Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 01
Chapitre premier.
Espace de quatre mois.
J’apprends le retour de l’Empereur à l’Élysée, et je vais m’y placer spontanément de service.
L’Empereur venait de perdre une grande bataille, le salut de la France était désormais dans la Chambre des représentants, dans leur confiance et leur zèle. L’Empereur accourait avec l’idée de se rendre, encore tout couvert de la poussière de la bataille, au milieu d’eux ; là, d’exposer nos dangers, nos res- sources ; de protester que ses intérêts personnels ne seraient jamais un obstacle au bonheur de la France, et repartir aussitôt. On assure que plusieurs personnes l’en ont dissuadé, en lui faisant craindre une fermentation naissante parmi les députés.
Du reste, on ne saurait comprendre encore tout ce qui se répand sur cette malheureuse bataille : les uns disent qu’il y a eu trahison manifeste ; d’autres, fatalité sans exemple. Trente mille hommes, commandés par Grouchy, ont manqué l’heure et le chemin ; ils ne se sont pas trouvés à la bataille ; l’armée, victorieuse jusqu’au soir, a été, dit-on, prise subitement, vers les huit heures, d’une terreur panique ; elle s’est fondue en un instant. C’est Crécy, Azincourt, etc.[1]… Chacun tremble, on croit tout perdu !
Tout hier soir et durant la nuit la représentation nationale, ses membres les mieux intentionnés, les plus influents, sont travaillés par certaines personnes, qui produisent, à les en croire, des documents authentiques, des pièces à peu près officielles, garantissant le salut de la France par la seule abdication de l’Empereur, disent-ils.
Ce matin cette opinion était devenue tellement forte qu’elle semblait irrésistible. Le président de l’assemblée, les premiers de l’État, les meilleurs amis de l’Empereur, viennent le supplier de sauver la France en abdiquant. L’Empereur, peu convaincu, répond néanmoins avec magnanimité : il abdique !
Cette circonstance occasionne le plus grand mouvement autour de l’Élysée ; la multitude s’y presse, et témoigne le plus vif intérêt ; nombre d’individus y pénètrent, quelques-uns même de la classe du peuple en escaladent les murs ; les uns en pleurs, d’autres avec les accents de la démence, viennent faire à l’Empereur, qui se promène tranquillement dans le jardin, des offres de toute espèce. L’Empereur seul reste calme, et répond toujours de porter désormais ce zèle et cette tendresse au salut de la patrie.
Dans ce jour je lui ai présenté la députation des représentants : elle venait le remercier de son dévouement à la chose nationale.
Les pièces et les documents qui ont produit une si grande sensation, et amené le grand évènement d’aujourd’hui, sont, dit-on, des communications régulières de MM. Fouché et Metternich, dans lesquelles ce dernier garantit Napoléon II et la régence, si l’Empereur veut abdiquer. Ces communications se seraient entretenues depuis longtemps à l’insu de Napoléon.
Il faut que M. Fouché ait un furieux penchant aux opérations clandestines. On sait que sa première disgrâce, il y a quelques années, vint d’avoir entamé de son chef des négociations avec l’Angleterre, sans que l’Empereur en sût rien. Dans les grandes circonstances il a toujours eu quelque chose d’oblique. Dieu veuille que ces actes ténébreux d’aujourd’hui ne deviennent pas funestes à la patrie !
Je reviens passer quelques heures chez moi. Dans ce jour on a présenté la députation de la Chambre des pairs.
Le soir on avait déjà nommé une portion du gouvernement provisoire ; MM. de Caulaincourt et Fouché, qui étaient du nombre, se trouvaient au milieu de nous, au salon de service. Nous en faisions compliment au premier, ce qui n’était au vrai que nous féliciter pour la chose publique, il ne nous a répondu que par de l’effroi. Nous applaudissions, disions-nous, aux choix déjà connus. « Il est sûr, a dit Fouché d’un ton léger, que moi je ne suis pas suspect. – Si vous l’aviez été, repartît assez brutalement le représentant Boulay de la Meurthe qui se trouvait là, croyez que nous ne vous aurions pas nommé. »
Les acclamations et l’intérêt du dehors continuent à l’Élysée. Je présente le gouvernement provisoire à l’Empereur, qui, en le congédiant, le fait reconduire par le duc Decrès. Les frères de l’Empereur, Joseph, Lucien et Jérôme, sont introduits plusieurs fois dans le jour, et s’entretiennent longtemps avec lui.
Cependant une nombreuse population s’agglomérait tous les soirs autour de l’Élysée ; elle allait toujours croissant. Ses acclamations, son intérêt pour l’Empereur, donnaient des inquiétudes aux factions opposées. La fermentation de la capitale était extrême ; l’Empereur résolut de s’éloigner le lendemain.
J’accompagne l’Empereur, qui se rend à la Malmaison, et lui demande à ne pas le quitter dans ses destinées nouvelles. Ma proposition semble l’étonner, je ne lui étais encore connu que par mes emplois ; il l’agrée.
Ma femme vient me trouver ; elle a pénétré mes intentions ; il devient délicat de les lui avouer et difficile de la convaincre. « Chère amie, lui dis-je, en m’abandonnant au devoir dont mon cœur se trouve plein, j’ai la consolation de ne pas heurter tes intérêts : si Napoléon II doit nous gouverner, je te laisse de grands titres auprès de lui ; si le ciel en ordonne autrement, je t’aurai ménagé un asile bien glorieux, un nom honoré de quelque estime ; dans tous les cas, nous nous retrouverons, ne fût-ce que dans un meilleur monde. »
Après des pleurs et des reproches qui ne devaient m’être que doux, elle se rend, me fait promettre qu’elle pourra venir me rejoindre bientôt ; et, dès cet instant, je ne trouve plus en elle que l’exaltation, le courage qu’il m’eût fallu, si j’en eusse eu besoin.
Je vais un moment à Paris avec le ministre de la marine, venu à la Malmaison au sujet des frégates destinées à l’Empereur. Il me lit les instructions qu’il leur envoie, me dit que l’Empereur comptait sur moi, qu’il m’emmène ; il me promet de soigner ma femme dans la crise qui se prépare.
Napoléon II est proclamé par la législature.
J’envoie chercher mon fils à son lycée, résolu de l’emmener avec moi. Nous faisons un très petit paquet de linge et de vêtements, et retournons à la Malmaison ; ma femme nous y accompagne, et revient le soir même. La route commençait à être difficile et inquiétante ; l’ennemi approchait.
Je voulais revoir ma femme encore quelques instants ; la duchesse de Rovigo me conduisit, ainsi que mon fils, à Paris. L’agitation, l’incertitude devenaient extrêmes dans Paris ; l’ennemi était aux portes. En arrivant à la Malmaison, nous vîmes le pont de Chatou en flammes. On plaçait des postes autour de nous ; il devenait prudent de se garder. J’entrai chez l’Empereur ; je lui peignis ce que m’avait paru la capitale ; je lui rendis l’opinion générale que Fouché trahissait effrontément la cause nationale ; que l’espoir des bons Français était que lui, Napoléon, se jetterait cette nuit même dans l’armée qui le demandait. L’Empereur m’écouta d’un air pensif, et me congédia sans rien dire.
Toute la matinée le grand chemin de Saint-Germain n’a cessé de retentir des cris de vive l’Empereur ! C’étaient des troupes qui passaient sous les murailles de la Malmaison.
Vers le milieu du jour, le général Becker, envoyé par le gouvernement provisoire, est arrivé ; il nous a dit, avec une espèce d’indignation, avoir reçu la commission de garder Napoléon et de le surveiller[2]
Le sentiment le plus bas avait dicté ce choix. Fouché savait que le général Becker avait personnellement à se plaindre de l’Empereur, et il ne doutait pas de trouver en lui un cœur aigri et disposé à la vengeance. On ne pouvait se tromper plus grossièrement : ce général ne cessa de montrer un respect et un dévouement qui honorent son caractère.
Les moments devenaient pressants ; l’Empereur, sur le point partir, envoie offrir, par le général Becker lui-même, au gouvernement provisoire, de marcher comme simple citoyen à la tête des troupes. Il promettait de repousser Blucher, et de continuer aussitôt sa route. Sur le refus du gouvernement provisoire, nous quittons la Malmaison. L’Empereur et une partie de sa suite prennent la route de Rochefort par Tours ; moi, mon fils, MM. de Montholon, Planat, Résigny, nous prenons par Orléans, ainsi que deux ou trois autres voitures de suite. Nous arrivons à Orléans le 30 au matin, et vers minuit à Châtellerault.
Nous traversons Limoges le 1er juillet, vers quatre heures du soir.
Nous dînons à la Rochefoucauld le 2, et arrivons à sept heures à Jarnac, où nous couchons, la mauvaise volonté du maître de poste nous forçant d’y passer la nuit.
Nous ne pouvons nous remettre en route qu’à cinq heures du matin. La méchanceté du maître de poste, qui, non content de nous avoir retenus la nuit, employa des moyens secrets pour nous retenir encore, fait que nous sommes contraints de gagner presque au pas le relais de Cognac, où le maître de poste et les spectateurs nous témoignent des sentiments bien différents. Il nous était aisé de juger que notre passage causait beaucoup d’agitation en sens divers. En atteignant Saintes, vers les onze heures du matin, nous avons failli tomber victimes d’une insurrection populaire. Un des zélés de l’endroit, nous a-t-on dit, avait dressé cette embûche, et organisé notre massacre. Nous sommes arrêtés par la populace, garantis par la garde nationale, mais menés prisonniers dans une auberge. Nous emportions, disait-on, le trésor de l’État ; nous étions des scélérats dont la mort seule pouvait faire justice.
Ceux qui se prétendaient la classe distinguée de la ville, les femmes surtout, se montraient les plus ardentes pour notre supplice.
Elles venaient défiler successivement à des croisées voisines pour insulter de plus près à notre malheur. Elles portaient la rage, le croirait-on ? jusqu’à grincer des dents à l’aspect de notre calme ; et c’était pourtant là la première société, les femmes comme il faut de la ville !… Réal aurait-il donc eu raison quand il disait si plaisamment, dans les Cent-Jours, à l’Empereur, qu’en fait de jacobins il avait bien le droit de s’y connaître, et qu’il protestait que toute la différence qu’il y avait entre les noirs et les blancs était que les uns avaient porté des sabots, et que les autres allaient en bas de soie ?
Le prince Joseph, qui, à notre insu, traversait la ville, vint compliquer encore notre aventure. Il fut arrêté, mené à la préfecture, mais fort respecté.
Notre auberge donnait sur une place qui demeurait couverte d’une multitude fort agitée et très hostile ; elle nous accablait de menaces et d’injures. Je me trouvai connu du sous-préfet, ce qui lui servit à garantir qui nous étions. On visita notre voiture, et l’on nous tint à une espèce de secret. Vers quatre heures, j’obtins de me rendre auprès du prince Joseph.
Dans ma route à la préfecture, et bien que sous la garde d’un sous-officier, plusieurs individus m’abordèrent, les uns me remettant des billets en secret, d’autres me disant quelques mots à l’oreille ; tous se réunissaient pour m’assurer que nous devions être bien tranquilles, que les vrais Français veillaient pour nous.
Vers le soir on nous laissa partir, mais alors tout avait bien changé. Nous quittâmes notre auberge au milieu des plus vives acclamations. Des femmes du peuple, en pleurs, prenaient nos mains et les baisaient. De tous côtés chacun s’offrait à nous suivre, pour éviter, disaient-ils, un guet-apens que les ennemis de l’Empereur nous avaient dressé à quelque distance de la ville. Ce singulier changement des esprits venait de ce que beaucoup de gens des campagnes et grand nombre de fédérés étaient entrés dans la ville, et gouvernaient désormais l’opinion.
À peu de distance de Rochefort, nous rencontrâmes de la gendarmerie qui, sur le bruit de notre mésaventure, avait été expédiée au-devant de nous. Nous arrivâmes à deux heures du matin à Rochefort ; l’Empereur y était depuis la veille[3]. Le prince Joseph y arriva le soir même, je le conduisis à l’Empereur.
Je profitai du premier instant de loisir pour donner avis au président du Conseil d’État des motifs qui m’en avaient fait absenter : Des évènements grands et rapides, lui écrivais-je, m’ont mis dans le cas de m’éloigner de Paris sans le congé nécessaire.
« La nature et la gravité des circonstances ont amené cette irrégularité. J’étais de service auprès de l’Empereur au moment de son départ. Je n’ai pu voir s’éloigner le grand homme qui nous a gouvernés avec tant de splendeur, qui se bannit pour faciliter les destinées de la patrie, auquel il ne reste aujourd’hui de la toute-puissance que sa gloire et son nom ; je n’ai pu, dis-je, le voir s’éloigner sans céder au besoin de le suivre. Au temps de la prospérité, il daigna verser sur moi quelques faveurs ; aujourd’hui je lui dois tous les sentiments et toutes les actions qui m’appartiennent, etc. »
À Rochefort, l’Empereur ne portait plus l’habit militaire. Il était logé à la préfecture. Beaucoup de monde demeurait constamment groupé autour de la maison ; de temps à autre des acclamations se faisaient entendre. L’Empereur se montra deux ou trois fois au balcon de la préfecture. Beaucoup de propositions lui sont faites par des généraux qui viennent en personne ou envoient des émissaires particuliers.
Du reste, pendant tout le séjour à Rochefort, l’Empereur y est constamment comme aux Tuileries. Nous ne l’approchons pas davantage ; il ne reçoit guère que Bertrand et Savary, et nous en sommes réduits aux bruits et aux conjectures sur ce qui le concerne. Toutefois il paraît que l’Empereur, au milieu de l’agitation des hommes et des choses, demeure calme, impassible, se montre très indifférent et surtout très peu pressé.
Un lieutenant de vaisseau de notre marine, commandant un bâtiment de commerce danois, vient s’offrir généreusement pour le sauver.
Il propose de le prendre seul de sa personne, garantit de le cacher si bien qu’il échappera à toute recherche, et offre de faire voile immédiatement pour les États-Unis. Il ne demande qu’une légère somme pour indemniser ses propriétaires des torts possibles de son entreprise. Bertrand l’accorde, sous certaines conditions qu’il rédige en mon nom, et je signe ce marché fictif en présence et sous les yeux du préfet maritime.
L’Empereur gagne Fourras, vers le soir, aux acclamations de la ville et de la campagne ; il couche à bord de la Saal, qu’il atteignit sur les huit heures. J’y arrivai beaucoup plus tard ; j’avais conduit madame Bertrand dans un canot parti d’un autre endroit.
J’accompagne l’Empereur, qui débarque à l’île d’Aix d’assez bon matin ; il visite toutes les fortifications, et revient déjeuner à bord.
Dans la nuit du dimanche au lundi, je suis expédié, avec le duc de Rovigo, vers le commandant de la croisière anglaise, pour savoir si on y avait reçu les sauf-conduits qui nous avaient été promis par le gouvernement provisoire pour nous rendre aux États-Unis. Il fut répondu que non, mais qu’on allait en référer immédiatement à l’amiral commandant. Nous posâmes la supposition que l’empereur Napoléon sortît sur les frégates avec pavillon parlementaire ; il fut répondu qu’elles seraient attaquées. Nous parlâmes de son passage sur un vaisseau neutre. Il fut dit que tout bâtiment neutre serait strictement visité, et peut-être même conduit aux ports anglais ; mais il nous fut suggéré de nous rendre en Angleterre, et affirmé qu’on ne pouvait y craindre aucun mauvais traitement. Nous étions de retour à deux heures après midi.
Le vaisseau anglais le Bellérophon, à bord duquel nous avions été, nous suivit, et vint mouiller dans la rade des Basques, pour se trouver plus à portée de nous. Les bâtiments des deux nations demeuraient en vue et très proches les uns des autres.
En arrivant sur le Bellérophon, le capitaine anglais nous avait adressé la parole en français ; je ne me hâtai point de lui dire que je pouvais, tant bien que mal, entendre et parler un peu sa langue. Quelques expressions entre lui et d’autres officiers anglais, devant le duc de Rovigo et moi, eussent pu nuire à la négociation, si je fusse convenu que je les avais comprises. Lors donc que, quelque temps plus tard, on nous demanda si nous entendions l’anglais, je laissai le duc de Rovigo répondre que non. Notre situation politique suffisait d’ailleurs pour me débarrasser de tout scrupule, et rendait ma petite supercherie fort simple : aussi je n’en parle que parce qu’étant demeuré depuis une quinzaine de jours avec toutes ces personnes, j’ai été contraint de me gêner beaucoup pour ne pas découvrir ce que j’avais caché d’abord, et que plus tard, dans la traversée pour Sainte-Hélène, quelques-uns des officiers anglais ne furent pas sans faire observer que je faisais des progrès bien rapides dans leur langue. Au fait, je lisais l’anglais, mais j’avais la plus grande difficulté à l’entendre ; il y avait plus de treize ans que je ne l’avais pratiqué.
Toutes les passes étaient bloquées par des voiles anglaises. L’Empereur semblait encore incertain sur le parti qu’il prendrait ; il était question de bâtiments neutres, de chasse-marée montés par de jeunes aspirants. On continuait des propositions du côté de la terre, etc.
L’Empereur débarque à l’île d’Aix, au milieu des cris et de l’exaltation de tous. Il quittait les frégates ; elles avaient refusé de sortir, soit faiblesse de caractère de la part du commandant, soit qu’il eût reçu de nouveaux ordres de la part du gouvernement provisoire. Plusieurs pensaient que l’entreprise pouvait être tentée, avec quelques probabilités de succès : cependant il faut convenir que les vents furent constamment défavorables.
Le prince Joseph est venu dans le jour voir son frère à l’île d’Aix. L’Empereur, vers onze heures du soir, est à l’instant de se jeter dans les chasse-marée. Deux appareillent avec plusieurs de ses paquets et de ses gens ; M. de Planat était sur l’un d’eux.
Je retourne à quatre heures du matin, avec le général Lallemand, à bord du Bellérophon, pour savoir s’il n’était arrivé aucune réponse. Le capitaine anglais nous dit qu’il l’attendait à chaque minute, et il ajouta que si l’Empereur voulait dès cet instant s’embarquer pour l’Angleterre, il avait autorité de le recevoir pour l’y conduire. Il ajouta encore que, d’après son opinion privée, et plusieurs autres capitaines présents se joignirent à lui, il n’y avait nul doute que Napoléon ne trouvât en Angleterre tous les égards et les traitements auxquels il pouvait prétendre ; que, dans ce pays, le prince et les ministres n’exerçaient pas l’autorité arbitraire du continent ; que le peuple anglais avait une générosité de sentiments et une libéralité d’opinions supérieure à la souveraineté même. Je répondis que j’allais faire part à l’Empereur de l’offre du capitaine anglais et de toute sa conversation ; j’ajoutai que je croyais assez connaître l’empereur Napoléon pour penser qu’il ne serait pas éloigné de se rendre de confiance en Angleterre, même dans la vue d’y trouver les facilités de continuer sa route vers les États-Unis. Je peignis la France, au midi de la Loire, tout en feu ; les espérances des peuples se tournant toujours vers Napoléon, tant qu’il serait présent ; les propositions qui lui étaient faites de tous côtés, à chaque instant ; sa détermination absolue de ne servir ni de cause ni de prétexte à la guerre civile ; la générosité qu’il avait eue d’abdiquer pour rendre la paix plus facile ; la ferme résolution où il était de se bannir pour la rendre plus prompte et plus entière.
Le général Lallemand qui, condamné à mort, était intéressé pour son propre compte dans la résolution que l’on pouvait prendre, demanda au capitaine Maitland, avec qui il avait été jadis de connaissance en Égypte, dont il avait même été, je crois, le prisonnier, si quelqu’un tel que lui, compromis dans les troubles civils de son pays, pouvait avoir jamais à craindre d’être livré à la France, venant ainsi volontairement en Angleterre Le capitaine Maitland affirma que non, et repoussa le doute comme une injure. Avant de nous quitter, nous nous résumâmes. Je répétai qu’il serait possible que, vu les circonstances et les intentions arrêtées de l’Empereur, il se rendît, d’après l’offre du capitaine Maitland, pour y prendre ses sauf-conduits pour l’Amérique. Le capitaine Maitland désira qu’il fût bien compris qu’il ne garantissait pas qu’on les accorderait, et nous nous séparâmes. Au fond du cœur je ne pensais pas non plus qu’on nous les accordât. Mais l’Empereur ne voulait plus que vivre tranquille ; il était résolu de demeurer désormais personnellement étranger aux évènements politiques. Nous voyions donc sans beaucoup d’inquiétude la probabilité qu’on nous empêchât de sortir d’Angleterre ; mais là se bornaient toutes nos craintes et nos suppositions, là se fixait aussi sans doute la croyance de Maitland. Je lui rends la justice de croire qu’il était sincère et de bonne foi, ainsi que les autres officiers, dans la peinture qu’ils nous avaient faite des sentiments de l’Angleterre.
Nous étions de retour à onze heures. Cependant l’orage s’approchait, les moments devenaient précieux ; il fallait prendre un parti. L’Empereur nous réunit en une espèce de conseil. On débattit toutes les chances. Le bâtiment danois parut impraticable. Il n’était plus question des chasse-marée ; la croisière anglaise était inforçable. Il ne restait plus que de revenir à terre entreprendre la guerre civile, ou d’accepter les offres présentées par le capitaine Maitland. On s’arrêta à ce dernier parti. En abordant le Bellérophon, disait-on, on serait déjà sur le sol britannique ; les Anglais se trouveraient liés dès cet instant par les droits de l’hospitalité, estimés sacrés chez les peuples les plus barbares ; on se trouverait, dès ce moment, sous les droits civils du pays : les Anglais ne seraient pas assez insensibles à leur gloire pour ne pas saisir cette circonstance avec avidité. Alors Napoléon écrivit au prince régent :
« Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays, et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai consommé ma carrière politique. Je viens, comme Thémistocle ; m’asseoir sur le foyer du peuple britannique ; je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de votre Altesse Royale, comme celle du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de mes ennemis. »
Je repartis vers les quatre heures avec mon fils et le général Gourgaud, pour retourner à bord du Bellérophon, où je devais demeurer. Ma mission était d’annoncer la venue de Sa Majesté le lendemain matin, et de remettre au capitaine Maitland la copie de la lettre de l’Empereur au prince régent.
La mission du général Gourgaud était de porter immédiatement la lettre autographe de l’Empereur au prince régent d’Angleterre, et de la remettre à sa personne. Le capitaine Maitland lut cette lettre de Napoléon, qu’il admira beaucoup, en laissa prendre copie à deux autres capitaines, sous secret, jusqu’à ce qu’elle devînt publique, et s’occupa d’expédier sans délai le général Gourgaud sur la corvette le Slany.
Il n’y avait encore que peu d’instants que ce dernier bâtiment avait quitté le Bellérophon, je me trouvais seul avec mon fils dans la chambre du capitaine ; M. Maitland avait été donner des ordres, lorsqu’il rentra précipitamment, le visage et la voix altérés : « Comte de Las Cases, je suis trompé ! Quand je traite avec vous, que je me démunis d’un bâtiment, on m’annonce que Napoléon vient de m’échapper ; cela me mettrait dans une situation affreuse vis-à-vis de mon gouvernement ! » Ces paroles me firent tressaillir ; j’aurais voulu pour tout au monde la nouvelle vraie. L’Empereur n’avait pris aucun engagement, j’avais été de la meilleure foi du monde, je me fusse volontiers rendu victime d’une circonstance dans laquelle j’étais parfaitement innocent. Je demandai avec le plus grand calme au capitaine Maitland à quelle heure on avait dit que l’Empereur était parti ; Maitland avait été si frappé, qu’il ne s’était pas donné le temps de le demander ; il recourut sur le pont, et vint me dire : « À midi. – S’il en était ainsi, lui dis-je, le départ du Slany, que vous ne faites que d’expédier, ne vous ferait aucun tort. Mais, rassurez-vous, j’ai quitté l’Empereur à l’île d’Aix, à quatre heures. – Me l’affirmez-vous ? » me dit-il. Je lui en donnai ma parole ; et il se retourna vers quelques officiers qu’il avait avec lui, et leur dit en anglais que la nouvelle devait être fausse, que j’étais trop calme, que j’avais l’air trop de bonne foi, et que d’ailleurs je venais de lui en donner ma parole.
La croisière anglaise avait de nombreuses intelligences sur nos côtes ; j’ai pu vérifier depuis qu’elle était instruite à point nommé de toutes nos démarches[4].
On ne s’occupa plus que du lendemain. Le capitaine Maitland me demanda si je voulais que ses embarcations allassent chercher l’Empereur ; je lui répondis que la séparation était trop douloureuse pour les marins français, qu’il fallait leur laisser la satisfaction de garder l’Empereur jusqu’au dernier instant.
Au jour on aperçut en effet notre brick l’Épervier qui, sous pavillon parlementaire, manœuvrait sur le Bellérophon. Le vent et la marée étant contraires, le capitaine Maitland envoya son canot au-devant. Le voyant revenir, c’était un grand sujet d’anxiété pour le capitaine Maitland de découvrir avec sa lunette si l’Empereur y était descendu ; il me priait à chaque instant d’examiner moi-même, et je ne pouvais lui répondre. Enfin il n’y eut plus de doute : l’Empereur, entouré de ses officiers, aborda le Bellérophon ; je me trouvai à l’échelle du vaisseau pour lui nommer le capitaine Maitland, auquel il dit : « Je viens à votre bord me mettre sous la protection des lois d’Angleterre. » Le capitaine Maitland le conduisit dans sa chambre, et l’en mit en possession. Bientôt après, le capitaine présenta tous ses officiers à l’Empereur, qui vint ensuite sur le pont, et visita, dans la matinée, toutes les parties du vaisseau. Je lui racontai la frayeur qu’avait eue la veille le capitaine Maitland touchant son évasion supposée ; l’Empereur ne jugea pas comme je l’avais fait : « Qu’avait-il donc à craindre ? me dit-il avec force et dignité, ne vous avait-il pas avec lui ? »
Vers les trois heures, nous vîmes arriver au mouillage le Superbe, de soixante-quatorze, amiral Hotham, commandant la station. Cet amiral vint rendre visite à l’Empereur, demeura à dîner, et, sur les questions que lui fit l’Empereur sur son vaisseau, il demanda s’il daignerait y venir le lendemain ; l’Empereur s’y invita à déjeuner avec nous tous.
L’Empereur se rend à bord de l’amiral Hotham ; je l’y accompagne. Tous les honneurs, à l’exception du canon, lui sont prodigués. Nous parcourons jusque dans les plus petits détails toutes les parties du vaisseau, que nous trouvons d’un ordre et d’une tenue admirables. L’amiral Hotham déploie toute la grâce et toute la recherche qui caractérisent l’homme d’un rang et d’une éducation distingués. Nous retournons vers une heure abord du Bellérophon, et nous mettons sous voiles pour l’Angleterre, douze jours après notre départ de Paris. Il faisait presque calme.
Le matin, l’Empereur, en sortant pour aller à bord de l’amiral Hotham, s’était arrêté court sur le pont du Bellérophon devant les soldats rangés pour lui faire honneur ; il leur commanda plusieurs temps d’exercice, leur fit croiser la baïonnette ; et comme ce dernier mouvement ne s’exécutait pas tout à fait à la française, il s’avança vivement au milieu des soldats, écartant les baïonnettes de ses deux mains, et alla saisir un des fusils du dernier rang, avec lequel il figura lui-même à notre façon. Alors il se fit un mouvement subit et extrême sur le visage des soldats, des officiers, de tous les spectateurs ; ils peignaient l’étonnement de voir l’Empereur se mettre ainsi au milieu des baïonnettes anglaises, dont certaines lui touchaient la poitrine. Cette circonstance frappa vivement ; à notre retour du Superbe, on nous questionnait à cet égard ; on nous demandait s’il en agissait souvent ainsi avec ses soldats, et l’on n’hésita pas à frémir de sa confiance. Aucun d’eux n’était fait à l’idée de souverains qui ordonnassent de la sorte, expliquassent et exécutassent eux-mêmes. Il nous fut aisé de reconnaître alors qu’aucun d’eux n’avait une idée juste sur celui qu’ils voyaient en ce moment, bien que depuis vingt années il eût été l’objet constant de toute leur attention, de tous leurs efforts, de toutes leurs paroles.
Nous continuons notre route avec des vents peu favorables.
L’Empereur ne fut pas longtemps au milieu de ses plus cruels ennemis, de ceux que l’on avait constamment nourris des bruits les plus absurdes et les plus irritants, sans exercer sur eux toute l’influence de la gloire. Le capitaine, les officiers, l’équipage eurent bientôt adopté les mœurs de sa suite ; ce furent les mêmes égards, le même langage, le même respect. Le capitaine ne l’appelait que Sire et Votre Majesté ; s’il paraissait sur le pont, chacun avait le chapeau bas, et demeurait ainsi tant qu’il était présent, ce qui n’avait pas eu lieu dans les premiers instants ; on ne pénétrait dans sa chambre qu’à travers ses officiers ; il ne paraissait à sa table que ceux du vaisseau qu’il y avait invités ; enfin Napoléon, à bord du Bellérophon, y était empereur. Il paraissait souvent sur le pont, et conversait avec quelques-uns de nous ou avec des personnes du vaisseau.
De tous ceux qui l’avaient suivi, j’étais peut-être celui qu’il connaissait le moins ; on a vu précédemment que, malgré mes emplois auprès de sa personne, j’avais eu peu de relations directes avec lui. Depuis mon départ de Paris, il m’avait à peine encore adressé la parole ; mais, durant notre navigation, il a commencé à s’entretenir fort souvent avec moi.
Les occasions et les circonstances m’étaient des plus favorables ; je savais assez d’anglais pour être à même de lui donner bien des éclaircissements sur ce qui se disait autour de nous.
J’avais été marin, et je donnais à l’Empereur toutes les explications qu’il désirait sur les manœuvres du vaisseau, l’état des vents et de la mer.
J’avais été dix ans en Angleterre ; j’y avais pris des idées arrêtées sur les lois, les mœurs, les usages du pays ; je pouvais répondre pertinemment à toutes les questions que l’Empereur daignait m’adresser sur ces objets.
Enfin mon Atlas historique me laissait une foule d’époques, de dates et de rapprochements sur lesquels il me trouvait toujours prêt.
En même temps j’employai les loisirs de notre navigation au résumé qui suit, touchant notre situation à Rochefort et les motifs qui avaient dicté la détermination de l’Empereur. J’obtenais désormais des données exactes et authentiques. Les voici :
La croisière anglaise n’était pas forte : deux corvettes étaient devant Bordeaux, elles y bloquaient une corvette française, et donnaient la chasse à des Américains qui sortaient tous les jours en grand nombre. À l’île d’Aix nous avions deux frégates bien armées ; la corvette le Vulcain, de premier échantillon, était au fond de la rade ; enfin un gros brick ; tout cela était bloqué par un vaisseau de soixante-quatorze, des plus petits de la marine anglaise, et par une ou deux mauvaises corvettes. Il est hors de doute qu’en courant risque de sacrifier un ou deux bâtiments, on serait passé ; mais le capitaine commandant était faible, il refusa de sortir ; le second, tout à fait déterminé, l’eût tenté : probablement le commandant avait reçu des instructions de Fouché, qui déjà trahissait ouvertement, et voulait livrer l’Empereur. Quoi qu’il en soit, il n’y avait rien à attendre du côté de la mer ; l’Empereur alors débarqua à l’île d’Aix.
Si cette mission eût été confiée à l’amiral Verhuel, disait l’Empereur, ainsi qu’on le lui avait promis lors de son départ de Paris, il est probable qu’il eût passé. Les équipages des deux frégates étaient pleins d’attachement et d’enthousiasme.
La garnison de l’île d’Aix était composée de quinze cents marins, formant un très beau régiment ; les officiers, indignés de ce que les frégates ne voulaient pas sortir, proposèrent d’armer deux chasse-marée du port de quinze tonneaux chacun ; les jeunes aspirants voulurent en être les matelots ; mais au moment de l’exécution ils déclarèrent qu’il était difficile de gagner l’Amérique sans toucher sur quelque point de la côte d’Espagne ou du Portugal.
Dans ces circonstances, l’Empereur composa une espèce de conseil des personnes de sa suite. On y représenta qu’il ne fallait plus compter sur les frégates ni sur les bâtiments armés ; que les chasse-marée n’offraient aucun résultat probable de succès, qu’ils ne pouvaient guère conduire qu’à être pris en pleine mer par les Anglais ou à tomber entre les mains des alliés. Il ne restait plus dès lors que deux partis : celui de rentrer dans l’intérieur pour y tenter le sort des armes, ou celui d’aller prendre un asile en Angleterre. Pour suivre le premier, on se trouvait à la tête de quinze cents marins pleins de zèle et de bonne volonté ; le commandant de l’île était un ancien officier de l’armée d’Égypte, tout dévoué à Napoléon ; il eût débarqué avec ces quinze cents hommes à Rochefort ; on s’y fût grossi de la garnison de cette ville, dont l’esprit était excellent ; on eût appelé la garnison de la Rochelle, composée de quatre bataillons de fédérés qui offraient leurs services, et l’on se trouvait en mesure de joindre le général Clausel, si ferme à la tête de l’armée de Bordeaux, ou le général Lamarque, qui avait fait des prodiges avec celle de la Vendée ; tous les deux attendaient, désiraient Napoléon ; on eût nourri facilement la guerre civile dans l’intérieur de la France. Mais Paris était pris, les Chambres étaient dissoutes ; cinq à six cent mille ennemis étaient dans l’intérieur de l’empire ; la guerre civile ne pouvait avoir d’autre résultat que de faire périr tout ce que la France avait d’hommes généreux et attachés à Napoléon. Cette perte eût été sensible, irréparable ; elle eût détruit les espérances des destinées futures de la France, sans produire d’autre avantage que de mettre l’Empereur dans le cas de traiter et d’obtenir des arrangements favorables à ses intérêts. Mais Napoléon avait renoncé à être souverain, il ne demandait qu’un asile tranquille ; il répugnait, pour un si mince résultat, à faire périr tous ses amis, à devenir le prétexte du ravage de nos provinces, et enfin, pour tout dire, à priver le parti national de ses plus vrais appuis, lesquels ; tôt ou tard pourraient rétablir l’honneur et l’indépendance de la France. Il ne voulait plus vivre qu’en homme privé ; l’Amérique était le lieu le plus convenable, le lieu de son choix ; mais enfin l’Angleterre même, avec ses lois positives, pouvait lui convenir encore ; et il paraissait, d’après ma première entrevue avec le capitaine Maitland, que celui-ci pourrait le conduire en Angleterre avec toute sa suite, pour y être traité convenablement. Dès ce moment, l’Empereur et sa suite se trouvaient sous la protection des lois britanniques ; et le peuple de ce pays aimait trop la gloire pour manquer une occasion qui se présentait naturellement, et devait former les plus belles pages de son histoire. On résolut donc de se rendre à la croisière anglaise sitôt que Maitland aurait exprimé positivement l’ordre de nous recevoir. On retourna vers lui ; le capitaine Maitland exprima littéralement qu’il avait autorité de son gouvernement de recevoir l’Empereur, s’il voulait venir à bord du Bellérophon, et de le conduire, ainsi que sa suite, en Angleterre[6]. Alors l’Empereur s’y rendit, non qu’il y fût contraint par les évènements, puisqu’il pouvait rester en France, mais parce qu’il voulait vivre en simple particulier, qu’il ne voulait plus se mêler des affaires, et surtout ne pas compliquer celles de la France. Certes, il n’eût pas pris ce parti s’il eût pu soupçonner l’indigne traitement qu’on lui ménageait ; chacun en demeurera facilement convaincu. Sa lettre au prince régent publie assez hautement sa confiance et sa persuasion ; le capitaine Maitland, à qui elle a été officiellement communiquée avant que l’Empereur se rendît à son bord, n’y ayant fait aucune observation, a, par cette seule circonstance, reconnu et consacré les sentiments qu’elle renfermait.
À quatre heures du matin, nous vîmes Ouessant, que nous avions dépassé dans la nuit. Depuis que nous approchions de la Manche, nous apercevions à chaque instant des vaisseaux anglais ou des frégates allant ou venant dans toutes les directions. À la nuit, nous étions en vue des côtes d’Angleterre.
Vers les huit heures du matin, nous jetâmes l’ancre dans la rade de Torbay. L’Empereur, levé dès six heures du matin, monté sur la dunette, observait les côtes et les préparatifs du mouillage. Je ne le quittais pas, pour lui fournir toutes les explications relatives.
Le capitaine Maitland expédia aussitôt un courrier à lord Keith, son amiral général, qui était à Plymouth. Le général Gourgaud, qui était parti sur le Slany, vint nous rejoindre ; il avait dû se dessaisir de la lettre au prince régent ; on ne lui avait pas permis le débarquement, on lui avait interdit toute communication quelconque. Ce nous fut d’un mauvais augure, et le premier indice des nombreuses tribulations qui vont suivre.
Dès qu’il transpira que l’Empereur était à bord du Bellérophon, la rade fut couverte d’embarcations et de curieux. Le propriétaire d’une belle maison de campagne qui était en vue lui envoya un présent de fruits.
Même concours de bateaux, même affluence de spectateurs. L’Empereur les considérait de sa chambre, et se laissait voir parfois sur le pont. Le capitaine Maitland, revenant de terre, me remit une lettre de lady C., qui en contenait une de ma femme. Ma surprise fut grande d’abord, et égaie à ma satisfaction ; mais cette surprise cessa, quand je considérai que la longueur de la traversée avait permis aux journaux de France de publier et de transmettre au loin notre destinée ; ainsi tout ce qui était relatif à l’Empereur et à sa suite était déjà connu en Angleterre, et nous y étions attendus cinq à six jours ayant d’y arriver. Ma femme s’était empressée d’écrire à ce sujet à lady C., et celle-ci avait eu l’adresse d’écrire au capitaine Maitland, sans le connaître, et de lui envoyer mes deux lettres.
La lettre de ma femme respirait une douce affliction ; mais celle de lady C., qui savait déjà à Londres notre destinée future, était pleine des plus vifs reproches. – Je ne m’appartenais pas, pour disposer ainsi de moi ; c’était un crime d’abandonner ma femme et mes enfants. Triste résultat de nos éducations modernes, qui relèvent nos âmes assez peu pour qu’on ne conçoive ni le mérite ni le charme des grandes résolutions et des grands sacrifices ! On croit avoir tout dit, on a tout justifié, sitôt qu’on a mis en avant le danger des intérêts privés et des jouissances domestiques ; on ne soupçonne pas que le premier devoir envers sa femme est de lui ménager une situation honorée, et que le plus riche héritage à laisser à ses enfants est l’exemple de quelques vertus, et un nom qui se rattache à un peu de gloire.
Des ordres étaient venus dans la nuit de nous rendre immédiatement à Plymouth ; nous avons appareil le de bon matin ; nous sommes arrivés à notre nouvelle destination vers quatre heures de l’après-midi, dix jours après notre appareillage de Rochefort, vingt-sept après notre départ de Paris, et trente-cinq après l’abdication de l’Empereur. Notre horizon s’est rembruni dès lors singulièrement ; des canots armés ont entouré le vaisseau : ils ramaient au loin, écartant les curieux, même à coups de fusil. L’amiral Keith, qui était en rade, ne vint point à notre bord. Deux frégates firent le signal d’un départ immédiat ; on nous dit qu’un courrier extraordinaire leur avait apporté, le matin, une mission lointaine. On distribua quelques-uns de nous sur d’autres bâtiments. Toutes les figures semblaient nous considérer avec un morne intérêt ; les bruits les plus ; sinistres avaient gagné le vaisseau ; il circulait pour nous le chuchotage de plusieurs destinations, toutes plus affreuses les unes que les autres.
L’emprisonnement à la Tour paraissait la plus douce, et quelques-uns parlaient de Sainte-Hélène. Sur ces entrefaites, les deux frégates, sur lesquelles on m’avait fort éveillé, appareillèrent, bien que le vent leur fût contraire pour sortir, et, arrivées par notre travers, elles laissèrent retomber l’ancre à droite et à gauche de nous, presque à nous toucher ; alors quelqu’un me dit à l’oreille qu’elles devaient nous enlever la nuit, et faire voile pour Sainte-Hélène.
Non, jamais je ne rendrai l’effet de ces terribles paroles ! Une sueur froide parcourut tout mon corps : c’était un arrêt de mort inattendu ! Des bourreaux impitoyables me saisissaient pour le supplice ; on m’arrachait violemment à tout ce qui m’attachait à la vie ; je tendais douloureusement les bras vers ce qui m’était si cher ; c’était en vain, il fallait périr ! Cette pensée, une foule d’autres en désordre, excitèrent en moi une véritable tempête : c’était le déchirement d’une âme qui cherche à se dégager de ses amalgames terrestres ! Mes cheveux en ont blanchi !… Heureusement la crise fut courte, et mon moral en sortit vainqueur, si pleinement vainqueur, qu’à compter de cet instant je me trouvai au-dessus de toutes les atteintes des hommes. Je sentis que je pouvais désormais défier l’injustice, les mauvais traitements, les supplices. Je jurai surtout, dès lors, qu’on n’entendrait jamais de moi ni plaintes ni demandes. Mais que ceux d’entre nous auxquels j’ai dû paraître si tranquille dans ces fatales circonstances ne m’accusent point de ne pas sentir ! Ils ont prolongé leur agonie en détail ; la mienne s’était opérée en masse.
L’Empereur parut sur le pont à son ordinaire, je le vis quelque temps dans sa chambre, sans lui communiquer ce que j’avais appris ; je voulais être son consolateur, et non contribuer à le tourmenter. Cependant tous ces bruits étaient arrivés jusqu’à lui ; mais il était venu si librement et de si bonne foi à bord du Bellérophon, et s’y était trouvé si fort attiré par les Anglais eux-mêmes ; il regardait tellement sa lettre au prince régent, communiquée d’avance au capitaine Maitland, comme des conditions tacites ; enfin il avait mis tant de magnanimité dans sa démarche, qu’il repoussait avec indignation toutes les craintes qu’on voulait lui donner, et ne permettait pas que nous pussions avoir des doutes.
On peindrait difficilement notre anxiété et nos tourments : la plupart d’entre nous ne vivaient plus ; la moindre circonstance venue de terre, l’opinion la plus vulgaire de qui que ce fût à bord, l’article du journal le moins authentique, étaient le sujet de nos arguments les plus graves, et la cause de nos perpétuelles oscillations d’espérance et de crainte. Nous allions à la recherche des plus petits bruits ; nous provoquions, du premier venu, des versions favorables, des espérances trompeuses ; tant l’expansion et la mobilité de notre caractère national nous rendent peu propres à cette résignation stoïque, à cette concentration impassible, qui ne dérivent que d’idées arrêtées et de doctrines positives puisées dès l’enfance.
Les papiers publics, les ministériels surtout, étaient déchaînés contre nous ; c’était le cri des ministres préparant au coup qu’ils allaient frapper. On se figurerait difficilement les horreurs, les mensonges, les imprécations qu’ils accumulaient contre nous ; et l’on sait qu’il en reste toujours quelque chose sur la multitude, quelque bien disposée qu’elle soit. Aussi les manières autour de nous étaient devenues moins aisées ; les politesses embarrassées, les figures incertaines.
L’amiral Keith, après s’être fait annoncer maintes fois, ne fit qu’apparaître : il nous était visible qu’on redoutait notre situation, qu’on évitait nos paroles. Les papiers contenaient les mesures qu’on allait prendre ; mais comme il n’y avait rien d’officiel encore, et qu’ils se contredisaient dans quelques petits détails, nous aimions à nous flatter, et demeurions encore dans ce vague, cette incertitude pire néanmoins que tous les résultats.
Cependant, d’un autre côté, notre apparition en Angleterre y avait produit un étrange mouvement ; l’arrivée de l’Empereur y avait créé une curiosité qui tenait de la fureur ; c’étaient les papiers publics eux-mêmes qui nous apprenaient cette circonstance, en la condamnant. Toute l’Angleterre se précipitait vers Plymouth. Une personne partie de Londres aussitôt mon arrivée, pour venir me voir, fut contrainte de s’arrêter bientôt par le manque absolu de chevaux et de logement dans la route. La mer se couvrait d’une multitude de bateaux autour de nous ; on nous a dit depuis qu’il y en avait eu de payés jusqu’à soixante napoléons.
L’Empereur, à qui je lisais tous les papiers, n’en avait pas moins en public, le même calme, le même langage, les mêmes habitudes. On savait qu’il paraissait toujours vers les cinq heures sur le pont ; quelque temps avant, tous les bateaux se groupaient à côté les uns des autres, il y en avait des milliers ; leur réunion serrée ne laissait plus soupçonner la mer, on eût cru bien plutôt cette foule de spectateurs rassemblés sur une place publique. À l’apparition de l’Empereur, le bruit, le mouvement, les gestes de tant de monde, présentaient un singulier spectacle ; en même temps il était aisé de juger qu’il n’y avait rien d’hostile dans tout cela, et que, si la curiosité les avait amenés, ils y puisaient de l’intérêt. On pouvait s’apercevoir même que ce sentiment allait visiblement en croissant : on s’était contenté de regarder d’abord, on avait salué ensuite, quelques-uns demeuraient découverts, et l’on fut parfois jusqu’à pousser des acclamations ; nos symboles mêmes commençaient à se montrer parmi eux ; des femmes, des jeunes gens arrivaient parés d’œillets rouges ; mais toutes ces circonstances mêmes tournaient à notre détriment aux yeux des ministres et de leurs partisans, et ne faisaient que rendre plus poignante notre perpétuelle agonie.
Ce fut dans ce moment que l’Empereur, frappé de tout ce qu’il entendait, me dicta une pièce propre à servir de base aux légistes, pour discuter et défendre sa véritable situation politique. Nous trouvâmes le moyen de la faire passer à terre. Je n’en ai point conservé de copie.
Depuis vingt-quatre heures, ou deux jours, le bruit était qu’un sous-secrétaire d’État venait de Londres pour notifier officiellement à l’Empereur les résolutions des ministres à son égard. Il parut en effet : c’était le chevalier Banbury, qui vint avec lord Keith, et remit une pièce ministérielle qui contenait la déportation de l’Empereur, et limitait à trois le nombre des personnes qui devaient l’accompagner ; en excluant toutefois le duc de Rovigo et le général Lallemand, compris dans une liste de proscription en France.
Je ne fus point appelé auprès de l’Empereur ; les deux Anglais parlaient et entendaient le français ; l’Empereur les admit seuls. J’ai su qu’il avait combattu et repoussé, avec beaucoup d’énergie et de logique, la violence qu’on exerçait sur sa personne : « Il était l’hôte de l’Angleterre, avait-il dit, il n’était point son prisonnier ; il était venu librement se placer sous la protection de ses lois ; on violait sur lui les droits sacrés de l’hospitalité, il n’accéderait jamais volontairement à l’outrage qu’on lui ménageait, la violence seule pourrait l’y contraindre, etc., etc. »
L’Empereur me donna la pièce ministérielle pour sa traduction ; la voici :
« Comme il peut être convenable au général Bonaparte d’apprendre, sans un plus long délai, les intentions du gouvernement britannique à son égard, Votre Seigneurie lui communiquera l’information suivante :
« Il serait peu consistant avec nos devoirs envers notre pays et les alliés de Sa Majesté, si le général Bonaparte conservait les moyens ou l’occasion de troubler de nouveau la paix de l’Europe ; c’est pourquoi il devient absolument nécessaire qu’il soit restreint dans sa liberté personnelle, autant que peut l’exiger ce premier et important objet.
« L’île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence : son climat est sain, et sa situation locale permettra qu’on l’y traite avec plus d’indulgence qu’on ne le pourrait faire ailleurs, vu les précautions indispensables qu’on serait obligé d’employer pour s’assurer de sa personne.
« On permet au général Bonaparte de choisir parmi les personnes qui l’ont accompagné en Angleterre, à l’exception des généraux Savary et Lallemand, trois officiers, lesquels, avec son chirurgien, auront la permission de l’accompagner à Sainte-Hélène, et ne pourront point quitter l’île sans la sanction du gouvernement britannique.
« Le contre-amiral sir Georges Cockburn, qui est nommé commandant en chef du cap de Bonne-Espérance et des mers adjacentes, conduira le général Bonaparte et sa suite à Sainte-Hélène, et recevra des instructions détaillées touchant l’exécution de ce service.
« Sir G. Cockburn sera probablement prêt à partir dans peu de jours ; c’est pourquoi il est désirable que le général Bonaparte fasse sans délai le choix des personnes qui doivent l’accompagner.
Bien que nous nous fussions attendus à notre déportation à Sainte-Hélène, nous en demeurâmes affectés, elle nous consterna tous. Toutefois l’Empereur n’en vint pas moins sur le pont, comme de coutume, avec le même visage, et de la même manière, considérer la foule affamée de le voir.
Notre situation était affreuse ; nos peines au-delà de toute expression ; nous allions cesser de vivre pour l’Europe, pour notre patrie, pour nos familles, pour nos amis, nos jouissances, nos habitudes : on nous laissait, à la vérité, le choix de ne pas suivre l’Empereur ; mais ce choix était celui des martyrs ; il s’agissait de renoncer à sa religion, à son culte, ou de périr. Une circonstance venait compliquer encore nos tourments : c’était l’exclusion spéciale des généraux Savary et Lallemand, qui en étaient frappés de terreur ; ils ne voyaient plus que l’échafaud ; ils étaient persuadés que l’Angleterre, ne distinguant point les actes politiques dans une révolution, des crimes civils dans un État tranquille, les livrerait à leurs ennemis pour subir le supplice. C’eût été un tel outrage à toutes les lois, un tel opprobre pour l’Angleterre elle-même, qu’on eût été tenté de l’en défier ; mais on ne pouvait parler ainsi qu’en se trouvant proscrit avec eux. Du reste, nous ne balançâmes pas à vouloir demeurer tous du nombre de ceux que l’Empereur pouvait choisir ; nous n’avions qu’une crainte, celle de nous trouver exclus.
Nous restions toujours dans le même état. Je reçus dans la matinée une lettre de Londres, dans laquelle on exprimait avec beaucoup de force que j’aurais tort, que ce serait même un crime que de m’expatrier. La personne qui me l’adressait écrivit au capitaine Maitland de joindre ses efforts et ses avis pour m’empêcher de prendre un parti aussi extrême. J’arrêtai les premières paroles du capitaine Maitland, en lui faisant observer qu’à mon âge on agissait avec réflexion.
Je lisais chaque jour à l’Empereur les divers papiers-nouvelles. Aujourd’hui il s’en trouva deux dans le nombre, soit que la bienveillance nous les eût fait adresser, soit que les opinions commençassent à se diviser, qui plaidaient notre cause avec beaucoup de chaleur, et nous dédommageaient des grossières injures dont les autres étaient remplis. Nous nous livrâmes à l’espoir qu’à la haine qu’avait inspirée un ennemi succéderait bientôt l’intérêt que doivent exciter les grandes actions, et nous nous dîmes que l’Angleterre avait une foule de cœurs nobles et d’âmes élevées qui deviendraient indubitablement d’ardents avocats, etc., etc.
La foule des bateaux croissait chaque jour ; l’Empereur se montrait en public à son heure ordinaire, et l’accueil était de plus en plus favorable.
Quant à son intérieur, l’Empereur demeurait encore pour la plupart de nous toujours comme aux Tuileries ; nous l’avions suivi en grand nombre, de tous rangs, de tous grades ; le grand maréchal et le duc de Rovigo seuls le voyaient habituellement ; tel, depuis notre départ, ne l’avait guère plus approché, et ne lui avait pas parlé davantage qu’il ne l’eût fait à Paris. Moi j’étais appelé dans la journée toutes les fois qu’il y avait des papiers à traduire, et insensiblement l’empereur prit l’habitude régulière de me faire appeler tous les soirs, vers huit heures, pour causer quelque temps.
Aujourd’hui, dans le cours de la conversation, et à la suite de divers sujets, il m’a demandé si je le suivrais à Sainte-Hélène ; j’ai répondu avec la dernière franchise, mes sentiments me le rendaient facile. Je lui ai dit qu’en quittant Paris pour le suivre, j’avais sauté à pieds joints sur toutes les chances, celle de Sainte-Hélène n’avait rien qui dût la faire excepter ; mais que nous étions en grand nombre autour de lui ; qu’on ne lui permettait d’emmener que trois d’entre nous ; que bien des personnes me faisaient un crime d’abandonner ma famille ; que j’avais donc besoin, vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de ma propre conscience, de savoir que je lui serais utile et agréable ; qu’en un mot, j’avais besoin qu’il me choisît ; que cette observation, du reste, ne renfermait aucune arrière-pensée, car je lui avais donné désormais ma vie sans restriction.
Sur ces entrefaites, madame Bertrand, sans avoir été demandée, sans s’être fait annoncer, s’est précipitée tout à coup dans la chambre de l’Empereur ; elle était hors d’elle-même ; elle s’écriait qu’il n’allât pas à Sainte-Hélène, qu’il n’emmenât pas son mari. Sur l’étonnement, le visage et la réponse calme de l’Empereur, elle ressortit aussi précipitamment qu’elle était entrée. L’Empereur, toujours étonné, me disait : « Concevez-vous rien à cela ? » quand nous entendîmes de grands cris, et le mouvement de tout l’équipage qui accourait en tumulte vers l’arrière du vaisseau. L’Empereur m’ordonna de sonner pour en connaître la cause ; c’était madame Bertrand qui, après être sortie de chez l’Empereur, avait voulu se jeter à l’eau, et qu’on avait eu toutes les peines du monde à retenir. Qu’on juge, par cette scène, de tout ce qui se passait en nous.
Au matin, le duc de Rovigo m’apprend que je suis décidément du voyage de Sainte-Hélène ; l’Empereur, en causant, lui avait dit que, si nous devions n’être que deux à le suivre, il comptait encore que je serais du nombre ; qu’il attendait de moi de l’utilité et de la consolation. Je dois à la bienveillance du duc de Rovigo la douceur de connaître ces paroles de l’Empereur : j’en suis reconnaissant ; sans lui, elles me seraient toujours demeurées inconnues. À moi, l’Empereur n’avait rien répondu quand nous avions traité ce sujet : c’est sa manière : j’aurai plus d’une fois l’occasion de le montrer.
Je ne me trouvais de véritable connaissance avec aucun de ceux qui avaient suivi l’Empereur, si j’en excepte toutefois le général Bertrand et sa femme, dont j’avais été comblé dans ma mission en Illyrie, où il commandait en qualité de gouverneur général.
Jusqu’alors je n’avais jamais parlé au duc de Rovigo ; certaines préventions m’en avaient toujours tenu au loin ; à peine nous fûmes-nous vus qu’elles furent détruites.
Savary aimait sincèrement l’Empereur ; je lui ai connu de l’âme, du cœur, de la droiture, de la reconnaissance ; il m’a semblé susceptible d’une véritable amitié : nous nous serions sans doute intimement liés. Puisse-t-il lire jamais les sentiments et les regrets qu’il m’a laissés !
L’Empereur m’ayant fait venir ce soir, comme de coutume, pour causer, à la suite de beaucoup d’objets divers, il s’est arrêté sur Sainte-Hélène, me demandant ce que ce pouvait être, s’il serait possible d’y supporter la vie, etc., etc… « Mais après tout, m’a-t-il dit, est-il bien sûr que j’y aille ? Un homme est-il donc dépendant de son semblable, quand il veut cesser de l’être ? »
Nous nous promenions dans sa chambre ; il était calme, mais affecté, et en quelque façon distrait.
« Mon cher, a-t-il continué, j’ai parfois l’envie de vous quitter, et cela n’est pas bien difficile ; il ne s’agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé, tout sera fini, et vous irez rejoindre tranquillement vos familles… D’autant plus que mes principes intérieurs ne me gênent nullement ; je suis de ceux qui croient que les peines de l’autre monde n’ont été imaginées que comme supplément aux attraits insuffisants qu’on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoids à sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu’est-ce après tout ? Vouloir lui revenir un peu plus vite. »
Je me récriai sur de pareilles pensées. Le poète, le philosophe, avaient dit que c’était un spectacle digne des dieux que de voir l’homme aux prises avec l’infortune ; les revers et la constance avaient aussi leur gloire ; un aussi noble et aussi grand caractère ne pouvait pas s’abaisser au niveau des âmes les plus vulgaires ; celui qui nous avait gouvernés avec tant de gloire, qui avait fait et l’admiration et les destinées du monde, ne pouvait finir comme un joueur au désespoir ou un amant trompé. Que deviendraient donc tous ceux qui croyaient, qui espéraient en lui ? Abandonnerait-il donc sans retour un champ libre à ses ennemis ? L’extrême désir que ceux-ci en faisaient éclater ne suffisait-il pas pour le décider à la résistance ? D’ailleurs, qui connaissait les secrets du temps ? Qui oserait affirmer l’avenir ? Que ne pourrait pas amener le simple changement d’un ministère, la mort d’un prince, celle d’un de ses confidents, la plus légère passion, la plus petite querelle ?… etc., etc.
« Quelques-unes de ces paroles ont leur intérêt, disait l’Empereur : mais que pourrons-nous faire dans ce lieu perdu ? – Sire, nous vivrons du passé ; il a de quoi nous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d’Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire ! – Eh bien ! dit-il, nous écrirons nos Mémoires. Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir, ses destinées ; c’est aussi ma grande doctrine1. Eh bien ! que les miennes s’accomplissent. » Et reprenant dès cet instant un air aisé et même gai, il passa des objets tout à fait étrangers à notre situation.
L’ordre était venu dans la nuit d’appareiller de bon matin. Nous mîmes sous voiles ; cela nous intrigua fort. Tous les papiers, les communications officielles, les conversations particulières, nous avaient appris que nous devions être menés à Sainte-Hélène par le Northumberland ; nous savions que ce vaisseau était encore à Chatam ou à Portsmouth, en armement ; nous devions donc compter encore sur huit ou dix jours au moins de relâche. Le Bellérophon était trop vieux pour ce voyage, il n’avait point les vivres nécessaires ; de plus, les vents étaient contraires en ce moment pour cingler vers Sainte-Hélène. Aussi, quand nous vîmes remonter la Manche vers l’est, nos incertitudes, nos conjectures recommencèrent ; et, quelles qu’elles fussent, elles devenaient un adoucissement à la déportation à Sainte-Hélène.
Cependant nous pensions que l’Empereur, en ce moment décisif, devait montrer une opposition officielle à cette violence. Pour lui, il y attachait peu de prix, et ne s’en occupait pas. Toutefois c’était préparer, disions-nous, des armes à ceux qui s’intéressaient à nous, et laisser dans le public des causes de souvenir et des motifs de défense. Je hasardai de lui lire une rédaction que j’avais essayée ; le sens lui plut, il en supprima quelques phrases, corrigea quelques mots, la signa, et l’envoya à lord Keith ; la voici :
Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m’est faite, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant, par la force, de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellérophon ; je ne suis pas le prisonnier, je suis l’hôte de l’Angleterre. J’y suis venu à l’instigation même du capitaine, qui a dit avoir des ordres du gouvernement de me recevoir, et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m’était agréable. Je me suis présenté de bonne foi, pour venir me mettre sous la protection des lois d’Angleterre. Aussitôt assis à bord du Bellérophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir ainsi que ma suite n’a voulu que tendre une embûche, il a forfait à l’honneur et flétri son pavillon.
Si cet acte se consommait, ce serait en vain que les Anglais voudraient parler désormais de leur loyauté, de leurs lois et de leur liberté ; la foi britannique se trouvera perdue dans l’hospitalité du Bellérophon.
J’en appelle à l’histoire : elle dira qu’un ennemi, qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois ; quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ? Mais comment répondit-on en Angleterre à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi ; et quand il se fut livré de bonne foi, on l’immola.
Le duc de Rovigo m’apprend que l’Empereur a demandé à m’envoyer à Londres vers le prince régent, mais qu’on s’y est obstinément refusé.
La mer était grosse, le vent violent, nous étions en grande partie malades de la mer. Et que ne peut pas la préoccupation du moral sur les infirmités physiques ! C’est la seule fois de ma vie peut-être que je n’aie pas été atteint du mal de mer par un temps pareil.
En sortant de Plymouth, nous avions d’abord gouverné à l’est, vent arrière ; mais bientôt nous vînmes au plus près, nous courions des bords, nous croisions, et nous ne pouvions rien comprendre à cette nouvelle espèce de supplice.
Toute la journée du 5 se passa de la même manière. L’Empereur, à sa conversation habituelle du soir, me donna deux grandes marques de confiance ; je ne puis les livrer au papier[7].
Nous mouillâmes, vers le milieu du jour, à Start-point, où un vaisseau n’est pas en sûreté, et nous n’avions pourtant que deux pas à faire pour être fort bien dans Torbay ; cette circonstance nous étonnait. Toutefois nous avions appris que notre but était d’aller au-devant du Northumberland, dont on avait pressé la sortie de Portsmouth en toute hâte. Ce vaisseau parut, en effet, avec deux frégates chargées de troupes qui devaient composer la garnison de Sainte-Hélène. Tout cela vint mouiller près de nous, et les communications entre eux devinrent fort actives ; les précautions, pour qu’on ne nous abordât pas, continuèrent toujours. Cependant le mystère de notre appareillage précipité de Plymouth et de toutes les manœuvres qui avaient suivi perça tant bien que mal. L’amiral Keith avait été averti, nous dit-on, par le télégraphe, qu’un officier public venait de partir de Londres, avec un ordre d’habeas corpus, pour réclamer la personne de l’Empereur, au nom des lois ou d’un tribunal. Nous n’avons pu vérifier ni les motifs ni les détails. Lord Keith, ajoutait-on, avait à peine eu le temps d’échapper à cet embarras ; il avait dû se transporter précipitamment de son vaisseau sur un brick, et disparaître au jour de la rade de Plymouth : c’était le même motif qui nous tenait hors de Torbay.
Les amiraux Keith et Cockburn sont venus à bord du Bellérophon ; le dernier commande le Northumberland : ils ont conféré avec l’Empereur, et lui ont remis un extrait des instructions relatives à notre déportation et à notre séjour à Sainte-Hélène. Elles portaient qu’on devait le lendemain visiter tous nos effets, pour nous prendre en garde, disait-on, l’argent, les billets, les diamants appartenant à l’Empereur ainsi qu’à nous. Nous apprîmes aussi que le lendemain on nous ôterait nos armes, et qu’on nous transporterait à bord du Northumberland. Voici ces pièces :
« Toutes les armes quelconques seront prises des Français de tous rangs qui sont à bord du vaisseau que vous commandez, seront soigneusement ramassées, et demeureront à votre charge tant qu’ils resteront à bord du Bellérophon ; elles seront ensuite à la charge du capitaine du vaisseau à bord duquel ils seront transportés. Start-bay, 6 août 1815. »
« Lorsque le général Bonaparte sera conduit du Bellérophon à bord du Northumberland, ce sera un moment convenable pour l’amiral sir G. Cockburn de diriger la visite des effets que le général portera avec lui.
« L’amiral sir G. Cockburn laissera passer les articles de meubles, les livres, les vins, que le général pourrait avoir avec lui. (Les vins ! observation bien digne des ministres anglais.)
« Sous l’article des meubles, on comprendra l’argenterie, pourvu qu’elle ne soit pas en si grande quantité qu’on pût la regarder moins comme un usage domestique que comme une propriété convertible en espèces.
« Il devra abandonner son argent, ses diamants et tous ses billets négociables, de quelque nature qu’ils soient.
« Le gouverneur lui expliquera que le gouvernement britannique n’a nullement l’intention de confisquer sa propriété, mais seulement d’en saisir l’administration, afin de l’empêcher d’en faire un instrument d’évasion.
« L’examen doit être fait en présence de quelques personnes nommées par le général Bonaparte, et un inventaire de ces effets devra demeurer signé de ces personnes, aussi bien que par le contre-amiral, ou tout autre individu désigné par lui pour assister à cet inventaire. L’intérêt ou le principal, suivant le montant de la somme, sera applicable à ses besoins, et la disposition en demeurera principalement à son choix. À ce sujet, il communiquera de temps en temps ses désirs, d’abord à l’amiral, et ensuite au gouverneur, quand celui-ci sera arrivé ; et à moins qu’il n’y ait lieu à s’y opposer, ils donneront des ordres nécessaires, et paieront les dépenses par des billets tirés sur le trésor de Sa Majesté.
« En cas de mort (quelle prévoyance !!!), la disposition des biens du général sera déterminée par son testament, les contenus duquel, il peut en être assuré, seront strictement observés. Comme il pourrait se faire qu’une partie de sa propriété vînt à être dite celle des personnes de sa suite, celles-ci seront soumises aux mêmes règles.
« L’amiral ne prendra à bord personne de la suite du général Bonaparte, pour Sainte-Hélène, que ce ne soit du propre consentement de cette personne, et après qu’il lui aura été expliqué qu’elle devra être soumise à toutes les règles, qu’on jugera convenable d’établir pour s’assurer de la personne du général. On laissera savoir au général que, s’il essayait de s’échapper, il s’exposerait à être mis en prison (en prison !!!), ainsi que quiconque de sa suite qui serait découvert cherchant à favoriser son évasion. (Plus tard le bill du parlement soumet ces derniers à la peine de mort.)
« Toutes les lettres qui lui seront adressées, ainsi qu’à ceux de sa suite, seront données d’abord à l’amiral ou au gouverneur, qui les lira avant de les rendre ; il en sera de même des lettres écrites par le général ou ceux de sa suite.
« Le général doit savoir que le gouverneur ou l’amiral ont reçu l’ordre positif d’adresser au gouvernement de Sa Majesté tout désir ou représentation qu’il jugera faire : rien là-dessus n’est laissé à leur discrétion ; mais le papier sur lequel les représentations seraient faites doit demeurer ouvert, pour qu’ils puissent y joindre les observations qu’ils jugeront convenables. »
On se peindrait difficilement la masse et la nature de nos sentiments, dans ce moment décisif où s’accumulaient en foule tant de violences, d’injustices et d’outrages !
L’Empereur, contraint de réduire sa suite à trois personnes, arrêta son choix sur le grand maréchal, moi, MM. de Montholon et Gourgaud. Les instructions ne permettant à l’Empereur d’emmener que trois officiers, il fut convenu de me considérer comme purement civil, et d’admettre un quatrième, à l’aide de cette interprétation.
L’Empereur adresse à lord Keith une espèce de protestation nouvelle, sur la violence qu’on faisait à sa personne en l’arrachant du Bellérophon : je vais la porter à bord du Tonnant. L’amiral Keith, très beau vieillard et de manières parfaites, m’y reçut avec une extrême politesse, mais il évita soigneusement de traiter le sujet, disant qu’il ferait réponse par écrit.
Cela ne m’arrêta pas, j’exposai l’état actuel de l’Empereur ; il était très souffrant, ses jambes enflaient, et je témoignai à lord Keith qu’il serait désirable pour l’Empereur de ne pas appareiller immédiatement. Il me répondit que j’avais été marin, et que je devais voir que son mouillage était critique ; ce qui était vrai.
Je lui exprimai la répugnance de l’Empereur de savoir ses effets fouillés et visités, ainsi que cela venait d’être déclaré, l’assurant qu’il les verrait sans regret jeter préférablement à la mer. Il me répondit que c’était un ordre qui lui était prescrit et qu’il ne pouvait enfreindre.
Enfin je lui demandai s’il serait bien possible qu’on pût en venir au point d’arracher à l’Empereur son épée. Il répondit qu’on la respecterait ; mais que Napoléon serait le seul, et que tout le reste serait désarmé. Je lui montrai que déjà je l’étais : on m’avait ôté mon épée pour me rendre à son bord.
Un secrétaire, qui travaillait à l’écart, fit observer à lord Keith, en anglais, que l’ordre portait que Napoléon lui-même serait désarmé ; sur quoi l’amiral lui répliqua sèchement, en anglais aussi, et autant que j’ai pu en saisir : « Monsieur, occupez-vous de votre travail, laissez-nous à nos affaires. »
Continuant toujours, je passai en revue tout ce qui nous était arrivé. J’avais été le négociateur, disais-je, je devais être le plus peiné ; j’avais le plus de droit d’être entendu. Lord Keith m’écoutait avec une impatience marquée ; nous étions debout, et à chaque instant ses saluts cherchaient à me congédier. Lorsque j’en fus à lui dire que le capitaine Maitland s’était dit autorisé à nous conduire en Angleterre, sans nous laisser soupçonner qu’il nous faisait prisonniers de guerre ; que ce capitaine ne saurait nier sans doute que nous étions venus librement et de bonne foi ; que la lettre de l’Empereur au prince de Galles, dont j’avais préalablement donné connaissance au capitaine Maitland, avait dû nécessairement créer des conditions tacites, dès qu’il n’y avait fait aucune observation ; alors la mauvaise humeur de l’amiral, sa colère même, percèrent tout à fait ; il me dit avec vivacité que dans ce cas le capitaine Maitland aurait été une bête ; car ses instructions n’étaient rien de tout cela, et qu’il en était bien sûr, puisque c’était de lui qu’il les tenait. « Mais, Milord, observai-je en défense du capitaine Maitland, Votre Seigneurie s’exprime ici avec une sévérité dont peut-être elle pourrait elle-même être responsable ; car non seulement le capitaine Maitland, mais encore l’amiral Hotham et tous les officiers que nous vîmes alors, se sont conduits, exprimés de la même manière vis-à-vis de nous : aurait-il pu en être ainsi si leurs instructions avaient été si claires et si positives ? » Et je le délivrai de moi ; aussi bien il ne tenait plus à voir se prolonger un sujet qui probablement, dans son for intérieur, n’était pas sans quelque délicatesse pour lui.
Un officier des douanes et l’amiral Cockburn firent la visite des effets de l’Empereur : ils saisirent quatre mille napoléons, et en laissèrent quinze cents pour payer les gens : c’était là tout le trésor de l’Empereur.
L’amiral parut singulièrement mortifié du refus de chacun de nous de l’assister contradictoirement dans son opération, bien que nous en fussions requis. Ce qui lui démontrait suffisamment combien cette mesure nous paraissait outrageante pour l’Empereur, et peu honorable pour celui qui l’exécutait.
Cependant le moment de quitter le Bellérophon était arrivé. L’Empereur était enfermé depuis longtemps avec le grand maréchal ; nous étions dans la pièce qui précédait ; la porte s’ouvre ; le duc de Rovigo, fondant en larmes, sanglotant, se précipite aux pieds de l’Empereur ; il lui baisait les mains. L’Empereur, calme, impassible, l’embrassa, et se mit en route pour gagner le canot. Chemin faisant, il saluait gracieusement de la tête ceux qui étaient sur son passage. Tous ceux des nôtres que nous laissions en arrière étaient en pleurs ; je ne pus m’empêcher de dire à lord Keith, avec qui je causais en ce moment : « Vous observerez, Milord, qu’ici ceux qui pleurent sont ceux qui restent. »
Nous gagnâmes le Northumberland ; il était une ou deux heures. L’empereur resta sur le pont, et causa volontiers et familièrement avec les Anglais qui s’en approchèrent.
Au moment d’appareiller, un cutter, qui rôdait autour du vaisseau pour en éloigner les curieux, coula, très près de nous, un bateau rempli de spectateurs. La fatalité les avait amenés de fort loin pour être victimes ; deux femmes, m’a-t-on dit, y ont péri. Enfin nous mettons sous voiles pour Sainte-Hélène, treize jours après notre arrivée à Plymouth et quarante après notre départ de Paris.
Les ministres anglais avaient fort blâmé le respect qu’on avait témoigné à l’Empereur à bord du Bellérophon : ils avaient donné des ordres en conséquence ; aussi affectait-on, à bord du Northumberland, des expressions et des manières toutes différentes : on s’empressait ridiculement surtout de se recouvrir devant lui ; il avait été sévèrement enjoint de ne lui donner d’autre qualification que celle de général, et de ne le traiter qu’à l’avenant. Tel fut l’ingénieux biais, l’heureuse conception qu’enfanta la diplomatie des ministres d’Angleterre, tel fut le titre qu’ils imaginèrent de donner à celui qu’ils avaient reconnu comme premier consul ; qu’ils avaient si souvent qualifié de chef du gouvernement français, avec lequel ils avaient traité comme Empereur à Paris, lors de lord Lauderdale, et peut-être même signé des articles à Châtillon. Aussi, dans un moment d’humeur, échappa-t-il à l’Empereur de dire en expressions fort énergiques : « Qu’ils m’appellent comme ils voudront, ils ne m’empêcheront pas d’être moi ! » Il était en effet bizarre et surtout ridicule de voir les ministres anglais mettre une haute importance à ne donner que le titre de général à celui qui avait gouverné l’Europe, y avait fait sept à huit rois, dont plusieurs retenaient encore ce titre de sa création ; qui avait été plus de dix ans Empereur des Français, avait été oint et sacré en cette qualité par le chef suprême de l’Église ; qui comptait deux ou trois élections du peuple français à la souveraineté ; qui avait été reconnu Empereur par tout le continent de l’Europe, avait traité comme tel avec tous les souverains, et conclu, avec eux tous, des alliances de sang et d’intérêts : il réunissait donc sur sa personne la totalité des titres religieux, civils et politiques qui existent parmi les hommes, et que, par une singularité bizarre, mais vraie, aucun des princes régnant en Europe n’eut pu montrer accumulée de la sorte sur le premier, le chef, le fondateur de sa dynastie. Toutefois l’Empereur, qui avait eu l’intention de prendre un nom d’incognito, en débarquant en Angleterre, celui de colonel Duroc ou Muiron, n’y songea plus dès qu’on s’obstina à lui disputer ses vrais titres.
Le vaisseau était dans la plus grande confusion, il était encombré d’hommes et d’objets ; nous étions partis dans une si grande hâte que presque rien à bord n’était à sa place, et que, sous voiles, on travaillait sans relâche à l’armement du vaisseau.
Voici la description minutieuse de la partie du vaisseau que nous avons occupée. L’espace en arrière du mât d’artimon renfermait deux pièces en commun et deux chambres particulières ; la première était la salle à manger, d’environ dix pieds de large, ayant de long toute la largeur du vaisseau, éclairée par un sabord aux deux extrémités, et par un vitrage supérieur ; le salon était composé de tout le reste, diminué de deux chambres symétriques, à droite et à gauche, chacune ayant une entrée sur la salle à manger et une autre sur le salon. L’Empereur occupait celle de gauche, où on avait dressé son lit de campagne ; l’amiral avait celle de droite. Il avait été strictement recommandé surtout que le salon demeurât en commun, qu’il ne fût pas abandonné à l’Empereur en propre ; les ministres avaient poussé la sollicitude jusqu’à s’alarmer d’une si triviale déférence.
Nous faisions voile, autant que le vent nous le permettait, pour sortir de la Manche, longeant les côtes de l’Angleterre, où l’on envoyait à chaque port chercher des provisions et compléter les besoins du vaisseau. Il nous vint beaucoup d’objets de Plymouth, d’où plusieurs bâtiments nous rejoignirent ; il en fut de même de Falmouth.
Nous faisions route pour traverser le golfe de Gascogne et doubler le cap Finistère. Le vent était favorable, mais faible ; la saison fort chaude ; nos journées des plus monotones. L'Empereur déjeunait dans sa chambre, à des heures irrégulières. Nous, les Français, déjeunions à dix heures, à notre manière ; les Anglais avaient déjeuné à huit heures, à la leur.
L’Empereur, dans la matinée, appelait quelqu’un de nous tour à tour, pour connaître le journal du vaisseau, les lieues parcourues, l’état du vent, les nouvelles, etc., etc. Il lisait beaucoup, s’habillait vers quatre heures, et passait alors dans la salle commune, où il jouait aux échecs avec un de nous ; à cinq heures, l’amiral, venu de sa chambre quelques instants auparavant, lui disait qu’on était servi.
Tout le monde sait que l’Empereur n’était guère plus d’un quart d’heure à dîner : ici, les deux services seulement tenaient d’une heure à une heure et demie ; c’était pour lui une des contrariétés les plus pénibles, bien qu’il n’en témoignât jamais rien ; sa figure, ses gestes, toute sa personne, étaient constamment impassibles. Cette cuisine nouvelle, la différence des mets, leur qualité, n’ont jamais obtenu de lui ni approbation ni rebut ; jamais il n’a exprimé ni désir ni contrariété ; il était servi par ses deux valets de chambre, placés derrière lui. Dans le principe, l’amiral voulait lui offrir de toutes choses ; mais il suffit du simple remerciement de l’Empereur, et de la manière dont il fut exprimé, pour qu’il n’y revînt pas. Néanmoins l’amiral continua toujours à être très attentif ; seulement ce n’était plus qu’aux valets de chambre qu’il indiquait ce qu’il pouvait y avoir de préférable ; ceux-ci s’en occupaient seuls ; l’Empereur y demeurait tout à fait étranger, ne voyant, ne cherchant, n’apercevant rien ; généralement gardant le silence, et demeurant au milieu de la conversation (bien que toujours en français, mais très réservée) comme s’il ne l’eût pas entendue. S’il lui arrivait de rompre le silence, c’était pour faire quelques questions scientifiques ou techniques, ou pour adresser quelques paroles à ceux que l’amiral invitait occasionnellement à dîner. J’étais, alors, la plupart du temps, celui à qui l’Empereur adressait les questions pour que je les traduisisse.
On sait que les Anglais ont l’habitude de rester fort longtemps à table, après le dessert, pour boire et causer : l’Empereur, déjà très fatigué par la longueur des services, n’eût pu supporter cet usage ; aussi et dès le premier jour, immédiatement après le café, il se leva, et alla sur le pont ; le grand maréchal et moi nous le suivîmes. L’amiral en fut déconcerté ; il se permit de s’en exprimer légèrement avec les siens ; mais la comtesse Bertrand, dont l’anglais est la langue maternelle, reprit avec chaleur : « N’oubliez pas, monsieur l’amiral, que vous avez affaire à celui qui a été le maître du monde, et que les rois briguaient l’honneur d’être admis à sa table. – Cela est vrai, » répondit l’amiral. Et cet officier, qui du reste a de la justesse dans l’esprit, une certaine convenance de manières, et parfois, beaucoup de grâce, s’empressa de faciliter, dès ce moment, cet usage de l’Empereur : il hâta les services, et demandait, avant le temps, le café pour l’Empereur et ceux qui devaient sortir avec lui. Dès que l’Empereur avait achevé, il partait ; tout le monde se levait jusqu’à ce qu’il fût hors de la chambre ; le reste demeurait à boire plus d’une heure encore.
L’Empereur se promenait alors sur le pont jusqu’à la nuit avec le grand maréchal et moi ; ce qui devint une chose de tous les jours et consacrée.
L’Empereur rentrait ensuite dans le salon, et nous nous mettions à jouer au vingt-et-un. Il se retirait d’ordinaire au bout d’une demi-heure.
Dans la matinée, nous avons demandé à être admis près de l’Empereur ; nous sommes entrés tous à la fois chez lui ; il n’en devinait pas la cause : c’était sa fête ; il n’y avait pas pensé. Nous avions l’habitude de le voir ce jour-là dans des lieux plus vastes et tout remplis de sa puissance ; mais nous n’avions jamais apporté de vœux plus sincères et des cœurs plus pleins de lui.
Nos journées se ressemblaient toutes : le soir nous jouions constamment au vingt-et-un ; l’amiral et quelques Anglais étaient parfois de la partie. L’Empereur se retirait après avoir perdu d’habitude ses dix ou douze napoléons ; cela lui était arrivé tous les jours, parce qu’il s’obstinait à laisser son napoléon jusqu’à ce qu’il en eût produit un grand nombre. Aujourd’hui il en avait produit jusqu’à quatre-vingts ou cent ; l’amiral tenait la main, l’Empereur voulait laisser encore pour connaître jusqu’à quel point il pourrait atteindre ; mais il crut voir qu’il serait tout aussi agréable à l’amiral qu’il n’en fit rien : il eût gagné seize fois, et eût pu atteindre au-delà de soixante mille napoléons. Comme on s’extasiait sur cette faveur singulière de la fortune en faveur de l’Empereur, un des Anglais fit la remarque qu’aujourd’hui était, le 15 d’août, jour de sa naissance et de sa fête.
Nous doublâmes le cap Finistère le 16, le cap Saint-Vincent le 18 ; nous étions par le travers du détroit de Gibraltar le 19, et nous continuâmes les jours suivants à faire voile le long de l’Afrique, vers Madère. Notre navigation n’offrait rien de remarquable, et toutes nos journées se ressemblaient dans nos habitudes et l’emploi de nos heures ; le sujet de la conversation seul pouvait offrir quelque différence.
L’Empereur restait toute la matinée dans sa chambre : la chaleur était grande ; il ne s’habillait pas, et il demeurait à peine vêtu. Il n’avait point de sommeil, et se levait plusieurs fois dans la nuit. La lecture était son grand passe-temps. Il me faisait venir presque tous les matins ; je lui traduisais ce que l’Encyclopédie britannique ou tous les livres que nous avions pu trouver à bord contenaient sur Sainte-Hélène ou sur les pays dans le voisinage desquels nous naviguions. Cela ramena naturellement sous les yeux mon Atlas historique ; il n’avait fait que l’entrevoir à bord du Bellérophon, et auparavant il n’en avait qu’une très fausse idée. Il s’en occupa trois ou quatre jours de suite : il s’en disait enchanté ; il ne revenait pas de la quantité de choses qu’il y trouvait, de l’ordre et de l’à-propos dans lesquels elles se présentaient ; il n’avait eu jusque-là, disait-il, nulle idée de cet ouvrage. C’étaient les cartes géographiques seules qu’il parcourait, passant toutes les autres ; la mappemonde surtout fixait particulièrement son attention et son suffrage. Je n’osais lui dire et lui prouver que la géographie était néanmoins la partie faible ; qu’elle présentait beaucoup moins de travail et de fond ; que les tableaux généraux et les tableaux généalogiques étaient bien supérieurs : les tableaux généraux pouvant être difficilement surpassés par leur méthode, leur symétrie, leur clarté et la facilité de leur usage ; et les tableaux généalogiques présentant, chacun isolément, une petite histoire entière du pays qu’ils concernent, ils en étaient tout à la fois et sous tous les rapports l’analyse a plus complète et les matériaux les plus élémentaires.
L’Empereur me demandait si cet ouvrage n’était pas employé dans toutes les éducations. S’il l’eût connu, disait-il, il en eût rempli les lycées et les écoles. Il me demandait aussi pourquoi je l’avais publié sous le nom emprunté de Le Sage. Je répondais que j’en avais publié l’esquisse très informe en Angleterre, au moment de mon émigration, dans un temps où nous exposions nos parents au-dedans par nos seuls noms au-dehors ; et puis encore l’avais-je fait peut-être aussi, lui disais-je en riant, dans mes préjugés d’enfance, à la façon des nobles bretons qui, pour ne pas déroger, déposaient leur épée au greffe durant le temps de leur négoce, etc.
Tous les jours après son dîner, l’Empereur, comme je l’ai déjà dit, se levait fort longtemps avant tout le monde, et le grand maréchal et moi ne manquions pas de le suivre sur le pont ; j’y demeurais même souvent seul, parce que le grand maréchal descendait alors auprès de sa femme, habituellement souffrante.
L’Empereur, après les premières observations sur le temps, le sillage du vaisseau, le vent, prenait un sujet de conversation ; on revenait même à celui de la veille ou des jours précédents ; et après dix ou douze tours de promenade sur la longueur du pont, il allait s’appuyer de coutume sur l’avant-dernier canon de la gauche du vaisseau, près du passavant. Les midshipmen (jeunes aspirants) eurent bientôt remarqué cette prédilection d’habitude, et ce canon ne fut appelé dans le vaisseau que le canon de l’Empereur.
C’est là que l’Empereur causait souvent des heures entières, et que j’ai entendu pour la première fois une partie de ce que je vais raconter ; avertissant, du reste, que je transporte ici en même temps ce que j’ai recueilli plus tard dans la foule des conversations éparses qui ont suivi, me proposant en cela de présenter de suite et réuni tout ce que j’ai noté de remarquable sur ce sujet. C’est peut-être ici le lieu de dire ou de répéter une fois pour toutes que si dans ce Journal on trouve peu d’ordre, aucune méthode, c’est que le temps me presse ; que mes contemporains attendent, désirent, et que mon état de santé m’interdit toute application : je crains de n’avoir pas le temps de finir. Voilà mes trop bonnes excuses, mes vrais titres à l’indulgence sur le style de la narration et l’ordonnance des objets : je reproduis à la hâte ce que je retrouve ; j’en demeure à peu près au premier jet.
Le nom de Bonaparte s’écrit indistinctement Bonaparte ou Buonaparte, ainsi que le savent tous les Italiens. Le père de Napoléon écrivait Buonaparte ; un oncle de celui-ci, l’archidiacre Lucien, qui lui a survécu et a servi de père à Napoléon et à tous ses frères, écrivait, sous le même toit et dans le même temps, Bonaparte. Napoléon, durant toute sa jeunesse, a signé Buonaparte, comme son père. Arrivé au commandement de l’armée d’Italie, il se donna bien de garde d’altérer cette orthographe, qui était plus spécialement la nuance italienne ; mais plus tard, et au milieu des Français, il voulut la franciser, et ne signa plus que Bonaparte.
Cette famille a joué longtemps un rôle distingué en Italie ; elle a été puissante à Trévise ; on la trouve inscrite sur le Livre d’or de Bologne et parmi les patrices florentins.
Lorsque Napoléon, alors général de l’armée d’Italie, entra vainqueur dans Trévise, les chefs de la ville vinrent joyeusement au-devant de lui, et lui présentèrent les titres et les actes qui prouvaient que sa famille y avait joué un grand rôle.
À l’entrevue de Dresde, avant la campagne de Russie, l’empereur François apprit un jour à l’empereur Napoléon, son gendre, que sa famille avait été souveraine à Trévise ; qu’il en était bien sûr, parce qu’il s’en était fait représenter tous les documents. Napoléon lui répondit en riant qu’il n’en voulait rien savoir, qu’il préférait bien plutôt être le Rodolphe d’Hapsbourg de sa famille. François y attachait plus d’importance ; il lui disait qu’il était bien indifférent d’avoir été riche et de devenir pauvre ; mais qu’il était sans prix d’avoir été souverain, et qu’il fallait le dire à Marie-Louise, à qui cela ferait grand plaisir.
Lorsque Napoléon, dans la campagne d’Italie, entra dans Bologne, Marescalchi, Caprara et Aldini, depuis si connus en France, députés du sénat de leur ville, vinrent lui présenter avec complaisance leur Livre d’or, où se trouvaient inscrits le nom et les armoiries de sa famille.
Plusieurs maisons ou édifices attestent encore dans Florence l’existence dont y avait jadis joui la famille Bonaparte ; plusieurs demeurent encore chargés de ses écussons.
Un Corse ou un Bolonais, Césari, je crois, choqué à Londres de la manière dont le gouvernement avait reçu la lettre pacifique du général Bonaparte entrant au consulat, publia alors des renseignements généalogiques qui établissaient ses alliances avec l’antique maison d’Est, Welf ou Guelf, la tige des présents rois d’Angleterre[8].
Le duc de Feltre, ministre de France en Toscane, a rapporté à Paris de la galerie de Médicis le portrait d’une Buonaparte, mariée à un des princes de cette famille. La mère du pape Nicolas V, ou de Paul V de Sarzane, était une Buonaparte.
C’est un Bonaparte qui a été chargé du traité par lequel s’est fait l’échange de Livourne contre Sarzane. C’est un Bonaparte à qui, à la renaissance des lettres, on est redevable d’une des plus anciennes comédies, celle de la Veuve, qui est à la Bibliothèque publique à Paris.
Lorsque Napoléon, à la tête de l’armée d’Italie, marchait sur Rome, et recevait à Tolentino les propositions du pape, un des négociateurs ennemis observa qu’il était le seul Français qui, depuis le connétable de Bourbon, eût marché sur Rome ; mais que ce qui ajoutait, disait-il, à cette circonstance quelque chose de bien bizarre, c’est que l’histoire de la première expédition se trouvait écrite précisément par un des parents de celui qui exécutait la seconde, par monsignor Nicolas Buonaparte, qui a laissé en effet le sac de Rome, par le connétable de Bourbon.
M. de Cetto, ambassadeur de Bavière, m’a répété souvent que les archives de Munich renfermaient un grand nombre de pièces italiennes qui témoignent l’illustration de cette maison.
Napoléon, au temps de sa puissance, s’est constamment refusé à toute espèce de travail ou même de conversation sur cet objet. Sous son consulat, il découragea trop bien la première tentative de ce genre, pour que personne essayât d’y revenir. Quelqu’un publia une généalogie dans laquelle on rattachait sa famille à d’anciens rois du Nord ; Napoléon fit persifler cet essai de la flatterie dans un papier public, où l’on finissait par conclure que la noblesse du Premier Consul ne datait que de Montenotte ou du dix-huit brumaire.
Cette famille fut, comme tant d’autres, victime des nombreuses révolutions qui désolèrent les villes d’Italie ; les troubles de Florence mirent les Bonaparte au Nombre des fuorusciti (émigrés). Un d’eux se retira d’abord à Sarzane, et de là passa en Corse, d’où ses descendants ont toujours continué d’envoyer leurs enfants en Toscane, à la branche qui y était demeurée à San-Miniato.
Depuis plusieurs générations, le second des enfants de cette famille a constamment porté le nom de Napoléon, qu’elle tenait, dans l’origine, d’un Napoléon des Ursins, célèbre dans les fastes militaires d’Italie.
Napoléon, après son expédition de Livourne, se rendant à Florence, coucha à San-Miniato chez un vieil abbé Buonaparte, qui traita magnifiquement tout son état-major. Après avoir épuisé tous les souvenirs de famille, il dit au jeune général qu’il allait lui chercher la pièce la plus précieuse. Napoléon crut qu’il allait lui montrer quelque bel arbre généalogique, fort propre à gratifier sa vanité, disait-il en riant ; mais c’était un mémoire fort en règle, en faveur d’un père Bonaventure Buonaparte, capucin de Bologne, béatifié depuis longtemps, et qu’on n’avait pu faire canoniser à cause des frais énormes que cela eût nécessités. « Le pape ne vous le refusera pas, disait le bon abbé, si vous le demandez ; et s’il faut payer, aujourd’hui ce doit être peu de chose pour vous. »
Napoléon rit beaucoup de la bonhomie du vieux parent qui était si peu en harmonie avec les mœurs du jour, et qui ne se doutait nullement que les saints ne fussent plus de saison.
Arrivé à Florence, Napoléon crut lui être fort agréable en lui procurant le cordon de l’ordre de Saint-Étienne, dont il n’était que simple chevalier ; mais le pieux abbé était moins touché des faveurs de ce monde que de l’attribution céleste qu’il réclamait ; et elle n’était pas, au demeurant, sans des fondements réels ; le pape, venu à Paris pour couronner l’empereur Napoléon, mit à son tour sur le tapis les titres du père Bonaventure ; c’était lui sans doute, disait-il, qui, du séjour des bienheureux, avait conduit son parent, comme par la main, dans la belle carrière terrestre qu’il venait de parcourir ; c’était ce saint personnage, sans doute, qui l’avait préservé de tout danger dans ses nombreuses batailles, etc., etc. L’Empereur fit constamment la sourde oreille, et laissa à la bienveillance personnelle du pape à faire de lui-même quelque chose pour le bienheureux Bonaventure.
Le vieil abbé, dans la suite, laissa son héritage à Napoléon, qui, étant empereur, en a fait présent à un établissement public de Toscane.
L’Empereur disait, du reste, n'avoir jamais regardé un seul de ses parchemins. Ils sont toujours demeurés dans les mains de son frère Joseph, qu’il appelait gaiement le généalogiste de la famille. Et, dans la crainte de l’oublier, je consignerai ici, à ce sujet, que l’Empereur lui a remis, à l’île d’Aix, au moment de son départ, un volume contenant les lettres autographes que lui ont adressées tous les souverains de l’Europe[9].
Charles Bonaparte, père de Napoléon, était fort grand de taille, beau, bien fait. Son éducation avait été soignée à Rome et à Pise, où il avait étudié la loi. Il avait de la chaleur et de l’énergie. C’est lui qui, à la consulte extraordinaire de Corse, où l’on proposait de se soumettre à la France, prononça un discours qui enflamma tous les esprits ; il n’avait alors que vingt ans. « Si, pour être libre, il ne s’agissait que de le vouloir, disait-il, tous les peuples le seraient. L’histoire nous apprend cependant que peu sont arrivés au bienfait de la liberté, parce que peu ont eu l’énergie, le courage et les vertus nécessaires. »
Charles Bonaparte, en 1779, fut député, pour la noblesse des États de Corse, à Paris, et mena avec lui le jeune Napoléon, alors âgé de dix ans. Il avait passé par Florence, et y avait obtenu une lettre de recommandation du grand-duc Léopold pour la reine de France Marie-Antoinette, sa sœur. Il dut cette lettre au rang et à la considération que la notoriété publique, à Florence, assignait à son nom et à son origine toscane.
À cette époque, deux généraux français se trouvaient en Corse, fort divisés entre eux ; leurs querelles y formaient deux partis : c’étaient M. de Marbeuf, doux et populaire, et M. de Narbonne Pellet, haut et violent. Ce dernier, d’une naissance et d’un crédit supérieurs, devait être naturellement dangereux pour son rival : heureusement pour M. de Marbeuf, beaucoup plus aimé en Corse, la députation de cette province arriva à Versailles. Charles Bonaparte la conduisait ; il fut consulté, et la chaleur de ses témoignages fit donner raison à M. de Marbeuf. Le neveu de ce dernier, archevêque de Lyon et ministre de la feuille des bénéfices, crut devoir en venir faire des remerciements à Charles Bonaparte ; et, quand celui-ci conduisit son fils à l’école militaire de Brienne, l’archevêque lui donna une recommandation spéciale pour la famille de Brienne, qui y demeurait la plus grande partie de l’année : de là l’intérêt et les rapports de bienveillance des Marbeuf et des Brienne envers les enfants Bonaparte. La malignité s’est égayée à créer une autre cause ; la simple vérification des dates suffit pour la rendre absurde.
Charles Bonaparte mourut, à trente-huit ans, d’un squirrhe à l’estomac. Il avait éprouvé une espèce de guérison dans un voyage à Paris ; mais il succomba, dans une seconde attaque, à Montpellier, où il fut enterré dans un des couvents de cette ville.
Sous le consulat, les notables de Montpellier, par l’organe de leur compatriote Chaptal, ministre de l’intérieur, firent prier le Premier Consul de permettre qu’ils élevassent un monument à la mémoire de son père. Napoléon les remercia de leurs bonnes intentions, et les refusa. « Ne troublons point le repos des morts, dit-il ; laissons leurs cendres tranquilles. J’ai perdu aussi mon grand-père, mon arrière-grand-père ; pourquoi ne ferait-on rien pour eux ? Cela mène loin. Si c’était hier que j’eusse perdu mon père, il serait convenable et naturel que j’accompagnasse mes regrets de quelque haute marque de respect ; mais il y a vingt ans ; cet évènement est étranger au public, n’en parlons plus. »
Depuis, Louis Bonaparte, à l’insu de Napoléon, fit exhumer le corps de son père, et le fit transporter à Saint-Leu, où il lui consacra un monument.
Charles Bonaparte n’avait été rien moins que dévot ; il s’était même permis quelques poésies anti-religieuses ; et cependant, à sa mort, il ne se trouvait pas assez de prêtres pour lui à Montpellier, disait l’Empereur : bien différent en cela de son oncle, l’archidiacre Lucien, homme d’église, très pieux et vrai croyant, mort longtemps après dans un âge fort avancé. Au moment de s’éteindre, il se fâcha vivement contre Fesch, qui, déjà prêtre, était accouru en étole et en surplis pour l’assister dans ses derniers moments ; il le pria de le laisser mourir tranquille, et il finit entouré de tous les siens, leur donnant les instructions du sage et la bénédiction des patriarches.
L’Empereur revenait souvent sur ce vieil oncle qui lui avait servi de second père, et qui était demeuré longtemps le chef de la famille. Il était archidiacre d’Ajaccio, l’une des premières dignités de l’île. Ses soins et ses économies avaient rétabli les affaires de la famille, que les dépenses et le luxe de Charles avaient fort dérangées. Le vieil archidiacre jouissait d’une grande vénération et d’une véritable autorité morale dans le canton. Il n’était point de querelle que les paysans et les bergers ne vinssent soumettre à sa décision ; et il les renvoyait avec ses jugements et ses bénédictions.
Charles Bonaparte avait épousé mademoiselle Lætitia Ramolino, dont la mère, devenue veuve, s’était mariée à M. Fesch, capitaine dans un des régiments suisses que Gênes entretenait d’habitude dans l’île. De ce second mariage vint le cardinal Fesch, qui se trouvait ainsi demi-frère de Madame et oncle de l’Empereur.
Madame était une des plus belles femmes de son temps ; sa beauté était connue dans l’île. Paoli, au temps de sa puissance, ayant reçu une ambassade d’Alger ou de Tunis, voulut donner aux barbaresques une idée des attraits de ses compatriotes ; il rassembla toutes les beautés de l’île : Madame y tenait le premier rang. Plus tard, dans un voyage pour voir son fils à Brienne, elle fut remarquée, même dans Paris.
Madame, lors de la guerre de la liberté en Corse, partagea souvent les périls de son mari, qui s’y montra fort chaud. Elle le suivit parfois à cheval dans ses expéditions, spécialement durant sa grossesse de Napoléon. Madame avait un grand caractère, de la force d’âme, beaucoup d’élévation et de fierté. Elle a eu treize enfants, et eût pu facilement en avoir beaucoup d’autres, étant devenue veuve à environ trente ans, et ayant prolongé au-delà de cinquante la faculté d’en avoir. De ces treize enfants, cinq garçons seulement et trois filles ont vécu, et tous ont joué un grand rôle sous le règne de Napoléon.
Joseph, l’aîné de tous, qu’on voulut mettre d’abord dans l’église, à cause de l’archevêque de Lyon, Marbeuf, qui tenait la feuille des bénéfices, fit ses études en conséquence ; mais il s’y refusa absolument lorsque le moment arriva de s’engager. Il a été successivement roi de Naples et d’Espagne.
Louis a été roi de Hollande ; et Jérôme, roi de Westphalie ; Élisa, grande-duchesse de Toscane ; Caroline, reine de Naples ; Pauline, princesse Borghèse. Lucien, que son second mariage et une fausse direction de caractère privèrent sans doute d’une couronne, ennoblit du moins son opposition et ses différends avec son frère, en venant, au retour de l’île d’Elbe, se jeter dans ses bras, et cela lorsqu’il était loin de regarder ses affaires comme assurées. Lucien, disait l’Empereur, eut une jeunesse orageuse ; dès l’âge de quinze ans, il fut mené en France par M. de Sémonville, qui en fit de bonne heure un révolutionnaire zélé et un clubiste ardent. Et à ce sujet Napoléon disait qu’on trouvait dans les nombreux libelles publiés contre lui quelques adresses ou lettres signées Brutus Bonaparte, ou autrement, qu’on lui attribuait ; il n’affirmerait pas, continuait-il, que ces adresses ne fassent de quelqu’un de la famille ; tout ce qu’il pouvait assurer, c’est qu’elles n’étaient pas de lui, Napoléon.
J’ai vu le prince Lucien de fort près au retour de l’île d’Elbe ; il eût été difficile de montrer des idées politiques plus saines, mieux arrêtées, ainsi qu’un dévouement plus absolu et mieux intentionné.
Le 22 nous eûmes connaissance de Madère ; à la nuit nous arrivâmes devant le port ; deux bâtiments seuls furent envoyés au mouillage pour les besoins de l’escadre. Le vent était très fort, la mer fort grosse ; l’Empereur s’en trouva gêné, et j’en fus fort malade. Il ventait coups de vent ; l’air était excessivement chaud et comme chargé de sable extrêmement fin : c’étaient ces vents terribles du désert d’Afrique qui en transportaient jusqu’à nous les émanations. Ce temps dura toute la journée du lendemain, la communication avec la terre devint très difficile ; cependant le consul anglais vint à bord : il nous dit que depuis nombre d’années l’on n’avait eu un temps pareil ; toutes les vitres de la ville étaient brisées, on respirait à peine dans les rues, et la récolte de vin était perdue. Durant ce temps nous courions des bordées devant la ville ; nous continuâmes ainsi toute la nuit suivante et la journée du 24, où nous embarquâmes quelques bœufs et d’autres provisions, des oranges non mûres, de mauvaises pêches, des poires sans goût, mais des figues et du raisin excellents. Le soir nous fîmes route avec une grande rapidité, le vent étant demeuré toujours très fort. Le 25 et le 26 on mit en panne une partie de la journée, pour distribuer les approvisionnements dans l’escadre ; le reste du temps on fit bonne et grande route.
Rien n’interrompait l’uniformité de nos moments ; chaque jour passait lentement en détail, et grossissait un passé qui, en masse, nous semblait court, parce qu’il était sans couleur, et que rien ne le caractérisait.
L’Empereur avait accru le cercle de ses diversions de quelques parties d’échecs. Personne n'y était fort ; l’Empereur l’était infiniment peu ; il gagnait avec les uns, et perdait avec les autres ; ce qui le conduisit un soir à dire : « Comment se fait-il que je perde très souvent avec ceux qui n’ont jamais gagné celui que je gagne presque toujours ? Cela n’implique-t-il pas contradiction ? Comment résoudre ce problème ? » dit-il en clignant de l’œil, pour faire voir qu’il n’était pas la dupe de la galanterie habituelle de celui qui en effet était le plus fort.
Le soir nous ne jouions plus au vingt-et-un, nous l’interrompîmes pour l’avoir porté trop haut, ce qui avait paru déplaire à l’Empereur, fort ennemi du jeu.
Le dimanche 27, nous nous trouvâmes, au jour, au milieu des Canaries, que nous traversâmes dans la journée, faisant dix ou douze nœuds (trois ou quatre lieues) sans avoir aperçu le fameux pic de Ténériffe : circonstance d’autant plus rare, qu’on le voit, dans des temps plus favorables, à la distance de plus de soixante lieues.
Le 29 nous traversâmes le tropique ; nous apercevions beaucoup de poissons volants autour du vaisseau. Le 31, à onze heures du soir un homme tomba à la mer : c’était un nègre qui s’était enivré ; il redoutait les coups de fouet qui devaient être le châtiment de sa faute ; il avait essayé plusieurs fois, dans la soirée, de se jeter à la mer ; dans une dernière tentative il réussit à s’y précipiter ; mais il s’en repentit aussitôt, car il poussait de grands cris ; il nageait très bien ; cependant un canot le chercha vainement longtemps : il fut perdu.
Le cri d’un homme à la mer a toujours, à bord d’un vaisseau, quelque chose qui saisit ; tout l’équipage ému se transporte et s’agite en tout sens ; le bruit est grand, le mouvement universel. Comme, dans cette circonstance, je me rendais dessus le pont à la chambre commune, par la porte qui conduisait vers l’Empereur, un midshipman (aspirant), de dix ou douze ans, d’une figure tout à fait intéressante, qui croyait que j’allais trouver l’Empereur, m’arrêta par l’habit, et, avec l’accent du plus tendre intérêt : « Ah ! Monsieur, me dit-il, n’allez pas l’effrayer ! Dites-lui bien au moins que tout ce bruit n’est rien, que ce n’est qu’un homme à la mer. » Bon et innocent enfant qui rendait bien plus ses sentiments que sa pensée.
En général tous ces jeunes gens, qui étaient en assez grand nombre à bord, portaient à l’Empereur un respect et une attention tout à fait marqués. Ils répétaient tous les soirs une scène qui imprimait chaque fois quelque chose de touchant : tous les matelots, de grand matin, portent leurs hamacs dans de grands filets sur les côtés du vaisseau ; le soir, vers les six heures, ils les enlèvent à un coup de sifflet ; les plus lents sont punis ; il y a donc une véritable précipitation : or il y avait plaisir, en cet instant, à voir cinq ou six de ces enfants faire cercle autour de l’Empereur, soit qu’il fût au milieu du pont, ou sur son canon de prédilection ; d’un côté ils suivaient d’un œil inquiet ses mouvements ; de l’autre, ils arrêtaient, dirigeaient ou repoussaient, du geste et de la voix, les matelots empressés. Toutes les fois que l’Empereur me voyait considérer ce mouvement, il observait avec complaisance que le cœur des enfants était toujours le plus disposé à l’enthousiasme.
Je vais continuer ce que divers moments m’ont fourni sur les premières années de l’Empereur.
Napoléon est né le 15 août 1769[10], jour de l’Assomption, vers midi. Sa mère, femme forte au moral et au physique, qui avait fait la guerre grosse de lui, voulut aller à la messe à cause de la solennité du jour ; elle fut obligée de revenir en toute hâte, ne put atteindre sa chambre à coucher, et déposa son enfant sur un de ces vieux tapis antiques à grandes figures, de ces héros de la fable ou de l’Iliade peut-être : c’était Napoléon.
Napoléon, dans sa toute petite enfance, était turbulent, adroit, vif, preste à l’extrême ; il avait, dit-il, sur Joseph, son aîné, un ascendant des plus complets. Celui-ci était battu, mordu ; des plaintes étaient déjà portées à la mère, la mère grondait, que le pauvre Joseph n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir la bouche.
Napoléon arriva à l’école militaire de Brienne à l’âge d’environ dix ans. Son nom, que son accent corse lui faisait prononcer à peu près Napoilloné, lui valut des camarades le sobriquet de la paille au nez. Cette époque fut pour Napoléon celle d’un changement dans son caractère. Au rebours de toutes les histoires apocryphes qui ont donné les anecdotes de sa vie, Napoléon fut, à Brienne, doux, tranquille, appliqué, et d’une grande sensibilité. Un jour le maître de quartier, brutal de sa nature, sans consulter, disait Napoléon, les nuances physiques et morales de l’enfant, le condamna à porter l’habit de bure et à dîner à genoux à la porte du réfectoire : c’était une espèce de déshonneur. Napoléon avait beaucoup d’amour-propre, une grande fierté intérieure ; le moment de l’exécution fut celui d’un vomissement subit et d’une violente attaque de nerfs. Le supérieur, qui passait par hasard, l’arracha au supplice en grondant le maître de son peu de discernement, et le père Patrault, son professeur de mathématiques, accourut, se plaignant que, sans nul égard, on dégradât ainsi son premier mathématicien.
(Propre dictée de Napoléon). « À l’âge de puberté, Napoléon devint morose, sombre ; la lecture fut pour lui une espèce de passion poussée jusqu’à la rage ; il dévorait tous les livres. Pichegru fut son maître de quartier et son répétiteur.
« Pichegru était de la Franche-Comté, et d’une famille de cultivateurs. Les Minimes de Champagne avaient été chargés de l’école militaire de Brienne ; leur pauvreté et leur peu de ressource attirant peu de sujets parmi eux, faisaient qu’ils n’y pouvaient suffire ; ils eurent recours aux Minimes de Franche-Comté ; le père Patrault fut un de ceux-ci. Une tante de Pichegru, sœur de la charité, le suivit pour avoir soin de l’infirmerie, amenant avec elle son neveu, jeune enfant auquel on donna gratuitement l’éducation des élèves. Pichegru, doué d’une grande intelligence, devint, aussitôt que son âge le permit, maître de quartier, et répétiteur du père Patrault, qui lui avait enseigné les mathématiques. Il songeait à se faire minime : c’était là toute son ambition et les idées de sa tante ; mais le père Patrault l’en dissuada, en lui disant que leur profession n’était plus du siècle, et que Pichegru devait songer à quelque chose de mieux ; il le porta à s’enrôler dans l’artillerie, où la révolution le prit sous-officier. On connaît sa fortune militaire : c’est le conquérant de la Hollande. Ainsi le père Patrault a la gloire de compter parmi ses élèves les deux plus grands généraux de la France moderne.
« Plus tard, ce père Patrault fut sécularisé par M. de Brienne, archevêque de Sens et cardinal de Loménie, qui en fit un de ses grands-vicaires, et lui confia la gestion de ses nombreux bénéfices.
« Lors de la révolution, le père Patrault, d’une opinion politique bien opposée à son archevêque, n’en fit pas moins les plus grands efforts pour le sauver, et s’entremit à ce sujet avec Danton, qui était du voisinage ; mais ce fut inutilement, et l’on croit qu’il rendit au cardinal le service, à la manière des anciens, de lui procurer le poison dont il se donna la mort pour éviter l’échafaud.
« Napoléon ne conservait qu’une idée confuse de Pichegru : il lui restait qu’il était grand, et avait quelque chose de rouge dans la figure. Il n’en était pas ainsi, à ce qu’il paraît, de Pichegru, qui semblait avoir conservé des souvenirs frappants du jeune Napoléon. Quand Pichegru se fut livré au parti royaliste, consulté si l’on ne pourrait pas aller jusqu’au général en chef de l’armée d’Italie : « N’y perdez pas votre temps, dit-il ; je l’ai connu dans son enfance ; ce doit être un caractère inflexible : il a pris un parti, et il n’en changera pas. »
L’Empereur rit beaucoup de tous les contes et de toutes les anecdotes dont on charge sa jeunesse ; il les désavoue presque toutes. En voici pourtant une qu’il reconnaît au sujet de sa confirmation, à l’École militaire de Paris. Au nom de Napoléon, l’archevêque qui le confirmait, ayant témoigné son étonnement, disait qu’il ne connaissait pas ce saint, qu’il n’était pas dans le calendrier ; l’enfant répondit avec vivacité que ce ne saurait être une raison, puisqu’il y avait une foule de saints, et seulement trois cent soixante-cinq jours.
Napoléon n’avait jamais connu de jour de fête avant le concordat : son patron était en effet étranger au calendrier français, sa date même partout incertaine ; ce fut une galanterie du pape qui la fixa au 15 d’août, tout à la fois jour de la naissance de l’Empereur et de la signature du concordat.
(Dictée de Napoléon). « En 1783, Napoléon fut un de ceux que le concours d’usage désigna à Brienne pour aller achever son éducation à l’École militaire de Paris. Le choix était fait annuellement par un inspecteur qui parcourait les douze écoles militaires ; cet emploi était rempli par le chevalier de Keralio, officier général, auteur d’une tactique, et qui avait été le précepteur du présent roi de Bavière, dans son enfance duc des Deux-Ponts : c’était un vieillard aimable, des plus propres à cette fonction ; il aimait les enfants, jouait avec eux après les avoir examinés, et retenait avec lui, à la table des Minimes, ceux qui lui avaient plu davantage. Il avait pris une affection toute particulière pour le jeune Napoléon, qu’il se plaisait à exciter de toutes manières ; il le nomma pour se rendre à Paris, bien qu’il n’eût peut-être pas l’âge requis. L’enfant n’était fort que sur les mathématiques, et les moines représentèrent qu’il serait mieux d’attendre à l’année suivante, qu’il aurait ainsi le temps de se fortifier sur tout le reste, ce que ne voulut pas écouter le chevalier de Keralio, disant : « Je sais ce que je fais ; si je passe par-dessus la règle, ce n’est point ici une faveur de famille, je ne connais pas celle de cet enfant ; c’est tout à cause de lui-même : j’aperçois ici une étincelle qu’on ne saurait trop cultiver. » Le bon chevalier mourut presque aussitôt ; mais celui qui vint après y M. de Régnaud, qui n’aurait peut-être pas eu sa perspicacité, exécuta néanmoins les notes qu’il trouva, et le jeune Napoléon fut envoyé à Paris.
Tout annonçait en lui, dès lors, des qualités supérieures, un caractère prononcé, des méditations profondes, des conceptions fortes. Il paraît que, dès sa plus tendre jeunesse, ses parents avaient fondé sur lui toutes leurs espérances : son père, expirant à Montpellier, bien que Joseph fût auprès de lui, ne rêvait dans son délire qu’après Napoléon, qui était au loin à son école : il l’appelait sans cesse pour qu’il vînt à son secours avec sa grande épée. Plus tard le vieil oncle Lucien, au lit de mort, entouré d’eux tous, disait à Joseph : « Tu es l’aîné de la famille, mais en voilà le chef, montrant Napoléon ; ne l’oublie jamais. » – « C’était, disait gaiement l’Empereur, un vrai déshéritage ; la scène de Jacob et d’Ésaü. »
Élevé moi-même à l’École militaire de Paris, mais un an plus tôt que Napoléon, j’ai pu en causer dans la suite, à mon retour de l’émigration, avec les maîtres qui nous avaient été communs.
M. de l’Eguille, notre maître d’histoire, se vantait que si l’on voulait aller rechercher dans les archives de l’école militaire, on y trouverait qu’il avait prédit une grande carrière à son élève, en exaltant dans ses notes la profondeur de ses réflexions et la sagacité de son jugement. Il me disait que le Premier Consul le faisait venir souvent à déjeuner à la Malmaison, et lui parlait toujours de ses anciennes leçons : « Celle qui m’a laissé le plus d’impressions, lui disait-il une fois, était la révolte du connétable de Bourbon, bien que vous ne nous la présentassiez pas avec toute la justesse possible ; à vous entendre, son grand crime était d’avoir combattu son roi ; ce qui en était assurément un bien léger dans ces temps de seigneuries et de souverainetés partagées, vu surtout la scandaleuse injustice dont il avait été victime. Son unique, son grand, son véritable crime, sur lequel vous n’insistiez pas assez, c’était d’être venu avec les étrangers attaquer son sol natal. »
M. Domairon, notre professeur de belles-lettres, me disait qu’il avait toujours été frappé de la bizarrerie des amplifications de Napoléon ; il les avait appelées dès lors du granit chauffé au volcan.
Un seul s’y trompa, ce fut le gros et lourd maître d’allemand. Le jeune Napoléon ne faisait rien dans cette langue, ce qui avait inspiré au professeur, qui ne supposait rien au-dessus, le plus profond mépris. Un jour que l’écolier ne se trouvait pas à sa place, il s’informa où il pouvait être ; on répondit qu’il subissait en ce moment son examen pour l’artillerie. « Mais est-ce qu’il sait quelque chose ? disait-il ironiquement. – Comment, Monsieur, mais c’est le plus fort mathématicien de l’école, lui répondit-on. – Eh bien ! je l’ai toujours entendu dire, et je l’avais toujours pensé, que les mathématiques n’allaient qu’aux bêtes. » – « Il serait curieux, disait l’Empereur, de savoir si le professeur a vécu assez longtemps pour jouir de son discernement. ».
Il avait à peine dix-huit ans que l’abbé Raynal, frappé de l’étendue de ses connaissances, l’appréciait assez pour en faire un des ornements de ses déjeuners scientifiques. Enfin, le célèbre Paoli, qui, après lui avoir inspiré longtemps une espèce de culte, le trouva tout à coup à la tête d’un parti contre lui, dès qu’il voulut favoriser les Anglais au détriment de la France, avait coutume de dire que ce jeune homme était taillé à l’antique, que c’était un homme de Plutarque.
En 1787, Napoléon, reçu à la fois élève et officier d’artillerie, sortit de l’école militaire pour entrer dans le régiment de La Fère en qualité de lieutenant en second, d’où il passa, dans la suite, lieutenant en premier dans le régiment de Grenoble.
Napoléon, en sortant de l’école militaire, alla joindre son régiment à Valence. Le premier hiver qu’il y passa, il avait pour compagnons de table Laribossière, qu’il créa depuis, étant Empereur, inspecteur général de l’artillerie ; Sorbier, qui a succédé dans ce titre à Laribossière ; de Hédouville cadet, ministre plénipotentiaire à Francfort ; Mallet, le frère de celui qui conduisit l’échauffourée de Paris en 1812 ; un nommé Mabille, qu’au retour de son émigration l’Empereur plaça, avec le temps, dans l’administration des postes ; Rolland de Villarceaux, depuis préfet de Nismes ; Desmazzis cadet, son camarade d’école militaire, et le compagnon de ses premières années, auquel il a confié, devenu Empereur, le garde-meuble de la couronne.
Il y avait, dans le corps, des officiers plus ou moins aisés ; Napoléon était au nombre des premiers : il recevait douze cents francs de sa famille, c’était alors la grosse pension des officiers. Deux seulement, dans le régiment, avaient cabriolet ou voiture, et c’étaient de grands seigneurs. Sorbier était l’un de ces deux ; il était fils d’un médecin de Moulins.
Napoléon, à Valence, fut admis de bonne heure chez madame du Colombier : c’était une femme de cinquante ans, du plus rare mérite ; elle gouvernait la ville, et s’engoua fort, dès l’instant, du jeune officier d’artillerie : elle le faisait inviter à toutes les parties de la ville et de la campagne ; elle l’introduisit dans l’intimité d’un abbé de Saint-Rufe, riche et d’un certain âge, qui réunissait souvent ce qu’il y avait de plus distingué dans le pays. Napoléon devait sa faveur et la prédilection de madame du Colombier à son extrême instruction, à la facilité, à la force, à la clarté avec laquelle il en faisait usage ; cette dame lui prédisait souvent un grand avenir. À sa mort, la révolution était commencée ; elle y avait pris beaucoup d’intérêt ; et, dans un de ses derniers moments, on lui a entendu dire que, s’il n’arrivait pas malheur au jeune Napoléon, il y jouerait infailliblement un grand rôle. L’Empereur n’en parle qu’avec une tendre reconnaissance, n’hésitant pas à croire que les relations distinguées, la situation supérieure dans laquelle cette dame le plaça si jeune dans la société, peuvent avoir grandement influé sur les destinées de sa vie.
Napoléon prit du goût pour mademoiselle du Colombier, qui n’y fut pas insensible : c’était leur première inclination à tous deux, et telle qu’elle pouvait être à leur âge et avec leur éducation.
Il est faux du reste, ainsi que je l’avais entendu dire dans le monde, que la mère ait voulu ce mariage, et que le père s’y soit opposé, alléguant qu’ils se nuiraient l’un à l’autre en s’unissant, tandis qu’ils étaient faits pour faire fortune chacun de leur côté. L’anecdote qu’on raconte au sujet d’un pareil mariage avec mademoiselle Clary, depuis madame Bernadotte, aujourd’hui reine de Suède, n’est pas plus exacte.
L’Empereur, en 1805, allant se faire couronner roi d’Italie, retrouva sur son passage à Lyon la fille de M. du Colombier, et fit pour elle tout ce qu’elle demanda.
Mesdemoiselles de Laurencin et Saint-Germain faisaient dans ce temps-là les beaux jours de Valence, et s’y partageaient tous les cœurs : la dernière est devenue madame de Montalivet, dont le mari fut alors aussi fort connu de l’Empereur, qui l’a fait depuis son ministre de l’intérieur. « Honnête homme, qui m’est demeuré, je crois, disait Napoléon, toujours tendrement attaché. »
L’Empereur, à dix-huit ou vingt ans, était des plus instruits, pensant fortement, et de la logique la plus serrée. Il avait immensément lu, profondément médité, et a peut-être perdu depuis, dit-il. Son esprit était vif, prompt ; sa parole énergique. Partout il était aussitôt remarqué, et obtenait beaucoup de succès auprès des deux sexes, surtout auprès de celui qu’on préfère à cet âge ; et il devait lui plaire par des idées neuves et fines, par des raisonnements audacieux. Les hommes devaient redouter sa logique et sa discussion, auxquelles la connaissance de sa propre force l’entraînait naturellement.
Beaucoup de ceux qui l’ont connu dans ses premières années lui ont prédit une carrière extraordinaire ; aucun d’eux n’a été surpris de celle qu’il a remplie. Vers ce temps il remporta, sous l’anonyme, un prix à l’académie de Lyon, sur la question posée par Raynal : Quels sont les principes et les institutions à inculquer aux hommes pour les rendre le plus heureux possible ? Le mémoire anonyme fut fort remarqué ; il était, du reste, tout à fait dans les idées du temps. Il commençait par demander ce qu’était le bonheur, et répondait : De jouir complètement de la vie de la manière la plus conforme à notre organisation morale et physique. Devenu Empereur, il causait un jour de cette circonstance avec M. de Talleyrand. Celui-ci, en courtisan délicat, lui rapporta, au bout de huit jours, ce fameux mémoire, qu’il avait fait déterrer des archives de l’académie de Lyon. C’était en hiver. L’Empereur le prit, en lut quelques pages, et jeta au feu cette première production de sa jeunesse. « Comme on ne s’avise jamais de tout, disait Napoléon, M. de Talleyrand ne s’était pas donné le temps d’en faire prendre copie. »
Le prince de Condé s’annonça un jour à l’école d’artillerie d’Auxonne : c’était un grand honneur et une grande affaire que de se trouver inspecté par ce prince militaire. Le commandant, en dépit de la hiérarchie, mit le jeune Napoléon à la tête du polygone, de préférence à d’autres d’un rang supérieur. Or, il arriva que la veille de l’inspection tous les canons du polygone furent encloués ; mais Napoléon était trop alerte, avait l’œil trop vif, pour se laisser prendre à ce mauvais tour de ses camarades, ou peut-être même au piège de l’illustre voyageur.
On croit généralement, dans le monde, que les premières années de l’Empereur ont été taciturnes, sombres, moroses ; mais, au contraire, en débutant au service, il était fort gai. Il n’a pas de plus grand plaisir ici que de nous raconter les espiègleries de son école d’artillerie ; il semble oublier alors momentanément les malheurs qui nous enchaînent, quand il s’abandonne aux détails de ces temps heureux de sa première jeunesse.
C’était un vieux commandant de plus de quatre-vingts ans, qu’ils vénéraient fort du reste, lequel, venant un jour leur faire faire l’exercice du canon, suivait chaque coup avec sa lorgnette, assurait qu’on devait avoir été bien loin du but ; s’inquiétait, s’informait à ses voisins si quelqu’un avait vu porter le coup : personne n’avait garde, les jeunes gens escamotant le boulet toutes les fois qu’ils chargeaient. Le vieux général avait de l’esprit. Au bout de cinq à six coups, il lui prit fantaisie de faire compter les boulets ; il n’y eut pas moyen de s’en dédire, il trouva le tour fort gai, et n’en ordonna pas moins les arrêts à tous.
Une autre fois c’étaient quelques-uns de leurs capitaines qu’ils prenaient en grippe, ou bien desquels ils avaient quelque vengeance à tirer ; ils arrêtaient alors de les bannir de la société, de les réduire à s’imposer eux-mêmes des espèces d’arrêts. Quatre à cinq jeunes gens se partageaient les rôles, et s’attachaient aux pas du malheureux proscrit ; ils se trouvaient partout où celui-ci paraissait en société, et il n’ouvrait pas la bouche qu’il ne fût aussitôt méthodiquement contredit dans les formes les plus polies, avec esprit et logique. Le malheureux n’avait plus qu’à déguerpir.
« Une autre fois encore, c’était un camarade, disait Napoléon, logeant au-dessus de moi, qui avait pris le goût funeste de donner du cor ; il assourdissait de manière à distraire de toute espèce de travail. On se rencontre sur l’escalier. – Mon cher, vous devez bien vous fatiguer avec votre cor ? – Mais non, pas du tout. – Eh bien ! vous fatiguez beaucoup les autres. – J’en suis fâché. – Mais vous feriez mieux d’aller donner de votre cor plus loin. – Je suis maître dans ma chambre. – On pourrait vous donner quelque doute là-dessus. – Je ne pense pas que personne fût assez osé. » Duel arrêté. Le conseil des camarades examine avant de le permettre, et il prononce qu’à l’avenir l’un ira donner du cor plus loin, et que l’autre sera plus endurant, etc.
L’Empereur, dans la campagne de 1814, retrouva son donneur de cor dans le voisinage de Soissons ou de Laon ; il vivait sur sa terre, et venait donner des renseignements importants sur la position de l’ennemi. L’Empereur le retint, et le fit son aide de camp : c’était le colonel Bussy.
Napoléon, dans son régiment d’artillerie, suivait beaucoup la société partout où il se trouvait. Les femmes, dans ce temps, accordaient beaucoup à l’esprit : c’était alors auprès d’elles le grand moyen de séduction. Il fit, à cette époque, ce qu’il appelle son voyage sentimental de Valence au Mont-Cenis, en Bourgogne, et fut au moment de l’écrire à la façon de Sterne. Le fidèle Desmazzis était de la partie ; il ne le quittait jamais.
Les circonstances et la réflexion ont beaucoup modifié son caractère. Il n’est pas jusqu’à son style, aujourd’hui si serré, si laconique, qui ne fût alors emphatique et abondant. Dès l’Assemblée législative, Napoléon devint grave, sévère dans sa tenue, et peu communicatif. L’armée d’Italie fut encore une époque pour son caractère. Son extrême jeunesse, quand il en vint prendre le commandement, demandait une grande réserve et la dernière sévérité de mœurs : « C’était nécessaire, indispensable, disait-il, pour pouvoir commander à des hommes tellement au-dessus de moi par leur âge : aussi ma conduite y fut-elle irréprochable, exemplaire. Je me montrais une espèce de Caton ; je le dus paraître à tous les yeux, et j’étais en effet un philosophe, un sage. » C’est avec ce caractère qu’il s’est présenté sur la scène du monde.
Napoléon se trouvait en garnison à Valence au moment où commença la révolution, et bientôt on attacha une importance spéciale à faire émigrer les officiers d’artillerie : ceux-ci, de leur côté, étaient fort divisés d’opinions. Napoléon, tout aux idées du jour, avec l’instinct des grandes choses et la passion de la gloire nationale, prit le parti de la révolution, et son exemple influa sur la grande majorité du régiment. Il fut très chaud patriote sous l’Assemblée constituante ; mais la législative devint une époque nouvelle pour ses idées et ses opinions.
Il se trouvait à Paris le 21 juin 1792, et fut témoin, sur la terrasse de l’eau, des rassemblements tumultueux des faubourgs, qui, traversant le jardin des Tuileries, forcèrent le palais. Il n’y avait que six mille hommes : c’était une foule sans ordre, dénotant par les propos et les vêtements tout ce que la populace a de plus commun et de plus abject.
Il fut aussi témoin du 10 août, où les assaillants n’étaient ni plus relevés ni plus redoutables.
En 1793, Napoléon était en Corse et y avait un commandement de gardes nationales. Il combattit Paoli dès qu’il put soupçonner que ce vieillard, qui lui avait été jusque-là si cher, avait le projet de livrer l’île aux Anglais. Aussi rien de plus faux que Napoléon ou aucun des siens ait jamais été en Angleterre, ainsi que cela y était généralement répandu durant notre émigration, offrir de lever un régiment corse à son service.
Les Anglais et Paoli l’emportèrent sur les patriotes corses ; ils brûlèrent Ajaccio. La maison des Bonaparte fut incendiée, et toute la famille se trouva dans l’obligation de gagner le continent. Elle se fixa à Marseille, d’où Napoléon se rendit à Paris ; il y arriva au moment où les fédéralistes de Marseille venaient de livrer Toulon aux Anglais.
- ↑ Il y avait au texte une véritable journée des Éperons. Je ne dois pas passer ici sous silence ce qui en a amené la radiation.
L’Empereur, à Sainte-Hélène, qui seul savait que je tenais un journal, voulut un jour que je lui en lusse quelques pages. À cette expression de journée des Éperons, jetée par négligence, il s’écria avec chaleur : « Ah ! malheureux ! qu’avez-vous écrit là ! Effacez, Monsieur, effacez bien vite !… Une journée des Éperons !… Quelle erreur ! quelle calomnie !… Une journée des Éperons ! répétait-il. Ah ! pauvre armée ! braves soldats, vous ne vous étiez jamais mieux battus ! » Et après une pause de quelques instants, il reprit avec un accent dont l’expression venait de loin : « Nous avons eu de grands misérables parmi nous ! Que le ciel le leur pardonne ! Mais pour la France, s’en relèvera-t-elle jamais ! » - ↑ À mon retour en Europe, le hasard a mis en mes mains les pièces suivantes, relatives à cette circonstance ; je les transcris ici, parce que je les crois inconnues au public. Elles ont été copiées sur les originaux mêmes. J’en abandonna la lecture aux cœurs honnêtes ! ! ! Elles n’ont pas besoin de commentaires.
Copie de la lettre de la commission du gouvernement à M. le maréchal prince d’Eckmulh, ministre de la guerre.Paris, ce 27 juin 1813.« Monsieur le maréchal, les circonstances sont telles qu’il est indispensable que Napoléon se déride à partir pour se rendre à l’Île d’Aix. S’il ne s’y résout pas, à la notification que vous lui ferez faire de l’arrêté ci-joint, vous devez le faire surveiller à la Malmaison, de manière à ce qu’il ne puisse s’en évader. En conséquence, vous mettrez à la disposition du général Becker la gendarmerie et les troupes nécessaires pour garder les avenues qui aboutissent de toutes parts vers la Malmaison. Vous donnerez à cet effet des ordres au premier inspecteur général de la gendarmerie. Ces mesures doivent demeurer secrètes autant qu’il sera possible.
Cette lettre, monsieur le maréchal, est pour vous ; mais le général Becker, qui sera chargé de remettre l’arrêté à Napoléon, recevra de Votre Excellence des instructions particulières ; elle lui fera sentir qu’il a été pris dans l’intérêt de l’État et pour la sûreté de sa personne ; que sa prompte exécution est indispensable ; enfin que l’intérêt de Napoléon pour son sort futur le commande impérieusement.Signé duc d’Otrante. »
Copie de l’arrêté de la commission du gouvernement.Paris, le 26 Juin 1815.« La commission du gouvernement arrête ce qui suit :
« Art. Ier. Le ministre de la marine donnera des ordres pour que deux frégates du port de Rochefort soient aimées pour transporter Napoléon Bonaparte aux États-Unis.
« Art. II. Il lui sera fourni jusqu’au point de rembarquement, s’il le désire, une escorte suffisante, sous les ordres du lieutenant général Becker, qui sera chargé de pourvoir à sa sûreté.
« Art. III. Le directeur général des postes donnera, de son côté, tous les ordres relatifs aux relais.
« Art. IV. Le ministre de la marine donnera des ordres nécessaires pour assurer le retour immédiat des frégates aussitôt après le débarquement.
« Art. V. Les frégates ne quitteront pas la rade de Rochefort avant que les sauf-conduits demandés ne soient arrivés.
« Art. VI. Les ministres de la marine, de la guerre et des finances sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent arrêté.Signé duc d’Otrante. »
Copie de la lettre du duc d’Otrante au ministre de la guerre.Paris, le 27 juin 1813, à midi.« Monsieur le maréchal, je vous transmets copie de la lettre que je viens d’écrire au ministre de la marine relativement à Napoléon. La lecture que vous en prendrez vous fera sentir la nécessité de donner des ordres au général Becker pour qu’il ne se sépare plus de la personne de Napoléon, tant que celui-ci restera en rade. Agréez, etc.
Signé duc d’Otrante »
Copie de la lettre du duc d’Otrante au ministre de la marine.« Monsieur le duc, la commission vous rappelle les instructions qu’elle vous a transmises il y a une heure. Il faut faire exécuter l’arrêté tel que la commission l’avait prescrit hier, et d’après lequel Napoléon Bonaparte restera en rade de l’Île d’Aix jusqu’à l’arrivée des passeports. Il importe au bien de l’État, qui ne saurait lui être indifférent, qu’il y reste jusqu’à ce que son sort et celui de sa famille aient été réglés d’une manière définitive. Tous les moyens seront employés pour que la négociation tourne à sa satisfaction ; l’honneur français y est intéressé ; mais en attendant on doit prendre toutes les précautions possibles pour la sûreté personnelle de Napoléon, et pour qu’il ne quitte point le séjour qui lui est momentanément assigné. Agréez, etc.
Signé le duc d’Otrante »
Le ministre de la guerre à M. le général Becker.Paris, le 27 juin 1815.« J’ai l’honneur de vous transmettre ci-joint un arrêté que la commission du gouvernement vous charge de notifier à l’empereur Napoléon, en faisant observer à Sa Majesté que les circonstances sont tellement impérieuses, qu’il devient indispensable qu’elle se décide à partir pour se rendre à l’Île d’Aix. Cet arrêté, fait observer la commission, a été pris autant pour la sûreté de sa personne que dans l’intérêt de l’État, qui doit toujours lui être cher. Si Sa Majesté ne prenait pas une résolution à la notification de cet arrêté, l’intention de la commission du gouvernement est que la surveillance nécessaire soit exercée pour empêcher l’évasion de Sa Majesté, et prévenir toute tentative contre sa personne. Je vous réitère, monsieur le général, que cet arrêté est pris dans l’intérêt de l’État et pour la sûreté personnelle de l’Empereur, et que la commission du gouvernement considère sa prompte exécution comme indispensable pour le sort futur de Sa Majesté et de sa famille. J’ai l’honneur, etc. »
N.B. Cette lettre est demeurée sans signature, le prince d’Eckmulh, au moment de l’expédier, ayant dit à son secrétaire : « Je ne signerai jamais cette lettre ; signez-la, ce sera assez ; » ce que le secrétaire, à son tour, ne se sentit pas plus la force de faire. A-t-elle été envoyée ou non ? c’est ce que je ne saurais dire. - ↑ Itinéraire de l’Empereur. – Parti le 29 juin et couché à Rambouillet. – Le 30, couché à Tours. – Le 1er juillet, couché à Niort. – Le 2, il part de Niort, et arrive le 3 à Rochefort. – Séjourne jusqu’au 8. – Se rend à bord du Bellérophon le 13.
- ↑ À bord du Northumberland, dans notre traversée pour Sainte-Hélène, l’amiral Cockburn avait mis sa bibliothèque à notre disposition ; il arriva à l’un de nous, feuilletant un volume de l’Encyclopédie britannique, d’y trouver une lettre de la Rochelle, adressée au chef de la croisière anglaise ; elle contenait, mot pour mot, toute notre affaire du bâtiment danois, le moment de son appareillage projeté, son intention, etc. Nous nous passâmes cette lettre de main en main, et la replaçâmes soigneusement. Elle nous apprit peu de choses, nous savions combien il existait d’intelligences du dedans au-dehors ; mais nous trouvions curieux d’en lire une preuve de la sorte. Comment cette lettre se trouvait-elle à bord du Northumberland ? C’est que sans doute le capitaine Maitland, en nous déposant à bord de ce vaisseau, avait remis aussi les pièces qui nous concernaient ; et il est à croire que c’est cette même lettre qui causa tant d’effroi au capitaine Maitland sur l’évasion de l’Empereur, lorsque je me trouvais déjà à son bord.
- ↑ Ce résumé est la dictée même de Napoléon.
- ↑ Quatre ans après la publication du Mémorial et dix ans après l’évènement, le capitaine Maitland a publié la relation de l’embarquement et du séjour de Napoléon à bord de son vaisseau. Parfaitement d’accord avec le Mémorial sur presque tous les points, le capitaine Maitland a différé sur un seul, le peu de bonne foi employé vis-à-vis de nous, dont on était résolu de se rendre maître à tout prix.
C’est ce qu’a fait ressortir d’une manière victorieuse l’un des ornements de notre barreau, M. Barthe, plus tard, après la révolution de 1830, ministre de la justice et garde des sceaux à différentes reprises. - ↑ Il en est une que je puis raconter aujourd’hui. À mon heure accoutumée, l’Empereur, se promenant avec moi dans la galerie du vaisseau, tire de dessous sa veste, tout en traitant un objet étranger à ce qu’il faisait, une espèce de ceinture qu’il me passa en disant : « Gardez-moi cela. » Sans l’interrompre davantage, je la replaçai de la même manière sous mon gilet. Il m’apprit plus tard que c’était un collier de 200 000 fr., que la reine Hortense l’avait forcé de prendre à son départ de la Malmaison. Arrivé à Sainte-Hélène, je parlai plusieurs fois de rendre le collier, sans obtenir un mot de réponse ; m’y étant hasardé de nouveau à Longwood, il me dit assez sèchement : « Vous gêne-t-il ? – Non, Sire. – Eh bien ! gardez-le. » Avec le temps, ce collier, toujours sur moi, ne me quittant jamais, s’identifia en quelque sorte avec ma personne, je n’y songeais plus ; tellement qu’arraché de Longwood, ce ne fut qu’au bout de plusieurs jours, et par le plus grand hasard, qu’il me revint à la pensée, et alors j’en frémis !… Quitter l’Empereur, et le priver d’une telle ressource ! Car comment le lui rendre désormais ? j’étais tenu au secret le plus rigoureux, entouré de geôliers et de sentinelles, nulles communications n’étaient praticables. Je m’évertuais en vain ; le temps courait ; il ne me restait que peu de jours, et rien n’eût égalé mon désespoir de partir de la sorte. Dans cette situation, je risquai le tout pour le tout : un Anglais, à qui j’avais parlé souvent, vint par circonstance particulière, et ce fut sous les yeux mêmes du gouverneur et d’un de ses plus intimes affidés qu’il avait amené avec lui que je me hasardai.« Je vous crois une belle âme, lui dis-je à la dérobée, je vais la mettre à l’épreuve… Rien du reste de nuisible ou de contraire à votre honneur… seulement un riche dépôt à restituer à Napoléon. Si vous l’acceptez, mon fils va le mettre dans votre poche… »
Pour toute réponse, il ralentit son pas ; mon fils nous suivait, je l’avais préparé, et le collier fut glissé presque à la vue des factionnaires. J’ai eu l’inexprimable satisfaction, avant de quitter l’île, de savoir qu’il avait atteint les mains de l’Empereur. De quelles douces sensations le cœur n’est-il pas remué par le souvenir et le récit d’un pareil trait de la part d’un ennemi et dans de telles circonstances ! - ↑ Ce paragraphe s’est trouvé au manuscrit dans un état à me laisser des doutes, et j’ai été sur le point de le supprimer. Toutefois voici ce qui me l’a fait conserver. Que prétends-je ? Principalement laisser des matériaux. Or, indiquer comment je les ai recueillis, dire que je les tiens d’une simple conversation courante, que je puis les avoir défigurés en les saisissant au vol ; en laisser entrevoir les vices possibles, et mettre sur la voie pour y remédier, n’ai-je pas assez rempli mon objet ?
- ↑ À mon retour en Europe, je n’ai pas manqué de m’informer de cet Important dépôt, et je me suis empressé de suggérer au prince Joseph de le faire recopier, pour assurer davantage son existence. Quel a été mon chagrin d’apprendre que ce monument historique était égaré, qu’on ne savait ce qu’il était devenu ! Dans quelles mains pourrait-il être tombé ? Puissent-elles apprécier une telle collection, et la conserver à l’histoire !
N.B. Depuis la première publication de mon Mémorial, voici ce que je trouve à ce sujet dans M. O’Méara, édition de Londres, 1822 pag 416 :
« Le prince Joseph, avant de quitter Rochefort pour l’Amérique, crut prudent de déposer ces papiers précieux entre les mains d’une personne sur l’intégrité de laquelle il avait le droit de compter ; mais il paraît qu’il en a été bassement trahi ; car il y a peu de mois, ces lettres originales ont été apportées à Londres dans l’intention d’en trafiquer pour la somme de 30.000 livres sterling ; ce qui a été immédiatement communiqué aux ministres de Sa Majesté et aux ambassadeurs étrangers. Je tiens de bonne source que l’ambassadeur de Russie a payé 10.000 livres sterling pour racheter les seules lettres de son maître. Parmi divers passages qui m’ont été répétés par ceux qui ont eu la faveur de parcourir les pièces autographes, j’en remarque une du roi de Prusse, écrivant qu’il s’était toujours senti un sentiment paternel pour le Hanovre. En tout il paraît, par ces papiers, que les souverains en général faisaient de vives supplications pour obtenir du territoire. » - ↑ Extrait du registre des baptêmes de la paroisse et cathédrale de Notre-Dame d’Ajaccio, coté et paraphé le 27 avril 1771 par M. François Cuneo, conseiller du roi, juge royal de la province d’Ajaccio (5e feuillet verso).
L’an mil sept cent soixante-et-onze, le vingt-et-un juillet, ont été faites les saintes cérémonies et les prières sur Napoléon, fils né du légitime mariage de M. Charles (fils de Joseph Bonaparte), et de la dame Marie Lætitia, son épouse, lequel avait été ondoyé à la maison, avec la permission du très révérend Lucien Bonaparte, étant né le 15 août mil sept cent soixante-neuf. Ont assisté aux saintes cérémonies, pour parrain, l’illustrissime Laurent Giubica de Calvi, procureur du roi, et pour marraine, la dame Gertrude, épouse du sieur Nicolas Paravicini ; présent le père ; lesquels ont signé avec moi.
Cet extrait a été pris à Ajaccio, en 1822, par Édouard Favand d’Alais, et offert à M. le comte de Las Cases, le 6 septembre 1824, par son oncle, le colonel Boyer Peyreleau.