garde-des-sceaux, fut renvoyé de sa charge en même temps et le même jour que le vieux d’Argenson. Il était à la tête d’un parti opposé à ce dernier ministre, et chacun savait qu’il faisait corps avec madame de Pompadour : il est vrai qu’il montra quelque chaleur dans les représentations qu’il fit au sujet des dépenses excessives qu’exigeaient les petits soupers du roi, auxquels avait été adjoint le département des plaisirs. Il aurait voulu qu’elles fussent plus modérées, ou, qu’à l’exemple du grand couvert, on les mît sur un pied fixe auquel on fût obligé de s’en tenir. Cependant un prétexte aussi vain de la démission, que celui d’avoir déplu au roi et à la Pompadour, ou plutôt à la Pompadour et au roi, par la liberté de ses remontrances, n’aurait fait aucune impression sur sa personne, si on ne s’en était servi avec un air mystérieux qui annonçait qu’on était au fait de celui de la cour. » (Anecdotes du règne de Louis XV, publiées par Soulavie.)


Extrait d’une notice communiquée à Soulavie sur l’assassinat
de Louis XV par Damiens.

« La ville de Paris envoie ici (à Versailles) tous les jours trois ou quatre fois, pour savoir des nouvelles du roi ; et M. le duc de Gesvres en envoie quatre fois par jour à M. le prévôt des marchands. Le jour que le roi fut blessé (par Damiens), dès que l’on sut cette nouvelle dans la ville, et que M. de Gesvres allait partir pour Versailles, il s’assembla dans la cour et à la porte un grand concours et une multitude de peuple, pour savoir des nouvelles du roi, et ils y restèrent jusqu’à cinq heures du matin, malgré la rigueur du froid, pour attendre l’arrivée du deuxième courrier. M. de Gesvres leur fit faire du feu dans la cour et dans la rue. Les spectacles finissaient quand la nouvelle arriva ; mais depuis le jour des Rois, il n’y a pas eu de représentation. M. le duc de Gesvres et M. le prévôt des marchands assurent également que la consternation a été très-grande dans Paris, et qu’elle dura encore long-temps après.

» Monseigneur l’archevêque ordonne dans le moment les prières de quarante heures ; on fait des neuvaines à Sainte-Geneviève où il y a une affluence prodigieuse de peuple. Ce n’est pas sans peine que le corps de ville, qui y va tous les jours, peut entrer. Les églises sont remplies ; l’affection et l’inquiétude du peuple est aussi grande qu’en 1744, dans le temps de la maladie du roi. Une preuve non équivoque de ces sentimens, c’est que, malgré l’usage des soupers, la veille des Rois, et de tirer des gâteaux en criant le roi boit, il n’y a pas eu un seul cabaret dans Paris où l’on ait entendu ces cris de joie ; c’est de M. le prévôt des marchands que je le sais. Il n’y en a même point eu dans les maisons particulières, et les rôtisseurs, qui vendent dans ce temps-ci un dindon à chaque bourgeois, ont été fort étonnés de voir la provision de l’année leur rester. Le greffier de la ville s’étant rendu ici pour marquer au roi la joie de la ville sur sa meilleure santé, M. le duc de Gesvres le mena chez le roi. Il venait d’y arriver le greffier en chef du parlement de Rouen, pour assurer Sa Majesté des alarmes, du respect et de l’attachement de cette compagnie. M. de Richelieu avait déjà annoncé deux ou trois fois le député de Rouen ; enfin M. de Gesvres en ayant parlé à Sa Majesté, à l’occasion de celui de la ville de Paris, le roi permit qu’ils entrassent tous deux. Ils furent admis dans le balustre ; le greffier de Rouen fit une assez longue arrangue : le roi ne l’interrompit point, mais s’étant mis à son séant quand il eut fini, il dit au député : « Je me porte fort bien ; dites à mon parlement qu’il songe à me donner des marques de son obéissance. » Immédiatement après, le député de la ville se présenta ; le roi lui répondit en présence du député de Rouen : « Dites à ma bonne ville de Paris que je suis fort content de son zèle et de son affection, et assurez-la de ma protection et de mon amitié. » On sait que dans cette circonstance, les parlemens étaient dans une sorte d’état de désobéissance. La conduite des états de Bretagne leur fait beaucoup d’honneur. Il y avait eu de grandes difficultés sur l’enregistrement du second vingtième ; et quoique l’on ait consenti que la province s’abonnât pour ses nouveaux droits, afin que la perception leur fût moins à charge, ils ont toujours refusé l’abonnement, parce qu’ils ne voulaient point payer ces droits. La nouvelle de la blessure du roi a fait un changement total dans les esprits : les états ont écrit à M. de Saint-Florentin qu’il ne serait plus question d’aucune difficulté de leur part ; qu’ils voulaient obéir à tout ce que le roi désirait d’eux, et ne s’occuper plus qu’à lui donner des preuves de leur fidélité, de leur attachement et de leur respect, en sacrifiant leurs biens et leurs vies même pour son service. Ils envoient quatre députés qui doivent arriver demain ; cet heureux changement fait honneur aux sentimens de la noblesse bretonne qui compose la plus grande partie des états.

» On ne peut en même temps refuser à M. le duc d’Aiguillon et à M. l’évêque de Rennes, qui agissent fort de concert, qu’ils ont profité habilement des circonstances et de l’impression qu’elles ont faite sur les esprits. Tout le monde convient que M. d’Aiguillon, depuis qu’il est en Bretagne, s’y conduit avec la plus grande application, et toute l’intelligence et la capacité possibles, tant dans les affaires qui regardent le militaire, que dans celles qui concernent l’intérieur de la province. Sa facilité pour le travail, le temps qu’il y donne, sa politesse lui ont mérité l’estime et l’amitié de toute la Bretagne. (J’écris le dimanche, 9 janvier 1757.)

» Monseigneur le dauphin a donné aujourd’hui une marque de bonté dont la nouvelle sera bien agréable aux Bretons. Il y a un monde prodigieux à son dîner depuis qu’il a commencé à dîner en public. Au milieu de la foule, il a aperçu M. le marquis de Poulpry, homme de condition de Bretagne, qu’il connaît médiocrement, et à qui peut-être il n’avait jamais parlé ; il lui a demandé s’il avait des nouvelles de Bretagne. M. de Poulpry ayant répondu que monseigneur le dauphin devait être instruit : « C’est pour cela que je vous ai appelé, a répondu monseigneur le dauphin, pour vous dire le plaisir avec lequel j’ai appris la conduite des états, que je n’oublierai jamais. Je vous prie de le leur mander. » (Anecdotes du règne de Louis XV pendant la faveur de madame de Pompadour, par Soulavie.)


Note (C), page 33.

« Tout le monde parlait d’une jeune demoiselle dont le roi était épris. Elle s’appelait Romans et était charmante. Madame savait que le roi la voyait, et ses confidentes lui en faisaient des rapports alarmans. La seule maréchale de Mirepoix, la meilleure tête de son conseil, lui donnait du courage. « Je ne vous dirai pas qu’il vous aime mieux qu’elle ; et si, par un coup de baguette, elle pouvait être transportée ici, qu’on lui donnât à souper, et que l’on fût au courant de ses goûts, il y aurait pour vous peut-être de quoi trembler. Mais les princes sont, avant tout, des gens d’habitude ; l’amitié du roi est la même pour vous que pour votre appartement et vos entours ; vous êtes faite à ses manières, à ses histoires ; il ne se gêne pas ; il ne craint pas de vous ennuyer : comment voulez-vous qu’il ait le courage de déraciner tout cela en un jour, de former un autre établissement, et de se donner en spectacle au public par un changement aussi grand de décoration ? » La demoiselle devint grosse : les propos du public, de la cour même alarmaient Madame infiniment. On prétendait que le roi légitimerait son fils, donnerait un rang à la mère. « Tout cela, dit la maréchale, est du Louis XIV : ce sont de grandes manières qui ne sont pas celles de notre maître. » Les indiscrétions, les jactances de mademoiselle Romans la perdirent dans l’esprit du roi. Il y eut même des violences exercées contre elle dont Madame est fort innocente. On fit des perquisitions chez elle, on prit ses papiers ; mais les plus importans, qui constataient la paternité du roi avaient été soustraits. Enfin la demoiselle accoucha, et fit baptiser son fils sous le nom de Bourbon, fils de Charles de Bourbon, capitaine de cavalerie. La mère croyait fixer les yeux de toute la France, et voyait dans son fils un duc du Maine. Elle le nourrissait et allait au bois de Boulogne, chamarrée des plus belles dentelles, ainsi que son fils qu’elle portait dans une corbeille. Elle s’asseyait sur l’herbe dans un endroit solitaire, mais qui fut bientôt connu ; et là elle donnait à téter à son royal enfant. Madame eut la curiosité de la voir, et se rendit un jour à la manufacture de Sèvres avec moi, sans me rien dire. Quand elle eut acheté quelques tasses, elle me dit : « Il faut que j’aille promener au bois de Boulogne, » et donna l’ordre pour arrêter où elle voulait pour mettre pied à terre. Elle était très-bien instruite ; elle approcha du lieu ; elle me donna le bras, se cacha dans ses coiffes, et mit son mouchoir sur le bas de son visage. Nous nous promenâmes quelques momens dans un sentier d’où nous pouvions voir la dame allaitant son enfant. Ses cheveux d’un noir de jais, étaient retroussés avec un peigne orné de quelques diamans. Elle nous regarda fixement, et Madame la salua ; et me poussant par le coude, elle me dit : « Parlez-lui. » Je m’avançai et lui dis : « Voilà un bien bel enfant. — Oui, dit-elle, je peux en convenir, quoique je sois sa mère. » — Madame, qui me tenait sous le bras, tremblait, et je n’étais pas trop rassurée. — Mademoiselle Romans me dit : « Êtes-vous des environs ? — Madame, lui dis-je, je demeure à Auteuil avec cette dame, qui souffre en ce moment d’un mal de dents cruel. — Je la plains fort, car je connais ce mal qui m’a bien souvent tourmentée. » Je regardais de tous côtés, dans la crainte qu’il ne survînt quelqu’un qui nous reconnût. Je m’enhardis à lui demander si le père était un bel homme. « Très-beau, me dit-elle, et si je vous le nommais, vous diriez comme moi. — J’ai donc l’honneur de le connaître, Madame ? — Cela est très-vraisemblable. » Madame, craignant comme moi quelque rencontre, balbutia quelques mots d’excuse de l’avoir interrompue, et nous prîmes congé. Nous regardâmes derrière nous, à plusieurs reprises, pour voir si l’on ne nous suivait pas ; et nous regagnâmes la voiture sans être aperçues. — « Il faut convenir que la mère et l’enfant sont de belles créatures, dit Madame, sans oublier le père. L’enfant a ses yeux. Si le roi était venu pendant que nous étions là, croyez-vous qu’il nous eût reconnues ? — Je n’en doute pas, Madame ; et dans quel embarras j’aurais été, et quelle scène pour les assistans, de nous voir toutes deux ; mais quelle surprise pour elle ! » Madame fit présent le soir au roi des tasses qu’elle avait achetées, et ne dit pas qu’elle s’était promenée, dans la crainte que le roi, en voyant mademoiselle Romans, ne lui dit que des dames de sa connaissance étaient venues un tel jour. Madame de Mirepoix dit à Madame : « Soyez persuadée que le roi se soucie fort peu de ses enfans naturels ; il en a assez, et ne voudrait pas s’embarrasser de la mère et du fils. Voyez comme il s’occupe du comte du Luc qui lui ressemble d’une manière frappante ? Il n’en parle jamais, et je suis sûre qu’il ne fera rien pour lui. Encore une fois, nous ne sommes pas sous Louis le XIV. » C’est ainsi que s’expriment les Anglais. Elle avait été ambassadrice à Londres. » (Journal de madame du Hausset.)


« Madame me fit appeler un jour et entrer dans son cabinet où était le roi qui se promenait d’un air sérieux. « Il faut, me dit-elle, que vous alliez passer quelques jours à l’avenue de Saint-Cloud, dans une maison où je vous ferai conduire : vous trouverez là une jeune personne prête à accoucher. » Le roi ne disait rien, et j’étais muette d’étonnement. « Vous serez la maîtresse de la maison et vous présiderez, comme une déesse de la fable, à l’accouchement. On a besoin de vous pour que tout se passe suivant la volonté du roi et secrètement. Vous assisterez au baptême et indiquerez les noms du père et de la mère. » Le roi se mit à rire et dit : Le père est un très-honnête homme. Madame ajouta : Aimé de tout le monde et adoré de tous ceux qui le connaissent. Madame s’avança vers une petite armoire, en tira une petite boîte qu’elle ouvrit ; elle en sortit une aigrette de diamans, en disant au roi : « Je n’ai pas voulu, et pour cause, qu’elle fût plus belle. — Elle l’est encore trop, » et il embrassa Madame en disant : Que vous êtes bonne ! Elle pleura d’attendrissement, et mettant la main sur le cœur du roi : « C’est là que j’en veux, » dit-elle. Les larmes vinrent aussi aux yeux du roi, et je me mis aussi à pleurer sans trop savoir pourquoi. Ensuite le roi me dit : « Guimard vous verra tous les jours pour vous aider et vous conseiller ; et au grand moment, vous le ferez avertir de se rendre auprès de vous. Mais nous ne parlons pas du parrain et de la marraine ; vous les annoncerez comme devant arriver, et un moment après, vous aurez l’air de recevoir une lettre qui vous apprendra qu’ils ne peuvent venir. Alors vous ferez semblant d’être embarrassée, et Guimard dira : Il n’y a qu’à prendre le premier venu, et vous prendrez la servante de la maison et un pauvre ou porteur de chaises, et vous ne leur donnerez que douze francs pour ne pas attirer l’attention. — Un louis, ajouta Madame, pour ne pas faire d’effet dans un autre sens. — C’est vous qui êtes cause de mes économies dans certaines circonstances, dit le roi. Vous souvenez-vous du fiacre ? Je voulais lui donner un louis, et le duc d’Ayen me dit : Vous vous ferez reconnaître, et je lui fis donner un écu de six francs. » — Il allait raconter l’histoire ; Madame lui fit signe de se taire, et il eut bien de la peine à se contenir. Elle m’a dit depuis que le roi, dans le temps des fêtes pour le mariage de monseigneur le dauphin, avait été la voir à Paris, en fiacre, chez sa mère. Le cocher ne voulait pas avancer, et le roi voulait lui donner un louis. « La police en sera instruite demain, dit le duc d’Ayen, et les espions feront des recherches qui nous feront peut-être reconnaître. »

« Guimard, dit le roi, vous dira le nom du père et de la mère ; il assistera à la cérémonie qui doit être le soir, et il donnera les dragées. Il est bien juste que vous ayez les vôtres ; » et il tira cinquante louis qu’il me remit avec cette mine gracieuse qu’il savait prendre dans l’occasion, et que n’avait personne autre que lui dans son royaume. Je lui baisai la main en pleurant. — « Vous aurez soin de l’accouchée, n’est-ce pas ? C’est une très-bonne enfant qui n’a pas inventé la poudre ; et je m’en fie à vous pour la discrétion. Mon chancelier vous dira le reste, » dit-il en se tournant vers Madame ; et il sortit. « Eh bien, comment trouvez-vous mon rôle ? dit-elle. — D’une femme supérieure et d’une excellente amie, lui dis-je. — C’est à son cœur que j’en veux, me dit-elle, et toutes ces petites filles qui n’ont point d’éducation, ne me l’enlèveront pas. Je ne serais pas aussi tranquille, si je voyais quelque jolie femme de la cour et de la ville tenter sa conquête. » Je demandai à Madame si la jeune personne savait que c’était le roi qui était le père. « Je ne le crois pas, dit-elle ; mais comme il a paru aimer celle-ci, on a craint qu’on ne se soit trop empressé de le lui apprendre. Sans cela on voulait insinuer à tout le monde, dit-elle en levant les épaules, que le père est un seigneur polonais, parent de la reine, et qui a un appartement au château. Cela a été imaginé, à cause du cordon bleu que le roi n’a pas souvent le temps de quitter parce qu’il faudrait changer d’habit, et donner pour raison du logement qu’il a au château si près du roi. » C’étaient deux petites chambres du côté de la chapelle, où le roi se rendait de son appartement, sans être vu de qui que ce soit, sinon d’une sentinelle qui avait ses ordres et qui ne savait pas qui passait par cet endroit. le roi allait quelquefois au Parc-aux-Cerfs ou recevait ces demoiselles dans l’appartement dont j’ai parlé.

» Madame me dit : « Tenez compagnie à l’accouchée pour empêcher qu’aucun étranger ne lui parle, pas même les gens de la maison. Vous direz toujours que c’est un seigneur polonais, fort riche, et qui se cache à cause de la reine qui est fort dévote. Vous trouverez dans la maison une nourrice à qui l’enfant sera remis, et tout le reste regarde Guimard. Vous irez à l’église comme témoin, et il faudra faire les choses comme le ferait un bon bourgeois. On croit que la demoiselle accouchera dans cinq ou six jours. Vous dînerez avec elle et vous ne la quitterez pas jusqu’au moment où elle sera en état de retourner au Parc-aux-Cerfs ; ce qui, je suppose, sera dans une quinzaine de jours, sans qu’elle coure aucun risque. » Je me rendis le soir même à l’avenue de Saint-Cloud, où je trouvai l’abbesse et Guimard, garçon du château, mais sans habit bleu ; il y avait de plus une garde, une nourrice, deux vieux domestiques, et une fille, moitié servante, moitié femme de chambre. La jeune fille était de la plus jolie figure, mise fort élégamment, mais sans rien de trop marquant. Je soupai avec elle et avec la gouvernante qui s’appelait madame Bertrand. J’avais remis l’aigrette de Madame avant le souper, ce qui avait causé la plus grande joie à la demoiselle, et elle fut fort gaie. Madame Bertrand avait été femme de charge chez M. Le Bel, premier valet de chambre du roi qui l’appelait Dominique, et elle était son confidentissime. La demoiselle causa avec nous après souper, et me parut fort naïve. Le lendemain j’eus avec elle une conversation particulière et elle me dit : « Comment se porte M. le comte ? (c’était le roi qu’elle appelait ainsi) ; il sera bien fâché de n’être pas auprès de moi, » me dit-elle, « mais il a été obligé de faire un assez long voyage. » Je fus de son avis. « C’est un bien bel homme, » ajouta-t-elle, et il m’aime de tout son cœur ; il m’a promis des rentes, mais je l’aime sans intérêt, et s’il voulait je le suivrais dans sa Pologne. » Elle me parla ensuite de ses parens et de M. Le Bel qu’elle connaissait sous le nom de Durand. « Ma mère, » me dit-elle, « était une grosse épicière droguiste, et mon père n’était pas un homme de rien : il était des six corps, et c’est, comme tout le monde le sait, ce qu’il y a de mieux ; enfin il avait pensé deux fois être échevin. » Sa mère avait, après la mort de son père, essuyé des banqueroutes, mais M. le comte était venu à son secours, et lui avait donné un contrat de quinze cents livres de rentes et six mille francs d’argent comptant. Six jours après elle accoucha ; et on lui dit, suivant mes instructions, que c’était une fille, quoique ce fût un garçon ; et bientôt après, on devait lui dire que son enfant était mort, pour qu’il ne restât aucune trace de son existence pendant un certain temps ; ensuite on le remettait à la mère. Le roi donnait dix à douze mille livres de rentes à chacun de ses enfans. Ils héritaient les uns des autres à mesure qu’il en mourait ; et il y en avait déjà sept ou huit de morts. Je revins trouver Madame à qui j’avais écrit tous les jours par Guimard. Le lendemain, le roi me fit dire d’entrer ; il ne me dit pas une parole sur ce que j’avais fait, mais me remit une tabatière fort grande où étaient deux rouleaux de vingt-cinq louis chacun. Je fis ma révérence et je m’en allai. Madame me fit beaucoup de questions sur la demoiselle, et riait beaucoup de ses naïvetés et de tout ce qu’elle m’avait dit du seigneur polonais. « Il est dégoûté de la princesse, et je crois qu’il partira dans deux jours pour toujours pour sa Pologne. — Et la demoiselle ? lui dis-je. — On la mariera en province avec une dot de quarante mille écus au plus et quelques diamans. » Cette petite aventure, qui me mettait dans la confidence du roi, loin de me procurer plus de marques de bonté de sa part, sembla le refroidir pour moi, parce qu’il était honteux que je fusse instruite de ses amours obscures. Il était aussi embarrassé des services que lui rendait Madame. »

(Journal de madame du Hausset.)

« Parmi les demoiselles d’un âge tendre, dont le roi s’est amusé après ou pendant la faveur de madame de Pompadour, on distingue aussi mademoiselle Tiercelin, à qui le prince ordonna de prendre le nom de madame de Bonneval, le jour même qu’elle lui fut présentée. Le roi avait aperçu le premier cette enfant, qui n’avait encore que neuf ans, gardée par sa bonne dans le jardin des Tuileries, un jour qu’il était venu en cérémonie dans sa bonne ville de Paris ; et le soir ayant parlé à Le Bel de la beauté de cette enfant, le serviteur s’adressa à M. de Sartine, pour découvrir ce qu’était devenu un joli petit minois de neuf ans, beau comme l’amour, et gardé par sa bonne dans le jardin des Tuileries, le jour que le roi était venu à Paris. Ce M. de Sartine est un personnage très-habile dans son métier ; il mit tant de monde en campagne, que, de bonne en bonne, on parvint à retrouver celle qui avait plu au roi : la figure angélique de cette enfant le fit découvrir, et quelques louis suffirent pour l’acheter de la bonne. C’est la fille de M. Tiercelin, homme de qualité, qui n’a pas enduré avec patience un affront de cette nature ; il a été obligé de se taire, car on lui a dit qu’il avait perdu son enfant, et qu’il en devait faire le sacrifice pour son profit, à moins qu’il ne voulût perdre la liberté.

» Mademoiselle Tiercelin, étant devenue madame de Bonneval, fut introduite sous ce nom dans les petits appartemens à Versailles pour les amusemens du roi. Comme elle était très-follette de son naturel, elle ne l’aimait pas. Tu es un laid, lui disait-elle, jetant par les fenêtres les bijoux et les diamans que le roi lui donnait. C’est de cet enfant et de son père, aussi peu dangereux l’un que l’autre, que M. le duc de Choiseul a eu la faiblesse de se montrer jaloux. On lui a dit que le roi de Prusse, lassé de madame de Pompadour, travaillait en secret à faire de mademoiselle Tiercelin une maîtresse déclarée : le roi a réellement beaucoup de faiblesses pour elle. On a ajouté à ce ministre que le père Tiercelin s’occupait avec beaucoup de moyens de cette intrigue étrangère. Le père et la fille, en conséquence, ont été renfermés séparément à la Bastille. » (Anecdotes du règne de Louis XV, par Soulavie.)


Note (D), page 37.

« Louis XV avait conduit les mœurs nationales à un tel état de désordre, qu’il n’avait point d’exemple dans nos annales. On racontait cent aventures de maris qui avaient surpris leurs femmes dans un libertinage furtif et nocturne. Tout ce qu’il y avait à Paris d’honnête et de décent applaudit au jeune d’Aguesseau de Fresnes, qui déjoua une fois le crime parvenu au dernier degré d’audace. Les fameuses Gourdan, Brisson et Montigny, voulant séparer une jeune et jolie femme de son mari, délivrèrent des certificats qui constataient qu’elles l’avaient reçue chez elles. Le descendant du grand d’Aguesseau, indigné de la témérité du vice qui trafiquait de sa puissance, au point de disposer de la réputation d’autrui, bien ou mal méritée, demanda l’exécution des lois contre la prostitution publique. On s’attendait tous les jours à voir les trois dames précitées condamnées aux peines portées par nos lois anciennes. Le libertinage du siècle était plus puissant. » (Mém. hist. du règne de Louis XVI, par Soulavie, tome VI.)


Note (E), page 46.

« L’hermitage de madame de Pompadour avait été bâti depuis quelques années aux frais du Trésor royal, pour servir aux menus-plaisirs du roi et de sa favorite. Le peuple, dont elle était haïe et méprisée, en voyant bâtir cette habitation, en avait murmuré très-hautement. Le bâtiment et le jardin occupaient une très-grande place dans le parc de Versailles, sur la route de Saint-Germain ; et le peuple n’a jamais enduré avec patience qu’on diminuât le local de ses promenades ou de ses plaisirs. On n’a pas dit que le roi fût instruit des vues et des soins officieux de madame de Pompadour : le roi toutefois ne pouvait guère présumer que sa favorite ignorât les détails d’une liaison qui était connue de toute la cour (avec une jeune personne qui n’est pas nommée dans l’ouvrage) ; mais il lui sut gré d’avoir cherché à l’obliger de si bonne grâce, et des formes de sa délicatesse et de sa prudence, en sorte qu’à mesure que le roi perdait ses inclinations sensuelles pour madame de Pompadour, son amitié pour elle semblait en augmenter. Il accepta donc la restitution de l’Hermitage avec d’autant plus d’empressement, qu’il n’y avait dans les environs aucun local propre à remplir ses vues sur mademoiselle de ***.

» Telle fut l’origine du fameux Parc-aux-Cerfs.

» L’imagination ne peut se représenter rien de si agréable que la petite maison de madame de Pompadour. L’artiste qui avait présidé à son embellissement, en avait conservé l’air champêtre et les agrémens qu’elle tenait de la nature. Au dehors elle ressemblait en quelque sorte à la maison d’un fermier. L’intérieur était d’un goût exquis, analogue à l’oisiveté et aux plaisirs sensuels d’un grand monarque.

» Si le château de Versailles présente ce qu’exigent l’éclat et la majesté d’un roi de France, l’Hermitage offrait tous les détails de sa destination. Les meubles des chambres étaient de fine perse ; des paysages, de jeunes amans, des Tircis, des bergères, un vieil hermite et divers autres objets analogues, peints par les premiers peintres de Paris, en étaient les ornemens.

» Les jardins n’avaient pas le ton monotone et symétrique des parcs des maisons royales, dessinés par Le Nôtre. Une longue ligne droite, et le sentiment qu’elle inspire, ne plaît pas à des amans. Des allées tortueuses, des bosquets, sont favorables aux rêveries solitaires et à l’amour. On voyait dans les jardins de l’Hermitage un bosquet de roses, au milieu duquel s’élevait un Adonis de marbre blanc. On admirait les berceaux de myrtes et de jasmins, les pièces d’eau, les terrasses et les allées de verdure dessinées dans le dernier goût.

» C’est dans cette maison que madame de Pompadour s’était déjà perfectionnée dans l’art de la galanterie. Si le roi lui donnait des rendez-vous, elle prenait les devants, et Louis la surprenait déguisée, tantôt en petite laitière, tantôt en sœur grise, d’autres fois en abbesse ou en servante aux vaches, offrant au roi du lait tout chaud.

» Elle s’habillait un jour en jardinière ou en paysanne ; un autre jour en bergère : tant était devenu difficile l’art de distraire un roi dévoré de mélancolie. L’amusement d’un prince de ce caractère était devenu la partie la plus difficile de l’emploi de la favorite.

» Mademoiselle de ***, ayant succédé à madame de Pompadour dans ce délicieux séjour, fixa, pendant quelques mois, l’attention et le goût du monarque. Elle avait de la vivacité dans l’esprit et dans les manières ; elle montrait de la facilité à tout saisir et comprendre. Le roi lui rendait des visites très-fréquentes ; mais sa vie était très-retirée, et peu de dames de la cour avaient accès auprès d’elle.

» Un jour mademoiselle de *** dit au roi avec un sourire moqueur : À quel terme en êtes-vous donc maintenant avec la vieille coquette ? Le roi, bien persuadé qu’elle n’avait pas fait une pareille question de son propre mouvement, se crut outragé, fronça le sourcil, se mordit les lèvres, et fixant avec sévérité mademoiselle de ***, lui ordonna de lui dire sur-le-champ qui l’avait incitée à lui tenir ce propos.

» Mademoiselle de *** effrayée nomma madame la maréchale d’Estrées. Cette dame avait vécu long-temps dans la plus intime liaison avec madame de Pompadour, mais l’amitié respective des femmes est de sa nature peu solide : des brouilleries les détruisirent ; et le roi ayant appris que madame d’Estrées voulait commencer une intrigue pour perdre madame de Pompadour, odieuse à toute la cour de France et à la nation, ordonna à madame d’Estrées de se retirer dans une de ses terres.

» Quand à mademoiselle de ***, le roi lui était trop attaché pour ne pas pardonner à son inexpérience. Il continua ses habitudes avec elle jusqu’à ce qu’elle le rendît père d’un enfant. Il la maria à un gentilhomme, avec lequel elle vécut honnêtement. » (Anecdotes du règne de Louis XV, par Soulavie.)


Note (F), page 49.

« Un jour le maître (le roi) entra tout échauffé ; je me retirai, mais j’écoutai dans mon poste. « Qu’avez-vous, lui dit Madame ? — Ces grandes robes et le clergé, répondit-il, sont toujours aux couteaux tirés : ils me désolent par leurs querelles ; mais je déteste bien plus les grandes robes. Mon clergé, au fond, m’est attaché et fidèle ; les autres voudraient me mettre en tutelle. — La fermeté, lui dit Madame, peut seule les réduire. — Robert de Saint-Vincent est un boute-feu que je voudrais pouvoir exiler ; mais ce sera un train terrible. D’un autre côté l’archevêque est une tête de fer qui cherche querelle. Heureusement qu’il y en a quelques-uns dans le parlement sur qui je puis compter, et qui font semblant d’être biens méchans, mais qui savent se radoucir à propos. Il m’en coûte pour cela quelques abbayes, quelques pensions secrètes. Il y a un certain *** qui me sert assez bien, tout en paraissant un enragé. — J’en sais des nouvelles, Sire, dit Madame ; il m’a écrit hier, prétendant avoir avec moi une parenté, et il m’a demandé un rendez-vous. — Et bien, dit le maître, voyez-le et laissez-le venir ; ce sera un prétexte pour lui accorder quelque chose s’il se conduit bien. »

» M. de Gontaut entra, et voyant qu’on parlait sérieusement, ne dit rien. Le roi se promenait agité ; puis tout d’un coup il dit : « Le régent a eu bien tort de leur rendre le droit de faire des remontrances ; ils finiront par perdre l’État. — Ah ! Sire, dit M. de Gontaut, il est bien fort pour que de petits robins puissent l’ébranler. — Vous ne savez pas ce qu’ils font et ce qu’ils pensent, reprit le roi ; c’est une assemblée de républicains ! En voilà au reste assez ; les choses, comme elles sont, dureront autant que moi. Causez-en un peu, Madame, dimanche avec M. Berrier. » (Journal de madame du Hausset.)


Note (G), page 50.

Opinion et témoignage du maréchal de Richelieu, consignés dans une note de lui, remise à Mirabeau, auteur de l’ouvrage intitulé : Mémoires du duc d’Aiguillon sur la mort de M. le dauphin, père de Louis XVI.

« M. le dauphin, ce digne prince, si peu connu pendant trente-cinq ans de sa vie, et qui aurait tant mérité de l’être, cet excellent fils d’un si bon père, avait vécu fort retiré dans les temps des troubles causés par l’empire des maîtresses ; empire qu’il blâmait en silence, mais que son respect pour son roi ne lui permettait pas d’examiner.

» Depuis la mort de madame de Pompadour, voyant son père entièrement livré à ses enfans, et passant sa vie avec eux, il avait cru pouvoir développer davantage les sentimens dont son cœur était rempli.

» Le camp de Compiègne parut lui donner une nouvelle existence. Ce prince, aussi affable que vertueux, visitait les soldats, les secourait, leur présentait sa femme, les appelait mes camarades et mes amis, et causait parmi eux une ivresse universelle qui allait jusqu’au délire.

» Mais comme ce n’était ni l’intention, ni l’intérêt du ministre prépondérant, que le crédit de M. le dauphin augmentât à un tel point, que le roi ne pût lui refuser le degré de confiance qu’il méritait, c’est-à-dire sa confiance entière, M. de Choiseul ne fut pas long-temps à se débarrasser d’un tel concurrent. On sait quelle fut la maladie et la mort du meilleur des princes. Vingt fois il m’a dit ce qui la lui causait, les profonds calculs de son ennemi M. le duc de Choiseul. Mais il est inutile de s’appesantir ici sur des détails qui ne doivent point entrer dans le sujet que je traite. »


Anecdotes relatives à la mort de Louis, dauphin de France,
par M. d’Angerville.

« À peu près dans le temps de la mort de madame de Pompadour, on s’aperçut que M. le dauphin, qui jusque-là jouissait d’une santé florissante, commençait à dépérir. Il perdit insensiblement son embonpoint ; la fraîcheur de son teint s’altéra, et la pâleur effaça le bel incarnat de ses joues. On ne put dissimuler qu’une langueur secrète le consumait ; on en chercha la cause, et chacun forma ses conjectures. On a prétendu que ce prince avait voulu faire passer une dartre dont l’humeur, répercutée sans précaution, s’était jetée sur la poitrine. Mais madame la dauphine n’ayant point fait part de cette anecdote au rédacteur des Mémoires de la vie de son auguste époux, on doit la regarder comme controuvée. Il est plus vraisemblable, suivant ce qu’elle en fait indiquer par l’historien, que le chagrin des maux de la religion, et surtout la destruction des jésuites, fut le principe de son mal. Quoi qu’il en soit, après avoir donné une lueur d’espérance par l’usage du raisin auquel il s’était mis pour toute nourriture, ce prince, s’étant fatigué à Compiègne aux exercices du camp qu’il aimait, il lui survint un gros rhume, et l’on ne tarda pas à s’apercevoir que sa poitrine était affectée. Il ne voulut rien déranger, ni au retour de ce voyage, ni à celui de Fontainebleau, dont il ne fut pas possible de le ramener. Le roi se conduisit à son égard comme il avait fait à l’égard de madame de Pompadour, et ne manqua à rien à l’extérieur. Il eut la complaisance de rester en ce lieu très-triste et très-malsain jusqu’au moment de la mort de son fils. Mais on calculait les derniers instans, et il en résulta, pour l’auguste moribond, un spectacle affreux que la religion seule lui adoucit. Il voyait de son lit tout ce qui se passait dans la cour du château, et cela faisait quelquefois distraction à ses souffrances. Comme il approchait de sa fin, et que le départ était fixé à l’instant où il expirerait, chacun s’empressait de se préparer, afin de prévenir la débâcle de toute la cour, qui devait être considérable. Le prince mourant remarqua les paquets qu’on jetait par les fenêtres, et qu’on chargeait sur les voitures. Il dit à La Breuille, son médecin, qui voulait lui éloigner encore l’idée du fatal moment et relever son espoir : Il faut bien mourir, car j’impatiente trop de monde.

» Le roi avait chargé le grand-aumônier de ne pas quitter son fils pendant son agonie, et de recevoir son ame. Dès que S. A. R. vit le prélat reparaître chez elle, elle jugea que c’en était fait. Prenant son parti sur-le-champ, le roi envoie chercher le duc de Berri, l’aîné des enfans de France, et, après lui avoir adressé un discours relatif aux circonstances, le conduit chez son auguste mère. En entrant le monarque dit à l’huissier : Annoncez le roi et M. le dauphin. La princesse sentit ce que signifiait ce nouveau cérémonial ; elle se jeta aux pieds du roi, et lui demanda ses bontés pour elle et ses enfans. »


Réfutation des opinions antérieures relatives aux causes de la mort du dauphin de France, de la dauphine, de la reine et de madame de Pompadour, par M. d’Angerville, auteur de la Vie privée de Louis XV.

« Nous n’ignorons pas les bruits qu’on a fait courir sur la plupart de ces morts successives, toutes extraordinaires, quoique toutes différentes, toutes lentes, toutes prévues, toutes fixées à des époques certaines, déterminées et périodiques en quelque sorte ; mais nous les regardons comme le fruit uniquement de l’imagination exaltée de quelques politiques avides d’anecdotes romanesques, et croyant les forfaits les plus périlleux aussi aisés à exécuter qu’à concevoir. Ces bruits ont pris leur source dans une première supposition que l’assassinat de Louis XV était le résultat d’un complot profond. Et comme le crime ignoré doit toujours s’attribuer à celui qui en recueille le fruit, on avait porté l’horreur jusqu’à soupçonner l’héritier présomptif du trône. Malheureusement, ou plutôt heureusement, ce qui commence à mettre en défaut les combinaisons de ces scrutateurs sinistres, c’est que madame de Pompadour se trouva la première dans la chaîne des victimes ; c’est qu’on ne peut croire raisonnablement que la même main qui aurait empoisonné cette favorite, eût empoisonné le dauphin, madame la dauphine, la reine ; c’est qu’alors il faut admettre à la cour deux sectes d’empoisonneurs, qui, luttant tour à tour l’une contre l’autre, se seraient exercées à l’envi à commettre des atrocités, et l’auraient fait sans autre fruit que l’impunité ; tandis que le roi, du moins par son silence, autorisant ces exécrables jeux, aurait joui du plaisir barbare de voir immoler autour de lui les personnes les plus chères, spectacle qui, par sa longueur et l’effroi qu’il répandait, à moins de donner à Louis XV le cœur d’un Néron ou la dissimulation d’un Tibère, aurait été un supplice perpétuel pour lui, un supplice insoutenable, même pour le plus affreux scélérat. Telles sont les contradictions, les absurdités, les conséquences abominables qu’entraînerait l’admission d’un fait, sans lequel cependant les autres sont invraisemblables et s’écroulent. Il y a toute apparence que, s’il y a eu des assassins, ce sont les médecins. » (Mém. hist. et politiq. du règne de Louis XVI, par Soulavie, tome I.)


Note (H), page 53.

« Après les premiers momens que la nature abandonne à la douleur, madame la dauphine voulut s’occuper sérieusement de la tâche qu’elle s’était imposée. Elle avait soigneusement recueilli tous les manuscrits, les extraits, les notes de son époux, surtout ceux que ce bon prince avait étiquetés de sa main : Papiers pour l’instruction de mon fils de Berri. Madame la dauphine, qui les appelait son trésor, fit choix de plusieurs personnes pour les mettre en ordre. Son confesseur, l’abbé Collet, qui l’avait été de son mari, lui donna un de ses amis pour être à la tête de ce travail ; et l’on dressa, en peu de temps, un plan d’éducation méthodique, dont les manuscrits originaux de M. le dauphin formaient la base.

» Les cahiers étaient remis successivement à madame la dauphine, à mesure qu’on les composait. Elle avait chargé un nommé Pomiez, aujourd’hui secrétaire de M. le comte de Lusace, de les prendre chaque semaine et de les lui remettre en mains propres, avec la défense la plus expresse d’en parler à qui que ce soit, parce qu’elle voulait en prévenir elle-même le duc de La Vauguyon qu’elle regardait comme incapable, et cependant à qui elle ne voulait pas déplaire. Mais elle avait résolu de ne lui en parler qu’au moment où elle entamerait ce nouveau plan d’éducation qu’elle commencerait à exécuter aux fêtes de Noël 1766, parce que l’année de deuil expirait alors, et qu’il ne fallait certainement pas moins de temps pour se familiariser avec un genre de travail, qui, jusqu’alors, lui avait été absolument étranger.

» Cette mère tendre se faisait dans cette occupation un devoir sacré et un plaisir qu’on ne peut exprimer. Elle apprenait par cœur presque tous les cahiers destinés à ses enfans. Sa mémoire avait été exercée de tous temps ; elle savait assez bien le latin et était familière avec Horace. Chaque jour l’abbé Collet lui faisait répéter sa leçon d’éducation dans son oratoire. Cette princesse, qui avait du talent naturel, de l’esprit, de l’énergie et infiniment de caractère, ne se lassait de rien. À mesure que cette veuve infortunée avançait dans une lecture où les extraits de M. le dauphin étaient disséminés avec art, elle versait des torrens de larmes. On peut, sur cette simple ébauche, deviner quelle influence une telle éducation aurait eue sur de jeunes cœurs bien nés et guidés sans relâche par la meilleure des mères. Quelle différence d’une pareille institutrice aux éducateurs ordinaires ! Combien des leçons si touchantes doivent être mieux accueillies que ces documens arides qui, le plus souvent, dégoûtent à jamais du travail auquel ils prétendent accoutumer.

» Madame la dauphine ne se bornait point à ces occupations relatives à l’éducation de son fils aîné ; elle pensait à elle-même ; elle pensait au bien de l’État. Elle avait un homme de confiance qui l’instruisait par écrit chaque semaine de ce qu’il fallait qu’elle fît : c’étaient ses propres expressions. Pomiez était chargé de lui remettre tout à elle seule. Elle avouait que le roi lui parlait de beaucoup de choses, et l’évêque de Verdun, Nicolaï, lui conseillait bien de tout écouter.

» Cet évêque allait être premier aumônier de madame la dauphine. Caractère ardent, ambitieux, factieux même, c’était lui qui, en qualité d’agent du clergé, fit cette réponse à M. de Machault, contrôleur-général… Vous sonnez le tocsin, lui disait le ministre. — Oui, Monseigneur, quand vous mettez le feu partout… Ce mot, dit en pleine audience, était vigoureux. On agitait alors la fameuse question des immunités du clergé, à l’occasion de laquelle Silhouette fit son livre : Ne repugnate vestro bono !

» Tel était l’état des choses en 1766, lorsque la cour se transporta à Compiègne. Madame la dauphine n’avait point encore usé de la permission que le roi lui avait donnée de conserver son rang à la cour ; elle avait voulu laisser écouler les six premiers mois de grand deuil ; mais le jour de Saint-Jacques, elle parut et tint désormais la cour les jours de chasse. Alors se déploya, dans quelques occasions, la vigueur de son caractère. Un jour, entre autres, qu’on lui servit deux œufs qui, avec le lait qu’elle prenait à la rigueur, formaient son dîner, l’un de ces œufs se trouva couvé. Elle se tourna du côté de M. Du Muy, son maître-d’hôtel, et lui dit ces mots : « Voyez, Monsieur, comme l’on me sert, » mais d’un ton si fier, qu’on en parla tout le voyage. On n’était plus accoutumé à entendre ces phrases des maîtres, qui tuent les hommes quand elles sont appliquées à propos. La vue de ce poulet formé fit horreur à la princesse ; il lui prit une quinte violente qui devint la ressource des partis furieux qui lui étaient opposés. »

On trouve dans le même ouvrage les détails suivans sur le caractère et les penchans que montrait Louis XVI dans sa jeunesse.

« Le dauphin de France, fils de Louis XV, avait présidé pendant plusieurs années à l’éducation de ses trois fils, du duc de Berri, depuis Louis XVI, du comte de Provence et du comte d’Artois.

» Le duc de Berri avait un maintien austère, sérieux, réservé et souvent brusque, sans goût pour le jeu, les spectacles et les plaisirs, véridique et jamais menteur, s’occupant à copier, et dans la suite à composer des cartes de géographie et à limer du fer.

» M. le dauphin avait témoigné à cet enfant un sentiment de prédilection qui excita la jalousie des autres. Madame Adélaïde qui l’aimait tendrement, lui disait en plaisantant pour vaincre sa timidité : Parle donc à ton aise, Berri ; crie, gronde, fais du tintamarre comme ton frère d’Artois ; casse et brise mes porcelaines, fais parler de toi. Le jeune duc de Berri, toujours plus silencieux, ne pouvait sortir de son caractère. » (Mém. hist. et polit. du règne de Louis XVI, par Soulavie, tome II.)


Note (I), page 60.

« En 1750 madame de Pompadour fut à l’Opéra, et put s’apercevoir de l’opinion que le public avait déjà conçue de sa personne.

» Vis-à-vis d’elle était son mari, M. Le Normand d’Étioles, et pourrait-on s’imaginer qui réunit les suffrages, ou de la favorite du roi ou du..... ? Ce ne fut pas celle qui voit à ses genoux les grands, les prélats, les ambassadeurs, les généraux et cette suite de ministres qu’elle élève ou qu’elle humilie ; ce fut le bonhomme d’Étioles qui fut l’objet des transports. Ah ! le pauvre cher homme, comme il a été décontenancé ! Je l’ai beaucoup étudié, beaucoup lorgné dans cette circonstance ; il a pâli, il a rougi et rembruni d’une réception à laquelle il n’avait pas droit de s’attendre.

» Comme la marquise était de mon côté à sa loge, et comme personne n’a avoué sa mine, et ne s’est avancé pour la fixer, j’ai interrogé plusieurs personnes des loges opposées qui ont pu l’observer.

» Madame de Pompadour a eu un front d’airain : tout ce que l’on a cru observer, c’est qu’elle s’est mordu la lèvre supérieure et fort long-temps. Elle a soutenu l’insulte comme elle aurait soutenu une belle harangue ou bien une longue flatterie.

» Depuis cet événement, madame la marquise n’a pas manqué de faire dire à son mari qu’elle se trouverait à telle pièce, à tel concert, à tel lieu ; c’est l’ordre tacite et convenu de ne pas s’y trouver lui-même, pour éviter des inconvéniens de cette nature. Le bonhomme d’Étioles s’y soumet à cause de Louis XV : cependant quand il exige que sa femme emploie sa faveur dans une affaire, ce qui est extraordinairement rare et toujours d’une indispensable justice, ou quand il veut l’empêcher de faire une opération qui n’est pas dans l’ordre, relativement aux intérêts de la famille, il dit à l’abbé Bayle qui est leur intermédiaire : « dites à ma femme que j’irai au château, que je l’ai résolu, et que je ferai retentir les voûtes et les plafonds de l’équité des choses que je demande et que j’exige. »

» C’est ensuite le prince de Soubise qui arrange tout. Le pauvre d’Étioles ne savait pas au commencement comment il l’appellerait.

» Mademoiselle Poisson ? Elle était son épouse légitime : il en avait eu un enfant, et elle n’était pas demoiselle quoiqu’elle ne fût plus sa femme.

» Madame d’Étioles ? Elle avait puni au commencement un imprudent qui avait négligé de la nommer suivant sa nouvelle qualification.

» Ma femme ? Cette qualité fut réservée à M. Le Normant d’Étioles pour les occasions d’une menace. Elle voulait ravoir un jour le superbe portrait par La Tour, qu’il avait encore d’elle. « Allez dire à ma femme de venir le reprendre elle-même, » lui fit-il dire par l’abbé Bayle. Cet abbé m’a appris d’autres traits et circonstances que j’ai consacrés dans ce recueil. » (Anecdotes du règne de Louis XV, publiées par Soulavie.)


Note (J), page 61.

« Madame éprouvait beaucoup de tribulations au milieu de toutes ses grandeurs. On lui écrivait souvent des lettres anonymes où on la menaçait de l’empoisonner, de l’assassiner ; et ce qui l’affectait le plus, c’était la crainte d’être supplantée par une rivale. Je ne l’ai jamais vue dans un plus grand chagrin qu’un soir, au retour du salon de Marly. Elle jeta, en rentrant, son manteau avec dépit, son manchon, et se déshabilla avec une vivacité extrême ; ensuite, renvoyant ses autres femmes, elle me dit à leur sortie : « Je ne crois pas qu’il y ait rien de plus insolent que cette C***. Je me suis trouvée au jeu à une table de brelan avec elle, et vous ne pouvez vous imaginer ce que j’ai souffert. Les hommes et les femmes semblaient se relayer pour nous examiner. Madame de C*** a dit deux ou trois fois en me regardant : Va tout, de la manière la plus insultante, et j’ai cru me trouver mal quand elle a dit d’un air triomphant : J’ai brelan de rois. Je voudrais que vous eussiez vu sa révérence en me quittant. — Et le roi, lui dis-je, lui a-t-il fait ses belles mines ? — Vous ne le connaissez pas, la bonne ; … s’il devait la mettre ce soir dans mon appartement, il la traiterait froidement devant le monde et me traiterait avec la plus grande amitié. Telle a été son éducation, car il est bon par lui-même et ouvert. » — Les alarmes de Madame durèrent quelques mois, et Madame me dit un jour : « Cette superbe marquise a manqué son coup ; elle a effrayé le roi par ses grands airs, et n’a cessé de lui demander de l’argent ; et vous ne savez pas que le roi signerait pour un million, et donnerait à peine cent louis sur son petit trésor.

» Lebel, qui m’aime mieux qu’une nouvelle à ma place, soit par hasard ou par projet, a fait venir au Parc-aux-Cerfs une petite sultane charmante qui a refroidi un peu le roi pour l’altière Vasti, en l’occupant vivement. On a donné à ******* des diamans, cent mille francs et un domaine. Jeannel (intendant des postes) m’a rendu, dans cette circonstance, de grands services, en montrant au roi les extraits de la poste sur le bruit que faisait la faveur de madame de C***. Le roi a été frappé d’une lettre d’un vieux conseiller au parlement, du parti du roi, qui mande à un de ses amis : Il est juste que le maître ait une amie, une confidente, comme nous tous, tant que nous sommes, quand cela nous convient ; mais il est à désirer qu’il garde celle qu’il a : elle est douce, ne fait de mal à personne, et sa fortune est faite. Celle dont on parle aura toute la superbe que peut donner une grande naissance. Il faudra lui donner un million par an, parce qu’elle est, à ce qu’on dit, très-dépensière, et veut faire ducs, gouverneurs de province, maréchaux, ses parens qui finiront par environner le roi, et faire trembler ses ministres. »

» Madame avait l’extrait de cette lettre que lui avait remis M. Jeannel qui avait toute la confiance du roi. Il n’avait pas manqué d’examiner attentivement la mine que le maître avait faite en lisant cette lettre, et il vit qu’il avait senti la vérité des raisonnemens du conseiller, qui n’était point frondeur. Madame me dit quelque temps après : « La fière marquise s’est conduite comme mademoiselle Deschamps ; et elle est éconduite. » (Journal de madame du Hausset.)


Note (K), page 63.

« La correspondance secrète, dit Soulavie, occupe le roi dont l’apathie augmente avec les années. Madame de Pompadour travaille d’une autre manière, dans ces circonstances, à égayer le roi dans sa mélancolie. David adoucissait les fureurs de Saül avec sa musique ; madame de Pompadour en a imaginé une pour relever Louis XV de sa misanthropie. Pendant la semaine sainte, madame de Pompadour invitait le roi, depuis plusieurs années, à venir dans ses appartemens assister à des concerts spirituels qu’elle lui donnait. Dans les grands motets, on entendait des voix choisies parmi les plus grands talens de la capitale, jointes aux musiciens du théâtre des petits cabinets. Madame de Pompadour, madame de l’Hôpital, mademoiselle Fel, M. d’Ayen fils, Jelyotte, célèbres musiciens, M. le vicomte de Rohan, madame de La Salle, chantaient : on y distinguait madame Marchais qui était de toutes ces parties. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, T. II.)


Madame de Pompadour jouait aussi la comédie, mais avec moins de succès, si l’on en juge par ce passage des Mémoires de Collé.


« Le mercredi, 27 janvier 1751, madame de Pompadour représenta à Bellevue, devant le roi, l’Homme de fortune, comédie en cinq actes et en vers, de M. La Chaussée.

» Suivant ce que l’on m’en a dit, et ce que j’en ai ouï dire à La Chaussée lui-même, cette pièce n’a pas trop réussi : les acteurs ne savaient pas leur rôle. Le duc de Chartres n’était pas sûr du sien ; la tête tourna au duc de La Vallière ; la mémoire de la marquise travailla aussi : bref, tous ces honnêtes comédiens n’étaient pas, à beaucoup près, aussi fermes sur leurs étriers qu’ils auraient dû l’être, pour soutenir une pièce qui n’est pas trop bonne par elle-même, à ce qu’on dit, et qui aurait, au contraire, un grand besoin du prestige de la représentation.

» On ne conçoit pas quelle a été la fureur de madame de Pompadour, de jouer cette comédie où je sais qu’il y a des traits dont on n’a pas manqué de faire des applications, du moins pendant qu’on la répétait. On a pourtant retranché des vers tels que celui-ci :

Vous fille, femme et sœur de bourgeois, quelle horreur !

» Ce vers était dans le rôle du duc de Chartres. Il a été supprimé, ainsi que quelques endroits qui attaquaient l’injustice des fortunes faites par la voie de finance.

» Mais on y a laissé une scène de généalogiste qui s’engage de faire descendre un bon bourgeois qui a acquis et qui porte le nom d’une terre titrée, de seigneurs à qui cette terre appartenait autrefois. »

(Journal de Ch. Collé.)

On sent quels avantages devaient donner à la favorite des talens qui rehaussaient ses charmes. Nous placerons ici deux portraits de madame de Pompadour, d’autant plus curieux, quoique assez mal écrits, que l’un la représente dans tout l’éclat de sa beauté, et l’autre lorsque les soucis, les chagrins et des infirmités prématurées avaient déjà terni sa fraîcheur.


Portraits de madame de Pompadour.

« Lorsque madame d’Étioles eut réussi à fixer l’attention du monarque sur elle, on pouvait la citer encore comme une des plus belles femmes de la capitale, et peut-être comme la plus belle. Il y avait dans l’ensemble de sa physionomie un tel mélange de vivacité et de tendresse ; elle était si bien tout à la fois ce qu’on appelle une jolie femme et une belle femme, que la réunion de ces qualités opposées dans le physique et dans le moral, en avait fait une sorte de phénomène.

» Ce n’est pas tant de la charpente de son visage que je veux parler, que de l’usage qu’elle savait en faire, et de la mobilité de ses traits et affections.

» Cette femme avait si bien étudié sa figure, qu’elle lui donnait les moralités et le physique que lui dictaient les circonstances. Elle se composait à volonté telle ou telle figure.

» Voulait-elle en imposer au roi ; elle se donnait les formes de la beauté, en observant uniquement le calme convenable et la représentation paisible et posée de son visage, et ce calme était nécessaire au développement des belles formes qu’elle réunissait, et qui étaient en très-grand nombre.

» Voulait-elle relever le ton imposant, calme et représentatif par quelque séduction ; elle avait recours à la mobilité étonnante de ses yeux et de sa physionomie, et à ces mouvemens naturels que les bons connaisseurs appellent de la vivacité ; et cette addition donnait un nouveau prix à la beauté de sa divine figure.

» Madame de Pompadour était ainsi une belle femme tout simplement et à volonté ; ou belle et vive tout ensemble ou alternativement, ce qui provenait des leçons que sa mère lui a fait donner par des comédiens, par des courtisanes célèbres, par des prédicateurs, par des avocats. Cette femme diabolique avait été chercher, dans tous les arts qui exigent une grande physionomie et une physionomie variée, des leçons particulières pour faire véritablement de sa fille un morceau de roi, un morceau qui subjuguât un prince faible ; pour en faire enfin une femme si séduisante, que, sans le vouloir, elle avait rendu, dans sa jeunesse, son mari éperdument amoureux de sa personne, comme, en le voulant, elle inspira depuis au roi les mêmes sentimens.

» Outre tous ces agrémens d’une belle figure, et d’une figure pleine de vivacité, madame de Pompadour possédait encore, au suprême degré, l’art de se donner un autre genre de figure ; et cette nouvelle composition, également savante, était un autre résultat des études qu’elle avait faites des rapports de ses moralités et de son ame avec sa physionomie.

» Ce ton langoureux et sentimental qui plaît à tant d’individus, ou qui plaît au moins dans beaucoup de circonstances à tous les hommes sans exception, madame de Pompadour savait le créer, le manier et le reproduire au besoin ; au point qu’elle avait ce qu’on a le moins à la cour, et ce que l’Écriture appelle le don des larmes ; mais ce don, la dame ne l’avait dans le fond que comme les comédiens habiles en présence d’un public observateur de l’impression qu’ils éprouvent. Louis XV, à cet égard, était le public de madame de Pompadour. Comment donc pouvait résister à l’empire d’une telle comédienne un roi nul et apathique, quand cette femme dangereuse était, suivant les circonstances, ou même à son gré, belle et jolie tout à la fois, ou bien belle et jolie d’une part, et en même temps remarquable par ses vivacités ou ses langueurs ? Ces différens caractères étaient, au besoin, les variétés de son visage : elle était à volonté superbe, impérieuse, calme, friponne, lutine, sensée, curieuse, attentive, suivant qu’elle imprimait à ses regards, sur ses lèvres, sur son front, telle inflexion, ou tel mouvement, ou tel degré d’ouverture, si bien que, sans déranger l’attitude du corps, son pernicieux visage était un parfait Protée.

» Quel dommage qu’avec tant de beautés, il y eût au milieu de sa figure, et au centre de tant de physionomies différentes, un vice dégoûtant ! Madame de Pompadour avait les lèvres pâles et flétries, défaut qui provenait de l’abus qu’elle avait fait de les mordre si souvent, qu’elle en avait rompu les veines imperceptibles, d’où résultait la couleur pisseuse et sale qui s’y plaçait quand elle ne les mordait pas, ou quand depuis long-temps elle ne les avait pas mordues.

» Tant qu’on a pu croire à la cour que madame de Pompadour avait des couleurs au visage, elle n’a pas pris du rouge apparent ; elle s’est contentée d’une nuance ; alors elle a eu la faiblesse de dire beaucoup de mal et du rouge et des dames de la cour qui s’enluminaient la mine. Ses yeux ont reçu d’ailleurs de la nature un ton de vivacité tel, qu’il semble qu’un corps s’en détache quand elle donne un coup-d’œil. Ses yeux sont châtains, ses dents très-belles, ainsi que ses mains. Quant à sa taille, elle est fine, bien coupée, de moyenne grandeur et sans aucun défaut. Elle sait si bien tout cela, qu’elle a grand soin de l’aider de tous les secours de l’art. Elle a inventé des négligés que la mode a adoptés, et qu’on appelle des robes à la Pompadour, et dont les formes sont telles, qu’elles ressemblent aux vestes à la turque, pressent le col et sont boutonnées au-dessous du poignet ; elles sont adaptées à l’élévation de la gorge, et collent jusque sur les hanches ; rendent sensibles toutes les beautés de la taille en paraissant vouloir les cacher. On sait d’ailleurs qu’elle se déguise en paysanne, en laitière, en religieuse, en sœur grise, en fermière, en jardinière, pour surprendre et agacer le roi.

» Quant aux habitudes, aux mouvemens, au port et à la contenance de son corps, comme dame de la reine, elle n’a jamais pu être, et ne sera jamais qu’une grisette, car son ton est bourgeois. M. de Maurepas le lui a fait dire ; il a plus fait, il lui a dit dans ses chansons qu’elle a été élevée à la grivoise. Le roi, blessé de ses premières inconvenances, était obligé de dire à ses courtisans : « C’est une éducation à faire, je le sens bien ; mais il me faut une femme, ne fût-ce que pour réprimer les intrigantes ; et dans une éducation toute faite, on ne trouverait pas les autres agrémens que j’ai aperçus. »

» On a su du roi et de M. Le Normant qu’elle avait des audaces d’un autre caractère ; mais comme je prends des mesures pour que ces anecdotes soient publiées quand il en sera temps, il est fort inutile pour le public d’entrer dans ces détails ; ils ne pourraient être utiles qu’aux Bonneau du roi.

» Quant aux affections de l’ame de la marquise, on sait que le présent l’occupe uniquement ; l’avenir l’intéresse quelquefois très passionnément ; mais comme elle ne croit pas à la vie future, elle se soucie fort peu de ce qu’on dira et de ce qu’on écrira après sa mort. Elle a un adage sans cesse à la bouche, c’est celui-ci : Après nous le déluge.

» Occupée du présent, affamée d’éloges, d’hommages, de respects vrais ou simulés, de soumissions naturelles ou forcées, elle se présente en conversation dans un salon de compagnie, ou en se plaçant à table, ou en arrivant dans un cercle, avec un ton imposant d’une femme exigeante qui semble vous dire en arrivant : Me voici, c’est moi. Voilà le portrait que j’en ai fait il y a douze ans.


» Voici celui que je fis en 1758, lorsqu’on lui donnait 37 ou 38 ans.


» Quelle décrépitude ! quelle dégénération dans les formes ! quelle saleté dans son visage ! Elle se plaît à s’ensevelir habituellement sous une couche de blanc et de rouge ; sa vivacité n’est plus qu’une grimace, une espèce de rire sardonique ; et sa langueur primitive un abattement. Elle s’imagine, comme les dames de la cour, qu’avec une couche étincelante de rouge elle dénaturera les formes sillonnées de son visage ; elle a encore de grands et beaux yeux, mais quels regards partent de ces deux voûtes ! comme elle réunit tout ce qui est nécessaire pour paraître une méchante femme ! L’extrême maigreur de madame de Pompadour, son teint plombé, gras, luisant et livide, furent des avis qu’elle reçut de la nature que la machine se décomposait. Elle fut dès-lors bien plus méchante, bien plus inquiète dans la société, et plus difficile dans le service et les hommages qu’elle recevait. Elle ne vint plus du tout à Paris ; à la cour elle n’osa plus se montrer avec autant d’audace ; elle se couvrit la figure de blanc, de rouge et de noir ; l’étude de sa mine, de sa toilette, de son habillement, devint chaque jour et plus longue, et plus difficile, et plus compliquée. Elle vit venir de loin la maladie, et elle ne trouva rien, ni dans sa raison, ni dans son esprit, qui la portât à la résignation. » (Anecdotes du règne de Louis XV, publiées par Soulavie.)


Note (L), page 82.

Jamais reine ne jouit de plus d’estime sur le trône, et ne sut mieux se concilier l’affection de sa cour et le respect de ses sujets. Quoiqu’elle n’aimât pas à représenter, le goût du roi pour la chasse et les petits voyages la mettait souvent dans la nécessité de le faire. Elle tenait alors la cour ; elle recevait les ambassadeurs, les grands du royaume et les étrangers, avec un ton d’aisance et un air de satisfaction qui eussent fait croire qu’elle était flattée d’un cérémonial auquel elle ne se prêtait que par devoir, pour conserver les décences à la cour et faire plaisir au roi. La taille de la princesse, qui était au-dessous de la médiocre, ne la servait pas dans la représentation ; mais ce désavantage était amplement compensé chez elle par tout le reste de son extérieur. Elle avait dans les manières cette dignité facile qui annonçait que le trône était sa place ; cet air de majesté, tempéré par la douceur, qui avertissait de sa supériorité sans la faire craindre ; noble simplicité, qui se communiquait sans s’abaisser, et qui obtenait d’autant plus de respect qu’elle paraissait en dispenser.

» Parmi les personnes qui pouvaient s’applaudir des relations que les emplois ou la naissance leur donnaient avec la reine, les princes et les princesses du sang avaient surtout à se louer des égards et des bontés qu’elle leur marquait. Elle leur avait voué à tous un véritable attachement. Elle fut toujours reconnaissante envers le duc de Bourbon qui avait le plus contribué à son mariage. Elle respectait, dans le duc d’Orléans, fils du régent, la vertu embellie par le savoir. Elle avait beaucoup d’amitié pour la feue princesse de Condé, pour la comtesse de Toulouse, pour le duc et la duchesse de Penthièvre.

» Dans ses audiences particulières, dont elle n’était point avare, quoiqu’elles fussent un exercice pour sa patience, elle écoutait avec attention ce qu’on avait à lui proposer. Elle encourageait la timidité, elle rassurait la crainte par des questions pleines de bonté. C’était sans le moindre embarras, comme naturellement et sans y penser, qu’elle embrassait les extrêmes, entretenant successivement de leurs affaires des personnes de tous les rangs et de toutes les professions. Elle disait à chacun ce qui lui convenait ; et soit qu’elle accordât, qu’elle promît ou qu’elle fût obligée de refuser, on se retirait satisfait d’auprès d’elle.

» Pour répondre au continuel empressement qu’on avait de la voir, elle mangeait toujours en public. Pleine d’attachement pour les personnes qui se trouvaient présentes, si elle apercevait un inconnu, que le respect et la timidité tinssent à l’écart, elle prenait plaisir à le distinguer de la foule. Elle adressait la parole a beaucoup de monde pendant ses repas, et il ne sortait de sa bouche que des expressions obligeantes sans jamais employer ces formules vagues qui ne flattent personne parce qu’elles conviennent à tous : elle trouvait dans les circonstances le mot encourageant que le cœur sent, et que l’amour-propre s’empresse de publier…

» On connaissait trop bien la façon de penser de la reine, pour se permettre, en sa présence, aucun propos qui eût pu porter une atteinte directe à la religion ou aux mœurs ; mais il arrivait souvent qu’elle entendît mettre en principes incontestables ces préjugés du monde, qui avoisinent de fort près les erreurs dangereuses. Alors elle ajoutait le correctif avec plus ou moins de ménagement pour les personnes, selon qu’elle les croyait inspirées par l’ignorance ou par la mauvaise foi. Elle se donnait quelquefois adroitement une distraction, pour avoir droit d’ignorer un propos qu’elle ne pouvait ni approuver décemment, ni relever sans trop humilier la personne à laquelle il avait échappé. D’autres fois, prévoyant qu’une phrase, que quelqu’un avait commencée, allait se terminer par une médisance ou une calomnie, elle prenait la parole pour amener un sens tout différent, brisant ainsi le trait avant qu’il eût fait sa blessure. C’était encore une vraie satisfaction pour elle, quand elle avait pu épargner à quelqu’un la plus légère indiscrétion de la langue ; et sa présence d’esprit servait en cela merveilleusement son cœur. Le duc de Lorraine, obligé à faire hommage au roi de France du duché de Bar, vint à Versailles pour cette cérémonie, gardant le plus profond incognito, sous le nom de duc de Blamont. Un jour qu’il se trouvait au dîner de la reine, il entreprit un récit qui le conduisait, sans qu’il y songeât, à trahir son secret en nommant la ville de Nancy sa capitale. Il avait déjà dit : « Quand je fus arrivé à ...... » lorsque la réflexion lui vint et l’obligea de s’arrêter. La reine, ne lui laissant que le temps de tousser, ajouta : « À Blamont, sans doute ? — Oui, Madame ? » reprit le prince en continuant son récit…

» Quelquefois la princesse cherchait elle-même l’occasion de marquer aussi ses bontés aux personnes les plus simples. Charmée quand elle pouvait leur rendre quelque petit service, elle jouissait de tout le plaisir qu’elle leur procurait. Se trouvant un jour à Marly, dans la belle saison, elle voit passer sous sa fenêtre une fille de Saint-Vincent, elle l’appelle : « D’où venez-vous si matin, ma sœur ? — De Triel, Madame, lui répondit la religieuse sans la connaître. — Vous avez déjà bien fait du chemin, vous en reste-t-il encore beaucoup à faire ? — Je comptais aller jusqu’à Versailles, mais peut-être ne passerai-je pas Marly, parce que je vois que la cour y est. — Vous avez donc aussi des affaires à la cour ? — Mes affaires sont celles de notre hôpital, qui est fort pauvre. J’ai ouï dire qu’on avait confisqué des indiennes, et que M. le contrôleur-général en faisait distribuer à des hôpitaux : je désirerais bien qu’on nous en donnât pour faire quelques lits à nos malades. Ce serait une fort bonne œuvre. — Seriez-vous bien aise que j’en parlasse au ministre ? — Je n’aurais osé, Madame, prendre la liberté de vous en prier ; mais votre recommandation fera sûrement plus que la mienne, et vous rendrez un grand service à nos pauvres. — Hé bien ! comptez, ma sœur, que je n’oublierai pas l’hôpital de Triel. » La religieuse se retire pénétrée de reconnaissance pour l’aimable inconnue qui vient de lui marquer tant de bonté ; mais à peine a-t-elle fait quelques pas, qu’elle se reproche de n’avoir pas cherché à connaître son nom. Elle retourne vers la fenêtre, la reine y était encore : « Pardonnez, Madame, lui dit-elle, à la curiosité qui me ramène ; je voudrais bien savoir qui est la dame qui m’honore si généreusement de sa protection ? » — La princesse, en lui souriant d’un air plein de bonté, lui répond : « N’en dites rien, c’est la reine… »

» La reine marquait la plus grande considération au maréchal de Saxe, qui, de son côté, lui faisait fort régulièrement sa cour lorsqu’il était à Versailles. Elle eût désiré que ce digne émule de Turenne l’eût imité jusque dans son retour à la religion de ses pères. Un jour que ce général prenait congé d’elle pour aller commander nos armées, elle lui dit, en lui souhaitant d’heureux succès, qu’elle prierait Dieu et qu’elle le ferait prier pour lui. « Ce que je demanderais au ciel, répondit le maréchal, ce serait de mourir, comme M. de Turenne, sur le champ de bataille. — De quelque manière que meure le maréchal de Saxe, reprit la reine, il ne peut que mourir couvert de gloire : mais, ce qui comblerait mes vœux, ce serait qu’au bout de sa longue et glorieuse carrière, il fût, comme Turenne, enterré à Saint-Denis. » Le comte de Saxe n’eut ni l’espèce de gloire qu’il désirait, ni la gloire beaucoup plus précieuse que lui souhaitait la reine. Lorsque cette princesse apprit sa mort, elle le plaignit, en s’écriant : « Qu’il est triste, et que l’on souffre de ne pouvoir dire un De profundis pour un homme qui nous a fait chanter tant de Te Deum ! »

» La vie de la reine fournirait la matière d’un volume entier de ces sortes de traits, par lesquels elle énonçait, avec une ingénieuse précision, ce que sentait son cœur. Quelques-uns d’un autre genre, échappés à des circonstances particulières, annoncent qu’elle eût pu aussi manier le ridicule et divertir par la causticité, si la religion ne lui eût interdit l’usage de ces armes. Le cardinal de Fleury, pour se disculper auprès d’elle d’avoir si mal secondé le roi Stanislas au temps de sa seconde élection au trône de la Pologne, lui disait après le succès de la guerre occasionée par la première faute : « Croyez, Madame, que le trône de Lorraine vaut mieux pour le roi votre père, que celui de Pologne. — Oui, répondit la reine, à peu près comme un tapis de gazon vaut mieux qu’une cascade de marbre. » Il faut observer, pour sentir le sel de cette réponse, que le cardinal, pour épargner une dépense d’entretien de mille écus, faisait à cette époque, substituer un gazon à la magnifique cascade du parc de Marly, l’admiration des curieux et des étrangers. Une de ses dames du palais, qui se flattait que son inconduite était encore un mystère pour la princesse, lui demandait, sous un vain prétexte, la permission d’aller dans une maison de plaisance où était le roi : la reine lui répondit : « Vous êtes la maîtresse. » La dame voulut bien prendre l’équivoque du bon côté ; mais le courtisan inscrivit l’épigramme sur ses tablettes…

» Ennemie des cabales et des intrigues de cour, sans ambition et sans favoris qui en eussent pour elle, la reine était cependant animée du zèle, et l’on pourrait dire de la passion du bien public. Elle ne songeait point à gouverner et à s’attirer l’autorité ; mais elle désirait que l’arbitre et les ministres du pouvoir ne l’exerçassent que pour faire triompher la justice et rendre les hommes heureux. Elle ne se mêlait pas de décider quand une guerre était légitime et inévitable ; mais elle ne craignait pas de dire au roi, dans l’occasion, et de rappeler à ses ministres que les guerres les plus justes sont toujours à redouter, et que les plus heureuses sont encore des fléaux pour les peuples. Elle n’allait pas au-devant du roi pour lui suggérer ses idées ; mais, lorsque ce prince paraissait désirer ses conseils, elle ne lui en donnait que d’utiles à sa gloire et au bien de son royaume. C’est ainsi, par exemple, qu’elle l’exhorta plus d’une fois à être plus décisif dans son conseil ; qu’elle lui fit remarquer que de grandes affaires avaient échoué, parce que, se défiant trop de ses lumières, il avait préféré les vues particulières de gens qui le trompaient, à son propre jugement qui lui disait vrai. Louis XV, dans une occasion, lui parlait avec complaisance du succès qu’avait eu un acte d’autorité qu’il venait d’exercer : « Je n’en suis pas surprise, lui dit la reine : un roi n’est-il pas sûr de se faire aimer et d’être obéi quand il parle en roi, et qu’il agit en père ?… »

» Mais tout le bien qu’elle provoquait autour d’elle et celui qu’elle voyait en espérance dans l’héritier du trône, ne la consolaient point des maux de la religion, qui prenaient de jour en jour un caractère plus effrayant. Un des événemens qui affligèrent le plus sa piété pendant son séjour en France, ce fut la destruction des jésuites. Elle avait toujours singulièrement affectionné ces religieux. Ils n’eussent été que malheureux, qu’elle se serait efforcée de les secourir : mais elle les croyait encore, comme le dauphin son fils, utiles à la religion et nécessaires à l’éducation chrétienne de la jeunesse dans nos provinces. Aussi épuisa-t-elle tous les moyens humains pour conjurer l’orage qui les menaçait. Plus active à les servir que M. de Beaumont lui-même, elle eût voulu que ce prélat eût publié plus tôt la lettre pastorale qu’il donna pour leur justification, pièce la plus propre à démontrer leur innocence à tout tribunal où leurs ennemis n’auraient pas siégé comme juges. Dans le temps que cette affaire s’agitait, elle fit un jour appeler le duc de Choiseul, et lui dit : « Vous savez, Monsieur, que je ne me mêle point d’affaires, et que je ne vous importune pas par mes demandes ; c’est ce qui me donne la confiance que vous ne me refuserez pas une chose que je crois bien juste, et à laquelle est attaché le bonheur de ma vie : promettez-moi que l’affaire des jésuites n’ira pas jusqu’à leur destruction. — Sa Majesté, répond le ministre, me demande un miracle. — Hé bien, poursuit la reine, faites ce miracle, et vous êtes mon saint. » Le miracle ne se fit point, et le duc, trop favorable au philosophisme pour avoir jamais été le saint de la reine, le fut encore moins depuis ce temps-là…

» La seule ressource qui restât à la reine, dans la douleur de ne pouvoir épargner aux jésuites le sort que leur avaient préparé les manœuvres concertées du vice et de l’impiété, fut de travailler à leur en adoucir la rigueur. Placés par leurs persécuteurs entre le crime de l’apostasie et le plus cruel exil, tous ces religieux optèrent pour ce dernier parti : la reine obtint des passages gratuits sur les vaisseaux du roi pour ceux d’entre eux qui désirèrent de se rendre dans les pays infidèles en qualité de missionnaires. Elle en adressa un très-grand nombre au roi Stanislas qui les accueillit dans la Lorraine. Elle intéressa en leur faveur toutes les personnes aisées de sa connaissance. Elle mit à contribution la famille royale, et Louis XV lui-même, qui leur payait régulièrement une pension de trente mille livres sur sa cassette. De son côté, après avoir épuisé tous ses moyens, et voyant qu’il restait encore des besoins à plusieurs de ces infortunés proscrits, elle emprunta, elle fit vendre ses bijoux, pour procurer un viatique et des voitures à ceux à qui leur grand âge ou des infirmités rendaient ce secours nécessaire pour gagner la terre de leur exil. À la mort du roi de Pologne, la reine conjura Louis XV de conserver aux jésuites leur existence dans la Lorraine, au moins tant qu’elle vécut ; et ce prince, malgré le vœu contraire des ennemis de sa gloire, prit sur lui d’accorder cette satisfaction à sa vertueuse épouse.

» Jamais la reine n’avait voulu renoncer à l’espérance du rétablissement des jésuites en France, et toute sa vie, elle se flatta que quelque heureuse circonstance pourrait le déterminer. Au moins ne pouvait-elle douter que le premier acte de justice de son fils, s’il fût monté sur le trône, n’eût été leur rappel. Un jour qu’elle était occupée de la broderie d’un riche ornement d’église, le P. Griffet qu’elle estimait pour son savoir et sa piété, se présenta à son audience. « Tenez, père, lui dit-elle, voici une chasuble que je destine à la première de vos maisons qui sera rétablie. — Cela étant, Madame, répond le jésuite, Votre Majesté pourrait se contenter d’en faire un point par jour. — J’espère mieux que vous, poursuit la reine ; je verrai ce que je désire, je dirai mon Nunc dimittis, et je mourrai de joie… »

» Après la gloire de Dieu, ce qui touchait le plus la reine de France, c’était le bonheur des peuples. Toutes ses vues se portaient à leur faire du bien, et toute sa conduite tendait à leur soulagement : les exemples du roi son père parlaient sans cesse à son cœur. Elle le disait quelquefois : « Qu’elle eût voulu pouvoir reproduire en France tous les monumens de charité dont il couvrait la Lorraine. » Protectrice généreuse de tous ceux qui étaient dans le besoin, elle les accueillait avec bonté : son crédit et ses richesses étaient leur patrimoine. Jamais elle ne détourna ses regards de dessus les malheureux qui s’attachaient en foule à ses pas. S’ils se présentaient sur son passage, elle les écoutait ; s’ils lui remettaient des mémoires et des placets, elle les recevait, les faisait examiner et les examinait elle-même. C’était toujours elle qui, la première à la cour, entendait ces cris de l’indigence et du malheur, qui s’élèveraient en vain du fond des provinces, s’ils n’étaient portés par la bienveillance jusqu’à l’oreille des rois… »

« Quoique dans l’âge encore qui rend plus excusables les dépenses de fantaisie, d’un sexe auquel on les pardonne assez volontiers, et surtout d’un rang où les profusions passent pour des bienséances, la reine, modérée dans tous ses goûts, ne paraissait occupée que des besoins du pauvre peuple. « Il vaut mieux, disait-elle un jour, écouter ceux qui nous crient de loin : Soulagez notre misère, que ceux qui nous disent à l’oreille : Augmentez notre fortune. » Elle eut le courage, et c’en est un d’un grand mérite pour une reine, de supporter quelquefois le sérieux de certains visages mécontens, et d’entendre dire autour d’elle qu’elle était peu généreuse. Mais ce reproche de la cupidité fut pour elle un reproche honorable, et la postérité la louera d’avoir dit plus d’une fois à d’avides courtisans : « Les trésors de l’État ne sont pas nos trésors ; il ne nous est pas permis de divertir en largesses arbitraires des sommes exigées par deniers du pauvre et de l’artisan. » (Vie de Marie Leckzinska, par l’abbé Proyart.)


Note (M), page 92.

« Louis XVI goûta beaucoup les premiers entretiens du comte de Maurepas qui cherchait à lui plaire, en lui racontant des anecdotes sentimentales sur le dauphin, son père, pour lequel Louis XVI était pénétré de vénération. Maurepas confirma le roi dans la croyance que le duc de Choiseul avait hâté la mort du feu dauphin, et ne cessa de le maintenir dans la résolution d’éloigner à jamais le duc de la cour, et surtout du ministère. Il présentait, dans des mémoires manuscrits et dans ses conversations intimes, le duc de Choiseul comme un dissipateur des deniers de l’État, qui, pour se former en France un parti inattaquable, avait prodigué plus de douze millions de pensions, accordées inutilement à des gens sans autre mérite que celui d’être protégés par la maison de Choiseul.

» Maurepas fit un jour dresser le tableau des grâces accordées à toutes les maisons qui portaient le nom de Choiseul, et démontra qu’aucune autre famille en France ne coûtait le quart de ce qu’avait envahi celle de ce ministre. Ainsi, à mesure que la reine tourmentait Louis XVI pour rappeler Choiseul à la cour, M. de Maurepas, travaillant en sens contraire, le faisait détester du prince. Sa haine pour M. de Choiseul l’avait élevé en place, la même haine l’y conserva. De-là les premières animosités de Marie-Antoinette contre M. de Maurepas. Elle avait résolu de tout faire en France pour rappeler au gouvernement l’ami de sa maison et l’auteur de son mariage.

» Les autres ministres travaillaient dans le même sens que M. de Maurepas. Celui-ci se servait adroitement de l’abbé Terray pour noircir le duc de Choiseul, avant qu’il le précipitât lui-même du ministère des finances. Après l’abbé Terray, Turgot, qui avait du duc la même opinion, continua à en médire dans ses entretiens particuliers et ses travaux avec le roi. Le chancelier Maupeou, coupable envers le duc d’une partie de ce qu’il avait fait contre lui, s’unissait à ce parti. On allait jusqu’à dire que Marie-Antoinette était fille du duc de Choiseul, et on calculait les mois et les jours de grossesse de Marie-Thérèse. On citait l’époque de l’ambassade du duc à Vienne, pour donner quelque vraisemblance à cette opinion que les seules dates contrariaient. Vergennes se trouvait l’ennemi de la diplomatie autrichienne. La Vrillière, qui avait exécuté les ordres du roi en l’exilant à Chanteloup, après avoir intrigué avec d’Aiguillon et madame Du Barry, y travailla autant que le pouvait un homme qui avait perdu son crédit et sa considération. Dans la famille royale les trois tantes du roi ne visaient qu’au même but. Ainsi, de quelque côté que Louis XVI se tournât, il ne trouvait que des ennemis implacables du nom de Choiseul, à l’exception de la reine, pleine de dépit de voir cette multiplicité d’oppositions à ses premiers penchans. » (Mém. historiques et politiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, tom. II.)


Note (N), page 94.

« M. de Vergennes, président du conseil des finances, place lucrative et honorifique plutôt qu’administrative, était à peine instruit de l’existence d’un déficit secret que M. de Calonne portait à cent millions, qu’il prévit les réclamations, les éclats et le ressentiment de toute la France, lorsque la nécessité fatale arriverait de manifester cette plaie de l’État pour la guérir. Il aperçut de loin le parti que l’Angleterre tirerait alors de notre situation. La France, ayant surpris l’Angleterre dans le cruel embarras des insurrections coloniales, avait changé des rebelles en peuple souverain. Que ne ferait pas l’Angleterre dans l’intérieur de la France, quand tous les ordres de l’État se soulèveraient contre le déficit annuel de plus de cent millions, dilapidés par une cour que la procédure du collier jetait dans une espèce d’avilissement ? M. Necker, dans un compte rendu, avait assuré, cinq ans auparavant, que la recette était supérieure à la dépense de plusieurs millions ; et maintenant M. de Calonne trouvait un déficit de cent millions. À quoi attribuer ce déficit ? Aux cinq dernières années ? On ne pouvait ainsi accuser la cour sans l’avilir. Aux années antérieures ? On ne pouvait assaillir la grande réputation de M. Necker. Quel parti ne devait pas tirer l’Angleterre de cette position embarrassante !

» On se ressouvint, dans cette circonstance, que la France et l’Angleterre s’étaient promis, à la fin de 1783, de négocier un traité. M. de Calonne et M. de Vergennes concoururent à le rendre favorable à la nation britannique, et, par leur calcul, nos manufactures furent sacrifiées. Pendant les douze années que devait durer le traité, l’Angleterre satisfaite devait jouir d’un bénéfice immense et s’occuper de rétablir ses propres finances. Ce traité, qui souleva tous les esprits, fut signé le 26 septembre 1786, sous le ministère de M. Pitt, victorieux de M. Fox, récemment sorti du ministère ; et la résolution de convoquer les notables fut prise dans le conseil, à Versailles, le 29 décembre.

» Je n’entrerai pas dans le détail des reproches que la nation a faits à ce traité ; il n’existe plus. J’observerai que les négocians anglais, pour nous donner le goût de leurs marchandises, de leurs poteries, par exemple, portèrent leurs spéculations au point de les donner, au-dessous de leur valeur, à crédit et à longs termes. Nous avons tous vu les poteries anglaises devenir, dans l’espace d’un mois, à la mode sur les tables les plus distinguées. Nous fûmes les témoins des banqueroutes de plusieurs manufactures françaises intéressantes. » (Mém. hist. du règne de Louis XVI, par Soulavie, tom. VI.)


Note (O), page 115.

« Le roi ayant acquis le château de Rambouillet, du duc de Penthièvre, se plut à y faire divers embellissemens. J’ai vu un registre, tout écrit de sa main, qui prouve des connaissances infinies de détail. Dans ses comptes, il insérait un article d’un écu, de quinze sous. Les chiffres et les caractères de son écriture, quand il voulait écrire bien lisiblement, sont mignons et très-jolis ; les lettres sont bien formées ; mais le plus souvent il écrivait fort mal. Il épargnait le papier à un tel point, qu’il en sous-divisait une feuille en huit, en six, en quatre morceaux, suivant la longueur de ce qu’il avait à écrire. Il paraissait regretter en écrivant de perdre du papier ; vers les approches de la fin de la page, il serrait les lettres, évitait les interlignes. Les derniers mots touchaient la fin et la coupure du papier ; il semblait avoir regret de commencer une autre page. Il avait un esprit méthodique et analytique ; il divisait ses compositions en chapitres et en sections : il avait extrait des œuvres de Nicole et de Fénélon, ses auteurs chéris, trois ou quatre cents phrases concises et sentencieuses ; il les avait classées par ordre de matières, et il en avait formé un second ouvrage dans le goût et suivant les formes de Montesquieu ; il avait donné pour titre général à ce traité : De la monarchie tempérée, avec des chapitres intitulés : De la personne du prince. De l’autorité des corps dans l’État. Du caractère de l’exécution de la monarchie. S’il avait pu exécuter tout ce qu’il avait aperçu de beau et de grand dans Fénélon, Louis XVI eût été un monarque accompli ; la France eût été une monarchie puissante.

» Le roi acceptait de ses ministres les discours qu’ils lui présentaient pour les prononcer dans des occasions d’éclat ; mais il les corrigeait, il y mettait des nuances, il effaçait, il ajoutait et communiquait quelquefois l’ouvrage à son épouse. Dans ce travail, on voit qu’il cherchait le mot propre et qu’il le trouvait. Le mot du ministre, effacé par le roi, était parfois inconvenant, provenant de la passion du ministre ; mais le mot du roi était toujours le mot naturel. On eût dit qu’il fallait être roi pour le trouver, tant il paraissait convenable. Il a composé lui-même trois fois et plus souvent ses fameuses réponses aux parlemens qu’il exilait. Mais dans ses lettres familières il était négligé et toujours incorrect.

La simplicité de l’expression était le caractère du style du roi ; le style figuré de M. Necker ne lui plaisait pas ; les sarcasmes de Maurepas le blessaient. Dans cette foule de vues, qui se trouvent dans un carton rempli de projets, on lit de sa main : Cela ne vaut rien ; dans d’autres, il prévoyait l’avenir. L’infortuné ! il avait prévu dans ses notices que, si tel malheur arrivait, la monarchie était perdue ; et le lendemain, il consentait dans son conseil l’opération qu’il avait condamnée la veille, et qui le rapprochait du précipice. » (Mém. hist. et politiq. du règne de Louis XVI, par Soulavie, tom. II.)


Note (P), page 121.

« Ce système monstrueux fut appelé constitution, et ce que la postérité aura peine à croire, c’est que tous les partis vinrent s’y rallier. Nous l’avons dit, et d’autres l’ont répété avant nous, les hommes se laissent bien plus conduire par les mots que par les choses. Cette constitution reçut le nom de monarchie démocratique, ou de démocratie royale. Il n’en fallait pas davantage. Tous les aristocrates vinrent se ranger sous les étendards de la monarchie, et tous les démocrates sous ceux de la démocratie. Voilà l’une des raisons de ce phénomène. Ajoutez-y qu’au moyen de ces deux dénominations bizarres et incohérentes, cette constitution se pliait à toutes les passions, flattait tous les partis et leur laissait à tous des espérances.

» La France entière devint constitutionnelle : on n’y eut plus à la bouche que le mot constitution. Le peuple, la bourgeoisie se livrèrent à la joie la plus immodérée. Non-seulement le plus grand nombre des Français, plus honnêtes qu’éclairés, crurent de bonne foi cette constitution praticable, mais ils la regardaient comme la plus sublime des institutions politiques.

» Derrière les constitutionnels se cachaient trois partis : le plus odieux, dans son but, travaillait au retour du despotisme ; le plus inconséquent cherchait, après avoir détruit la noblesse, à la ressusciter par l’introduction d’une chambre haute, et le plus fidèle aux principes, les vrais jacobins voulaient la république démocratique.

» Ici, dans l’ombre du mystère et sous des formes variées et changeantes, commence, entre tous ces partis, une lutte voilée et un jeu secret d’intrigues et de factions, auprès duquel toutes les factions qui ont agité les empires et désolé la terre ne sont que des jeux d’enfans. Ici les factions se combinent, se compliquent, s’entrelacent en telle sorte qu’elles forment un labyrinthe, et que l’historien qui voudra un jour les décrire et suivre leurs sinuosités, fût-il aidé du fil même d’Ariane, aura bien de la peine à en sortir. Signalons d’abord les aristocrates et démocrates : c’est la division la plus générale. Sous la première dénomination rangeons les monarchistes, les royalistes ou les amis du roi, et les ennemis de l’égalité ; sous la seconde les patriotes et les amis du peuple et de l’égalité. Entre ces deux classes flottent sans plan et sans système les impartiaux et les indépendans. Remarquons cependant qu’aristocrate et démocrate se prennent en plusieurs sens et reçoivent les acceptions les plus opposées. Un démocrate est royaliste, un monarchiste est démocrate, parce qu’ils sont également constitutionnels, et que la constitution favorise ces contre-sens. Ce n’est pas tout : les jacobins sont censés les plus ardens amis de la liberté du peuple et de l’égalité. Personne, à cet égard, ne veut rester en arrière : on se dispute la popularité, puisqu’elle est la route nouvelle que la révolution ouvre à la fortune, au pouvoir et à la renommée. Tous veulent donc être jacobins. Tous les constitutionnels vont aux jacobins et se disent jacobins. Ainsi, pendant un temps, la France entière est jacobine, excepté le côté droit de l’Assemblée constituante, qui se contente d’être constitutionnel, sans être jacobin.

» Cet état de choses subsiste tant que les jacobins sont constitutionnels et royalistes ; mais, bientôt, le roi, prisonnier dans ses propres États, privé seul de la liberté dont jouit à l’excès le reste de la France, cherche à briser ses chaînes. Il s’enfuit à Varennes ; on lui en fait un crime. Les jacobins cessent de feindre et se prononcent hautement pour une république démocratique. Ils placardent tous les murs de Paris de leurs vociférations contre les monarchies, les rois et les tyrans. Ils veulent que le roi soit jugé, déposé. Ils se rassemblent au Champ-de-Mars pour exprimer leur vœu, et reçoivent la mort, au pied de l’autel de la patrie, des mains de la garde nationale docile aux ordres de son maire et de son commandant.

» Cette expédition sanglante est le signal d’une division entre les jacobins. Le plus grand nombre se déclare pour la constitution et pour le roi, et se retire aux Feuillans pour y tenir ses séances, d’où il emprunte son nouveau nom de feuillant. Le peuple suit ses chefs, il est feuillant. La Fayette et Bailly sont les idoles du moment : le schisme sert la cour. La constitution est de nouveau revue, examinée, soustraite à l’influence des jacobins, la révision donne à l’autorité du roi une grande extension. Si le schisme a laissé apercevoir les partisans de la république démocratique, il a dévoilé de même les partisans du pouvoir arbitraire, et comme les Feuillans se trouvent placés entre ces deux extrêmes, également anticonstitutionnels, ils en reçoivent le nom de modérés.

» La cour déteste également et modérés et jacobins, et peut-être voit-elle des ennemis plus dangereux dans le parti de la modération qui peut affermir le système, que dans celui des excès bien plus propre à le ruiner. Marat paraît gagné par elle ; il insulte à La Fayette qui maintient l’ordre dans Paris. Il ne prêche qu’insurrection et massacre, et par-là semble bien moins l’ami du peuple (titre de son journal à deux sous), que le pensionné de la cour et des puissances étrangères.

» Les jacobins ont pris le dessus. Le peuple des sections de Paris est revenu à eux. La minorité de la noblesse, qui, à la tête des constitutionnels, dominait la première assemblée, devenant chaque jour un peu plus nulle, s’aperçoit, mais trop tard, de ses fautes et de ses imprudences. Elle cherche à revenir en arrière, se ligue avec la cour qu’elle a persécutée, et n’est plus dans la seconde assemblée, dite législative, qu’une faction qui lui est dévouée. Les jacobins s’y sont introduits en grand nombre ; ils y combattent sous les drapeaux de Brissot, Condorcet, Gensonné et Vergniaud. Les constitutionnels ont pour chefs, Vaublanc, Ramond, Dumas. Ils avaient naguère fondé de grandes espérances sur la constitution ; ils la conservent encore, mais dans un sens tout opposé. Leur espoir aujourd’hui est de la détruire par elle-même ; et pour cet effet ils se pressent autour de la constitution. Ils en demandent à grands cris la littérale exécution : c’est que les pouvoirs qu’elle a remis aux mains du roi, sont tels qu’ils l’ont placé au-dessus et l’en rendent le maître. Tous les partis sont donc d’accord en ce point, qu’aucun ne veut la constitution ; mais les constitutionnels en invoquent le maintien pour la faire tourner au profit du roi, et les jacobins en veulent la dissolution pour se défaire du monarque.

» La cour, dont le jeu est de fomenter la division et de se défaire de ses ennemis les uns par les autres, sourit aux jacobins, les élève et les place à la tête des affaires qu’elle aura soin de faire aller fort mal ; elle en compose le ministère : le peuple toujours dupe en attend des merveilles. La machine politique ne roule pas mieux sous la main de ces nouveaux ministres que sous celui de leurs devanciers ; ils sont congédiés. La foule des mécontens, la disette, le fanatisme, secondent les projets de la cour. Le discrédit des assignats, les troubles intérieurs, la confusion universelle, les revers de l’armée fuyant devant les Autrichiens (avril 1792), tout lui annonce des succès. La crise se prépare, et le moment approche de décider si la France sera gouvernée par un roi absolu ou par des démagogues.

» La cour a pour elle les Suisses, une partie des sections et de la garde nationale ; mais la fortune se déclare pour les jacobins ; et l’Assemblée tout entière passe en un instant sous le joug de dix ou douze factieux, tels que Brissot, Chabot, Bazire, Condorcet, La Source et quelques autres. Le trône et ses soutiens sont abattus ; ce qui échappe le 10 août, tombe le 2 septembre sous le fer des assassins. Le ministère jacobin est rétabli, la république proclamée.

» La république ! ah ! disons mieux : la révolution du 10 août est l’inverse de celle du 14 juillet. Ici on s’élançait vers la liberté, là on recule vers l’esclavage. Le 10 août ne peut plus que décider si le peuple sera le jouet des rois et des factions. Tel est l’effet des fautes et de l’aveuglement des nobles de la minorité et des constitutionnels, ces premiers chefs de la révolution, que la France a été conduite par eux à cette extrémité funeste de n’avoir plus en perspective que le choix d’un tyran. Si le peuple est vaincu le 10 août, il retombe sous le pouvoir arbitraire d’un seul qu’il avait renversé le 14 juillet. S’il est vainqueur, il tombe sous la plus terrible des tyrannies, sous celle de ses propres excès, ou plutôt celle de la faction qui sera la plus habile à se servir de ces excès pour dominer ; car la force populaire n’est qu’un levier que se dispute chaque faction. »


À ces considérations extraites de la Philosophie de la politique, par d’Escherny, je joindrai différens morceaux extraits de Soulavie sur les partis qui divisaient la France.


« Le ministère jacobin ne voulant ni se dépopulariser, ni partager avec Louis les dangers des plaintes, outrait les expressions de son patriotisme. Dumouriez parut touché des alarmes du roi. Roland et Clavières continuèrent à se comporter avec lui, le premier en homme inflexible, et le second en fourbe. Servan, mal connu de Louis, voulait conserver la constitution.

» Le roi résolut enfin de les renvoyer. Pour y réussir, il adhéra, dans ses transes, aux moyens d’exécution que lui offrit Dumouriez, l’un des membres du ministère jacobin. Madame Roland, qui n’avait pu obtenir, des insinuations de son mari qu’elle gouvernait, que le roi sanctionnât le décret sur les émigrés et sur les prêtres, composa la fameuse lettre impérieuse de son mari au roi, qui le menaçait d’une autre révolution. La résistance du trône au vœu des peuples, disait-elle, la rendra nécessaire. Elle se donnait l’air de prophétiser, de conseiller et de conduire les destinées de l’État. Elle parlait de l’utilité et de l’obligation d’exécuter ces deux décrets. Le roi, devenu inflexible sur la sanction des décrets qui lui avaient été présentés, méditait déjà dans l’histoire sur les derniers malheurs de Charles Ier. L’abolition de l’épiscopat, que ce prince ne voulut jamais abandonner aux presbytériens, avait été la grande cause de ses malheurs. Louis XVI renvoya donc avec des billets très-laconiques Roland, Servan et Clavières. Roland porta sa lettre au corps législatif qui approuva sa conduite. L’Assemblée invectiva le roi, et déclara que les ministres renvoyés emportaient les regrets de la nation. Les chefs de la Gironde préparèrent en même temps une insurrection. Clavières, qui en avait appris l’art à Genève, en avait indiqué les moyens à Mirabeau, l’enseigna aux chefs de la Gironde, aux frais de l’Angleterre. La terreur inspirée à Louis avait causé l’élévation de ce ministère ; la terreur du roi, mieux éclairée, les précipita, et ils avaient encore recours à la terreur pour se relever de la disgrâce du prince.

» La guerre ne fut pas plutôt déclarée, que les dénonciations contre la cour roulèrent sur des intelligences secrètes avec les ennemis. Servan, ministre de la guerre, n’était pas capable de leur abandonner ni les intérêts de la constitution, ni le territoire. Il était d’ailleurs du parti des accusateurs de ce projet. Brissot et Gensonné continuèrent leurs dénonciations en citant le cabinet autrichien. La reine avait effectivement près d’elle quelques personnages qui partageaient ses affections et secondaient ses vues ; mais les intrigues de ce parti étaient si impuissantes, les royalistes de 1788, dont les opinions étaient si opposées à celles des royalistes constituans, étaient si déconcertées, et l’on présentait à la cour une si grande variété de projets, que les intrigues de ce temps-là ne feront jamais un chapitre ni suivi ni curieux pour l’histoire de la révolution. Les causes du 10 août sont toutes écrites ; elles sont dans les pétitions féroces des révolutionnaires du faubourg Saint-Antoine, grandes puissances trompées dans leurs espérances, dans leurs proclamations ; dans les correspondances des jacobins, dans l’audace des girondistes avant le 10 août ; dans leur ambition furieuse de gouverner, qui les porta à adopter tous les moyens, soit étrangers, soit internes, pour y réussir. Anéantir l’empire de la reine et destituer Louis XVI étaient les opérations principales qu’ils avaient en vue. Le roi avait nommé une garde constitutionnelle qu’ils se hâtèrent de licencier. Bientôt ils supprimèrent les traitemens accordés aux frères du roi, qu’ils avaient déjà dépouillés par un décret du droit à la régence et à la succession à la couronne. Gensonné proposa une police de sûreté générale, invention renouvelée à Genève à chaque révolution, et que Clavières leur inspira.

» Servan proposa aussi à quelques députés le fameux camp de vingt mille hommes. Il a sans cesse assuré qu’il n’avait eu d’autres vues, dans cette mesure, que de réunir une force-armée que la marche du roi de Prusse rendait nécessaire. La cour en fut effrayée ; la reine appela cette armée projetée l’armée de vingt mille brigands pour gouverner Paris. Les royalistes, qui attendaient les Prussiens, en furent déconcertés ; ils le furent au point qu’il fut signé la fameuse pétition des huit mille contre le camp des vingt mille. (Mém. hist. de Louis XVI, par Soulavie, tome VI.)

« La Gironde était flottante entre l’opinion de Brissot (pour l’ajournement de la déchéance) et l’insurrection des fédérés. En consentant à la déchéance, cette mesure pouvait manquer ; en s’y refusant, elle se dépopularisait ; car les Marat, les Danton et les Robespierre, conducteurs du mouvement révolutionnaire, ne s’arrêtaient pas. « Vos poignards ne sont-ils pas encore aiguisés (disait Robespierre aux jacobins) : qu’on lise à cette jeunesse ardente et guerrière le chapitre de Brutus. Je suis persuadé que nous avons autant de Brutus en France que de fédérés ; et ils comprendront ce qu’il y a à faire dans cette circonstance. »

» Le foyer principal de la révolution était aux Cordeliers… De là le signal partit inopinément dans les sections où le peuple s’assembla le 9 août à onze heures du soir. Le Gendre présidait celle du Luxembourg. Quelques minutes avant minuit, sa femme, alarmée de ses propos de la veille, venait l’engager de se retirer. « Quelle heure est-il donc, mon ami, lui dit-elle, pour que tu restes si long-temps à l’Assemblée ? — L’heure qu’il est ? répliqua Le Gendre en sortant sa montre ; c’est l’heure des révolutions et celle de te retirer. » Il se lève soudain, et donne le signal de l’insurrection. Veut-on connaître l’esprit de la section des Cordeliers ? Voici les personnages qu’elle députa à la commune : réservant pour les grandes occasions Danton et Le Gendre, elle envoya Robert, Simon, depuis gardien de Louis XVI, et Billaud de Varennes. Le lendemain elle députa Fabre d’Églantine, et deux jours après Chaumette et Lebois, avec le pouvoir illimité de prendre toutes les mesures nécessaires exigées par les circonstances. Le principe moteur de tous ces mouvemens était si étranger aux girondins, que Brissot, voyant les pleins-pouvoirs et les instructions unanimes des sections, osa s’en moquer. « Vous allez voir, dit-il, que leurs pleins-pouvoirs iront jusqu’à nous faire pendre. » Il le dit et il le fit imprimer dans son journal.

» La cour était dans la plus étrange sollicitude. Le roi montrait de l’embarras. La reine, au contraire, se croyait arrivée au grand jour du dénoûment et de la victoire. Le roi paraissait disposer des Suisses du château, de quelques gardes nationales fidèles, et des gentilshommes enfin qui accouraient pour le secourir. En comparant ces forces à cette poignée de révolutionnaires, de Brestois, de Provençaux qui menaçaient la cour, la victoire paraissait possible au parti du roi. Malheureusement pour la cour, ses forces étaient hétérogènes et divisées. Elles étaient commandées par le vieux maréchal de Mailly, capable de tout imaginer et de tout exécuter s’il n’eût été plus qu’octogénaire. On le vit fléchir le genou en présence du roi, tirer l’épée et lui tenir ce langage : « Sire, vous êtes le roi des braves, votre fidèle noblesse est accourue à l’envi pour vous rétablir sur le trône de vos ancêtres et pour mourir avec vous : seconderez-vous ses efforts ? — Je les seconderai, » lui répondit le monarque : paroles imprudentes dans le roi et dans le maréchal, qui, circulant de parti en parti et de rang en rang, déconcertèrent les royalistes aveuglés qui tenaient encore à cette monarchie éphémère des feuillans, qui allait être effacée de la surface de la terre. Le roi faisant la revue de ses troupes, put reconnaître que leur fidélité n’était pas unanime.

» Rœderer, procureur-syndic du département, était accouru auprès du roi. Observateur du ton d’incertitude qui régnait parmi les troupes nationales, et consulté par Louis, il conseille au prince, non d’encourir les dangers et les suites d’une défaite, mais de se retirer dans le sein de l’Assemblée, comme dans un lieu d’une plus grande sûreté. Le roi, se rendant à cet avis, part pour l’Assemblée nationale à travers une foule animée qui vomissait contre lui les plus étranges imprécations. Arrivé à la droite du président : « Je viens auprès de vous, dit-il, pour empêcher un grand crime ; je me croirai toujours en sûreté, ainsi que ma famille, au milieu de vous. » Vergniaud, président, répondit quelques paroles insignifiantes et obliques que tous les partis ont dénaturées. Un autre député (Gamon) observa que l’Assemblée ne pouvait délibérer en présence du monarque. Louis descend pour la dernière fois de ce trône mal établi qu’il partageait depuis 1789 avec la démocratie, et passe dans l’humble loge du logographe où il se trouve prisonnier et à portée d’entendre le bruit du canon qui démantelait son château. Le peuple est vaincu du côté de la Seine ; au Carrousel il triomphe. Il se ranime en voyant couler le sang des patriotes, et emporte de vive force le château. Une partie des Suisses est massacrée, une autre se sauve du côté du roi dans l’Assemblée nationale ; une autre division conduite à la municipalité, au nombre de quatre-vingts, y est égorgée. » (Mémoires du règne de Louis XVI, par Soulavie, tome VI.)


FIN DES ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES ET DES PIÈCES
OFFICIELLES.

  1. Madame du Hausset ne désigne jamais autrement madame de Pompadour.