Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 05

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 305-396).


Chapitre 5.


Fragments de la campagne d’Italie.


J’ai dit plus haut quelque part, dans ce recueil, que je donnerais des fragments de la campagne d’Italie, demeurés en mes mains. Me voilà à la fin d’un mois ; j’en vais placer quelque chose.


Treize vendémiaire.


N.B. Tous les mots en caractère italique sont des corrections faites au manuscrit original, de la main de Napoléon même.


I. Constitution de l’an III — La chute de la municipalité du 31 mai et du parti de Danton, de Robespierre, amena la chute des jacobins et la fin du gouvernement révolutionnaire. Depuis, la Convention fut successivement gouvernée par des factions qui ne surent acquérir aucune prépondérance ; ses principes variaient chaque mois. Une épouvantable réaction affligea l’intérieur de la république. Les domaines cessèrent de se vendre, et le discrédit des assignats croissant chaque jour, les armées se trouvaient sans solde ; les réquisitions et le maximum y avaient seuls maintenu l’abondance. Les magasins se vidèrent ; le pain même du soldat ne fut plus assuré. Le recrutement, dont les lois avaient été exécutées avec la plus grande rigueur sous le gouvernement révolutionnaire, cessa. Les armées continuèrent d’obtenir de grands succès, parce que jamais elles n’avaient été plus nombreuses ; mais les armées éprouvaient des pertes journalières, il n’y avait plus de moyens pour les réparer.

Le parti de l’étranger, qui s’étayait du prétexte du rétablissement des Bourbons, acquérait chaque jour de nouvelles forces. Les salons étaient ouverts, on y discourait sans crainte. Les communications étaient devenues plus faciles avec l’extérieur. La perte de la république se tramait publiquement.

La révolution était vieille ; elle avait froissé bien des intérêts : une main de fer avait pesé sur les individus. Bien des crimes avaient été commis ; ils furent tous relevés avec acharnement, et chaque jour davantage on excita l’animadversion publique contre tous ceux qui avaient gouverné, administré ou participé d’une manière quelconque aux succès de la révolution.

Pichegru avait été gagné : c’était le premier général de la république, fils d’un laboureur de Franche-Comté, et frère minime dans sa jeunesse au collège de Brienne. Il se vendit au parti royal, et lui livra le succès des opérations de son armée.

Les prosélytes des ennemis de la république ne furent pas nombreux dans l’armée ; elle resta fidèle aux principes de la révolution, pour lesquels elle avait versé tant de sang et remporté tant de victoires.

Tous les partis étaient fatigués de la Convention ; elle l’était d’elle-même. Sa mission avait été l’établissement d’une constitution ; elle vit enfin que le salut de la patrie, le sien propre, exigeaient que, sans délai, elle remplît sa principale mission. Elle adopta, le 21 juin 1795, la constitution connue sous le titre de constitution de l’an III. Le gouvernement était confié à cinq personnes, sous le nom de Directoire ; la législature à deux Conseils, dits des Cinq Cents et des Anciens. Cette constitution fut soumise à l’acceptation du peuple réuni en assemblée primaire.


II. Lois additionnelles à la constitution. — L’opinion était généralement répandue qu’il fallait attribuer la chute de la constitution de 91 à la loi de la Constituante, qui excluait ses membres de la législature. La Convention ne tomba pas dans la même faute ; elle joignit à la constitution deux lois additionnelles, par lesquelles elle prescrivit que les deux tiers de la législature nouvelle seraient composés des membres de la Convention, et que les assemblées électorales de départements n’auraient à nommer, pour cette fois, qu’un tiers seulement des deux Conseils. La Convention prescrivit de plus que ces deux lois additionnelles seraient soumises à l’acceptation du peuple, comme parties inséparables de la constitution.

Le mécontentement fut dès lors général. Le parti de l’étranger surtout voyait tous ses projets déjoués par ces dispositions. Il s’était flatté que les deux Conseils auraient été entièrement composés d’hommes neufs et étrangers à la révolution, ou même en partie de ceux qui en avaient été victimes ; et dès lors il espérait d’arriver à la contre-révolution par l’influence même de la législature.

Ce parti ne manquait pas de très bonnes raisons pour cacher les véritables motifs de son mécontentement. Il alléguait que les droits du peuple étaient méconnus, puisque la Convention, qui n’avait eu de mission que pour établir une constitution, usurpait les pouvoirs d’un corps électoral en donnant elle-même à ses membres les pouvoirs d’un corps législatif ; que la preuve que la Convention savait qu’elle agissait contre l’intention du peuple, c’est qu’elle imposait aux assemblées primaires la condition arbitraire de voter à la fois sur l’ensemble de la constitution et ses lois additionnelles. La Convention ne devait vouloir que ce que voulait le peuple. Pourquoi ne laissait-elle pas voter séparément sur la constitution et les lois additionnelles ? c’est qu’elle savait que les lois additionnelles seraient unanimement rejetées. Quant à la constitution en elle-même, elle était préférable sans doute à ce qui existait, et, sur ce point, tous les partis étaient d’accord. Les uns, il est vrai, eussent voulu un président au lieu de cinq directeurs ; les autres auraient désiré un Conseil plus populaire ; mais, en général, on vit cette nouvelle constitution avec plaisir. Quant au parti de l’étranger, qui était dirigé par des comités secrets, il n’attachait aucune importance à des formes de gouvernement qu’il ne voulait pas maintenir ; il n’étudiait dans la constitution que le moyen d’en profiter pour opérer la contre-révolution, et tout ce qui tendait à ôter l’autorité des mains de la Convention et des conventionnels lui était agréable.


III. Les lois additionnelles sont rejetées par les sections de Paris. — Les quarante-huit sections de Paris se réunirent. Ce furent quarante-huit tribunes dans desquelles accoururent les orateurs les plus virulents : La Harpe, Sérizi, Lacretelle jeune, Vaublanc, Regnault, etc. Il fallait peu de talent pour exciter tous les esprits contre la Convention, et plusieurs de ces orateurs en montrèrent beaucoup.

La capitale fut ainsi mise en fermentation. Après le 9 thermidor, on avait organisé la garde nationale. On avait eu en vue d’en éloigner les jacobins, mais on était tombé dans l’excès contraire, et les contre-révolutionnaires s’y trouvaient en assez grand nombre.

Cette garde nationale était de plus de quarante mille hommes, armée et habillée ; elle partagea toute l’exaspération des sectionnaires contre la Convention, et les lois additionnelles furent rejetées dans Paris. Les sections se succédèrent à la barre de la Convention, et y manifestaient hautement leur opinion. La Convention cependant croyait encore que toute cette agitation se calmerait aussitôt que les provinces auraient manifesté leur opinion par l’acceptation de la constitution et des lois additionnelles. Elle croyait pouvoir comparer cette agitation de la capitale à ces commotions si communes à Londres, et dont Rome avait si souvent donné l’exemple au temps des comices. Elle proclama, le 23 septembre, l’acceptation de la constitution et des lois additionnelles par la majorité des assemblées primaires ; mais, dès le lendemain, les sections de Paris nommèrent des députés pour former une assemblée centrale d’électeurs qui se réunirent à l’Odéon.


IV. Résistance armée des sections de Paris. — Les sections avaient mesuré leurs forces, évalué la faiblesse de la Convention : cette assemblée d’électeurs fut une assemblée d’insurgés.

La Convention annula l’assemblée de l’Odéon, la déclara illégale, et ordonna à ses comités de la dissoudre par la force. Le 10 vendémiaire, la force armée se porta à l’Odéon et exécuta cet ordre. Le peuple, rassemblé sur la place de l’Odéon, fit entendre quelques murmures, se permit quelques injures, mais n’opposa aucune résistance.

Le décret de la Convention qui fermait l’Odéon excita l’indignation de toutes les sections. Celle Lepelletier, dont le chef-lieu était au couvent des Filles-Saint-Thomas, paraissait être à la tête de ce mouvement. Un décret de la Convention ordonna que le lieu de ses séances fût fermé, l’assemblée dissoute et la section désarmée.

Le 12 vendémiaire (3 octobre), à sept ou huit heures du soir, le général Menou, accompagné des représentants du peuple, commissaires près de l’armée de l’intérieur, se rendit, avec un corps nombreux de troupes, au lieu des séances de la section Lepelletier pour y faire exécuter le décret de la Convention, Infanterie, cavalerie, artillerie, tout fut entassé dans la rue Vivienne, à l’extrémité de laquelle était le couvent des Filles-Saint-Thomas. Les sectionnaires occupaient les fenêtres des maisons de cette rue ; plusieurs de leurs bataillons se rangèrent en bataille dans la cour du couvent, et la force militaire que commandait le général Menou se trouva compromise.

Le comité de la section s’était déclaré représentant du peuple souverain dans l’exercice de ses fonctions. Il refusa d’obéir aux ordres de la Convention ; et, après une heure d’inutiles pourparlers, le général Menou et les commissaires de la Convention se retirèrent, par une espèce de capitulation, sans avoir désarmé ni dissous ce rassemblement.


V. Menou est destitué du commandement de l’armée de l’intérieur. — La section, demeurée victorieuse, se constitua en permanence, envoya des députations à toutes les autres sections, vanta ses succès, et pressa l’organisation qui pouvait assurer sa résistance. On se prépara à la journée du 13 vendémiaire.

Le général Bonaparte, attache depuis quelques mois à la direction du mouvement des armées de la république, était dans une loge à Feydeau lorsque de ses amis le prévinrent de la scène singulière qui se passait. Il fut curieux d’observer les détails d’un si grand spectacle. Voyant les troupes conventionnelles repoussées, il courut aux tribunes de l’assemblée pour y juger de l’effet de cette nouvelle, et suivre les développements et la couleur qu’on y donnerait.

La Convention était dans la plus grande agitation. Les représentants auprès de l’armée, pour se disculper, se hâtèrent d’accuser Menou. On attribua à la trahison ce qui n’était dû qu’à la malhabileté. Il fut mis en arrestation.

Alors différents représentants se montrèrent successivement à la tribune ; ils peignirent l’étendue du danger : les nouvelles qui, à chaque instant, arrivaient des sections, ne faisaient voir que trop combien il était grand. Chacun des membres proposa le général qui avait sa confiance. Ceux qui avaient été à Toulon, à l’armée d’Italie, et les membres du comité de salut public qui avaient des relations journalières avec Napoléon, le proposèrent comme plus capable que personne de les tirer de ce pas dangereux par la promptitude de son coup d’œil et l’énergie de son caractère. On l’envoya chercher dans la ville.

Napoléon, qui avait tout entendu et savait ce dont il était question, délibéra près d’une demi-heure avec lui-même sur ce qu’il avait à faire. Une guerre à mort éclatait entre la Convention et Paris. Était-il sage de se déclarer, de parler au nom de toute la France ? Qui oserait descendre seul dans l’arène pour se faire le champion de la Convention ? La victoire même aurait quelque chose d’odieux, tandis que la défaite vouerait pour jamais à l’exécration des races futures.

Comment se dévouer ainsi à être le bouc émissaire de tant de crimes auxquels on fut étranger ! Pourquoi s’exposer bénévolement à aller grossir en peu d’heures le nombre de ces noms qu’on ne prononce qu’avec horreur ?

Mais, d’un autre côté, si la Convention succombe, que deviennent les grandes vérités de notre révolution ? Nos nombreuses victoires, notre sang si souvent versé, ne sont plus que des actions honteuses. L’étranger, que nous avons tant vaincu, triomphe et nous accable de son mépris… Un entourage insolent et dénaturé reparaît triomphant avec lui ; il nous reproche nos crimes, exerce sa vengeance, et nous gouverne en ilotes par la main de cet étranger.

Ainsi la défaite de la Convention ceindrait le front de l’étranger, et scellerait la honte et l’esclavage de la patrie.

« Ce sentiment, vingt-cinq ans, la confiance en ses forces, sa destinée !… » Il se décida, et se rendit au comité, auquel il peignit vivement l’impossibilité de pouvoir diriger une opération aussi importante avec trois représentants qui, dans le fait, exerçaient tous les pouvoirs et gênaient toutes les opérations du général ; il ajouta qu’il avait été témoin de l’évènement de la rue Vivienne, que les commissaires avaient été les plus coupables ; et s’étaient pourtant trouvés au sein de l’assemblée des accusateurs triomphants.

Frappé de ces raisons, mais dans l’impossibilité de destituer les commissaires sans une longue discussion dans l’assemblée, le comité, pour tout concilier, car on n’avait pas de temps à perdre, détermina de prendre le général dans l’assemblée même. Dans cette vue, il proposa Barras à la Convention comme général en chef, et donna le commandement à Napoléon, qui, par là, se trouvait débarrassé des trois commissaires, sans qu’ils eussent à se plaindre.

Aussitôt que Napoléon se trouva chargé du commandement des forces qui devaient protéger l’assemblée, il se transporta dans un des cabinets des Tuileries où était Menou, afin d’obtenir de lui les renseignements nécessaires sur les forces et la position des troupes et celle de l’artillerie. L’armée n’était que de cinq mille hommes de toutes armes, avec quarante pièces de canon, alors aux Sablons, sous la garde de quinze hommes ; il était une heure après minuit. Napoléon expédia aussitôt un chef d’escadron du 21e de chasseurs (Murat), avec trois cents chevaux, pour se rendre, en toute diligence, aux Sablons, et ramener l’artillerie au jardin des Tuileries. Un moment plus tard, il n’était plus temps. Cet officier arrivant à deux heures aux Sablons, s’y trouva avec la tête d’une colonne de la section Lepelletier qui venait saisir le parc ; mais il était à cheval ; on était en plaine : la section se retira ; et à six heures du matin les quarante pièces entrèrent aux Tuileries.


VI. Dispositions d’attaque et défense des Tuileries. — Depuis six heures jusqu’à neuf, Napoléon courut tous les postes, et plaça cette artillerie à la tête du pont Louis XVI, du pont Royal, de la rue de Rohan, au cul-de-sac Dauphin, dans la rue Saint-Honoré, au Pont-Tournant, etc., etc. ; il en confia la garde à des officiers sûrs. La mèche était allumée partout, et la petite armée distribuée aux différents postes, ou en réserve au jardin et au Carrousel.

La générale battait par tout Paris, et les gardes nationales se formaient à tous les débouchés, cernant ainsi le palais et les jardins. Leurs tambours portaient l’audace jusqu’à venir battre la générale sur le Carrousel et sur la place Louis XV.

Le danger était imminent, quarante mille gardes nationaux bien armés, organisés depuis longtemps, se présentaient animés contre la Convention ; les troupes de ligne, chargées de la défendre, étaient peu nombreuses, et pouvaient être facilement entraînées par le sentiment de la population qui les environnait. La Convention, pour accroître ses forces, donna des armes à quinze cents individus dits les patriotes de 89. C’étaient des hommes qui, depuis le 9 thermidor, avaient perdu leurs emplois, et quitté leurs départements où ils étaient poursuivis par l’opinion. On en forma trois bataillons, que l’on confia au général Berruyer. Ces hommes se battirent avec la plus grande valeur. Ils entraînèrent la troupe de ligne, et furent pour beaucoup dans le succès de la journée.

Un comité de quarante membres, sous la présidence de Cambacérès, et composé du comité de salut public et de sûreté générale, dirigeait toutes les affaires. On discutait beaucoup, on ne décidait rien, et le danger devenait à chaque instant plus pressant.

Les uns voulaient qu’on posât les armes, et qu’on reçût les sectionnaires comme les sénateurs romains avaient reçu les Gaulois. D’autres voulaient qu’on se retirât sur les hauteurs de Saint-Cloud, au camp de César, pour y être joint par l’armée des côtes de l’Océan. D’autres voulaient qu’on envoyât des députations aux quarante-huit sections pour leur faire diverses propositions. Pendant ces vaines discussions, et à deux heures après midi, un nommé Lafond déboucha sur le Pont-Neuf, venant de la section Lepelletier, à la tête de trois ou quatre bataillons, dans le temps qu’une autre colonne de même force venait de l’Odéon à sa rencontre : ils se réunirent sur la place Dauphine.

Le général Cartaux, qui avait été placé au Pont-Neuf avec quatre cents hommes et quatre pièces de canon, ayant l’ordre de défendre les deux côtés du pont, quitta son poste, et se replia sous les guichets. En même temps un bataillon de gardes nationaux venait occuper le jardin de l’Infante : il se disait affectionné à la Convention, et pourtant saisissait ce poste sans ordres. D’un autre côté, Saint-Roch, le Théâtre-Français et l’hôtel de Noailles étaient occupés en force par la garde nationale. Les postes opposés n’étaient séparés que de douze à quinze pas. Les sectionnaires envoyaient des femmes à chaque instant, ou se présentaient eux-mêmes, sans armes et les chapeaux en l’air, pour fraterniser avec la ligne.


VII. Combat du 13 vendémiaire. — À chaque instant les affaires empiraient.

À trois heures, Danican, général des sections, envoya un parlementaire sommer la Convention d’éloigner les troupes qui menaçaient le peuple, et de désarmer les terroristes. Ce parlementaire traversa les postes les yeux bandés, avec toutes les formes de la guerre. Il fut introduit ainsi au milieu du comité des quarante, qu’il émut beaucoup par ses menaces : on le renvoya vers les quatre heures. La nuit approchait, il n’était pas douteux qu’elle ne dût être favorable aux sectionnaires, vu le grand nombre. Ils pouvaient se faufiler de maison en maison, dans toutes les avenues des Tuileries, déjà étroitement bloquées. À peu près à la même heure, on apporta dans la salle de la Convention sept cents fusils, des gibernes et des cartouches pour armer les conventionnels eux-mêmes comme corps de réserve ; ce qui en alarma plusieurs qui ne comprirent qu’alors la grandeur du danger où ils étaient.

Enfin, à quatre heures un quart, des coups de fusils furent tirés de l’hôtel de Noailles, où s’étaient introduits les sectionnaires, les balles arrivaient jusqu’au perron des Tuileries. Au même moment la colonne Lafond déboucha par le quai Voltaire, marchant sur le pont Royal. Alors on donna l’ordre aux batteries de tirer. Une pièce de huit, au cul-de-sac Dauphin, commença le feu, et servit de signal pour tous les postes. Après plusieurs décharges, Saint-Roch fut enlevé. La colonne Lafond, prise en tête et en écharpe par l’artillerie placée sur le quai, à la hauteur du guichet du Louvre, et à la tête du pont Royal, fut mise en déroute. La rue Saint-Honoré, la rue Saint-Florentin et les lieux adjacents furent balayés. Une centaine d’hommes essayèrent de résister, au Théâtre de la République ; quelques obus les délogèrent en un instant : à six heures tout était fini.

Si l’on entendait dans la nuit, de loin en loin, quelques coups de canon, c’était pour empêcher les barricades que quelques habitants avaient cherché à établir avec des tonneaux.

Il y eut environ deux cents tués ou blessés du côté des sectionnaires, et presque autant du côté des conventionnels ; la plus grande partie de ceux-ci, aux portes de Saint-Roch.

Trois représentants, Fréron, Louvet et Sieyes montrèrent de la résolution.

La section des Quinze-Vingts, faubourg Saint-Antoine, est la seule qui ait fourni deux cent cinquante hommes à la Convention ; tant ses dernières oscillations politiques lui avaient indisposé toutes les classes ; toutefois, si les faubourgs ne se levèrent point en sa faveur, du moins ils n’agirent pas non plus contre elle. Il est faux qu’on ait fait tirer à poudre au commencement de l’action ; cela n’eût servi qu’à enhardir les sectionnaires et à compromettre les troupes ; mais il est vrai que le combat une fois engagé, le succès n’étant plus douteux, alors on ne tira plus qu’à poudre.


VIII. Le 14 vendémiaire. — Il existait encore des rassemblements de la section Lepelletier.

Le 14, au matin, des colonnes débouchèrent contre eux, par les boulevards, la rue de Richelieu et le Palais-Royal. Des canons avaient été placés aux principales avenues. Les sectionnaires furent promptement délogés, et le reste de la journée fut employé à parcourir la ville, à visiter les chefs-lieux des sections, à ramasser les armes et à lire des proclamations. Le soir tout était rentré dans l’ordre, et Paris se trouvait parfaitement tranquille.

Lorsque, après ce grand évènement, les officiers de l’armée de l’intérieur furent présentés en corps à la Convention, celle-ci, par acclamation, nomma Napoléon général en chef de cette armée, Barras ne pouvant cumuler plus longtemps le titre de représentant avec des fonctions militaires.

Le général Menou fut traduit à un conseil de guerre ; on voulait sa mort. Le général en chef le sauva en disant aux juges que si Menou méritait la mort, les trois représentants qui avaient dirigé les opérations et parlementé avec les sectionnaires la méritaient aussi ; que la Convention n’avait qu’à mettre en jugement les trois membres, et qu’alors on jugerait Menou. L’esprit de corps fut plus puissant que la voix des ennemis de Menou.

La même commission condamna plusieurs individus à mort par contumace, entre autres Vaublanc. Le nommé Lafond fut le seul exécuté. Ce jeune homme avait montré beaucoup de courage dans l’action ; la tête de sa colonne, sur le pont Royal, se reforma trois fois sous la mitraille avant de se disperser tout à fait. C’était un émigré, il n’y eut pas moyen de le sauver, quelque désir que l’on eût : l’imprudence de ses réponses déjoua constamment les bonnes intentions de ses juges.


IX. Napoléon commande en chef l’armée de l’intérieur. — Après le 13 vendémiaire, Napoléon eut à organiser la garde nationale, qui était un objet de la plus haute importance, comptant alors jusqu’à cent quatre bataillons.

Il forma en même temps la garde du Directoire, et réorganisa celle du Corps Législatif. Ces mêmes éléments se trouvèrent précisément dans la suite une des causes de son succès à la fameuse journée du 18 brumaire. Il avait laissé de tels souvenirs parmi ces corps, qu’à son retour d’Égypte, bien que le Directoire eût recommandé à ses soldats de ne point lui rendre d’honneurs militaires qu’il ne fût en grand uniforme, rien ne put les empêcher de battre au champ, de quelque manière qu’il parût.

Le peu de mois que Napoléon commanda l’armée de l’intérieur se trouvèrent remplis de difficultés et d’embarras. Ce furent, l’installation d’un gouvernement nouveau, dont les membres étaient divisés entre eux et souvent en opposition avec les Conseils ; une fermentation sourde parmi les anciens sectionnaires qui composaient la majorité de Paris ; la turbulence active des jacobins, qui se reformaient sous le nom de société du Panthéon ; les agents des étrangers et ceux du royalisme, qui formaient un parti puissant ; le discrédit des finances et du papier-monnaie, qui mécontentait les troupes à l’extrême ; mais, plus que tout cela encore, l’horrible famine qui à cette époque, désola la capitale.

Dix ou douze fois les subsistances manquèrent, et les faibles distributions journalières que le gouvernement avait été contraint d’établir furent interrompues. Il fallait une activité, une dextérité peu communes pour surmonter tant d’obstacles et maintenir le calme dans la capitale, en dépit de circonstances fâcheuses et si graves.

La société du Panthéon donnait chaque jour plus d’inquiétudes au Directoire. La police n’osait aborder cette société de front. Le général en chef fit mettre le scellé sur le lieu de ses assemblées, et les membres ne bougèrent plus tant qu’il demeura présent. Ce ne fut qu’après son départ qu’ils parurent de nouveau, sous l’influence de Babeuf, Antonelle et autres, et éclatèrent au camp de Grenelle.

Il eût souvent à haranguer à la halle, dans les rues, aux sections et dans les faubourgs ; et une remarque singulière à ce sujet, c’est que, dans toutes les parties de la capitale, le faubourg Saint-Antoine est celui qu’il a toujours trouvé le plus facile à entendre raison et à recevoir des impulsions généreuses.

Ce fut pendant le commandement de Paris que Napoléon fit la connaissance de madame de Beauharnais.

On avait exécuté le désarmement général des sections. Il se présenta à l’État-Major un jeune homme de dix à douze ans, qui vint supplier le général en chef de lui faire rendre l’épée de son père, qui avait été général de la république. Ce jeune homme était Eugène de Beauharnais, depuis vice-roi d’Italie. Napoléon, touché de la nature de sa demande et des grâces de son âge, lui accorda ce qu’il demandait : Eugène se mit à pleurer en voyant l’épée de son père. Le général en fut touché, et lui témoigna tant de bienveillance, que madame de Beauharnais se crut obligée de venir le lendemain lui en faire des remerciements : Napoléon s’empressa de lui rendre sa visite.

Chacun connaît la grâce extrême de l’impératrice Joséphine, ses manières douces et attrayantes. La connaissance devint bientôt intime et tendre, et ils ne tardèrent pas à se marier.


X. Napoléon est nommé général en chef de l’armée d’Italie. — On reprochait à Scherer, commandant de l’armée d’Italie, de ne pas avoir su profiter de sa bataille de Loano ; depuis on était peu satisfait de sa conduite. On voyait à son quartier-général de Nice beaucoup plus d’employés que de militaires. Ce général demandait de l’argent pour solder ses troupes et réorganiser les différents services ; il demandait des chevaux pour remplacer les siens qu’on avait laissés périr faute de subsistance : le gouvernement ne pouvait donner ni l’un ni l’autre ; on lui fit des réponses dilatoires ; on l’amusa par de vaines promesses. Il fit connaître alors que si l’on tardait davantage, il serait obligé d’évacuer la rivière de Gênes, de revenir sur la Roya, et peut-être même de repasser le Var. Le Directoire résolut de le remplacer.

Un jeune général de vingt-cinq ans ne pouvait rester plus longtemps à la tête de l’armée de l’intérieur. Le sentiment de ses talents et la confiance que l’armée d’Italie avait en lui le désignaient comme seul capable de la tirer de la fâcheuse situation où elle se trouvait. Les conférences qu’il eut avec le Directoire à ce sujet, et les projets qu’il lui présenta ne laissèrent plus aucun doute. Il partit pour Nice, et le général Hatri, âgé de soixante ans, vint de l’armée de Sambre-et-Meuse le remplacer à l’armée de l’intérieur, laquelle avait perdu son importance, depuis que la crise des subsistances était passée et que le gouvernement se trouvait assis.


Bataille de Montenotte. — Depuis l’arrivée du général en chef à Nice, le 28 mars 1796, jusqu’à l’armistice de Cherasque, le 28 avril suivant : espace d’un mois.


I. Plan de campagne pour entrer en Italie en tournant les Alpes. — Le roi de Sardaigne, que sa position géographique et militaire a fait appeler le portier des Alpes, avait en 1796 des forteresses à l’issue de toutes les gorges qui conduisent en Piémont. Si l’on eût voulu pénétrer en Italie, en forçant les Alpes, il eut fallu s’emparer de ces forteresses ; or, les routes ne permettaient pas le transport de l’artillerie de siège : d’ailleurs les montagnes sont couvertes de neige les trois quarts de l’année ; ce qui ne laisse que très peu de temps pour le siège de ces places. On conçut l’idée de tourner les Alpes, et d’entrer en Italie précisément au point où cessent ces hautes montagnes, et où les Apennins commencent. Le Saint-Gothard est le col le plus élevé des Alpes. À partir de ce col, les autres vont toujours en baissant. Ainsi le Saint-Gothard est plus haut que le Brenner ; celui-ci, que les montagnes de Cadore ; les montagnes de Cadore, que le col de Tarvis et les montagnes de la Carniole. De l’autre côté, le Saint-Gothard est plus haut que le Simplon ; le Simplon plus haut que le Saint-Bernard ; le Saint-Bernard plus haut que le Mont-Cénis ; le Mont-Cénis plus haut que le col de Tende. Depuis celui-ci, les Alpes continuent de baisser toujours, et finissent enfin aux montagnes Saint-Jacques, près Savone, où commencent les Apennins. Alors la chaîne de l’Apennin se relève, et va toujours en augmentant par un mouvement inverse ; de sorte que la Bochetta, les cols voisins, ceux qui séparent la Ligurie des États de Parme, la Toscane du Modenais, du Bolonais, vont toujours en s’élevant. La vallée de la Madone de Savone, et les mamelons de Saint-Jacques et de Montenotte sont donc tout à la fois les points les plus abaissés des Alpes et des Apennins, celui où finissent les uns et où les autres commencent.

Savone, port de mer et place forte, se trouvait placée pour servir tout à la fois de magasin et de point d’appui. De cette ville à la Madone, le chemin est une chaussée ferrée de trois milles, et de la Madone à la Carcari il y a quatre ou cinq autres milles. Ce dernier intervalle pourrait être rendu praticable à l’artillerie en peu de jours. À Carcari l’on trouve des chemins de voiture qui conduisent dans l’intérieur du Piémont et du Montferrat.

Ce point était le seul par où l’on pût entrer en Italie sans trouver de montagnes ; les élévations du terrain y sont si peu de chose qu’on a conçu plus tard, sous l’Empire, le projet d’un canal qui aurait joint l’Adriatique à la Méditerranée, à l’aide du Pô et d’une branche de la Bormida, dont la source part des hauteurs qui avoisinent Savone.

En pénétrant en Italie par les sources de la Bormida, on pouvait se flatter de séparer et de désunir les armées sardes et autrichiennes, puisque de là on menaçait également la Lombardie et le Piémont. On pouvait marcher sur Milan comme sur Turin. Les Piémontais avaient intérêt à couvrir Turin, et les Autrichiens à couvrir Milan.


II. État des deux armées. — L’armée ennemie était commandée par le général Beaulieu, officier distingué, qui avait acquis de la réputation dans les campagnes du Nord. Cette armée se trouvait munie de tout ce qui pouvait la rendre redoutable. L’armée française, au contraire, manquait de tout, et son gouvernement ne pouvait rien lui donner. L’armée des alliés se composait d’Autrichiens, de Sardes, de Napolitains : ils se trouvaient déjà triples de l’armée française, et devaient s’accroître encore successivement des forces du pape, de Naples, de celles de Modène et de Parme.

Cette armée se divisait en deux grands corps : l’armée active autrichienne, composée de quatre divisions, d’une forte artillerie et d’une nombreuse cavalerie, accrue d’une division napolitaine, formant un total de soixante mille hommes sous les armes. L’armée active de Sardaigne, composée de trois divisions piémontaises, d’une division autrichienne ayant quatre mille chevaux, était commandée par le général autrichien Colli, qui lui-même était aux ordres du général Beaulieu. Le reste des forces sardes tenait garnison dans les places, ou défendait les cols opposés à l’armée française des Alpes : elles étaient commandées par le duc d’Aoste. L’armée française était composée de quatre divisions actives, sous les généraux Masséna, Augereau, Laharpe et Serrurier : chacune de ces divisions pouvait, l’une portant l’autre, présenter six à sept mille hommes sous les armes. La cavalerie, de trois mille chevaux, était dans le plus mauvais état, quoiqu’elle eut été longtemps sur le Rhône pour se refaire ; mais elle y avait manqué de subsistances. L’arsenal d’Antibes et celui de Nice étaient bien pourvus, mais on manquait de moyens de transports : tous les chevaux de trait avaient péri de misère. La pénurie des finances était telle en France, que, malgré tous les efforts du gouvernement, on ne put donner que deux mille louis en espèces au trésor de l’armée pour l’ouverture de la campagne ; il n’y avait donc rien à espérer de la France. Toutes les ressources désormais ne pouvaient s’attendre que de la victoire. Ce n’était que dans les plaines d’Italie que l’on pouvait organiser les transports, atteler l’artillerie, habiller les soldats, monter la cavalerie. On conquérait tout cela, si l’on forçait l’entrée de l’Italie. L’armée française n’avait guère à la vérité que trente mille hommes, et on lui en présentait plus de quatre-vingt-dix mille. Si ces deux armées eussent eu à lutter dans une bataille générale, sans doute l’infériorité du nombre de l’armée française et son infériorité en artillerie et cavalerie ne lui eussent pas permis de résister ; mais ici on pouvait suppléer au nombre par la rapidité des marches ; à l’artillerie, par la nature des manœuvres au manque de cavalerie, par la nature des positions ; et le moral de nos troupes était excellent : tous les soldats avaient fait les autres campagnes d’Italie ou celles des Pyrénées.


III. Napoléon arrive à Nice. — Napoléon arriva à Nice du 26 au 29 mars. Le tableau de l’armée, qui lui fut présenté par Scherer, se trouva pire encore que tout ce qu’il avait pu s’imaginer. Le pain était mal assuré, depuis longtemps il ne se faisait plus de distributions de viande ; il ne fallait compter que sur deux cents mulets pour les transports, et l’on ne devait pas songer à conduire plus de douze pièces de canon : chaque jour la position empirait. Il ne fallait pas perdre un instant, l’armée ne pouvait plus vivre où elle était, il fallait avancer ou reculer.

Le général français donna des ordres pour que son armée se mît mouvement. Il voulait surprendre l’ennemi dès le début de la campagne, et l’étourdir par des succès éclatants et décisifs.

Le quartier-général n’avait jamais quitté Nice depuis le commencement de la guerre : il reçut l’ordre de se rendre à Albenga. Depuis longtemps toutes les administrations se regardaient comme à poste fixe, et s’occupaient bien plus des commodités de la vie que des besoins de l’armée. Le général français passa la revue des troupes et leur dit : « Soldats ! vous êtes nus, mal nourris ; on nous doit beaucoup, on ne peut rien nous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers, sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire. Je viens vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir, et là, vous aurez richesses, honneurs et gloire. Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage ? »

Ces discours, un jeune général de vingt-cinq ans, en qui la confiance était déjà grande par les opérations brillantes de Toulon, de Saorgio, de Savone, dirigées par lui les années précédentes, étaient accueillis par de vives acclamations.

En voulant tourner toutes les Alpes et entrer en Italie par le col de Cadibonne, il fallait que toute l’armée se rassemblât sur son extrême droite : opération dangereuse, si les neiges n’eussent pas alors couvert les débouchés des Alpes. Le passage de l’ordre défensif à l’ordre offensif est une des opérations les plus délicates. Serrurier fut placé à Garezzio, avec sa division, pour observer les camps que Colli avait sur Ceva. Masséna et Augereau furent placés en réserve à Loano, Finale, et jusqu’à Savone. Laharpe marcha pour menacer Gênes ; son avant-garde, commandée par Cervoni, occupa Voltri. Au même moment, le général en chef fit demander au sénat de Gênes le passage de la Bochetta et les clefs de Gavi, annonçant ainsi qu’il voulait pénétrer en Lombardie, et appuyer ses opérations sur la ville de Gênes. La rumeur fut extrême à Gênes ; les conseils se mirent en permanence.


IV. Bataille de Montenotte, 11 avril. — Beaulieu, alarmé, court en toute hâte de Milan au secours de Gênes. Il porte son quartier-général à Novi, partage son armée en trois corps : la droite, sous les ordres de Colli, composée de Piémontais, eut son quartier-général à Ceva ; elle fut chargée de la défense de la Stura et du Tanaro. Le centre, sous les ordres de d’Argenteau, marche sur Montenotte, pour couper l’armée française en tombant sur son flanc gauche, et lui intercepter, à Savone, la route de la Corniche. De sa personne, Beaulieu, avec sa gauche, couvre Gênes et marche sur Voltri. Au premier aspect, ces dispositions paraissaient bien entendues ; mais, en étudiant mieux les circonstances du pays, on découvre que Beaulieu divisait ses forces, puisque toute communication directe était impraticable entre son centre et sa gauche, autrement que par derrière les montagnes ; tandis que l’armée française, au contraire, était placée de manière à se réunir en peu d’heures, et tomber en masse sur l’un ou l’autre des corps ennemis ; et, l’un d’eux fortement battu, l’autre était dans l’absolue nécessité de se retirer.

Le général d’Argenteau, commandant le centre de l’armée ennemie, vint camper à Montenotte-Inférieure, le 9 avril. Le 10, il marcha sur Monte-Legino, pour déboucher par la Madone. Le colonel Rampon, qui avait été chargé de la garde des trois redoutes de Monte-Legino, ayant eu avis de la marche de l’ennemi, poussa une forte reconnaissance à sa rencontre. Sa reconnaissance fut ramenée depuis midi jusqu’à deux heures, qu’elle rentra dans les redoutes. D’Argenteau essaya de les enlever d’emblée ; il fut repoussé dans trois attaques consécutives : il y renonça. Comme ses troupes étaient fatiguées, il prit position, et remit au lendemain à tourner ces redoutes pour les faire tomber. Beaulieu, de son côté, déboucha le 9 sur Gênes. Toute la journée du 10, Laharpe se trouva engagé avec ses avant-gardes en avant de Voltri, pour lui disputer les gorges et le contenir. Mais le 10 au soir, il se replia sur Savone, et le 11, à la pointe du jour, il se trouvait, avec toute sa division, derrière Rampon et les redoutes de Monte-Legino. Dans cette même nuit du 10 au 11, le général en chef marcha avec les divisions Masséna et Augereau, par le col Cadibonne, et déboucha derrière Montenotte. À la pointe du jour, d’Argenteau, enveloppé de tous côtés, fut attaqué en tête par Rampon et Laharpe, en queue et en flanc par le général en chef. La déroute fut complète ; tout le corps de d’Argenteau fut écrasé, dans le même temps que Beaulieu se présentait à Voltri, où il ne trouvait plus personne. Ce ne fut que dans la journée du 11 que le général apprit le désastre de Montenotte et l’entrée des Français dans le Piémont. Il lui fallut alors replier en toute hâte ses troupes sur elles-mêmes, et repasser les mauvais chemins où les dispositions de son plan l’avaient forcé de se jeter. Il s’ensuivit que, trois jours après, à la bataille de Millésimo, une partie seule de ses troupes put arriver à temps.


V. Bataille de Millésimo, 14 avril. — Le 12, le quartier-général de l’armée française était à Carcari ; l’armée battue s’était retirée : les Piémontais sur Millésimo, et les Autrichiens sur Dégo.

Ces deux positions étaient liées par une division piémontaise qui devait occuper les hauteurs de Biestro.

À Millésimo, les Piémontais se trouvaient à cheval sur le chemin qui couvre le Piémont : ils furent rejoints par Colli avec tout ce qu’il put tirer de la droite.

À Dégo, les Autrichiens occupaient la position qui défend le chemin d’Acqui, route directe du Milanais ; ils furent successivement rejoints par tout ce que Beaulieu put ramener de Voltri : ils se trouvaient là en position de recevoir tous les renforts que pourrait leur fournir la Lombardie. Ainsi les deux grands débouchés du Piémont et du Milanais étaient couverts : l’ennemi se flattait d’avoir le temps de s’y établir et de s’y retrancher.

Quelque avantageuse que nous ait été la bataille de Montenotte, l’ennemi avait trouvé dans la supériorité du nombre de quoi réparer ses pertes ; mais, le surlendemain 14, la bataille de Millésimo nous ouvrit les deux routes de Turin et de Milan.

Augereau, formant la gauche de l’armée française, marcha sur Millésimo ; Masséna, avec le centre, se porta sur Dégo, et Laharpe, commandant la droite, cheminait sur les hauteurs de Cairo. L’ennemi avait appuyé sa droite, en faisant occuper le mamelon de Cosseria qui domine les deux branches de la Bormida ; mais dès le 13 le général Augereau, qui n’avait pas donné à la bataille de Montenotte, poussa la droite de l’ennemi avec tant d’impétuosité qu’il lui enleva les gorges de Millésimo, et cerna le mamelon de Cosseria. Provera, avec son arrière-garde, forte de deux mille hommes, fut coupé. Dans une position aussi désespérée, il paya d’audace ; ce général se réfugia dans un vieux castel ruiné et s’y barricada. De cette hauteur, il voyait la droite de l’armée sarde qui faisait des dispositions pour la bataille du lendemain, où il espérait être dégagé. Toutes les troupes de Colli, du camp de Ceva, devaient être arrivées dans la nuit. On sentait donc l’importance de s’emparer, dans la journée, du château de Cosseria ; mais ce poste était fort ; on y échoua. Le lendemain les deux armées en vinrent aux mains. Masséna et Laharpe enlevèrent Dégo après un combat opiniâtre ; Ménars et Joubert, les hauteurs de Biestro. Toutes les attaques de Colli pour dégager Cosseria furent vaines ; il fut battu et poursuivi l’épée dans les reins : alors Provera dut poser les armes. L’ennemi, vivement poursuivi dans les gorges de Spigno, y laissa une partie de son artillerie, beaucoup de drapeaux et de prisonniers. La séparation des deux armées autrichienne et sarde fut dès lors bien marquée. Beaulieu porta son quartier-général à Acqui, route du Milanais, et Colli se porta à Ceva, pour s’opposer à la jonction de Serrurier et couvrir Turin.


VI. Combat de Dégo, 15 août. — Cependant une division de grenadiers autrichiens, qui avait été dirigée de Voltri par Sassello, arriva à trois heures du matin à Dégo. La position n’était plus occupée que par des avant-gardes. Ces grenadiers enlevèrent donc facilement le village, et l’alarme fut grande au quartier-général français, où l’on avait peine à comprendre comment les ennemis pouvaient être à Dégo, lorsque nous avions des avant-postes sur la route d’Acqui. Après deux heures d’un combat très chaud, Dégo fut repris, et la division ennemie presque entièrement prisonnière.

Nous perdîmes dans ces affaires le général Banel à Millésimo, et le général Causse à Dégo. Ces deux officiers étaient de la bravoure la plus brillante ; ils venaient tous les deux de l’armée des Pyrénées-Orientales, et il était à remarquer que les officiers qui arrivaient de cette armée montraient une impétuosité et un courage des plus distingués. C’est dans le village de Dégo que Napoléon distingua, pour la première fois, un chef de bataillon qu’il fit colonel ; c’était Lannes qui, depuis, fut maréchal de l’empire, duc de Montebello, et déploya les plus grands talents. On le verra constamment dans la suite prendre la plus grande part à tous les évènements militaires.

Le général français dirigea alors ses opérations sur Colli et le roi de Sardaigne, et se contenta de tenir les Autrichiens en échec. Laharpe fut placé en observation près de Dégo, pour garantir nos derrières et tenir en respect Beaulieu, qui, très affaibli, ne s’occupait plus qu’à rallier et réorganiser les débris de son armée. La division Laharpe, obligée de demeurer plusieurs jours dans cette position, s’y trouva vivement tourmentée par le défaut de subsistances, vu le manque de transports et l’épuisement du pays où avaient séjourné tant de troupes ; ce qui donna lieu à quelques désordres.

Serrurier, instruit à Garessio des batailles de Montenotte et de Millésimo, se mit en mouvement, s’empara de la hauteur de Saint-Jean, et entra dans Ceva le même jour qu’Augereau arrivait sur les hauteurs de Montezemoto. Le 17, après quelques légères affaires, Colli évacua le camp retranché de Ceva, les hauteurs de Montezemoto, et se retira derrière la Cursaglia. Le même jour, le général en chef porta son quartier-général à Ceva. L’ennemi y avait laissé toute son artillerie qu’il n’avait pas eu le temps d’emmener, et s’était contenté de laisser garnison dans le château.

Ce fut un spectacle sublime que l’arrivée de l’armée sur les hauteurs de Montezemoto ; de là se découvraient les immenses et fertiles plaines du Piémont. Le Pô, le Tanaro et une foule d’autres rivières serpentaient au loin ; une ceinture blanche de neige et de glace, d’une prodigieuse élévation, cernait à l’horizon ce riche bassin de la terre promise. Ces gigantesques barrières, qui paraissaient les limites d’un autre monde, que la nature s’était plu à rendre si formidables, auxquelles l’art n’avait rien épargné, venaient de tomber comme par enchantement. « Annibal a forcé les Alpes, dit le général français en fixant ses regards sur ces montagnes ; nous, nous les aurons tournées. » Phrase heureuse qui exprimait en deux mots la pensée et le résultat de la campagne.

L’armée passa le Tanaro. Pour la première fois, nous nous trouvions absolument en plaine, et la cavalerie put alors nous être de quelque secours. Le général Stengel, qui la commandait, passa la Cursaglia à Lezegno, et battit la plaine. Le quartier-général fut porté au château de Lezegno, sur la droite de la Cursaglia, près de l’endroit où elle se jette dans le Tanaro.


VII. Combat de Saint-Michel, bataille de Mondovi, 20 et 22 avril. — Le général Serrurier réunit ses forces à Saint-Michel. Le 20, il passe le pont de Saint-Michel en même temps que Masséna passait le Tanaro pour attaquer les Piémontais. Mais Colli, jugeant le danger de sa position, abandonna le confluent des deux rivières, marcha lui-même pour prendre position à Mondovi. Il se trouva, par une circonstance fortuite, avec ses forces, précisément devant Saint-Michel, comme le général Serrurier débouchait du pont. Il fit halte, lui opposa des forces supérieures et le força de se replier. Serrurier se fût pourtant maintenu dans Saint-Michel, si un de ses régiments d’infanterie légère ne se fût livré au pillage. Le général français déboucha, le 22, par le pont de Torre, et se porta sur Mondovi. Colli y avait déjà élevé quelques redoutes, et s’y est trouvé en position ; sa droite à Notre-Dame de Vico, et son centre à la Bicoque. Dans la journée même, Serrurier enleva la redoute de la Bicoque, et décida de la bataille, qui a pris le nom de Mondovi. Cette ville et tous ses magasins tombèrent au pouvoir du vainqueur.

Le général Stengel, qui s’était trop éloigné en plaine avec un millier de chevaux, fut attaqué par les Piémontais, doubles en force. Il fit toutes les dispositions qu’on devait attendre d’un général consommé, et opérait sa retraite sur ses renforts, lorsque, dans une charge, il tomba blessé à mort d’un coup de pointe. Le général Murat, à la tête de la cavalerie, repoussa les Piémontais et les poursuivit à son tour pendant quelques heures. Le général Stengel, Alsacien, était un excellent officier de hussards : il avait servi sous Dumouriez aux campagnes du Nord, était adroit, intelligent, alerte ; il réunissait les qualités de la jeunesse à celles de l’âge avancé ; c’était un vrai général d’avant-postes. Deux ou trois jours avant sa mort, il était entré le premier dans Lezegno. Le général français y arriva quelques heures après, et, quelque chose dont il eût besoin, tout était prêt. Les défilés, les gués avaient été reconnus ; des guides étaient assurés ; le curé, le maître de poste avaient été interrogés ; des intelligences étaient déjà liées avec les habitants ; des espions étaient envoyés dans plusieurs directions ; les lettres de la poste saisies, et celles qui pouvaient donner des renseignements militaires, traduites et analysées ; toutes les mesures étaient prises pour former des magasins de subsistances, pour rafraîchir la troupe. Malheureusement Stengel avait la vue basse, défaut essentiel dans sa profession, qui lui devint funeste, et contribua à sa mort.

Après la bataille de Mondovi, le général en chef marcha sur Cherasque ; Serrurier se porta sur Fossano, et Augereau sur Alba.


VIII. Prise de Cherasque, 25 avril. — Ces trois colonnes entrèrent à la fois le 25 avril, dans Cherasque, Fossano et Alba. Le quartier-général de Colli était à Fossano, le jour même que Serrurier l’en délogea. Cherasque, à l’embouchure de la Stura et du Tanaro, était forte, mais mal armée et point approvisionnée, parce qu’elle n’était pas frontière. Le général français attachait une grande importance à sa possession. Il y trouva du canon, et fit travailler à force à la mettre en état de défense. L’avant-garde passa la Stura, et se porta au-delà de la petite ville de Bra.

Cependant la jonction de Serrurier nous avait permis de communiquer avec Nice par Ponte-di-Nava ; nous en reçûmes des renforts d’artillerie et tout ce que l’on avait pu préparer. On avait pris dans tous les différents combats beaucoup d’artillerie et de chevaux ; on en leva de tous côtés dans la plaine de Mondovi. Peu de jours après l’entrée à Cherasque, l’armée eut soixante bouches à feu approvisionnées ; la cavalerie fit des remontés de chevaux. Les soldats, qui avaient été sans distributions durant les huit ou dix jours de cette campagne, commencèrent à en recevoir de régulières. Le pillage et le désordre, suite ordinaire de la rapidité des mouvements, cessèrent ; on rétablit la discipline, et chaque jour l’armée changea de face, au milieu de l’abondance et des ressources qu’offrait ce beau pays. Les pertes se réparèrent. La rapidité des mouvements, l’impétuosité des troupes, et surtout l’art de les opposer toujours à l’ennemi, au moins en nombre égal, et souvent en nombre supérieur, joint aux succès constants qu’on avait obtenus, avaient épargné bien des hommes : d’ailleurs les soldats arrivaient par tous les débouchés, de tous les dépôts, de tous les hôpitaux, au seul bruit de la victoire et de l’abondance qui régnait dans l’armée. On trouva en Piémont de tous les vins : ceux du Montferrat ressemblaient aux vins de France. La misère avait été telle jusque-là dans l’armée française, qu’on oserait à peine la décrire. Les officiers, depuis plusieurs années, ne recevaient que 8 fr. par mois, et l’état-major était entièrement à pied. Le maréchal Berthier a conservé dans ses papiers un ordre du jour d’Albenga, qui accordait une gratification de trois louis à chaque général.


IX. Armistice de Cherasque, le 28 avril. — L’armée n’était plus éloignée que de dix lieues de Turin.

La cour de Sardaigne ne savait plus à quoi se résoudre ; son armée était découragée et en partie détruite. L’armée autrichienne, réduite à plus de moitié, semblait n’avoir d’autre pensée que de couvrir Milan. Les esprits étaient fort agités dans tout le Piémont, et la cour ne jouissait nullement de la confiance publique. Elle se mit à la discrétion du général français, et sollicita un armistice ; celui-ci y accéda. Bien des personnes eussent préféré que l’armée eût marché et se fût emparée de Turin. Mais Turin est une place forte ; si l’on voulait en fermer les portes, on avait besoin d’un train d’artillerie qu’on n’avait pas pour les faire ouvrir. Le roi avait encore un grand nombre de forteresses, et, malgré les victoires qu’on venait de remporter, le moindre échec, le plus léger caprice de la fortune pouvait tout renverser. Les deux armées ennemies, malgré leurs nombreux revers, étaient encore égales à l’armée française : elles avaient une artillerie considérable, et surtout une cavalerie qui n’avait pas souffert. Dans l’armée française, malgré ses victoires, il y avait de l’étonnement : on demeurait frappé de la grandeur de l’entreprise ; l’on doutait de la possibilité du succès, quand on considérait la faiblesse des moyens. Le moindre évènement douteux eût donc rencontré beaucoup d’esprits disposés à l’exagération. Des officiers, même des généraux, ne concevaient pas qu’on osât songer à la conquête de l’Italie avec aussi peu d’artillerie sans presque de cavalerie, et avec une armée aussi faible, que les maladies et l’éloignement de la patrie allaient affaiblir chaque jour. On trouve des traces de ces sentiments de l’armée dans la proclamation suivante du général en chef, qu’il adressa à ses soldats à Cherasque :

« Soldats ! vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt-et-un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont. Vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes.

Vous vous étiez jusqu’ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie. Vous égalez aujourd’hui par vos services l’armée conquérante de la Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé les rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ! Grâces vous en soient rendues, soldats ! la patrie reconnaissante vous devra en partie sa prospérité ; et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l’immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore.

« Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient épouvantées devant vous. Les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissaient, dans leurs pensées, des triomphes de nos ennemis, sont confondus et tremblants. Mais, soldats ! il ne faut pas vous le dissimuler, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste encore à faire. Ni Turin ni Milan ne sont à vous ! Les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville. Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne ; vous êtes aujourd’hui abondamment pourvus. Les magasins pris à vos ennemis sont nombreux, l’artillerie de siège et de campagne est arrivée. Soldats ! la patrie a droit d’attendre de vous de grandes choses ! Justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis sans doute ; mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. En est-il entre nous dont le courage s’amollisse ? En est-il qui préféreraient retourner sur les sommets de l’Apennin et des Alpes, essuyer patiemment les injures de cette soldatesque esclave ? Non, il n’en est pas parmi les vainqueurs de Montenotte, de Millésimo, de Dégo, de Mondovi. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français. Tous veulent humilier ces rois orgueilleux qui osaient méditer de nous donner des fers. Tous veulent dicter une paix glorieuse, et qui indemnise la patrie des sacrifices immenses qu’elle a faits. Amis, je vous la promets cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous juriez de remplir, c’est de respecter les peuples que vous délivrez ; c’est de réprimer les pillages horribles auxquels se portent des scélérats suscités par vos ennemis. Sans cela vous ne seriez point les libérateurs des peuples, vous en seriez les fléaux. Vous ne seriez pas l’honneur du peuple français, il vous désavouerait. Vos victoires, votre courage, vos succès, le sang de nos frères morts aux combats, tout serait perdu, même l’honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander à une armée sans discipline, sans frein, qui ne connaîtrait de loi que la force. Mais investi de l’autorité nationale, fort de la justice et par la loi, je saurai faire respecter à ce petit nombre d’hommes sans courage, sans cœur, les lois de l’humanité et de l’honneur qu’ils foulent aux pieds. Je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers, je ferai exécuter à la rigueur le règlement que j’ai fait mettre à l’ordre. Les pillards seront impitoyablement fusillés ; déjà plusieurs l’ont été. J’ai eu lieu de remarquer avec plaisir l’empressement avec lequel les bons soldats de l’armée se sont portés à faire exécuter les ordres.

« Peuples d’Italie ! l’armée française vient pour rompre vos chaînes : le peuple français est l’ami de tous les peuples ; venez avec confiance au-devant d’elle. Vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous ferons la guerre en ennemis généreux, et nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent. »

Les conférences pour la suspension d’armes eurent lieu au quartier-général, chez Salmatoris, alors maître d’hôtel du roi, et qui depuis a été préfet du palais de l’Empereur. Le général piémontais Latour, et le colonel Lacoste, chargés des pouvoirs du roi, se rendirent à Cherasque. Le comte de Latour était un vieux soldat ; lieutenant-général au service de Sardaigne, très opposé à toutes les nouvelles idées, de peu d’instruction et d’une capacité médiocre. Le colonel Lacoste, natif de Savoie, était dans la force de l’âge ; il s’exprimait avec facilité, avait beaucoup d’esprit, et se montrait sous des rapports avantageux. Les conditions furent que le roi quitterait la coalition, et enverrait un plénipotentiaire à Paris pour y traiter de la paix définitive ; que jusque-là il y aurait armistice ; que jusqu’à la paix ou à la rupture des négociations Ceva, Coni, Tortone, ou à son défaut Alexandrie, seraient remises sur-le-champ à l’armée française avec toute l’artillerie et les magasins ; qu’elle continuerait d’occuper tout le terrain qui se trouvait en ce moment dans sa possession ; que les routes militaires, dans toutes les directions, permettraient la libre communication de l’armée avec la France et de la France avec l’armée ; que Valence serait immédiatement évacuée par les Napolitains, et remise au général français, jusqu’à ce qu’il eût effectué le passage du Pô. Enfin que les milices du pays seraient licenciées, et que les troupes régulières seraient disséminées dans les garnisons, de manière à ne pouvoir donner aucun ombrage à l’armée française. Désormais les Autrichiens isolés pouvaient être poursuivis jusque dans l’intérieur de la Lombardie. Toutes les troupes de l’armée des Alpes et du voisinage de Lyon, devenues disponibles, allaient rejoindre. Notre ligne de communication avec Paris serait raccourcie de moitié ; enfin on avait des points d’appui et de grands dépôts d’artillerie pour former des équipages de siège, et pour assiéger Turin même, si le Directoire ne concluait pas la paix.


X. Le colonel aide de camp Murat traverse le Piémont, et porte à Paris la nouvelle des victoires de l’armée. — Le général Murat, premier aide de camp du général en chef, fut expédié pour Paris avec vingt et un drapeaux et la copie de l’armistice. Napoléon avait pris cet officier au 13 vendémiaire ; il était alors chef d’escadron au 21e de chasseurs. Il a été marié depuis à la sœur de l’Empereur, est devenu maréchal d’empire, grand amiral, grand-duc de Berg et roi de Naples. Il a eu une grande part dans toutes les opérations militaires du temps ; il a toujours déployé un grand courage, et surtout une singulière hardiesse dans les mouvements de la cavalerie.

La province d’Alba, que les Français traversèrent, était de tout le Piémont le pays le plus opposé à l’autorité royale, celui qui contenait le plus de germes révolutionnaires : il y avait déjà éclaté des troubles ; plus tard encore il en éclata de nouveaux. Si, au lieu de négocier, Napoléon eût voulu continuer la guerre avec le roi de Sardaigne, c’est là qu’il eût trouvé le plus de secours et le plus de disposition à l’insurrection. Ainsi, au bout de quinze jours, le premier point du plan de campagne était atteint, les plus grands résultats obtenus ; les forteresses piémontaises des Alpes étaient en notre pouvoir ; la coalition se trouvait affaiblie d’une puissance qui avait cinquante mille hommes sur pied, et qui était plus imposante encore par sa position. La législature nationale avait décrété cinq fois que l’armée d’Italie avait bien mérité de la patrie, dans les séances des 21, 22, 24, 25 et 26 avril.

En conformité aux conditions de l’armistice de Cherasque, le roi de Sardaigne envoya à Paris le comte de Revel pour traiter de la paix définitive. Elle y fut conclue et signée le 15 mai. Par ce traité, la place d’Alexandrie resta à demeure aux armées françaises. Suze, Labrunette, Exil, furent démolies. Les Alpes se trouvèrent ouvertes, et le roi demeura à la disposition de la république, n’ayant plus d’autre point fortifié que Turin et le fort de Bard.


Éloge de Sainte-Hélène par l’Empereur – Petites ressources de l’île.


Jeudi 1er février.

La philosophie la plus heureuse et la plus sage est celle qui nous fait voir parfois le côté le moins défavorable des circonstances les plus fâcheuses : l’Empereur, dans ce sentiment sans doute, nous disait aujourd’hui, en se promenant au fond du jardin, qu’après tout, exil pour exil, Sainte-Hélène était peut-être encore la meilleure place. Dans les latitudes élevées, nous aurions eu beaucoup à souffrir des rigueurs du froid, et nous aurions expiré misérablement sous l’ardeur brûlante de toute autre île du tropique. « Le rocher de Sainte-Hélène, continuait-il, était stérile, sauvage sans doute, le climat y était monotone, insalubre ; mais la température, il fallait en convenir, était douce. »

La conversation l’a mené à me demander ce qui eût été préférable, de l’Amérique ou de l’Angleterre, dans le cas où nous eussions été libres de nos mouvements. Je répondais que, si l’Empereur avait voulu vivre en philosophe, en sage, dans le repos et loin désormais de l’agitation du monde, il aurait fallu choisir l’Amérique ; mais pour peu qu’il eût conservé le sentiment ou l’arrière-pensée des affaires, il eût fallu préférer l’Angleterre.

En attendant, pour se faire une juste idée de l’état de notre exil et de ses ressources, il nous a été dit, dans la journée, que nous devions mettre de l’économie dans plusieurs de nos consommations, peut-être même nous attendre à en faire le sacrifice momentané : on nous a dit que le café devenait extrêmement rare, et qu’il pourrait manquer bientôt ; depuis longtemps nous n’avons plus de sucre blanc ; il n’en reste plus aujourd’hui que fort peu et très mauvais, réservé exclusivement pour l’Empereur, et nous sommes menacés de le voir bientôt finir ; il en est de même de plusieurs autres productions essentielles. Notre île est un vaisseau qui tient la mer ; il manque bientôt si la traversée se prolonge ou si on le surcharge de bouches outre mesure. Nous avons suffi pour affamer Sainte-Hélène, d’autant plus que les bâtiments de commerce ne peuvent désormais en approcher : on dirait que ce lieu est devenu pour eux un écueil maudit et redouté, si l’on ne savait que la croisière anglaise donne ses soins à les tenir éloignés. Mais ce qui, dans les privations dont nous sommes menacés, nous a surpris davantage et nous affecterait le plus, c’est le manque de papier à écrire. On nous a dit que depuis trois mois que nous étions ici nous avions épuisé les magasins de la colonie ; ce qui prouverait qu’ils sont d’ordinaire légèrement fournis, ou bien que nous en faisons une furieuse consommation : notre seule réunion à Longwood en emploierait donc à elle seule six ou huit fois plus que tout le reste de la colonie ensemble. Qu’on joigne à ces détails matériels nos privations physiques et morales ; qu’on se dise que nous ne jouissons pas même des ressources de l’île : on nous y refuse l’herbe et le feuillage, qui se trouvent dans d’autres sites de l’île.

Notre vie animale est des plus misérables : soit impossibilité d’être mieux, soit mauvaise administration à cet égard, toutefois est-il certain qu’à peine est-il rien de mangeable : le vin est des plus mauvais ; on ne saurait employer l’huile ; je viens de dire que le café, le sucre manquent, et que nous affamons l’île. On sait bien qu’on peut se passer de tout, qu’on pourrait ne pas mourir à beaucoup moins ; mais quand on prétend nous traiter avec magnificence et nous persuader que nous sommes très bien, on nous amène à nous récrier sur ce que nous sommes très mal et sur ce que nous manquons de tout. Si l’on s’avisait de supposer, sur notre silence, que nous sommes heureux, qu’on apprenne du moins que la seule force de notre moral peut nous faire résister à des maux que les expressions ne sauraient rendre.


Première saignée de mon fils. – L’empereur me donne un cheval. – Progrès de l’Empereur dans l’anglais.


Vendredi 2 au mardi 6.

Mon fils depuis longtemps souffrait de la poitrine, il avait de fortes palpitations ; j’ai réuni trois chirurgiens, ils l’ont condamné à la saignée. C’est du reste en ce moment, chez les Anglais, le remède en faveur, la panacée universelle ; ils l’emploient pour tout et pour rien.

Vers le milieu du jour nous avons fait un tour en calèche. Au retour de la promenade, l’Empereur s’est fait amener un cheval qu’on venait d’acheter ; il était fort beau et d’une jolie tournure ; il l’a fait essayer, l’a trouvé fort bien, et me l’a donné à l’instant même, avec une bonté toute particulière. Je n’ai pu en faire usage, il s’est trouvé vicieux, et a passé alors au général Gourgaud, meilleur écuyer que moi.

Le 3 a été affreux, la pluie a été constante, impossible de sortir. Le mauvais temps a duré plusieurs jours de la sorte ; jamais je n’aurais soupçonné que nous pussions être aussi longtemps sans la possibilité de nous hasarder dehors.

L’humidité nous enveloppait de toutes parts, la pluie gagnait au travers de notre toiture. Nos heures intérieures se ressentent de ce mauvais temps du dehors ; j’en étais triste apparemment.

« Qu’avez-vous ? me disait l’Empereur un de ces matins ; depuis quelques jours vous changez, serait-ce le moral ? vous feriez-vous des Dragons à la manière de madame de Sévigné ? » Je répondais : « Sire, c’est le physique, l’état de mes yeux m’attriste à la mort ; car le moral, je sais le tenir en bride ; et Votre Majesté m’a donné des éperons qui seraient une dernière et victorieuse ressource. »

Cependant l’Empereur travaillait trois, quatre, jusqu’à cinq heures de temps à l’anglais ; les progrès devenaient réellement très grands, il en était parfois frappé lui-même, et s’en réjouissait en enfant. Il disait un de ces jours à table, et il répète souvent, qu’il me doit cette conquête, et qu’elle est bien grande. Je n’y aurai pourtant en d’autre mérite que celui que j’ai employé pour les autres travaux de l’Empereur, d’avoir osé en donner l’idée, d’y être revenu sans cesse ; et, une fois entamée, d’avoir mis dans la partie de l’exécution qui dépendait de moi une promptitude et une régularité journalières qui faisaient tout son encouragement. S’il arrivait qu’on ne fût pas prêt quand il nous demandait, s’il fallait renvoyer au lendemain, le dégoût le saisissait aussitôt, et le travail en demeurait là, jusqu’à ce que quelque chose vînt le remonter. « J’ai besoin d’être poussé, me dit-il confidentiellement dans une de ces interruptions passagères, le plaisir d’avancer peut seul me soutenir ; car, mon cher, nous pouvons en convenir entre nous, rien de tout ceci n’est amusant, il n’y a pas le mot pour rire dans toute notre existence. »

Avant dîner, l’Empereur faisait toujours plusieurs parties d’échecs. À nos après-dînées nous reprîmes le reversi, qui avait été longtemps abandonné. Comme on ne se payait pas jadis très régulièrement, on convint désormais d’en faire une masse commune ; on discuta sur sa destination future, l’Empereur demanda les avis ; quelqu’un proposa de l’employer à délivrer la plus jolie esclave de l’île : cette opinion enleva tous les suffrages, l’on se mit au jeu avec ardeur, et la première soirée produisit deux napoléons et demi.


L’Empereur apprend la mort de Murat.


Mercredi 7, jeudi 8.

La frégate la Thébaine est arrivée du Cap, et nous a apporté quelques journaux ; je les traduisais à l’Empereur en nous promenant dans le jardin. Un de ces papiers renfermait une grande catastrophe ; je lus que Murat ayant débarqué avec quelques hommes en Calabre, y avait été saisi et fusillé. À ces paroles inattendues, l’Empereur me saisissant le bras, s’est écrié : « Les Calabrois ont été plus humains, plus généreux que ceux qui m’ont envoyé ici ! » Ce fut tout. Après quelques moments de silence, comme il ne disait plus rien, je continuai.

Murat, sans vrai jugement, sans vues solides, sans caractère proportionné à ces circonstances, venait de périr dans une tentative évidemment désespérée. Il n’est pas impossible que le retour de l’Empereur de l’île d’Elbe ne lui eût tourné la tête, et qu’il n’espérât peut-être en renouveler le prodige pour son propre compte. Ainsi périt si misérablement celui qui avait été une des causes si actives de nos malheurs ! En 1814, son courage, son audace, pouvaient nous tirer de l’abîme ; sa trahison nous y précipita ; il neutralisa le vice-roi sur le Pô ; il l’y combattit, lorsque, réunis ensemble, ils eussent pu forcer les gorges du Tyrol, descendre en Allemagne et venir sur Bâle et les rives du Rhin, détruire, saisir les derrières des alliés et leur couper toute retraite en France.

L’Empereur, à l’île d’Elbe, dédaigna toute communication avec le roi de Naples ; mais, partant pour la France, il lui écrivit qu’allant prendre possession de son trône, il se plaisait à lui déclarer qu’il n’était plus de passé entre eux ; qu’il lui pardonnait sa conduite dernière, lui rendait sa bienveillance, lui envoyait quelqu’un pour lui signer la garantie de ses États, et lui recommandait, sur toute chose, de se maintenir en bonne intelligence avec les Autrichiens, et de se contenter de les contenir, dans le cas où ils voudraient marcher sur la France. Murat, en ce moment, tout au sentiment de sa première jeunesse, ne voulut ni garantie ni signature : la parole de l’Empereur, son amitié, lui suffisaient, s’écria-t-il ; il prouverait qu’il avait été plus malheureux que coupable. Son dévouement, son ardeur, allaient, disait-il, lui obtenir l’oubli du passé.

« Mais il était dans la destinée de Murat, disait l’Empereur, de nous faire du mal. Il nous avait perdus en nous abandonnant, et il nous perdit en prenant trop chaudement notre parti : il ne garda plus aucune mesure ; il attaqua lui-même les Autrichiens sans plan raisonnable, sans moyens suffisants, et il succomba sans coup férir. »

Les Autrichiens, délivrés de cet obstacle, s’en servirent comme de raison ou de prétexte pour en augurer des vues ambitieuses dans Napoléon reparaissant sur la scène. C’est ce qu’ils lui objectèrent constamment toutes les fois qu’il leur protesta de sa modération.

L’Empereur, avant la circonstance malheureuse des hostilités de Murat, avait déjà noué quelques négociations avec l’Autriche. D’autres États inférieurs, que je crois inutile de nommer, lui avaient fait dire qu’il pouvait compter sur leur neutralité. Nul doute que la chute du roi de Naples n’ait donné aussitôt une autre tournure aux affaires.

On a essayé de faire passer Napoléon pour un homme terrible, implacable ; le vrai c’est qu’il était étranger à toute vengeance, et ne savait pas conserver de rancune, quelque mal qu’on lui eût fait. Son courroux, d’ordinaire, s’exhalait par des sorties violentes, et c’était là tout. Ceux qui le connaissaient le savaient bien. Murat l’avait outrageusement trahi ; on vient de lire qu’il l’avait perdu deux fois, et cependant c’est à Toulon que Murat accourt chercher un asile. « Je l’eusse amené à Waterloo, nous disait Napoléon ; mais l’armée française était tellement patriotique, si morale, qu’il est douteux qu’elle eût voulu supporter le dégoût et l’horreur qu’avait inspirés celui qu’elle disait avoir trahi, perdu la France. Je ne me crus pas assez puissant pour l’y maintenir, et pourtant il nous eût valu peut-être la victoire ; car que nous fallait-il dans certains moments de la journée ? enfoncer trois ou quatre carrés anglais ; or, Murat était admirable pour une telle besogne ; il était précisément l’homme de la chose ; jamais à la tête d’une cavalerie on ne vit quelqu’un de plus déterminé, de plus brave, d’aussi brillant.

Quant au parallèle des circonstances de Napoléon et de Murat, celui de leur débarquement respectif en France et sur le territoire de Naples, il n’en saurait exister aucun, disait l’Empereur : Murat n’avait d’autre bon argument dans sa cause que le succès, et il était purement chimérique au moment où et de la manière dont il l’a entrepris. J’étais l’élu d’un peuple, j’étais le légitime dans leurs doctrines nouvelles ; mais Murat n’était point Napolitain ; les Napolitains n’avaient jamais élu Murat ; était-il à croire qu’il pût exciter parmi eux un bien vif intérêt ? aussi sa proclamation est-elle tout à fait fausse et vide de choses. Ferdinand de Naples devait et pouvait ne le présenter que comme un fauteur d’insurrection ; c’est ce qu’il a fait, et il l’a traité en conséquence.

Quelle différence avec moi ! continuait Napoléon. Avant mon arrivée, toute la France était déjà pleine d’un même sentiment. Je débarque, et ma proclamation n’est pleine que de ce même sentiment : chacun y lit ce qu’il a dans le cœur. La France était mécontente, j’étais sa ressource ; les maux et le remède furent aussitôt en harmonie : voilà toute la clef de ce mouvement électrique, sans exemple dans l’histoire. Il prit sa source uniquement dans la nature des choses ; il n’y eut point de conspiration, et l’élan fut général ; pas une parole ne fut portée, et tout le monde s’entendit. Les populations entières se précipitaient sur le passage du libérateur. Le premier bataillon que j’enlevai de ma personne me valut aussitôt la totalité de l’armée. Je me trouvai porté jusqu’à Paris ; le gouvernement existant, tous ses agents disparurent sans efforts, comme les nuages se dissipent à la vue du soleil. Et encore eussé-je succombé, terminait l’Empereur, encore fussé-je tombé dans les mains de mes ennemis, je n’étais pas purement un chef d’insurrection ; j’étais un souverain reconnu de toute l’Europe ; j’avais mon titre, ma bannière, mes troupes ; je venais faire la guerre à mon ennemi. »


Porlier, Ferdinand – Tableaux de l’Atlas.


Vendredi 9.

Dans des gazettes que je traduisais à l’Empereur, j’ai trouvé l’histoire de Porlier : c’était un des chefs les plus remarquables des fameuses guérillas. Il venait d’essayer d’en appeler à la nation contre la tyrannie de Ferdinand ; mais il avait échoué, avait été pris et pendu.

L’Empereur a dit : « Je ne suis pas du tout surpris de cette tentative en Espagne : à mon retour de l’île d’Elbe, ceux des Espagnols qui s’étaient montrés les plus acharnés contre mon invasion, qui avaient acquis le plus de renommée dans la résistance, s’adressèrent immédiatement à moi : ils m’avaient combattu, disaient-ils, comme leur tyran ; ils venaient m’implorer comme un libérateur. Ils ne me demandaient qu’une légère somme, disaient-ils, pour s’affranchir eux-mêmes, et produire dans la Péninsule une révolution semblable à la mienne. Si j’eusse vaincu à Waterloo, j’allais les secourir. Cette circonstance m’explique la tentative d’aujourd’hui. Nul doute qu’elle ne se renouvelle encore. Ferdinand, dans sa fureur, a beau vouloir serrer avec rage son sceptre, un de ces beaux matins il lui glissera de la main comme une anguille. »

Les gazettes finies, l’Empereur, dans son oisiveté, feuilletait mon Atlas ; j’ai eu la grande satisfaction de le voir enfin s’arrêter sur les tableaux généalogiques ; ce que je désirais depuis bien longtemps, car il les passait toujours. J’ai analysé devant lui, sur le tableau de l’Angleterre, la fameuse guerre de la Rose Rouge et de la Rose Blanche, inintelligible pour le grand nombre des lecteurs sans le secours de pareils tableaux. Il a été frappé de leur utilité, et s’est mis alors à en parcourir un grand nombre d’autres ; il remarquait, à celui de Russie, qu’il serait bien difficile, sans un tel secours, de suivre l’ordre irrégulier de succession des derniers souverains ; et il a été fort surpris, à celui de France, de la démonstration singulière qu’en dépit de sept ou huit applications de la loi salique Louis XVI eût encore régné comme si cette loi salique n’eût point existé.

L’Empereur s’arrêtait beaucoup sur l’encadrement rigoureux et complet de ces tableaux ; il ne revenait pas de la quantité de points de ralliements qui s’y trouvaient indiqués en un aussi petit espace : l’ordre numérique du souverain, son degré de génération, l’ensemble de toute sa parenté, etc., etc., et il me répétait alors ce qu’il m’avait déjà dit ou à peu près, que s’il les eût bien connus dans le temps il m’eut fait venir pour obtenir de moi un format plus commode, moins coûteux, et en faire la pâture des lycées.

Il ajoutait qu’il eût voulu voir toutes les histoires réimprimées avec de tels documents à l’appui, pour leur intelligence. Je lui disais que j’avais eu la même idée, qu’elle avait déjà été exécutée sur l’histoire d’Angleterre par Hume, et que, sans nos derniers évènements, elle allait l’être sur l’histoire d’Allemagne de Pfeffeld, sur celle de France de Hainaut, et sur une histoire des trois couronnes du Nord, etc.

Sur les quatre heures, j’ai présenté à l’Empereur le capitaine de la Thébaine, qui partait le lendemain pour l’Europe, et le colonel Macoy, du régiment de Ceylan. Ce brave soldat semblait un monument mutilé : il avait une jambe de moins, un coup de sabre lui traversait le front, d’autres cicatrices couvraient son visage. Il était tombé sur le champ de bataille en Calabre, et demeuré prisonnier du général Parthonaux. L’Empereur lui fit un accueil tout particulier ; on pouvait voir qu’il y avait sympathie réciproque. Le colonel Macoy avait été major du régiment corse que commandait le nouveau gouverneur que nous attendons. Ce colonel disait à quelqu’un qu’il trouvait un homme tel que l’Empereur bien mal traité ici, et qu’il supposait au général Lowe trop d’élévation pour ne pas penser que sa seule acceptation du gouvernement de l’île annonçait qu’il y viendrait améliorer notre condition.

L’Empereur est ensuite monté à cheval. Nous avons remonté notre vallée accoutumée, et ne sommes rentrés que vers les sept heures. L’Empereur a continué de se promener dans le jardin ; la température était des plus douces, le clair de lune charmant ; le beau temps était revenu tout à fait.


Sur l’Égypte – Ancien projet sur le Nil.


Samedi 10.

À présent l’Empereur allait couramment dans son anglais ; et, à l’aide du dictionnaire, il eût pu, à toute rigueur, se passer de moi. Ses progrès décidés le ravissaient. La leçon s’est passée aujourd’hui à lire, dans l’Encyclopédie britannique, l’article du Nil, dont il prenait occasionnellement quelques notes pour ses dictées au grand maréchal. Il s’y est trouvé une citation dont jadis j’avais entretenu l’Empereur, qu’il avait jusque-là regardée comme absurde. Le grand Alburquerque proposait au roi de Portugal de détourner le Nil, ayant son entrée dans la vallée d’Égypte, et de le rejeter dans la mer Rouge, ce qui eût rendu l’Égypte un désert impraticable, et consacré le cap de Bonne-Espérance pour la route unique du grand commerce des Indes. Bruce ne croit pas cette gigantesque idée entièrement impossible, elle frappait singulièrement l’Empereur.

Sur les cinq heures, l’Empereur est monté en calèche, la promenade a été extrêmement agréable ; la précaution d’avoir fait abattre quelques arbres a triplé l’espace primitif, en créant plusieurs circuits naturels. Au retour, on a profité de la belle soirée pour se promener longtemps dans le jardin ; la conversation a été des plus intéressantes, les sujets étaient grands et profonds : c’était sur les diverses religions, l’esprit qui les avait dictées ; les absurdités, les ridicules dont on les avait entremêlées, les excès qui les avaient dégradées, les objections qu’on leur avait opposées : l’Empereur a traité tous ces objets avec sa supériorité ordinaire.


Uniformité – Ennui – Solitude de l’Empereur – Caricatures.


Dimanche 11.

L’Empereur a lu aujourd’hui l’article Égypte, en anglais, dans l’Encyclopédie britannique, et en a recueilli des notes qui ne laissent pas que de lui être utiles pour sa campagne d’Égypte. Cette circonstance lui est très agréable, et lui fait répéter plusieurs fois le jour combien il se trouve heureux de ses progrès ; il est de fait qu’il peut maintenant lire tout seul.

Sur les quatre heures, j’ai suivi l’Empereur dans le jardin. Nous y avons marché seuls pendant quelque temps : bientôt après on est venu nous rejoindre. La température était fort douce. L’Empereur a fait observer le calme de notre solitude : c’était dimanche, tous les ouvriers étaient au loin. Il a ajouté qu’on ne nous accuserait pas du moins de dissipation ni d’ardentes poursuites des plaisirs ; en effet, il est difficile d’imaginer plus d’uniformité et plus d’absence de toute diversion.

L’Empereur soutient cette situation d’une manière admirable ; il nous surpasse tous de beaucoup par l’égalité de son caractère et la sérénité de son humeur. Il était difficile d’être plus sage et plus tranquille que lui, remarquait-il. Il se couchait à dix heures, ne se levait ou plutôt ne paraissait qu’à cinq ou six heures du soir. Sa vie extérieure n’était donc guère, disait-il, de plus de quatre heures ; c’était celle du prisonnier qu’on tire chaque jour de son cachot pour le laisser respirer un peu. Mais que de pensées dans son long intérieur ! que de travaux même ! Et, au sujet du travail, l’Empereur disait qu’il se trouvait aussi fort qu’il l’avait jamais été ; qu’il ne se sentait ni flétri ni usé en quoi que ce fût ; qu’il s’étonnait lui-même du peu d’effet sur lui des grands évènements dont il avait été dernièrement l’objet. C’était du plomb, disait-il, qui avait glissé sur le marbre ; le poids avait pu comprimer le ressort, mais n’avait pu le briser : il s’était relevé avec toute son élasticité. L’Empereur ajoutait n’imaginer personne au monde qui eût mieux plié que lui sous la nécessité sans remède ; et c’est là, disait-il, le véritable empire de la raison, le vrai triomphe de l’âme.

L’heure de la calèche est arrivée. En allant la joindre, l’Empereur a aperçu la petite Hortense, la fille de madame Bertrand, qui lui plaît beaucoup. Il l’a fait venir, l’a embrassée tendrement deux ou trois fois, et a voulu la prendre en voiture avec le petit Tristan de Montholon. Durant la course, le grand maréchal, qui venait de parcourir les journaux arrivés, racontait divers bons mots et caricatures qu’il y avait trouvés. Il nous en citait une assez piquante. Deux actions composaient le tableau : l’une était Napoléon donnant à la princesse d’Hatzfeld, pour la jeter au feu, la lettre dont la disparition sauvait son mari. Au bas était : Acte tyrannique d’un usurpateur. Le pendant était de toute autre nature : c’était madame de Labédoyère et son fils, prosternée aux pieds du roi qui la repoussait, tandis qu’on fusillait à quelque pas son mari ; et au bas était écrit : Acte paternel de la légitimité.

Cela nous a conduits à raconter à l’Empereur la foule de caricatures dont nous avions été inondés après la restauration. Il en était beaucoup qui l’ont fort amusé ; une surtout l’a fait sourire : c’était le château des Tuileries. Une troupe d’oies et de dindons entrait dandinant, par la grande porte, dans le palais, poussée par un cercle de soldats de toutes nations et de toutes armes : au même instant sortait des fenêtres supérieures un aigle aux ailes étendues, s’éloignant d’un vol fier et rapide ; et sur le fronton se lisaient ces seuls mots : Changement de dynastie.

L’Empereur a observé que si les caricatures vengeaient quelquefois le malheur, elles harcelaient sans cesse le pouvoir. Et combien n’en a-t-on pas fait sur moi ! disait-il. Alors il nous en a demandé quelques-unes. Parmi toutes celles que nous avons citées, il a fort applaudi celle-ci, comme fort jolie et d’un fort bon goût : c’était le vieux George III qui, de sa côte d’Angleterre, jetait, en colère, à la tête de Napoléon, sur la rive opposée, une énorme betterave, en disant : Va te faire sucre !


Longue course à pied de l’Empereur.


Lundi 12.

Vers les quatre heures, l’Empereur se promenait dans le jardin. La température était des plus agréables ; chacun de nous se récriait sur ce que c’était une de nos belles soirées d’Europe : nous n’avions encore rien éprouvé de pareil depuis notre arrivée dans l’île. L’Empereur a fait demander la calèche, et, comme par diversion, il a voulu laisser là nos arbres à gomme, pour aller, par le chemin qui conduit chez le grand maréchal, prendre la route qui contourne le bassin supérieur de notre vallée favorite, et gagner, si c’était possible, le site appartenant à une demoiselle Masson, qui est sur le revers opposé en face de Longwood. Arrivé chez madame Bertrand, l’Empereur l’a fait monter dans sa calèche, où se trouvait déjà madame de Montholon et moi ; le reste suivait à cheval : nous étions tous réunis. À quelques pas de chez madame Bertrand, au poste militaire même qui s’y trouve établi, le terrain était fort à pic et très inégal. Les chevaux se sont refusés, il a fallu descendre. La barrière s’est trouvée à peine suffisante pour la largeur de la voiture ; mais les soldats anglais sont accourus, et, de tout cœur, l’ont, en un instant, fait franchir à force de bras. Cependant, une fois dans le nouveau bassin, la promenade à pied était si agréable que l’Empereur a voulu la continuer. Au bout de quelque temps, comme le jour baissait, il a voulu que la calèche allât seule reconnaître le chemin jusqu’à la porte de mademoiselle Masson, tandis que nous continuerions à marcher. La soirée était réellement des plus agréables. La nuit était venue, mais il faisait le plus beau clair de lune possible. Notre promenade pouvait réveiller le souvenir de celles autour de nos châteaux en Europe, dans les belles soirées d’été.

La calèche revenue, l’Empereur n’a point voulu y monter encore ; il l’a envoyée attendre chez madame Bertrand, et, quand il y a été rendu, il a voulu continuer encore à pied jusqu’à Longwood, où il est arrivé très fatigué ! Il avait marché près de six milles, ce qui est beaucoup pour lui, qui n’a jamais été marcheur à aucune époque de sa vie.


Politique de l’Empereur sur les affaires de France – Sa prédiction sur les Bourbons.


Mardi 13 au samedi 17.

À six heures du matin, l’Empereur est monté à cheval. Nous avons fait le tour du parc, en commençant dans la direction de notre vallée, et en venant gagner le chemin qui conduit du camp chez le grand maréchal. Devant la porte de celui-ci, s’est arrêté et mis en ligne, pour nous laisser passer, un gros de cent cinquante à deux cents matelots du Northumberland, qui, chaque jour, portent des planches ou des pierres pour le service de Longwood ou du camp. L’Empereur a parlé aux officiers, et a souri avec plaisir à nos anciens compagnons ; ils avaient l’air ravi de le voir.

J’ai déjà dit que, de temps à autre, nous recevons des journaux de l’Europe qui nous occupent diversement, et amènent toujours à la fin quelques tableaux vifs et animés de la part de l’Empereur. Il trouvait aujourd’hui qu’en résumé l’état de la France ne s’était point amélioré. « Les Bourbons, répétait-il, n’avaient eu cette fois d’autre parti que celui de la sévérité. Quatre mois étaient déjà écoulés ; les alliés allaient repartir ; on n’avait pris encore que des demi-mesures ; l’affaire demeurait mal embarquée. Un gouvernement, disait-il, ne peut vivre que de son principe ; il est évident que celui-ci est le retour aux vieilles maximes : il fallait le faire franchement. Les Chambres surtout, dans cette circonstance, seront fatales ; elles inspireront au roi une fausse confiance, et n’auront aucun poids sur la nation. Bientôt le roi n’aura plus aucun moyen de communication avec elle ; ce ne sera plus la même religion ni le même langage. Il ne sera personne qui ait le droit de détromper le peuple sur les absurdités qu’il plaira au premier venu de lui débiter, lorsqu’on voudra lui faire croire qu’on veut empoisonner les sources, faire sauter le territoire, etc., etc… » L’Empereur concluait qu’il y aurait quelques exécutions juridiques, et un extrême désir de réaction ; qu’elle serait assez forte pour irriter, pas assez pour soumettre, et que, tôt ou tard, une éruption volcanique finirait par engloutir le trône, ses alentours et ses partisans. « Si les destinées ont réglé que les Bourbons régneront, disait-il, ce ne sera toutefois que dans quelques générations qu’ils en acquerront la certitude. Quant à présent, ils sont sans doute bien plus mal situés que l’année dernière. Alors on pouvait, à toute rigueur, les présenter comme médiateurs entre les puissances et le pays ; ils n’avaient pas contribué directement au déchirement de la patrie, à la flétrissure de la gloire nationale. Mais cette fois ils étaient les alliés de nos ennemis. Ils sont rentrés sur les cadavres et les décombres qu’ils ont provoqués, dont ils se sont réjouis ; ils ont ruiné la nation, ses forces, sa gloire, ses monuments, et n’ont pas craint de partager ses dépouilles avec les ennemis, et de se réserver la honte et le mépris en partage. Aux yeux de toute la France, ils ont cessé d’être Français ; ils se sont proscrits eux-mêmes. »

Quant à l’Europe, elle semblait à l’Empereur aussi enflammée qu’elle l’avait jamais été. Elle avait anéanti la France ; mais la résurrection de celle-ci pouvait venir un jour de l’explosion des peuples, que la politique des souverains, du reste, était des plus propres à aliéner. Elle pouvait venir encore de la querelle prochaine des puissances entre elles, ce qui très probablement finirait par avoir lieu.


Peinture du bonheur domestique par l’Empereur – Deux demoiselles de l’île – L’Empereur souffrant.


Dimanche 18, lundi 19.

L’Empereur m’a fait appeler sur les dix heures ; il venait de rentrer. On m’avait dit qu’il avait été à la chasse ; il m’apprit que non, qu’il avait été à cheval vers les six heures, mais qu’il n’avait pas voulu qu’on troublât le sommeil de Son Excellence. Le déjeuner est venu, il était détestable ; je n’ai pu m’empêcher de le remarquer. Il m’a plaint d’en faire un aussi mauvais, et m’a dit qu’il était vrai qu’il fallait avoir faim pour pouvoir le manger.

Sur les cinq heures, l’Empereur a été se promener au jardin. Il s’est mis à peindre le bonheur du particulier honnête et aisé, jouissant paisiblement, dans le fond de sa province, des champs et de la maison qu’il a reçus de ses pères. Rien assurément n’était plus philosophique ; nous n’avons pu nous empêcher de sourire à un tableau si paisible, ce qui l’a fait pincer les oreilles de l’un de nous. « Du reste, a-t-il continué, ce bonheur ne peut guère aujourd’hui se connaître en France que par tradition ; la révolution a tout bouleversé ; elle en a privé les anciens, et les nouveaux sont encore neufs à cette jouissance ; ce que je viens de peindre n’existe plus. » Et il faisait alors l’observation qu’être privé de sa chambre natale, du jardin qu’on avait parcouru dans son enfance, n’avoir pas l’habitation paternelle, c’était n’avoir point de patrie. J’ajoutais que perdre la demeure qu’on s’était créée après le naufrage, la maison qu’on avait partagée avec sa femme, celle où l’on avait donné le jour à ses enfants, c’était encore perdre sa seconde patrie. Que de monde en était là !!! et quelle époque avait été la nôtre !!!

Le soir, pendant le dîner, on a parlé de deux demoiselles de l’île, dont l’une est grande, fort belle et très agaçante ; l’autre, beaucoup moins jolie, mais douce dans ses manières, d’une grâce et d’une tenue parfaites. Tous les avis se partageaient. L’Empereur qui ne connaissait que la première, tenait fortement pour elle. Quelqu’un a pris la liberté de lui dire que s’il voyait la seconde, elle ne lui ferait pas changer d’opinion. Cela ne lui a pas suffi, il a voulu que ce quelqu’un exprimât son propre choix : celui-ci a répondu qu’il était de beaucoup pour la seconde ; ce qui a paru contradictoire ; l’Empereur a voulu l’explication. « C’est, ai-je répondu, que si je voulais acheter une esclave je me fixerais sur la première ; mais que, si je trouvais quelque bonheur à le devenir moi-même, je m’adresserais à la seconde. – C’est donc à dire, a repris vivement l’Empereur, que vous me croyez de mauvais goût et de mauvais ton ? – Non, Sire, mais je soupçonne à votre majesté des dispositions différentes des miennes. » Il a ri et n’a pas contredit.

Le 19, de fort bon matin, l’Empereur est sorti pour monter à cheval ; il était à peine six heures, et pourtant j’étais tout prêt, j’avais donné ordre qu’on m’éveillât ; il a été surpris de me voir là et de me trouver si diligent. Nous avons erré dans les bois à l’aventure. Nous étions rentrés vers les neuf heures, le soleil commençant déjà à être très chaud.

L’Empereur, sur les quatre heures, a voulu essayer son anglais ; mais il n’était pas bien ; tout dans la journée lui avait paru mauvais, disait-il, rien ne lui avait réussi. La promenade du jardin ne l’a point remis ; il n’était pas bien à dîner ; il n’a pu faire ses parties d’échecs accoutumées ; il s’est retiré souffrant.


Travaux de l’Empereur à l’île d’Elbe – Prédilection des Barbaresques pour Napoléon.


Mardi 20.

Le temps a été extrêmement mauvais. L’Empereur avait été assez mal toute la nuit ; il n’est pas sorti de sa chambre avant cinq heures. Vers les six heures nous avons profité d’une éclaircie pour faire le tour du parc en calèche. Les chevaux dont on nous a gratifiés sont vicieux, ils se butent au premier obstacle, et demeurent immobiles ; ils se sont arrêtés aujourd’hui plusieurs fois ; la pluie rendait leur tâche plus pénible ; un moment il a fallu réunir tous les efforts pour n’être pas obligés de revenir à pied ; le grand maréchal et le général Gourgaud ont été obligés de mettre pied à terre et de pousser à la roue. La conversation, durant la promenade, était sur l’île d’Elbe : l’Empereur parlait des chemins qu’il y avait faits, des maisons qu’il y avait bâties ; les meilleurs artistes d’Italie se disputaient l’honneur d’y travailler, et sollicitaient comme une faveur de pouvoir les embellir, etc.

Il disait que ses couleurs, que son pavillon, étaient devenus les premiers de la Méditerranée. Son pavillon était sacré, disait-il, pour les Barbaresques, qui d’ordinaire faisaient des présents aux capitaines, leur ajoutant qu’ils acquittaient la dette de Moscou. Le grand maréchal ajoutait que quelques bâtiments réunis, de cette nation, étant venus mouiller à l’île d’Elbe, y avaient donné beaucoup d’inquiétude : on avait interrogé ces gens-là sur leurs intentions, et fini par leur demander nettement s’ils avaient des vues hostiles ; ils avaient répondu : « Contre le grand Napoléon ? Ah ! jamais… nous ne faisons pas la guerre à Dieu ! »

Quand le pavillon de l’île d’Elbe entrait dans un des ports de la Méditerranée, Livourne excepté, il y était reçu avec de vives acclamations ; c’était la patrie qui semblait revenir. Quelques bâtiments français, venus de la Bretagne et de la Flandre, qui relâchèrent à l’île d’Elbe, témoignèrent le même sentiment.

« Tout est graduation dans le monde, concluait l’Empereur. L’île d’Elbe, trouvée si mauvaise il y a un an, est un lieu de délices comparée à Sainte-Hélène. Quant à Sainte-Hélène, ah ! elle peut défier tous les regrets à venir. »


Piontowsky – Caricature – Bonté héréditaire et proverbiale des Bourbons.


Mercredi 21 au vendredi 23.

L’Empereur a continué de se lever de bonne heure et de se promener à cheval, bien que ce fût au pas seulement, dans le parc et au milieu des arbres à gomme. Cependant ce léger exercice lui était bon ; il le forçait du moins à prendre l’air ; il revenait avec meilleur appétit, et travaillait avec plus de gaieté. Il déjeunait dans le jardin, sous quelques arbres qu’on avait entrelacés pour lui procurer un peu d’ombrage. Un de ces matins, en se mettant à table, il aperçut au loin le Polonais Piontowsky, et le fit appeler pour qu’il déjeunât avec lui. Il s’amuse à le questionner quand il le trouve sous ses pas.

Piontowsky, dont on ne connaît pas trop l’origine, était venu à l’île d’Elbe et avait obtenu d’y servir comme soldat dans la garde ; au retour de l’île d’Elbe, il avait été porté au grade de lieutenant ; à notre départ de Paris, il avait reçu la permission de suivre : il fut à Plymouth du nombre de ceux que les instructions anglaises séparèrent de nous. Piontowsky, avec plus de constance ou plus d’adresse que ses camarades, avait obtenu de nous rejoindre. L’Empereur, du reste, ne l’avait jamais connu, et lui parlait à Sainte-Hélène pour la première fois. Aucun de nous ne le connaissait davantage.

La conversation a amené une caricature citée par les derniers journaux ; c’était Louis XVIII sur son trône. Dans un coin du tableau tombait, sous la fusillade ou sous la guillotine, une foule de proscrits. Un de ceux-ci parvenait à s’enfuir, et passait devant le roi, qui s’efforçait de l’arrêter, et qui, l’ayant manqué, s’écriait : Ah ! malheureux, tu échappes à ma clémence !

Quelle horreur ! a repris l’un de nous. Quoi ! en dépit de la bonté héréditaire des Bourbons ! – « Oh ! oui, a continué l’Empereur, la bonté proverbiale des Bourbons ! c’est cela ! Et pourtant quel n’est pas l’empire des mots une fois reçus ! Un historien, dans sa niaiserie, aura hasardé cette phrase qui se présente bien ; d’autres la répéteront par adulation, et voilà la multitude saisie d’un mot qui remplira toutes les bouches, même au milieu des faits les plus contraires. En voici des preuves en foule : C’est Henri IV, sans contredit le meilleur d’entre eux, offrant la vie au maréchal de Biron, son compagnon d’armes, son ami de cœur, si seulement il veut convenir de sa faute ; et qui le laisse froidement exécuter, parce que celui-ci s’avise de faire l’entêté. C’est Louis XIII qui, au moment de l’exécution de son favori, immolé par un ministre implacable, dit en regardant sa montre : Le cher ami passe en cet instant un mauvais quart d’heure. C’est Louis XIV à qui, partant pour la chasse, on annonce la mort inévitable et prochaine de sa maîtresse du jour, âgée de dix-huit ans, et qui se contente de dire pour tous regrets : Elle sera morte bien jeune ! C’est le Régent qui, durant l’agonie du cardinal Dubois, le compagnon de ses débauches, le confident de ses pensées, son premier ministre, s’apercevant d’un orage, dit : Voilà qui va me délivrer de mon drôle, et qui, à l’instant où il vient d’expirer, écrit à l’un de ses roués exilé par le défunt : Arrive, je t’attends ce soir à souper ; aussi bien morte la bête, mort le venin ! C’est Louis XV qui, perdant la maîtresse, l’amie, la confidente de vingt ans, dit à ses familiers, parce qu’il pleuvait beaucoup pendant son convoi : La marquise a là un bien mauvais temps pour son voyage. Enfin cent autres choses de la sorte, on n’en finirait pas. Et cependant l’adage d’aller toujours son train ; et voilà l’histoire pour les innombrables gens futiles et sans réflexion ! »


Retour de l’île d’Elbe – Détails, etc..


Samedi 24.

Après dîner, l’Empereur, prenant le café, disait que c’était à peu près vers ce temps que, l’année dernière, il avait quitté l’Île d’Elbe. Le grand maréchal lui a dit que c’était le 26 février et un dimanche. « À telles enseignes, Sire, que vous avez fait avancer la messe pour avoir plus de temps à dicter des ordres. »

L’après-midi même on était parti. Le lendemain matin, nous étions encore en vue sur les dix heures, à la grande anxiété de ceux qui s’intéressaient à notre succès.

L’Empereur, s’abandonnant à la conversation, a causé plus d’une heure des détails de cet évènement, unique dans l’histoire par la hardiesse de l’entreprise et les merveilles de l’exécution. Je renvoie plus loin son récit.


Campagne d’Italie et d’Égypte ; paroles charmantes de l’Empereur – Son opinion sur nos grands poètes – Tragédies modernes – Hector – Les États de Blois – Talma.


Dimanche 26 au mardi 28.

L’anglais allait de mieux en mieux, l’Empereur convenait avoir eu un moment de dégoût. Il avait un instant, me disait-il, vu passer sa furia francese ; mais je l’avais ranimé, disait-il, par une méthode qu’il trouvait sûre, infaillible, la meilleure de toutes les méthodes, celle de lire et d’analyser une seule page, et de la recommencer jusqu’à ce qu’elle fût sue imperturbablement. Les règles grammaticales s’expliquent chemin faisant ; de la sorte, il n’y a pas un moment de perdu pour l’étude et la mémoire. Les progrès semblent lents d’abord, on croit avancer peu ; mais quand on arrive à la cinquantième page, on est tout étonné de savoir la langue. Nous avions donc ajouté une page de Télémaque au reste de notre leçon, et nous nous en trouvions très bien. Du reste, l’Empereur, en ce moment, bien qu’il n’eût encore que vingt ou vingt-cinq leçons complètes, parcourait tous les livres, aurait fait entendre par écrit ce dont il eût eu besoin. Il ne comprenait pas tout, il est vrai ; mais on ne pourrait désormais lui rien cacher, disait-il, et c’était immense, c’était une conquête achevée.

L’Empereur entamait une nouvelle époque bien précieuse, celle du départ de Fontainebleau jusqu’au retour à Paris, et sa seconde abdication. Il ne possédait aucune pièce sur ces évènements si rapides ; mais c’est cette rapidité même qui me faisait le supplier d’employer sa mémoire à consacrer des circonstances que les évènements ou l’esprit de parti pourraient affaiblir ou dénaturer.

L’Empereur revoyait aussi fort souvent avec moi les divers chapitres de la campagne d’Italie ; le moment qui précédait le dîner était consacré d’ordinaire à cette révision. Il m’avait chargé de couper chaque chapitre d’une manière régulière, uniforme, d’en indiquer les paragraphes convenables, etc., etc. C’est ce qu’il appelait la triture ou la charlatanerie de l’éditeur. « Et cela vous regarde, me disait-il un jour avec une grâce et une bonté qui me pénétraient ; ce sera désormais votre bien. La campagne d’Italie portera votre nom et la campagne d’Égypte celui de Bertrand. Je veux qu’elle fasse tout à la fois la fortune de votre poche et celle de votre mémoire ; vous aurez toujours bien là 100.000 francs, et votre nom durera autant que le souvenir de mes batailles. »

Quant à nos après-dînées, les pièces de théâtre nous occupaient en ce moment, les tragédies surtout. L’Empereur les aime particulièrement, et se plaît à les analyser ; il y porte une logique singulière et beaucoup de goût. Il sait une foule de vers dont il se souvient depuis son enfance, époque, dit-il, où il savait beaucoup plus qu’aujourd’hui. L’Empereur est ravi de Racine, il y trouve de vraies délices. Il admire éminemment Corneille, et fait fort peu de cas de Voltaire, plein, dit-il, de boursouflure, de clinquant, toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni la grandeur des passions.

L’Empereur, à un de ses couchers à Saint-Cloud, analysait la pièce qui venait de se jouer : c’était Hector, par Luce de Lancival. Cette pièce lui plaisait beaucoup : elle avait de la chaleur, de l’élan ; il l’appelait une pièce de quartier-général, assurant qu’on irait mieux à l’ennemi après l’avoir entendue ; qu’il en faudrait beaucoup dans cet esprit, etc.

De là passant aux drames, qu’il appelait les tragédies des femmes de chambre, il les disait capables de supporter au plus la première représentation. Ils allaient ensuite toujours en perdant ; une bonne tragédie, au contraire, gagnait chaque jour davantage. La haute tragédie, continuait-il, était l’école des grands hommes. C’était le devoir des souverains de l’encourager et de la répandre ; et il n’était pas nécessaire, prétendait-il, d’être poète pour la juger, il suffisait de connaître les hommes et les choses, d’avoir de l’élévation et d’être homme d’État ; et s’animant par degrés : « La tragédie, disait-il avec chaleur, échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport, peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions : aussi, Messieurs, s’il vivait, je le ferais prince. »

Une autre fois, pareillement à son coucher, il analysait et condamnait les États de Blois, qu’on venait de jouer sur le théâtre de la cour pour la première fois ; et apercevant parmi nous l’archi-trésorier Lebrun, littérateur fort distingué, il lui demanda son opinion. Celui-ci, sans doute dans l’intérêt de l’auteur, se contenta de répondre que le sujet était mauvais. « Mais ce serait la première faute de M. Raynouard, répliqua l’Empereur ; il l’a choisi lui-même, personne ne le lui a imposé : et puis, il n’est pas de sujet si mauvais dont le grand talent ne sache tirer quelque parti. Et Corneille serait encore sans doute Corneille, même dans celui-ci. Quant à M. Raynouard, il a manqué tout à fait son affaire ; il ne montre ici d’autre talent que celui de la versification, tout le reste est mauvais, très mauvais. Sa conception, ses détails, son résultat, sont manqués ; il viole la vérité de l’histoire. Ses caractères sont faux ; sa politique est dangereuse et peut être nuisible. Cette circonstance me confirme, ce que du reste chacun sait très bien, qu’il est une énorme différence entre la lecture et la représentation d’une pièce. J’avais cru d’abord que celle-ci pouvait passer ; ce n’est que ce soir que j’en ai vu les inconvénients. Les éloges prodigués aux Bourbons sont les moindres ; les diatribes contre les révolutionnaires sont bien pires. M. Raynouard a été faire du chef des Seize le capucin Chabot de la Convention. Il y a dans sa pièce pour tous les partis, pour toutes les passions. Si je la laissais donner dans Paris, on pourrait venir m’apprendre que cinquante personnes se sont égorgées dans le parterre. De plus, l’auteur a fait de Henri IV un vrai Philinte, et du duc de Guise un Figaro, ce qui est trop choquant en histoire. Le duc de Guise était un des plus grands personnages de son temps, avec des qualités et des talents supérieurs, et auquel il ne manqua que d’oser pour commencer dès lors la quatrième dynastie ; de plus, c’est un parent de l’impératrice, un prince de la maison d’Autriche avec qui nous sommes en amitié, dont l’ambassadeur était présent ce soir à la représentation. L’auteur a plus d’une fois étrangement méconnu toutes les convenances. » Et l’Empereur disait ensuite se raffermir plus que jamais dans la détermination qu’il avait prise de ne pas laisser jouer une tragédie nouvelle sur le théâtre public avant qu’elle n’eût été mise à l’épreuve sur le théâtre de la cour. Il fit donc interdire la représentation des États de Blois. Mais ce qui est bien digne de remarque, c’est que, sous le roi, cette pièce a reparu solennellement avec toute la faveur que devait lui donner la proscription de l’Empereur, et qu’elle est tombée néanmoins, tant avait été juste le jugement que Napoléon en avait porté.

Talma, le célèbre tragique, parvenait très souvent jusqu’à l’Empereur, qui faisait grand cas de son talent et le récompensait magnifiquement. Quand le Premier Consul devint Empereur, les bruits de Paris furent qu’il faisait venir Talma pour prendre des leçons d’attitude et de costume. L’Empereur, qui n’ignorait jamais rien de ce qui se disait contre lui, en plaisantait un jour Talma. Celui-ci en demeurait déconcerté, confondu. « Vous avez tort, lui disait l’Empereur ; je n’aurais sans doute eu rien de mieux à faire, si toutefois j’en avais eu le temps. » Et alors c’était lui qui donnait à Talma des leçons sur son art : « Racine, lui disaitil, a mal à propos chargé Oreste en niaiseries, et vous le chargez encore davantage. Dans la Mort de Pompée, vous ne jouez pas César en grand homme. Dans Britannicus, vous ne jouez pas Néron en tyran, etc. » Et tout le monde sait que ce grand acteur a fait en effet, depuis, de grandes corrections dans ces rôles fameux.


Les faiseurs d’affaires dans la révolution – Crédit de l’Empereur à son retour – Sa réputation dans les bureaux comme vérificateur – Ministres des finances, du Trésor – Cadastre.


Du jeudi 29 au vendredi 1er mars.

Après le travail, l’Empereur a été se promener dans le jardin. Nous sommes ensuite montés en calèche. Il faisait tout à fait nuit et pleuvait fort quand nous sommes rentrés.

Après le dîner, et pendant le café, que nous avons pris à table dans la salle à manger, la conversation est tombée sur ce qu’on appelle à Paris les gens d’affaires, les grandes fortunes acquises dans la révolution. Il n’était pas une de ces personnes dont l’Empereur ne connût le nom, la famille, les affaires et le degré de moralité.

À peine Premier Consul, il se trouva aux prises, dit-il, avec la célèbre madame Récamier. Son père avait été placé dans les postes. Napoléon, en entrant au gouvernement, avait été obligé de signer de confiance une foule de listes. Mais il eut bientôt établi une grande surveillance dans toutes les parties ; il trouva qu’une correspondance avec les chouans se faisait sous le couvert de M. Bernard, père de madame Récamier. Il fut aussitôt destitué, et courait risque d’être jugé et mis à mort. Sa fille accourut auprès du Premier Consul, et, sur ses sollicitations, le Premier Consul voulut bien faire grâce du procès ; mais il fut inébranlable sur le reste : et madame Récamier, habituée à tout obtenir, ne prétendait à rien moins qu’à la réintégration de son père. Telles étaient les mœurs du temps. Cette sévérité de la part du Premier Consul fit jeter les hauts cris ; on n’y était pas accoutumé. Madame Récamier et ses partisans, qui étaient fort nombreux, ne le lui pardonnèrent jamais.

Les fournisseurs et les faiseurs d’affaires étaient ceux surtout qui tenaient le plus au cœur du nouveau magistrat suprême, qui appelait cette classe le fléau, la lèpre d’une nation. L’Empereur faisait l’observation que la France entière n’aurait pas suffi alors à ceux de Paris ; qu’à son arrivée à la tête des affaires, ils composaient une véritable puissance, et qu’ils étaient des plus dangereux pour l’État, dont ils obstruaient et corrompaient les ressorts par leurs intrigues, celles de leurs agents et de leur nombreuse clientèle. Au vrai, ils ne pouvaient, disait-il, jamais présenter que des sources empoisonnées et ruineuses, à la façon des juifs et des usuriers. Ils avaient déconsidéré le Directoire, et ils prétendaient bien diriger aussi le Consulat. On peut dire qu’ils composaient alors la tête de la société, qu’ils y tenaient le premier rang.

« Un des plus grands pas rétrogrades, disait l’Empereur, que je fis faire à la société vers son état et ses mœurs passés, fut de faire rentrer tout ce faux lustre dans la foule ; jamais je n’en voulus élever aucun aux honneurs. De toutes les aristocraties, celle-là me semblait la pire. » L’Empereur rend à Lebrun la justice de l’avoir affermi spécialement dans ce principe. « Ce parti m’en a toujours voulu depuis, disait Napoléon ; mais ce qu’il m’a bien moins pardonné encore, c’est l’inquisition sévère que je faisais exercer dans leurs comptes vis-à-vis du gouvernement. »

L’Empereur disait avoir fait à ce sujet un usage admirable de son Conseil d’État : il nommait une commission de quatre ou cinq de ses membres, gens intègres et capables ; ils lui faisaient leur rapport, et lui, Premier Consul ou Empereur, n’avait plus, s’il y avait lieu à poursuites, qu’à apposer au bas : Renvoyé au grand juge pour faire exécuter les lois. Arrivés à ce point, les impliqués venaient d’ordinaire à composition ; ils regorgeaient un, deux, trois, quatre millions, plutôt que de se laisser poursuivre. L’Empereur savait bien que tous ces faits étaient faussement représentés dans les cercles de la capitale, qu’ils lui créaient une foule d’ennemis, lui attiraient les reproches d’arbitraire et de tyrannie ; mais il acquittait un grand devoir vis-à-vis de la société en masse, et elle devait, pensait-il, lui tenir compte de pareilles mesures vis-à-vis ces sangsues publiques.

« Les hommes sont toujours les mêmes, disait Napoléon ; depuis Pharamond, les traitants se sont toujours conduits ainsi, et on en a toujours usé de même à leur égard ; mais à aucune époque de la monarchie, ils n’ont été attaqués avec des formes aussi légales, ni abordés avec autant d’énergie et de franchise que par moi. L’opinion des gens d’affaires eux-mêmes était bien différente de celle des salons ; ceux qui avaient de la moralité et de la droiture trouvaient même une nouvelle garantie dans cette extrême sévérité, et il s’en est vu une preuve bien remarquable au retour de l’île d’Elbe ; des maisons de Londres, d’Amsterdam, m’ont ouvert secrètement un crédit de quatre-vingts à cent millions, au simple taux de sept à huit pour cent. L’argent qu’elles déposaient au trésor à Paris, net de tout, leur était payé par des rentes sur le grand-livre à cinquante ; elles étaient alors pour le public à cinquante-six ou cinquante-sept. »

Cette ressource, si utile pour les affaires, dans la crise où l’on se trouvait, et si satisfaisante, si flatteuse pour celui qui en était l’objet, prouve l’opinion véritable que l’on avait en Europe sur l’Empereur, et la confiance qu’il inspirait dans les affaires. Cette négociation, inconnue dans le temps, explique, ce qu’on ne comprit pas alors à Paris, les moyens financiers que l’Empereur se trouva posséder tout à coup à son retour.

L’Empereur jouissait d’une réputation singulière parmi tous les bureaucrates et les faiseurs de chiffres ; c’est qu’il s’y entendait réellement beaucoup lui-même. « Ce qui commença ma réputation, disait-il, fut que, vérifiant la balance d’une année lors du consulat, je relevai une erreur de deux millions, qui se trouvait au désavantage de la république. M. Dufresne, alors chef de la trésorerie, au demeurant parfaitement honnête, n’en voulait d’abord rien croire ; pourtant c’était une affaire de chiffres, il fallut bien en convenir. On fut plusieurs mois à la trésorerie à pouvoir découvrir l’erreur : elle se trouva enfin dans un compte du fournisseur Séguin, qui en convint aussitôt, sur la présentation des pièces, et restitua, disant qu’il s’était trompé. »

Une autre fois Napoléon, visitant la solde de la garnison de Paris, marqua un article de soixante et quelques mille francs, affectés à un détachement qu’il assura n’avoir jamais été dans la capitale. Le ministre nota cet objet, comme par complaisance, intérieurement convaincu que l’Empereur se trompait ; c’était pourtant vrai, et la somme dut être rétablie.

N.B. La première publication du Mémorial m’a fait recevoir de l’autorité la plus compétente (le ministre même du trésor) la confirmation la plus positive de l’article ci-dessus : voici les détails qui m’ont été adressés à ce sujet. Je les transcris littéralement.

« Tous les dix jours (décadi) le directeur, ensuite ministre du trésor, apportait au Premier Consul des états de la situation de toutes les parties de la finance ; ils formaient un volume de trente-cinq à quarante pages grand in-folio. C’étaient de nombreuses colonnes de chiffres, auxquelles dix commis avaient travaillé pendant plusieurs jours. Le Premier Consul, les parcourant, s’arrêtait à divers articles, demandait des explications, en donnait lui-même ; c’était une chose merveilleuse que sa promptitude à démêler, dans ces lignes pressées, ce qui était vraiment important. Un jour, dans le cours du travail, son doigt s’arrêta sur un article de soixante mille francs payés à un régiment. Il le fait remarquer au ministre et dit : La somme a-t-elle été payée à Paris ? – Sans doute. – Les pièces bien vérifiées ? – Assurément. – Eh bien ! c’est une grande fraude, le détachement est à cent lieues d’ici : voyez dès aujourd’hui s’il y a du remède. »

« Je me fis rendre compte ; c’était une fraude hardie, commise à l’aide de formules imprimées, revêtues de signatures parfaitement imitées. »

L’Empereur regardait comme de la plus haute importance la séparation du ministère des finances d’avec celui du trésor : elle amenait la distinction des objets, et créait un contrôle mutuel. Le ministre du trésor était, sous un chef tel que lui (Napoléon), l’homme le plus important de l’empire, disait-il, non pas comme ministre du trésor, mais comme contrôleur général : toutes les ordonnances de l’empire lui passaient sous les yeux ; il pouvait donc découvrir les vols et les abus de quelque part qu’ils vinssent, et les faire connaître en secret au souverain ; ce qui arrivait en effet journellement.

La spécialité était un autre point sur lequel il s’arrêtait avec complaisance, comme ayant été un des ressorts les plus heureux de son administration.

Parlant du cadastre, tel qu’il l’avait arrêté, il disait qu’il eût pu être considéré à lui seul comme la véritable constitution de l’empire, c’est-à-dire la véritable garantie des propriétés, et la certitude de l’indépendance de chacun ; car, une fois établi, et la législature ayant fixé l’impôt, chacun faisait aussitôt son propre compte, et n’avait plus à craindre l’arbitraire de l’autorité ou celle des répartiteurs, qui est le point le plus sensible et le moyen le plus sûr pour forcer à la soumission. L’Empereur, durant cette conversation, a donné son opinion sur les talents et le caractère de MM. Gaudin, Mollien, Louis, ainsi que sur la plupart de ses autres ministres et conseillers d’État, et a terminé le sujet en concluant qu’il était venu à bout de créer une administration la plus pure et la plus énergique sans doute de l’Europe ; et qu’il en possédait tellement les détails lui-même, qu’il pensait qu’avec les Moniteurs seuls il serait en état de tracer d’ici l’histoire de toute l’administration financière de la France durant son règne.

Le 1er mars, sont arrivés des bâtiments venant du Cap ; l’un d’eux était le Wellesley, de soixante-quatorze canons, qui portait dans sa cale un autre vaisseau démonté. Ils avaient été construits tous les deux dans l’Inde en bois de teck, aux trois quarts meilleur marché qu’en Angleterre. Ce bois est excellent, et le vaisseau de nature à durer beaucoup plus longtemps que ceux d’Europe ; mais jusqu’ici on se plaint qu’ils marchent moins bien ; toutefois c’est une révolution probable qui se prépare dans les matériaux et la construction de la marine anglaise.


Flotte de la Chine.


Samedi 2.

La flotte de la Chine est arrivée ce matin ; plusieurs vaisseaux sont entrés successivement dans la journée, et beaucoup d’autres sont demeurés en vue : c’est la joie, la fête, la moisson de l’île. L’argent que laissent les passagers pendant leur courte relâche fait une grande partie des revenus des habitants.

À cinq heures, l’Empereur est sorti dans le jardin, et est descendu à pied jusqu’à l’ouverture d’une gorge d’où l’on découvrait plusieurs vaisseaux faisant route à toutes voiles pour le mouillage.


Sur l’invasion en Angleterre – Détails.


Dimanche 3.

L’Empereur m’a fait venir sur les deux heures ; il faisait sa toilette, et m’a dit que je voyais en lui un homme mort, bon à enterrer ; que je devais en savoir quelque chose, qu’il avait dû m’éveiller souvent dans la nuit. Effectivement je l’avais entendu constamment tousser et éternuer ; il avait un rhume de cerveau des plus violents ; il l’avait pris hier au soir en demeurant trop tard à l’humidité ; il se promettait bien, à l’avenir, d’être toujours rentré à six heures. La toilette faite, il s’est mis à travailler un moment à l’anglais ; cela n’a pas été long, il était réellement accablé, tant il avait la tête prise. Il m’a dit de m’asseoir à côté de lui ; et m’a fait bavarder plus de deux heures sur Londres, durant mon émigration. Un moment il a dit : Ont-ils eu bien peur de mon invasion en Angleterre ? Quelle fut alors l’opinion générale à ce sujet ? – Sire, ai-je répondu, je ne saurais vous le dire, j’étais déjà repassé en France. Mais dans les salons de Paris, nous en faisions des gorges chaudes, et les Anglais qui s’y trouvaient faisaient comme nous : nous racontions que chacun, jusqu’à Brunet même, s’en moquait, et que vous aviez fait mettre ce dernier en prison pour avoir eu l’insolence de plaisanter dans ses rôles, avec des coquilles de noix surnageant dans une cuvette, ce qu’il appelait travailler aussi à sa petite flottille. – Eh bien ! a repris l’Empereur, vous avez pu en rire à Paris, mais Pitt n’en riait pas dans Londres ; il eut bientôt mesuré toute l’étendue du danger ; aussi me jeta-t-il une coalition sur le dos au moment où je levais le bras pour frapper. Jamais l’oligarchie anglaise ne courut de plus grand péril.

« Je m’étais ménagé la possibilité du débarquement ; je possédais la meilleure armée qui fût jamais, celle d’Austerlitz, c’est tout dire. Quatre jours m’eussent suffi pour me trouver dans Londres ; je n’y serais point entré en conquérant, mais en libérateur : j’aurais renouvelé Guillaume III, mais avec plus de générosité et de désintéressement. La discipline de mon armée eût été parfaite, elle se fût conduite dans Londres comme si elle eût été encore dans Paris : point de sacrifices, pas même de contributions exigées des Anglais ; nous ne leur eussions pas présenté des vainqueurs, mais des frères qui venaient les rendre à la liberté, à leurs droits. Je leur eusse dit de s’assembler, de travailler eux-mêmes à leur régénération, qu’ils étaient nos aînés en fait de législation politique ; que nous ne voulions y être pour rien, autrement que pour jouir de leur bonheur et de leur prospérité, et j’eusse été strictement de bonne foi. Aussi quelques mois ne se seraient pas écoulés, que ces deux nations, si violemment ennemies, n’eussent plus composé que des peuples identifiés désormais par leurs principes, leurs maximes, leurs intérêts ; et je serais parti de là pour opérer, du Midi au Nord, sous les couleurs républicaines (j’étais alors Premier Consul), la régénération européenne, que plus tard j’ai été sur le point d’opérer du Nord au midi sous les formes monarchiques. Et ces deux systèmes pouvaient être également bons, puisqu’ils tendaient tous les deux au même but, et se seraient tous deux opérés avec fermeté, modération et bonne foi. Que de maux qui nous sont connus, que de maux que nous ne connaissons pas encore eussent été épargnés à cette pauvre Europe ! Jamais projet plus large dans les intérêts de la civilisation ne fut conçu avec des intentions plus généreuses, et n’approcha davantage de son exécution. Et, chose bien remarquable, les obstacles qui m’ont fait échouer ne sont point venus des hommes ; ils sont tous venus des éléments ; dans le midi, c’est la mer qui m’a perdu ; et c’est l’incendie de Moscou, les glaces de l’hiver, qui m’ont perdu dans le Nord ; ainsi, l’eau, l’air et le feu, toute la nature, et rien que la nature, voilà quels ont été les ennemis d’une régénération universelle, commandée par la nature même !… Les problèmes de la Providence sont insolubles ! ! !… »

Après quelques instants de silence, l’Empereur en est revenu à développer son invasion. « On croyait, a-t-il dit, que mon invasion n’était qu’une vaine menace, parce qu’on ne voyait aucun moyen raisonnable de la tenter ; mais je m’y étais pris de loin, j’opérais sans être aperçu : j’avais dispersé tous nos vaisseaux, les Anglais étaient obligés de courir après sur les divers points du globe ; les nôtres pourtant n’avaient d’autre but que de revenir, à l’improviste et tous à la fois, se réunir en masse sur nos côtes. Je devais avoir soixante-dix ou quatre-vingts vaisseaux français ou espagnols dans la Manche : j’avais calculé que j’en demeurerais maître pendant deux mois ; j’avais trois ou quatre mille petits bâtiments qui n’attendaient que le signal ; mes cent mille hommes faisaient chaque jour la manœuvre de l’embarquement et du débarquement, comme tout autre temps de leur exercice ; ils étaient pleins d’ardeur et de bonne volonté, l’entreprise était très populaire parmi les Français, et nous étions appelés par les vœux d’une grande partie des Anglais. Mon débarquement opéré, je ne devais calculer que sur une seule bataille rangée ; l’issue n’en pouvait être douteuse ; et la victoire nous plaçait dans Londres, car le local du pays n’admettait point de guerre de chicane ; ma conduite morale eût fait le reste. Le peuple anglais gémissait sous le joug de l’oligarchie ; dès qu’il eût vu son orgueil ménagé, il eût été tout aussitôt à nous ; nous n’eussions plus été pour lui que des alliés venus pour le délivrer. Nous nous présentions avec les mots magiques de liberté et d’égalité, etc. »

Et après être revenu encore à une foule de petits détails d’exécution tous admirables, et avoir fait remarquer à combien peu il avait tenu que le tout ne s’exécutât, il s’est interrompu assez brusquement, disant : « Mais sortons, allons faire un tour. »

Et nous avons été nous promener dans le jardin. Le temps, qui avait été pluvieux depuis trois jours, s’était remis tout à fait au beau. Cependant l’Empereur, se rappelant sa résolution d’être rentré à six heures, a demandé tout de suite la calèche, pour être revenu de bonne heure. Mon fils a suivi à cheval ; c’était la première fois qu’il jouissait d’une telle faveur ; il s’est fort bien acquitté de son début : l’Empereur l’en a complimenté.

L’Empereur, continuant d’être souffrant, s’est retiré encore de fort bonne heure.


Réception de quelques officiers de la flotte de la Chine.


Lundi 4.

Aujourd’hui l’Empereur a reçu quelques capitaines de la flotte de la Chine ; il a causé fort longtemps avec eux sur la nature de leur commerce, la facilité de leurs relations avec les Chinois, les mœurs de ceux-ci, etc., etc… Ces bâtiments de la Chine sont de quatorze ou quinze cents tonneaux, à peu près égaux aux vaisseaux de soixante-quatre ; ils tirent vingt-deux ou vingt-trois pieds ; ils sont chargés presque en totalité de thé ; l’un d’eux en avait près de quinze cents tonneaux à bord. Les six bâtiments qui sont entrés hier sont estimés environ soixante millions ; et comme ils seront frappés en arrivant d’un droit de cent pour cent, ils jetteront dans la circulation de l’Europe une valeur de cent vingt millions.

Les Européens ont très peu de liberté à Canton : ils ne peuvent guère circuler que dans les faubourgs ; ils sont traités avec le plus grand mépris par les Chinois, qui exercent sur eux une grande supériorité et beaucoup d’arbitraire. Ceux-ci sont très intelligents et fort perspicaces, industrieux, alertes, voleurs et de mauvaise foi. Toutes les affaires se traitent en langue européenne, qu’ils parlent avec facilité.

L’arrivée des flottes ici fait le bonheur de l’île et celui des passagers ; les habitants vendent leurs denrées et achètent leurs provisions ; les passagers respirent l’air de terre et se rafraîchissent. Ce mouvement dure ordinairement quinze jours ou trois semaines ; mais dans cette circonstance l’amiral, au grand chagrin de tous, a réduit la relâche à deux jours seulement pour les deux premiers bâtiments venus, obligeant le reste à demeurer sous voile au-dehors, pour n’entrer successivement de la sorte que deux à deux. Il faut qu’il ait reçu des ordres bien sévères, ou qu’il conçoive de vives inquiétudes, dont nous ne nous doutons pas.

L’Empereur s’est promené pendant quelque temps dans le jardin, avant de monter en calèche. Au travers des arbres, dans le voisinage, on voyait rôder plusieurs des officiers nouvellement venus, qui cherchaient à apercevoir l’Empereur ; ils y attachaient un prix infini.


Cour de l’Empereur, étiquette, etc. – Anecdote de Tarare – Grands officiers – Chambellans – Splendeurs sans égale de la cour des Tuileries – Belle administration du Palais – Intention de l’Empereur à ses levers – Grand couvert – De la cour et de la ville.


Mardi 5.

Aujourd’hui la conversation de l’Empereur est tombée sur sa cour et sur son étiquette ; il s’y est arrêté fort longtemps. Voici ce que j’en ai recueilli.

Au moment de la révolution, disait-il, la cour d’Espagne, celle de Naples, reposaient encore sur l’importance et la grandeur de Louis XIV, mêlées à la boursouflure et à l’exagération des Castillans et des Maures. Elles étaient tristes et ridicules ; celle de Pétersbourg avait pris la couleur et les formes des salons ; à Vienne, elle était devenue bourgeoise ; et il ne restait pas de vestiges du bel esprit, des grâces et du bon goût de celle de Versailles.

Napoléon, arrivant à la souveraine puissance, trouva donc, ainsi qu’on le dit vulgairement, terre rase et maison nette, et put composer une cour tout à fait à son gré. Il rechercha, dit-il, un milieu raisonnable, voulant accorder la dignité du trône avec nos mœurs nouvelles, et surtout faire servir cette création à l’amélioration des manières des grands et à l’industrie du peuple. Certes, ce n’était pas une petite affaire que de relever un trône sur le terrain même où l’on avait juridiquement exécuté le monarque régnant, et où chaque année l’on avait juré constitutionnellement la haine des rois. Ce n’était pas une petite affaire que de rétablir les dignités, les titres, les décorations, au milieu d’un peuple qui combattait et triomphait depuis quinze ans pour les proscrire. Toutefois Napoléon, qui semblait toujours faire ce qu’il voulait, disait-il, parce qu’il avait l’art de vouloir juste et à propos, enleva de haute lutte ces difficultés. On le fit Empereur, il créa des grands et se composa une cour. Bientôt la victoire sembla prendre le soin elle-même d’affermir et d’illustrer subitement ce nouvel ordre de choses. Toute l’Europe le reconnut, et il fut même un moment où l’on eût dit que toutes les cours du continent étaient accourues à Paris pour composer celle des Tuileries, qui devint la plus brillante et la plus nombreuse que l’on eût jamais vue. Elle eut des cercles, des ballets, des spectacles ; on y étala une magnificence et une grandeur extraordinaires. La seule personne du souverain conserva toujours une extrême simplicité, qui servait même à le faire reconnaître. C’est que ce luxe, ce faste, qu’il encourageait autour de lui, étaient dans ses combinaisons, disait-il, non dans ses goûts. Ce luxe, ce faste, étaient calculés pour exciter et payer nos manufactures et notre industrie nationale. Les cérémonies et les fêtes du mariage de l’impératrice, et celles du baptême du roi de Rome, ont laissé bien loin derrière tout ce qui les a devancées, et ne se renouvelleront probablement jamais. L’Empereur prit à tâche de rétablir au-dehors tout ce qui pouvait le mettre en harmonie avec les autres cours de l’Europe ; mais au-dedans il eut le soin constant d’ajuster les formes anciennes avec nos nouvelles mœurs.

Ainsi il rétablit les levers et les couchers de nos rois ; mais, au lieu qu’ils étaient réels alors, ils ne furent plus que nominaux. Au lieu de présenter les plus petits détails d’une vraie toilette et les saletés qui pouvaient en être la suite, ces instants, sous l’Empereur, n’étaient réellement consacrés qu’à recevoir le matin ou congédier le soir ceux de sa maison qui avaient des ordres directs à prendre de lui, et dont la prérogative était de pouvoir lui faire leur cour à ces heures privilégiées.

Ainsi l’Empereur rétablit des présentations spéciales auprès de sa personne, des admissions à sa cour ; mais au lieu de ne se décider que sur des preuves officielles de noblesse, ce ne fut plus que sur la base combinée de la fortune, de l’influence et des services.

Ainsi l’Empereur créa des titres dont la qualification donnait la main à l’ancienne féodalité ; mais, sans valeur réelle et d’un but purement national, sans prérogative, sans privilèges ; ils allaient atteindre toutes les naissances, tous les services, toutes les professions. Il les disait un rapprochement utile avec les mœurs de la vieille Europe au-dehors, et un hochet innocent pour bien des vanités du dedans. « Car, observait-il, combien d’hommes supérieurs sont enfants plus d’une fois dans la journée ! »

Ainsi l’Empereur fit reparaître des décorations, et distribua des croix et des cordons ; mais, au lieu de ne les répandre que sur des classes spéciales et privilégiées, il les étendit à toute la société, à tous les genres de services, à tous les genres de talents ; et, par un privilège exclusif peut-être en la personne de Napoléon, plus il en accorda, plus ils acquirent de prix. Il estime à vingt-cinq mille peut-être le nombre des décorations de la Légion-d’Honneur qu’il a distribuées, et le désir de les obtenir, disait-il, allait toujours croissant : c’était devenu une espèce de fureur. Après la campagne de Wagram, il l’adressa à l’archiduc Charles ; et, par un raffinement de galanterie qui n’appartenait qu’à Napoléon, ce fut la croix d’argent, précisément celle du simple soldat, qu’il lui envoya.

C’était, disait l’Empereur, la pratique fidèle et volontaire des maximes qu’on vient de voir qui faisait de lui le monarque vraiment national, et qui aurait rendu la quatrième dynastie la dynastie vraiment constitutionnelle. « Aussi, remarquait-il, le peuple du plus bas étage en avait-il l’instinct secret. » Et à ce sujet il racontait qu’en revenant de son couronnement d’Italie, et dans les environs de Lyon, la population accourant sur les routes, il lui prit fantaisie de monter seul et à pied la montagne de Tarare. Il avait défendu que personne ne le suivît ; se mêlant à la foule, il accosta une bonne vieille à qui il demanda ce que cela signifiait ; elle lui répondit que c’était l’Empereur qui allait passer. Sur quoi, après quelques paroles de politique, il lui dit : « Mais la bonne, autrefois vous aviez le tyran Capet, à présent vous avez le tyran Napoléon ; que diable avez-vous gagné à tout cela ? » La force de l’argument, disait Napoléon, déconcerta la vieille pour un moment. Mais cependant elle se remit et lui répondit : « Mais pardonnez-moi, monsieur ; après tout, il y a une grande différence : nous avons choisi celui-ci, et nous avions l’autre par hasard ; l’un était le roi des nobles, l’autre est celui du peuple ; c’est le nôtre. – Et la bonne vieille avait raison, ajoutait l’Empereur, et elle découvrait là plus d’instinct et de bon sens que bien des gens d’une grande instruction et de beaucoup d’esprit. »

L’Empereur s’entoura de grands officiers de la couronne, il se composa une nombreuse maison d’honneur en chambellans, écuyers et autres ; il les prit et parmi les personnes nouvelles que la révolution avait élevées, et dans les familles anciennes qu’elle avait dépouillées. Les premiers se regardaient sur un terrain qu’ils avaient acquis, les autres sur un terrain qu’ils croyaient recouvrer. Pour l’Empereur, il ne cherchait dans ce mélange que l’extinction des haines et la fusion des partis. Toutefois il est aisé, dit-il, d’apercevoir des mœurs et des manières bien différentes : les anciens mettaient bien plus d’empressement et de grâce dans leur service ; une madame de Montmorency se serait précipitée pour renouer les souliers de l’impératrice ; une dame nouvelle y eût répugné ; celle-ci eût craint d’être prise pour une femme de chambre ; madame de Montmorency n’avait nullement cette crainte. Ces emplois d’honneur étaient pour la plupart sans émoluments, ils portaient même à de grandes dépenses ; mais ils mettaient chaque jour sous les yeux du maître, d’un maître tout-puissant, source des honneurs et des grâces, et qui avait dit hautement qu’il ne voulait pas qu’un officier de sa maison s’adressât à d’autre qu’à lui.

Au moment du mariage de l’impératrice, l’Empereur fit une recrue nombreuse de chambellans dans les premiers rangs de l’ancienne aristocratie ; tout à la fois pour montrer à l’Europe qu’il n’existait plus qu’un parti en France, et pour entourer l’impératrice de noms qui eussent pu lui être familiers peut-être. L’Empereur balança même à prendre dans cette classe la dame d’honneur ; la crainte que l’impératrice, dont il ne connaissait pas le caractère, n’arrivât avec des préjugés de naissance qui enflerait trop l’ancien parti, lui fit faire un autre choix.

Depuis cet instant jusqu’au moment de nos revers, les plus anciennes, les plus illustres familles sollicitaient avec ardeur d’entrer dans la maison de l’Empereur : et comment ne l’eussent-elles pas fait ! l’Empereur gouvernait le monde, il avait élevé la France et les Français au-dessus des nations ; la puissance, la gloire, la force, étaient son cortège ; on était heureux d’entrer dans l’atmosphère d’un tel lustre ; appartenir directement à sa personne était, au-dedans et au-dehors, un titre à la considération, aux hommages, aux respects.

Lors de la restauration, un royaliste de distinction, qui s’était conservé pur et devant lequel j’avais trouvé grâce, me disait le plus sérieusement du monde (car quelle différence d’idées n’amène point la différence des partis) qu’avec mon nom et la conduite franche que j’avais tenue, je ne devais pas désespérer de pouvoir me placer encore auprès du roi, ou dans la maison de quelque prince ou princesse du sang. Quel fut le renversement de ses idées quand je lui répondis ; « Mon cher, je me le suis rendu impossible : j’ai servi le maître le plus puissant de la terre, je ne saurais désormais prendre rien de pareil auprès de qui que ce soit ici bas. Sachez que quand nous allions porter au loin les ordres de l’Empereur, dans les cours étrangères, en portant sa couleur, nous nous considérions et nous étions considérés partout à l’égal des princes. Il nous a fait voir jusqu’à sept rois attendant dans ses salons, au milieu de nous et avec nous. Lors de son mariage, quatre reines portaient le manteau de l’impératrice, dont un de nous pourtant était le chevalier d’honneur et un autre l’écuyer. Croyez donc, mon cher, qu’une ambition généreuse se trouve rassasiée après de telles grandeurs. »

Du reste, la magnificence et la splendeur qui composaient cette cour sans exemple reposaient sur un ordre et une régularité d’administration qui ont fait l’étonnement et l’admiration de ceux qui sont venus en fouiller les débris. L’Empereur en inspectait plusieurs fois lui-même les comptes dans l’année. On a trouvé tous ses châteaux réparés et embellis ; ils renfermaient près de quarante millions de mobilier et quatre millions de vaisselle. S’il eût joui de quelques années de paix, l’imagination a de la peine à s’arrêter, dit-il, sur ce qu’il aurait pu faire.

L’Empereur disait avoir eu une idée heureuse qu’il était bien fâché de n’avoir pas exécutée : c’était d’avoir chargé quelques personnes de rechercher les pétitions les plus importantes : « Elles m’eussent indiqué chaque jour, disait-il, trois ou quatre particuliers des provinces qui auraient été admis à mon lever, et m’auraient expliqué directement leur affaire, je l’eusse discutée immédiatement avec eux, et je leur eusse rendu prompte justice. »

Je disais à l’Empereur que la commission qu’il avait créée fort anciennement sous le titre de Commission des Pétitions, approchait infiniment de son idée actuelle, et faisait en effet beaucoup de bien. J’en avais été président lors du retour de l’île d’Elbe ; et, dans le premier mois, j’avais déjà fait droit à plus de quatre mille pétitions.

« Il est vrai, lui disais-je, que les circonstances d’abord, et l’habitude ensuite, n’avaient jamais permis à cet établissement de jouir de la plus précieuse prérogative dont il avait doté sa création ; celle qui aurait produit sans doute le plus d’effet sur l’opinion, savoir, de lui présenter officiellement, à sa grande audience du dimanche, le résultat du travail de toute la semaine. » Mais la nature des choses, les constantes expéditions de l’Empereur, et surtout la jalousie des ministres, tout avait concouru à dépouiller cette commission de ce beau privilège.

L’Empereur était fâché aussi, disait-il, de n’avoir point établi, par l’étiquette du palais, que toutes les personnes présentées, les femmes surtout, qui pourraient prétendre à obtenir de lui une audience, arriveraient de plein droit au salon de service. L’Empereur, le traversant plusieurs fois dans la journée, eût pu satisfaire en passant à quelques-unes de leurs demandes, et se fût épargné de la sorte le refus de ces audiences ou la perte du temps qu’elles lui causaient.

L’Empereur avait balancé quelque temps, disait-il, à rétablir le grand couvert de nos rois, c’est-à-dire le dîner en public, chaque dimanche, de toute la famille impériale. Il nous a demandé notre avis ; nous différions : les uns l’approuvaient, présentaient ce spectacle de famille comme fort moral pour le public, et propre à produire le meilleur effet sur son esprit ; c’était d’ailleurs, disaient-ils, un moyen pour chaque individu de voir son souverain : d’autres le combattaient, objectant qu’il y avait dans cette cérémonie quelque chose d’idole et de féodal, de badauderie et de servilité, qui n’était plus dans nos mœurs ni dans leur dignité moderne. On pouvait bien aller voir le souverain à l’église ou au spectacle ; là, on concourait du moins à ses actes religieux ou l’on prenait part à ses plaisirs ; mais aller le voir manger, c’était se donner un ridicule mutuel : la souveraineté, devenue, ainsi que l’avait si bien dit l’Empereur, une magistrature, ne devait se montrer qu’en pleine activité : accordant des grâces, réparant des torts, expédiant des affaires, passant des revues, mais surtout dépouillée des infirmités ou des besoins de l’homme, etc. Son utilité, ses bienfaits devaient être son nouveau prestige : l’apparition du souverain devait être de tous les instants et inattendue, comme la Providence ; telle était l’école nouvelle ! telle avait été la nôtre.

« Eh bien ! disait l’Empereur, il est peut-être vrai que les circonstances du temps auraient dû borner cette cérémonie au prince impérial, et seulement au temps de sa jeunesse ; car c’était l’enfant de toute la nation, il devait donc appartenir dès lors à tous les sentiments, à tous les yeux. »

Au retour de l’île d’Elbe, l’Empereur disait avoir eu la pensée de dîner chaque dimanche dans la galerie de Diane, au milieu de quatre ou cinq cents convives ; ce qui eût été sans doute, disait-il, d’un immense effet sur le public, surtout au moment du Champ de Mai, lors de la réunion des députés des départements à Paris ; mais la rapidité et l’importance des affaires l’en empêchèrent : il craignit aussi peut-être qu’on ne vit dans cette mesure une trop grande affectation de popularité, et que les ennemis du dehors ne la transformassent en crainte de sa part.

On est dans l’habitude, disait l’Empereur, de citer l’influence du ton et des manières de la cour sur celles d’une nation : il était loin d’avoir obtenu, remarquait-il, aucun résultat à ce sujet ; mais c’était le vice des circonstances et de plusieurs combinaisons inaperçues ; il y avait beaucoup réfléchi, et il pensait qu’il l’eût obtenu avec le temps.

« La cour, continuait-il, prise collectivement, n’exerce point cette influence ; ce n’est que parce que ses éléments, ceux qui la composent, vont propager, chacun dans sa sphère d’activité, ce qu’ils ont puisé à la source commune ; le ton de la cour n’arrive donc à toute une nation qu’au travers des sociétés intermédiaires. Or, nous n’avions pas de sociétés, nous ne pouvions point encore en avoir. Les sociétés, ces réunions pleines de charmes, où l’on jouit si bien des avantages de la civilisation, disparaissent subitement devant les révolutions, et ne se rétablissent qu’avec lenteur après la tempête. Les bases indispensables de la société sont l’oisiveté et le luxe ; or, nous étions encore tous dans l’agitation, et les grandes fortunes n’étaient pas encore bien établies. Un grand nombre de spectacles, une foule d’établissements publics, présentaient d’ailleurs des plaisirs plus faciles, moins gênants, plus vifs. La génération des femmes du jour était jeune ; elles aimaient mieux courir et se montrer en public que de demeurer chez elles, et se composer un cercle rétréci. Mais elles auraient vieilli, disait-il, et avec un peu de temps et de repos, toutes les choses eussent repris leur allure naturelle. Et puis encore, faisait-il observer, ce serait peut-être une erreur que de juger d’une cour moderne par le souvenir des cours anciennes : les cours anciennes étaient véritablement la puissance ; on disait la cour et la ville. Aujourd’hui, si l’on voulait parler juste, on était obligé de dire la ville et la cour. Les seigneurs féodaux, depuis qu’ils avaient perdu leur pouvoir, cherchaient en dédommagement leurs jouissances. Les souverains eux-mêmes semblaient désormais soumis à cette loi : le trône, avec nos idées libérales, cessait insensiblement d’être une seigneurie, et devenait purement une magistrature ; le prince, n’ayant plus qu’une représentation morale, toujours triste et ennuyeuse à la longue, devait chercher à s’y dérober, pour venir, en simple citoyen, prendre sa part des charmes de la société. »

Parmi une grande quantité de mesures nouvelles projetées par l’Empereur pour un avenir plus tranquille, son idée favorite avait été, la paix obtenue et le repos conquis, de ne plus vivre que pour les épurations administratives et les améliorations locales ; de se voir en tournées perpétuelles dans les départements : il eût visité et non parcouru, campé et non voyagé ; il eût fait usage de ses propres chevaux, se fût entouré de l’impératrice, du roi de Rome, de toute sa cour. Toutefois il eût voulu que ce grand attirail n’eût été onéreux à personne, mais plutôt un bienfait pour tous : une tenture des Gobelins et tous les accessoires, tramés à sa suite, eussent meublé, décoré ses stations. Les autres personnes de la cour, disait-il, eussent été logées à la craie chez les bourgeois, qui eussent regardé leurs hôtes comme un bienfait plutôt qu’un fardeau, parce qu’ils eussent toujours été pour eux la certitude de quelque avantage ou de quelques faveurs. « C’est là, continuait-il, que j’eusse pu, dans chaque lieu, prévenir les fraudes, châtier les dilapidateurs ; ordonner des édifices, des ponts, des chemins ; dessécher des marais, fertiliser des terres, etc… Si le Ciel alors, continuait-il, m’eût accordé quelques années, assurément j’aurais fait de Paris la capitale de l’univers, et de toute la France un véritable roman. » Il répétait souvent ces dernières paroles : que de gens déjà auront dit cela, ou le répéteront avec lui !


Jeu d’échecs venu de la Chine – Présentation des capitaines de la flotte de la Chine.


Mercredi 6.

L’Empereur est monté à cheval à sept heures ; il m’a dit d’appeler mon fils pour nous accompagner ; c’était une grande faveur. Durant notre promenade, l’Empereur est descendu cinq ou six fois pour regarder, à l’aide d’une lunette, des vaisseaux qui étaient en vue ; il en a reconnu un pour être hollandais : les trois couleurs sont toujours pour nous un objet de sentiment et de vive émotion. Dans une de ces stations, le cheval le plus fringant de la bande s’est échappé, il a fallu le poursuivre longtemps ; mon fils a gagné ses éperons ; il l’a ramené triomphant, et l’Empereur a remarqué que dans un tournoi ce serait une victoire.

Au retour, l’Empereur a déjeuné à l’ombre ; il nous a retenus tous.

Avant et après le déjeuner, l’Empereur a causé avec moi seul, à l’écart, d’objets sérieux, et que je ne puis confier au papier…

La chaleur était devenue forte, il s’est retiré. Il était quatre heures et demie quand il m’a fait appeler ; sa toilette se finissait. Le docteur lui a apporté un jeu d’échecs qu’il avait été acheter à bord des bâtiments chinois ; l’Empereur en avait désiré un. Celui-ci avait été payé trente napoléons ; il était l’objet de l’admiration du pauvre docteur, et rien ne paraissait plus ridicule à l’Empereur : toutes les pièces, au lieu de ressembler aux nôtres, étaient de grosses et lourdes images de leurs noms ; ainsi un cavalier y était armé de toutes pièces, et la tour reposait sur un énorme éléphant, etc. L’Empereur n’a pu s’en servir, disant plaisamment qu’il lui faudrait une grue pour faire mouvoir chaque pièce.

Cependant autour du jardin rôdaient encore beaucoup d’officiers ou des employés des bâtiments de la Chine. Leur curiosité, quelques heures auparavant, les avait portés à pénétrer chez nous ; nous avions été littéralement envahis dans nos chambres. L’un disait que l’orgueil de sa vie serait d’avoir vu Napoléon ; l’autre, qu’il n’oserait pas se présenter devant sa femme, en Angleterre, s’il ne pouvait lui dire qu’il avait été assez heureux pour apercevoir ses traits ; l’autre, qu’il abandonnerait tous les bénéfices de son voyage pour un seul coup d’œil, etc.

L’Empereur les a fait approcher ; il serait difficile de rendre leur satisfaction et leur joie ; ils n’avaient pas osé autant prétendre ni espérer. L’Empereur leur a fait, suivant son usage, de nombreuses questions sur la Chine, son commerce, ses habitants ; leurs rapports, leurs mœurs, les missionnaires, etc. Il les a gardés plus d’une demi-heure avant de les congédier. À leur départ, nous lui peignions l’enthousiasme dont ces officiers nous avaient rendus les témoins, nous lui racontions tout ce qu’ils avaient laissé échapper à son sujet. « Je le crois bien, dit-il ; vous ne vous apercevez pas qu’ils sont des nôtres. Tout ce que vous avez vu là est du tiers-état d’Angleterre, les ennemis naturels, sans qu’ils s’en rendent peut-être compte à eux-mêmes, de leur vieille et insolente aristocratie. »

Au dîner l’Empereur a peu mangé, il n’était pas bien : après le café, il a essayé une partie d’échecs ; mais il était trop assoupi, et s’est retiré presque aussitôt.


Mystification.


Jeudi 7.

L’Empereur est monté de fort bonne heure à cheval ; il m’a dit de nouveau d’appeler mon fils pour l’accompagner. L’Empereur, la veille, en le voyant à cheval, m’avait demandé si je ne lui faisais pas apprendre à panser son cheval, que rien n’était plus utile dans la vie, qu’il l’avait particulièrement ordonné dans l’école militaire de Saint-Germain. J’étais fâché qu’une pareille idée m’eût échappé, elle était dans mon genre, je la saisis avec ardeur, et mon fils encore davantage. Aussi il montait en ce moment un cheval auquel personne n’avait touché que lui. L’Empereur, à qui je l’ai dit, en a paru satisfait, et a daigné lui faire subir une espèce de petit examen.

Un instant avant le dîner, je me suis rendu, comme de coutume, au salon ; l’Empereur y jouait une partie d’échecs avec le grand maréchal. Le valet de chambre de service à la porte du salon est venu me porter une lettre ; il y avait dessus : très pressé. Par respect pour l’Empereur, je me cachais pour essayer de la lire ; elle était en anglais : on y disait que j’avais fait un très bel ouvrage ; qu’il n’était pourtant pas exempt de fautes ; que si je voulais les corriger dans une nouvelle édition, nul doute que l’ouvrage n’en valût beaucoup mieux ; et sur ce, l’on priait Dieu qu’il m’eût en sa digne et sainte garde. Une pareille lettre, si peu attendue et tant soit peu déplacée, me semblait-il, excitait ma surprise, un peu ma colère ; le rouge m’en était monté au visage ; c’était au point que je ne m’étais pas donné le temps d’en considérer l’écriture. En la parcourant, j’ai reconnu la main, malgré la beauté inusitée de l’écriture, et je n’ai pu m’empêcher d’en rire beaucoup à part. Mais l’Empereur, qui me voyait par côté, m’a demandé de qui était la lettre qu’on m’avait remise. J’ai répondu que c’était un écrit qui m’avait imprimé un premier sentiment bien différent de celui qu’il me laisserait. Je le disais si naturellement, la mystification avait été si complète, qu’il se mit à rire aux larmes. La lettre était de lui ; l’écolier avait voulu se moquer de son maître, et s’essayer à ses dépens. Je garde soigneusement cette lettre ; la gaieté, le style et la circonstance, me la rendent plus précieuse qu’aucun diplôme qu’eût pu me donner l’Empereur au temps de sa puissance.


L’Empereur en état d’employer son anglais – Sur la médecine – Corvisart – Définition – Sur la peste – Médecine de Babylone.


Vendredi 8.

L’Empereur n’avait pas dormi de la nuit : dans son insomnie, il s’était amusé à m’écrire une nouvelle lettre en anglais ; il me l’a envoyée cachetée ; j’en ai corrigé les fautes, et lui ai répondu, en anglais aussi, par le retour du courrier ; il m’a fort bien compris ; ce qui l’a convaincu de ses progrès, et lui a prouvé qu’il pourrait désormais, à toute rigueur, correspondre dans sa nouvelle langue.

Le docteur Warden, du Northumberland, a dîné avec l’Empereur. La conversation a été exclusive sur la médecine, tantôt gaie, tantôt sérieuse et profonde. L’Empereur était en bonne humeur, un mot n’attendait pas l’autre ; il accablait le docteur de questions, d’arguments spirituels et subtils qui l’embarrassaient fort ; celui-ci n’y voyait que du feu si bien qu’après le dîner, il me prit à part pour me demander comment il se faisait que l’Empereur fût si fort sur ces matières ; il ne doutait pas qu’elles ne fussent l’objet de ses conversations familières. « Pas plus que toute autre chose, lui disais-je avec vérité ; mais c’est qu’il est peu de sujets qui soient étrangers à l’Empereur, et qu’il les traite tous d’une manière neuve et piquante. »

L’Empereur ne croit point à la médecine ni à ses remèdes, dont il ne fait aucun usage. « Docteur, disait-il, notre corps est une machine à vivre ; il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même, elle fera plus que si vous la paralysiez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite qui doit aller un certain temps ; l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir, il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés. Pour un qui, à force de la tourmenter à l’aide d’instruments biscornus, vient à bout de lui faire du bien, combien d’ignorants la détruisent, etc… »

L’Empereur ne reconnaissait donc d’utilité à la médecine que dans certains cas assez rares, dans des maladies connues, consacrées par le temps et l’expérience ; et il comparait alors l’art du médecin à celui de l’ingénieur dans les sièges réguliers, où les maximes de Vauban, les règles de l’expérience, ont soumis tous les hasards à des lois connues. Aussi, d’après ces principes, l’Empereur avait-il conçu l’idée d’une loi qui n’eût permis à la masse des médecins en France que l’usage des remèdes innocents, et qui leur eût interdit celui des remèdes héroïques, c’est-à-dire qui peuvent donner la mort, à moins qu’ils ne fissent trois ou quatre mille francs au moins de leur état ; ce qui supposait déjà, disait-il, de l’éducation, des connaissances et un certain crédit public. « Cette mesure, disait-il, était certainement juste et bienfaisante ; toutefois elle était encore, dans les circonstances où je me trouvais, hors de saison ; les lumières n’étaient pas encore assez généralement répandues : nul doute que la masse du peuple n’eût vu qu’un acte de tyrannie dans la loi qui pourtant le dérobait à ses bourreaux. »

L’Empereur avait, disait-il, souvent entrepris, sur la médecine, le célèbre Corvisart, son premier médecin. Celui-ci, à part l’honneur de son corps et de ses collègues, lui confessait avoir à peu près les mêmes opinions, et les mettait même en pratique. Il était très ennemi des remèdes, les employait fort peu. L’impératrice Marie-Louise, souffrant beaucoup dans sa grossesse, et le tourmentant pour être soulagée, il lui donnait malicieusement des pilules de mie de pain, qui ne laissaient pas que de lui faire beaucoup de bien, assurait-elle.

L’Empereur disait qu’il avait amené Corvisart à avouer que la médecine était une ressource privilégiée ; qu’elle pouvait faire du bien aux riches, mais qu’elle était le fléau des pauvres. « Mais ne croyez-vous pas, disait l’Empereur, que, vu l’incertitude de la médecine en elle-même et l’ignorance des mains qui l’emploient, ses résultats, pris en masse, sont plus funestes aux peuples qu’utiles ? » Corvisart en convenait franchement. « Mais vous-même n’avez-vous jamais tué personne ? disait l’Empereur, c’est-à-dire n’est-il pas des malades qui sont morts évidemment de vos remèdes ? – Sans doute, répondit Corvisart ; mais je ne dois pas l’avoir plus sur la conscience que Votre Majesté, qui aurait fait périr des cavaliers, non pas parce qu’elle aurait ordonné une mauvaise manœuvre, mais parce qu’il s’est trouvé sur leur route un fossé, un précipice qu’elle n’avait pu voir, etc… »

De là l’Empereur est passé à des problèmes et des définitions qu’il proposait au docteur. « Qu’est-ce que la vie ? lui disait-il. Quand et comment la recevons-nous ? Tout cela est-il autre chose que mystère ? »

Puis il définissait la folie innocente une lacune ou divagation de jugement entre des idées justes et leur application : un fou mange des raisins dans une vigne qui n’est pas la sienne, et répond aux reproches du propriétaire : « Nous sommes deux ici, le soleil nous voit ; donc j’ai le droit de manger des raisins. » Le fou terrible était celui chez qui cette lacune ou divagation de jugement s’exerçait entre des idées et des actes : c’était celui qui coupait la tête d’un homme endormi, et se cachait derrière une haie pour jouir de l’embarras du corps mort lorsqu’il viendrait à se réveiller.

L’Empereur demandait encore au docteur quelle était la différence entre le sommeil et la mort, et il y répondait lui-même en disant que le sommeil était la suspension momentanée des facultés sur lesquelles notre volonté exerce son pouvoir ; et la mort, la suspension durable, non seulement de ces mêmes facultés, mais encore de celles sur lesquelles notre volonté est sans pouvoir.

De là la conversation est tombée sur la peste. L’Empereur soutenait qu’elle se prenait par l’aspiration aussi bien que par le contact ; il disait que son plus grand danger et sa plus grande propagation étaient dans la crainte ; son siège principal dans l’imagination : en Égypte, tous ceux dont l’imagination était frappée périssaient. La défense la plus sûre, le remède le plus efficace étaient le courage moral. Lui, Napoléon, avait impunément touché, disait-il, des pestiférés à Jaffa, et sauvé beaucoup de monde en trompant les soldats pendant plus de deux mois sur la nature du mal : ce n’était pas la peste, leur avait-on dit, mais une fièvre à bubons. De plus, il avait observé que le meilleur moyen d’en préserver l’armée avait été de la mettre en marche et de lui donner beaucoup de mouvement : la distraction et la fatigue s’étaient trouvées les plus sûres garanties, etc..

L’Empereur disait encore au docteur : « Si Hippocrate entrait tout à coup dans votre hôpital, ne serait-il pas bien étonné ? adopterait-il vos maximes et vos mesures ? ne vous réprouverait-il pas ? Vous-même, entendriez-vous son langage ? vous comprendriez-vous l’un et l’autre ? » Et il terminait enfin par vanter gaiement la médecine de Babylone, où l’on exposait les malades à la porte, et où les parents, assis auprès d’eux, arrêtaient les passants pour leur demander s’ils avaient jamais eu pareille chose, et ce qui les avait guéris. On avait du moins la certitude, disait-il, d’éviter ceux que les remèdes avaient tués.

Samedi 9.

J’étais à déjeuner avec l’Empereur, après la leçon d’anglais, lorsqu’on m’a apporté une lettre de ma femme, qui m’a rempli de joie et de reconnaissance. Elle me mandait que la crainte, ni la fatigue, ni la distance, ne sauraient l’empêcher de venir me rejoindre, qu’elle n’aurait de bonheur qu’auprès de moi, qu’elle n’attendait que la saison. Dévouement admirable ! bien supérieur à tout le nôtre ici, en ce qu’il s’exécute aujourd’hui de sa part en toute connaissance de cause. Je ne pense pas qu’on puisse avoir la barbarie à Londres de le lui refuser : que sollicite-t-elle ? des grâces, une faveur ? Non, elle demande de partager un exil, d’aller, sur un roc abandonné, remplir un devoir, et témoigner sa tendresse[1].


Procès de Ney – Voiture perdue à Waterloo – Entrevue de Dresde – Sur l’humeur des femmes – Princesse Pauline – Beau mouvement de l’Empereur.


Dimanche 10 au mardi 12.

Dans les papiers qui venaient d’arriver et que l’empereur a eu la satisfaction cette fois de lire tout seul, se trouvaient beaucoup de détails sur le procès du maréchal Ney, qui se traitait en cet instant. À ce sujet, l’Empereur disait que l’horizon était bien sombre ; que ce malheureux maréchal était certainement en grand péril ; que néanmoins il ne fallait pas désespérer encore. « Le roi se croit sans doute bien sûr de ses pairs, disait-il ; ceux-ci sont sûrement bien montés, bien résolus, bien acharnés ; eh bien, le plus léger incident, un vent nouveau, que sais-je ? et alors, en dépit de tous les efforts du roi et de ce qu’ils croient être l’intérêt de leur cause, il peut prendre tout à coup fantaisie à la Chambre des pairs de ne pas condamner, et Ney se trouver sauvé. »

Cela a conduit l’Empereur à s’étendre sur notre esprit léger, fugitif, changeant. « Tous les Français, a-t-il dit, sont frondeurs, turbulents ; mais non conspirateurs, encore moins conjurés. Leur légèreté est tellement de nature, leurs variations si subites, qu’on ne pourrait dire qu’elles les déshonorent : ce sont de vraies girouettes au gré des vents ; mais ce vice, chez eux, est sans calcul ; et voilà leur meilleure excuse. Du reste, il est bien entendu que nous ne parlons ici que de la masse, de celle qui compose l’opinion ; car des exemples individuels, au contraire, ont fourmillé dans nos derniers temps, qui couvrent certaines classes d’une abjection dégoûtante. »

C’était cette connaissance du caractère national, continuait l’Empereur, qui l’avait toujours empêché d’avoir fait usage de la haute-cour. Elle était dans notre constitution, le Conseil d’État en avait même arrêté l’organisation ; mais l’Empereur avait senti tout le danger de l’éclat et de l’agitation que répandent toujours de pareils spectacles. « Une telle procédure, disait-il, était un véritable appel au public, et devenait toujours un grand échec à l’autorité, si l’accusé l’emportait. Un ministère, en Angleterre, pouvait bien supporter sans inconvénient les effets de cet appel perdu ; mais un souverain tel que je l’étais, et dans les circonstances où je me trouvais, ne l’aurait pas pu sans le plus grand danger pour la chose publique ; aussi préférais-je m’en tenir constamment aux tribunaux ordinaires. La malveillance trouva souvent à y redire, et pourtant, de tous ceux qu’il lui plut alors d’appeler des victimes, quel est celui, je vous prie, qui ait survécu populaire à nos dernières épreuves ? Elles ont pris soin de me justifier ; tous demeurent flétris dans l’opinion nationale. »

L’Empereur avait réservé, pour lire avec moi, un article du journal relatif à la voiture qu’il a perdue à Waterloo ; la grande quantité d’expressions techniques le lui avait rendu trop difficile. Le journaliste donnait un détail très circonstancié de cette voiture, et faisait un inventaire très minutieux de tout ce qui s’y trouvait ; il y joignait parfois les réflexions les plus triviales : en mentionnant une petite boîte de liqueur, il observait que l’Empereur ne s’oubliait pas et ne se laissait manquer de rien : en citant certains objets recherchés de son nécessaire, il ajoutait qu’on pouvait voir qu’il faisait sa toilette en homme comme il faut (l’expression était en français). Ce dernier mot a produit dans l’Empereur une sensation que n’eût pas excitée sans doute un sujet plus important. « Mais, me dit-il avec une espèce de dégoût mêlé de douleur, ce peuple d’Angleterre me croit donc un animal sauvage ? l’a-t-on amené véritablement jusque-là ? ou son prince de Galles, espèce de bœuf Apis, m’assure-t-on, ne fait-il pas sa toilette comme chacun de ceux qui, parmi nous, ont quelque éducation ?… »

Il est certain que j’aurais été Fort embarrassé de lui expliquer ce qu’avait voulu dire le journaliste. Au surplus, il est connu que l’Empereur est la personne du monde qui mettait le moins de prix à ses aises et s’en occupait le moins ; mais aussi, et il se plaît à le confesser, il n’en fut jamais pour qui le dévouement et les soins des serviteurs en réunirent davantage. Comme il mangeait à des heures très irrégulières, on avait trouvé le secret, dans ses courses et ses voyages, d’avoir son dîner fort ressemblant à celui des Tuileries et toujours prêt. Il n’avait qu’à parler, et il se trouvait servi : c’était magique, disait-il lui-même. Durant quinze ans, il a bu constamment un même vin de Bourgogne (Chambertin), qu’il aimait et qu’on croyait lui être salutaire ; ce vin se retrouvait pour lui dans toute l’Allemagne, au fond de l’Espagne, partout, jusqu’à Moscou, etc., etc. ; et il est vrai de dire que les arts, le luxe, le raffinement de l’élégance et du bon goût semblaient se disputer, et comme à son insu, autour de lui, pour lui ménager quelques jouissances. Le journaliste anglais décrivait donc une infinité d’objets qui étaient dans la voiture, sans doute, mais dont l’Empereur n’avait pas la moindre connaissance, bien qu’il ne s’en étonnait nullement, disait-il.

Le mauvais temps, qui continuait de commander notre réclusion, n’a pas influé sur l’humeur de l’Empereur, qui précisément ces jours-ci a montré plus d’abandon, a été plus causeur que de coutume. Il a parlé longuement, et dans les plus grands détails, de la fameuse entrevue de Dresde.

Cette entrevue a été l’époque de la plus haute puissance de Napoléon ; il y a paru le roi des rois ; il en était à se voir obligé de témoigner qu’il fallait qu’on s’occupât de l’empereur d’Autriche, son beau-père. Ce souverain, non plus que le roi de Prusse, n’avaient pas de maison à leur suite ; Alexandre n’en avait pas eu davantage à Tilsit ou à Erfurt. Là, comme à Dresde, on mangeait chez Napoléon. Ces cours, disait l’Empereur, étaient mesquines et bourgeoises : c’était lui qui en fixait l’étiquette, et y donnait le ton ; il faisait passer François devant lui, et celui-ci en était dans le ravissement. Le luxe de Napoléon et sa magnificence durent le faire paraître un roi d’Asie : là, comme à Tilsit, il gorgea de diamants tous ceux qui l’approchèrent. Nous lui apprîmes qu’à Dresde il n’avait pas eu un soldat français autour de lui, et que sa cour parfois n’avait pas été sans inquiétude sur sa personne. Il avait de la peine à nous croire, mais nous l’assurions que c’était un fait, qu’il n’avait eu d’autre garde que les gardes du corps saxons. « C’est égal, nous disait-il, alors j’étais là dans une si bonne famille, avec de si braves gens, que j’étais sans risque ; tous m’y aimaient ; et à l’heure qu’il est je suis sûr que le bon roi de Saxe dit chaque jour un Pater et un Ave pour moi. J’ai perdu, ajoutait-il, les destinées de cette pauvre bonne princesse Auguste, et j’ai eu bien tort. Revenant de Tilsit, je reçus à Marienverder un chambellan du roi de Saxe, qui me remit une lettre de son maître ; il m’écrivait : Je viens de recevoir une lettre de l’empereur d’Autriche qui me demande ma fille en mariage ; je vous envoie cette lettre pour que vous me disiez la réponse que je dois faire. – Je serai sous peu de jours à Dresde, » fut la réponse de l’Empereur, et à son arrivée il condamna ce mariage et l’empêcha. « J’ai eu grand tort, répétait-il, je craignais que l’empereur François ne m’enlevât le roi de Saxe ; mais au contraire, c’est la princesse Auguste qui m’eût amené l’empereur François, et je ne serais pas ici. »

Napoléon, à Dresde, travaillait beaucoup, et Marie-Louise, jalouse de profiter des plus petits loisirs de son époux, sortait à peine pour ne pas les perdre. L’empereur François, qui ne faisait rien et s’ennuyait tout le jour à courir la ville, ne comprenait rien à cette réclusion du ménage ; il s’imaginait que c’était pour se donner de la tenue et de l’importance. L’impératrice d’Autriche cherchait beaucoup à faire courir Marie-Louise : elle lui peignait son assiduité comme ridicule. Elle eût volontiers pris des tons de belle-mère avec Marie-Louise, qui n’était pas disposée à le souffrir, leur âge étant à peu près le même. Elle venait souvent le matin à la toilette de Marie-Louise fureter dans son luxe et sa magnificence : elle n’en sortait jamais les mains vides. « Le règne de Marie-Louise a été fort court, disait l’Empereur, mais elle a dû bien en jouir ; elle avait la terre à ses pieds. » L’un de nous s’est permis de demander si l’impératrice d’Autriche n’était pas l’ennemie jurée de Marie-Louise. « Pas autrement, disait l’Empereur, qu’une bonne petite haine de cour : de la détestation dans le cœur, mais gazée sous des lettres journalières de quatre pages, pleines de tendresse et de cajoleries. »

L’impératrice d’Autriche soignait extrêmement Napoléon, avait pour lui une coquetterie toute particulière tant qu’il était présent ; mais sitôt qu’il avait le dos tourné, elle ne s’occupait plus qu’à en détacher Marie-Louise par les insinuations les plus méchantes et les plus malicieuses ; elle était choquée de ne pas réussir à prendre quelque empire sur lui. « D’ailleurs elle a de l’adresse et de l’esprit, disait l’Empereur, et assez pour embarrasser son mari, qui avait acquis la certitude qu’elle en faisait peu de cas. Sa figure était agréable, piquante, avait quelque chose de tout particulier ; c’était une jolie petite religieuse.

« Quant à l’empereur François, on connaît sa débonnaireté, qui le rend toujours dupe des intrigants. Son fils lui ressemblera.

« Le roi de Prusse, comme caractère privé, est un loyal, bon et honnête homme ; mais dans sa capacité politique, c’est un homme naturellement plié à la nécessité ; avec lui on est le maître tant qu’on a la force et que la main est levée.

« Pour l’empereur de Russie, c’est un homme infiniment supérieur à tout cela ; il a de l’esprit, de la grâce, de l’instruction, est facilement séduisant, mais on doit s’en défier : il est sans franchise ; c’est un vrai Grec du Bas-Empire. Toutefois n’est-il pas sans idéologie réelle ou jouée ; ce ne serait du reste, après tout, que des teintes de son éducation et de son précepteur. Croira-t-on jamais, disait l’Empereur, ce que j’ai eu à débattre avec lui ? Il me soutenait que l’hérédité était un abus dans la souveraineté, et j’ai dû passer plus d’une heure et user toute mon éloquence et ma logique à lui prouver que cette hérédité était le repos et le bonheur des peuples. Peut-être aussi me mystifiait-il, car il est fin, faux, adroit, hypocrite ; je le répète, c’est un Grec du Bas-Empire ; il peut aller loin. Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe. Moi seul pouvais l’arrêter se présentant avec son déluge de Tartares. La crise est grande et permanente pour le continent européen, surtout pour Constantinople : il l’a fort désirée de moi ; j’ai été fort cajolé à ce sujet, mais j’ai constamment fait la sourde oreille. Cet empire, quelque délabré qu’il parût, devait demeurer notre point de séparation à tous deux : c’était le marais qui empêchait de tourner ma droite. Pour la Grèce, c’est autre chose ! » Et après s’être arrêté sur ce pays, il a repris : « La Grèce attend un libérateur !… Ce serait une belle couronne de gloire !… Il inscrira son nom à jamais avec ceux d’Homère, Platon et Épaminondas !… Je n’en ai peut-être pas été loin !… Quand, dans ma campagne d’Italie, j’arrivai sur les bords de l’Adriatique, j’écrivis au Directoire que j’avais sous mes yeux le royaume d’Alexandre !… Plus tard je liai des relations avec Aly-Pacha ; et quand on nous a saisi Corfou, on aura dû y trouver des munitions et un équipement complet pour une armée de quarante à cinquante mille hommes. J’avais fait lever les cartes de la Macédoine, de la Servie, de l’Albanie.

« La Grèce, le Péloponèse du moins, doit être le lot de la puissance européenne qui possédera l’Égypte : ce devait être le nôtre… Et puis, au nord, un royaume indépendant, Constantinople avec ses provinces, pour servir comme de barrage à la puissance russe, ainsi qu’on a prétendu le faire à l’égard de la France en créant le royaume de la Belgique. »

Dans une autre de ces soirées, l’Empereur déclamait contre l’humeur des femmes : Car rien, disait-il, n’annonçait plus chez elle le rang, la bonne éducation, le bon ton, que l’égalité de leur caractère et le constant désir de plaire. Il ajoutait qu’elles étaient tenues à se montrer toujours maîtresses d’elles-mêmes, à être toujours en scène. Ses deux femmes, nous disait-il, avaient toujours été ainsi ; elles étaient assurément bien différentes dans leurs qualités et leurs dispositions ; toutefois elles s’étaient ressemblées tout à fait sur ce point. Jamais il n’avait été témoin de la mauvaise humeur de l’une ou de l’autre ; toutes deux avaient été constamment occupées à lui plaire, etc…

Quelqu’un a osé observer pourtant que Marie-Louise s’était vantée que toutes les fois qu’elle voulait quelque chose, si difficile que cela fût, elle n’avait qu’à pleurer. L’Empereur en a ri ; c’était pour lui, disait-il, une découverte : il aurait pu le soupçonner de Joséphine, mais il ne le savait pas de Marie-Louise. Et puis s’adressant à mesdames Bertrand et Montholon : « Vous voilà bien, Mesdames, leur dit-il ; sur certaines choses, vous êtes toutes les mêmes. »

Il a continué longtemps sur les deux impératrices, et a répété, suivant sa coutume, que l’une était l’innocence et l’autre les grâces. Il est passé de là à ses sœurs, et surtout s’est arrêté particulièrement et longtemps sur les attraits de la princesse Pauline. Il a été convenu que c’était, sans contredit, la plus jolie femme de Paris. L’Empereur disait que les artistes s’accordaient à en faire une véritable Vénus de Médicis ; et comme on achevait de détailler ses attraits avec beaucoup d’élégance et de grâces, il a demandé tout à coup si une princesse du jour, chez nous, valait cela ; sur quoi quelqu’un s’est écrié que les attraits de madame la duchesse d’Angoulême étaient d’une nature toute différente ; ils étaient purement célestes : c’était la bonté, la douceur, la tendre charité, et surtout l’oubli et le pardon des injures. À ces mots, l’Empereur a avancé la main pour saisir l’oreille du malicieux interlocuteur. Heureusement pour celui-ci, la table de jeu l’en séparait.

Voici du reste, chemin faisant, une anecdote qui, si elle était vraie, serait bien propre à peindre les dispositions passionnées du château contre notre esprit d’égalité. Un Anglais, qui avait été fort de la connaissance de M. le comte d’Artois durant son exil, prenait congé de lui pour retourner en Angleterre, et lui disait qu’il espérait que, malgré la différence de nation, il lui continuerait ses bons souvenirs. « Que voulez-vous dire, Milord, avec notre différence de nation ? repartit vivement le prince ; il n’en est désormais que deux pour moi : la noblesse et la canaille. Milord, nous sommes de la même nation. ».

À la suite de ces conversations, l’Empereur demanda quelle était la date du mois ; c’était le 11 mars. « Eh bien, dit-il, il y a un an aujourd'hui, c’était un beau jour ; j’étais à Lyon, je passais des revues, j’avais le maire à dîner, qui, par parenthèse, s’est vanté depuis que c’était le plus mauvais dîner qu’il eût fait de sa vie. » L’Empereur s’est animé, il marchait à grands pas. « J’étais redevenu une grande puissance ! » continua-t-il ; et il a laissé échapper un soupir qu’il a relevé aussitôt par ces paroles, dont il serait difficile de tracer l’accent et la chaleur : « J’avais fondé le plus bel empire de la terre, et je lui étais si nécessaire qu’en dépit de toutes les secousses dernières, ici, sur mon rocher, je semble demeurer encore comme le maître de la France. Voyez ce qui s’y passe, lisez les journaux, vous le trouverez à chaque ligne. Qu’on m’y laisse pénétrer, on verra ce qu’elle est et ce que je puis ! » Et alors que d’idées, que de projets il a développés pour la gloire et le bonheur de la patrie ! Il a parlé longtemps avec tant d’intérêt et un tel abandon que nous pouvions oublier les heures, les lieux et les temps. En voici quelque chose :

« Quelle fatalité, disait-il, que l’on ne s’en soit pas tenu à mon retour de l’île d’Elbe ! que chacun n’ait pas vu que j’étais le plus propre et le plus nécessaire à l’équilibre et au repos européens ! Mais les rois et les peuples m’ont craint ; ils ont eu tort, et peuvent le payer chèrement. Je revenais un homme nouveau ; ils n’ont pu le croire ; ils n’ont pu imaginer qu’un homme eût l’âme assez forte pour changer son caractère ou se plier à des circonstances obligées. J’avais pourtant fait mes preuves et donné quelques gages de ce genre. Qui ne sait que je ne suis pas un homme à demi-mesures ? J’aurais été franchement le monarque de la constitution et de la paix, comme j’avais été celui de la dictature et des grandes entreprises.

« Quelles pouvaient être les craintes des rois ? Redoutaient-ils toujours mon ambition, mes conquêtes, ma monarchie universelle ? Mais ma puissance et mes forces n’étaient plus les mêmes, et puis je n’avais vaincu et conquis que dans ma propre défense ; c’est une vérité que le temps développera chaque jour davantage. L’Europe ne cessa jamais de faire la guerre à la France, à ses principes, à moi ; et il nous fallait abattre, sous peine d’être abattu. La coalition exista toujours, publique ou secrète, avouée ou démentie ; elle fut toujours en permanence ; c’était aux alliés seuls à nous donner la paix : pour nous, nous étions fatigués : les Français s’effrayaient de conquérir de nouveau ! Moi-même, me croit-on insensible aux charmes du repos et de la sécurité, quand la gloire et l’honneur ne le veulent pas autrement ! Avec nos deux Chambres, on m’eût refusé désormais de passer le Rhin ; et pourquoi l’eussé-je voulu ? Pour ma monarchie universelle ? Mais je n’ai jamais fait preuve entière de démence ; or ce qui la caractérise surtout, c’est la disproportion entre les vues et les moyens. Si j’ai été sur le point d’accomplir cette monarchie universelle, c’est sans calcul, et parce qu’on m’y a amené pas à pas. Les derniers efforts pour y parvenir semblaient coûter à peine ; était-il si déraisonnable de les tenter ? Les souverains n’avaient donc rien à craindre de mes armes.

Redoutaient-ils que je les inondasse de principes anarchiques ? Mais ils connaissent par expérience mes doctrines sur ce point. Ils m’ont vu tous occuper leur territoire ; combien n’ai-je pas été poussé à révolutionner leur pays, municipaliser leurs villes, soulever leurs sujets. Bien qu’on m’ait salué, en leur nom, de moderne Attila, de Robespierre à cheval, tous savent mieux dans le fond de leur cœur !!! qu’ils y descendent ! Si je l’avais été, je régnerais encore peut-être ; mais eux, bien sûrement et depuis longtemps ils ne régneraient plus. Dans la grande cause dont je me voyais le chef et l’arbitre, deux systèmes se présentaient à suivre : de faire entendre raison aux rois par les peuples, ou de conduire à bon port les peuples par les rois ; mais on sait s’il est facile d’arrêter les peuples quand une fois ils sont lancés : il était plus naturel de compter un peu sur la sagesse et l’intelligence des rois ; j’ai dû leur supposer toujours assez d’esprit pour de si clairs intérêts ; je me suis trompé : ils n’ont tenu compte de rien ; et, dans leur aveugle passion, ils ont déchaîné contre moi ce que j’avais retenu contre eux. Ils verront !!!

Enfin les souverains se trouvaient-ils offusqués de voir un simple soldat parvenir à une couronne ? Redoutaient-ils l’exemple ? Mais les solennités, mais les circonstances qui ont accompagné mon élévation, mon empressement à m’associer à leurs mœurs, à m’identifier à leur existence, à m’allier à leur sang et à leur politique, fermaient assez la porte aux nouveaux concurrents. Bien plus, si l’on eût dû avoir le spectacle d’une légitimité interrompue, je maintiens qu’il leur était bien plus avantageux que ce fût par moi, sorti des rangs, que par un prince membre de leur famille ; car des milliers de siècles s’écouleront avant que les circonstances accumulées sur ma tête aillent en puiser un autre dans la foule pour reproduire le même spectacle ; tandis qu’il n’est pas de souverain qui n’ait à quelques pas de lui, dans son palais, des cousins, des neveux, des frères, quelques parents propres à imiter facilement celui qui une fois les aurait remplacés.

D’une autre part, de quoi pouvaient s’effrayer les peuples ? Que je vinsse les ravager, leur imposer des chaînes ? Mais je revenais le Messie de la paix et de leurs droits ; cette doctrine nouvelle faisait ma force ; la violer, c’était me perdre. Cependant les Français mêmes m’ont redouté ; ils ont eu l’insanité de discuter quand il n’y avait qu’à combattre, de se diviser quand il fallait à tout prix se réunir. Et ne valait-il pas mieux encore courir les dangers de m’avoir pour maître que de s’exposer à subir le joug de l’étranger ? N’était-il pas plus aisé de se défaire d’un despote, d’un tyran, que de secouer les chaînes de toutes les nations réunies ? Et puis d’où leur venait cette défiance sur ma personne ? parce qu’ils m’avaient déjà vu concentrer en moi tous les efforts et les diriger d’une main vigoureuse. Mais n’apprennent-ils pas aujourd’hui à leurs dépens combien c’était nécessaire ? Eh bien ! le péril fut toujours le même, la lutte terrible et la crise imminente. Dans cet état de choses, la dictature n’était-elle pas nécessaire, indispensable ? Le salut de la patrie me commandait même de la déclarer ouvertement au retour de Leipsick. J’eusse dû le faire encore au retour de l’île d’Elbe. Je manquai de caractère, ou plutôt de confiance dans les Français, parce que plusieurs n’en avaient plus en moi, et c’était me faire grande injure. Si les esprits étroits et vulgaires, ne voyaient dans tous mes efforts que le soin de ma puissance, les esprits larges n’auraient-ils pas dû démontrer que, dans les circonstances où nous nous trouvions, ma puissance et la patrie ne faisaient qu’un ? Fallait-il donc de si grands malheurs sans remèdes, pour pouvoir me faire comprendre ? L’histoire me rendra plus de justice ; elle me signalera, au contraire, comme l’homme des abnégations et du désintéressement. De quelles séductions ne fus-je pas l’objet à l’armée d’Italie ? L’Angleterre m’offrit d’être roi de France lors du traité d’Amiens. Je repoussai la paix de Châtillon ; je dédaignai toute stipulation personnelle à Waterloo ; pourquoi ? C’est que rien de tout cela n’était la patrie, et je n’avais d’autre ambition que la sienne, celle de sa gloire, de son ascendant, de sa majesté. Et aussi voilà pourquoi, en dépit de tant de malheurs, je demeure si populaire parmi les Français. C’est une espèce d’instinct, d’arrière-justice de leur part.

Qui sur la terre eut plus de trésors à sa disposition ? J’ai eu plusieurs centaines de millions dans mes caves ; plusieurs autres centaines composaient mon domaine de l’extraordinaire : tout cela était mon bien. Que sont-ils devenus ? Ils se sont fondus dans les besoins de la patrie. Qu’on me considère ici, je demeure nu sur mon roc ! Ma fortune était toute dans celle de la France ! Dans la situation extraordinaire où le sort m’avait élevé, mes trésors étaient les siens ; je m’étais identifié sans réserve avec ses destinées. Quel autre calcul eût pu m’atteindre si haut ? M’a-t-on jamais vu m’occuper de moi ? Je ne me suis jamais connu d’autres jouissances, d’autres richesses que celles du public ; c’est au point que quand Joséphine, qui avait le goût des arts, venait à bout, à la faveur de mon nom, de s’emparer de quelques chefs-d’œuvre, bien qu’ils fussent dans mon palais, sous mes yeux, dans mon ménage, je m’en trouvais comme blessé, je me croyais volé : ils n’étaient pas au Muséum.

Ah ! sans doute le peuple français a beaucoup fait pour moi ! plus qu’on ne fit jamais pour un homme ! Mais aussi qui fit jamais autant pour lui ?… qui jamais s’identifia de la sorte avec lui ?…

Mais autour de nous, je reviens à celle-là surtout, à l’Angleterre. Quelles pouvaient être ses craintes, ses motifs, ses jalousies ? On se le demande en vain. Avec notre constitution nouvelle, nos deux Chambres, n’avions-nous pas désormais embrassé sa religion ? N’était-ce donc pas là un moyen sûr de nous entendre, de faire désormais cause commune ? Grâce à leurs parlements respectifs, chacun fût devenu la garantie de l’autre ; et saura-t-on jamais jusqu’à quel point pouvait se porter l’union des deux peuples et celle de leurs intérêts, les combinaisons nouvelles qu’il était possible de mettre en œuvre ? Ce qu’il y a de certain, n’est qu’avec l’établissement de nos Chambres et de notre constitution, les ministres d’Angleterre ont tenu dans leurs mains la gloire et la prospérité de leur patrie, les destinées et le bien-être du monde. Si j’eusse battu l’armée anglaise et gagné ma dernière bataille, j’eusse causé un grand et heureux étonnement ; le lendemain je proposais la paix, et pour le coup c’eût été moi qui aurais prodigué les avantages à pleines mains. Au lieu de cela, peut-être les Anglais seront-ils réduits à pleurer un jour d’avoir vaincu à Waterloo !!!

« Je le répète, les peuples et les rois ont eu tort ; j’avais retrempé les trônes ; j’avais retrempé la noblesse inoffensive, et les trônes et la noblesse peuvent se trouver de nouveau en péril. J’avais consacré, fixé les limites raisonnables des droits des peuples ; et les réclamations vagues, absolues et immodérées peuvent renaître.

« Mon retour et mon maintien sur le trône, mon adoption franche cette fois de la part des souverains, jugeaient définitivement la cause des rois et des peuples ; tous les deux l’avaient gagnée. Aujourd’hui on la remet en question : tous deux peuvent la perdre. On pouvait avoir tout fini, on peut avoir tout à reprendre ; on a pu se garantir un calme long et assuré, commencer à jouir ; et au lieu de cela, il peut suffire d’une étincelle pour ramener une conflagration universelle !… Pauvre et triste humanité !… »

Pénétré comme je le suis des paroles et des opinions que j’ai recueillies de Napoléon sur son roc, et bien que parfaitement persuadé et convaincu de toute leur sincérité, je n’en éprouve pas moins une jouissance indicible, lorsqu’une contre-épreuve vient m’en démontrer l’exacte vérité ; et je dois dire que je goûte ce bonheur toutes les fois que je rencontre les occasions de ces contre-épreuves.

« Je me rendis aux Tuileries peu de jours après le 20 mars, dit M. Benjamin Constant ; je trouvai Bonaparte seul. Il commença le premier la conversation : elle fut longue, je n’en donnerai qu’une analyse, car je ne me propose pas de mettre en scène un homme malheureux. Je n’amuserai point nos lecteurs aux dépens de la puissance déchue ; je ne livrerai point à la curiosité malveillante celui que j’ai servi par un motif quelconque, et je ne transcrirai de ses discours que ce qui sera indispensable ; mais, dans ce que j’en transcrirai, je rapporterai ses propres paroles.

« Il n’essaya de me tromper ni sur ses vues ni sur l’état des choses. Il ne se présenta point comme corrigé par les leçons de l’adversité ; il ne voulut point se donner le mérité de revenir à la liberté par inclination ; il examina froidement dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine de l’indifférence ; ce qui était possible et ce qui était préférable.

La nation, me dit-il, s’est reposée douze ans de toute agitation politique, et depuis une année elle se repose de la guerre : ce double repos lui a rendu un besoin d’activité. Elle veut ou croit vouloir une tribune et des assemblées ; elle ne les a pas toujours voulues. Elle s’est jetée à mes pieds quand je suis arrivé au gouvernement ; vous devez vous en souvenir, vous qui essayâtes de l’opposition. Où était votre appui, votre force ? Nulle part. J’ai pris moins d’autorité que l’on ne m’invitait à en prendre… Aujourd’hui tout est changé : un gouvernement faible, contraire aux intérêts nationaux, a donné à ces intérêts l’habitude d’être en défense et de chicaner l’autorité. Le goût des constitutions, des débats, des harangues ; paraît revenir… Cependant ce n’est que la minorité qui le veut, ne vous y trompez pas. Le peuple, ou, si vous l’aimez mieux, la multitude, ne veut que moi ; ne l’avez-vous pas vue, cette multitude, se pressant sur mes pas, se précipitant du haut des montagnes, m’appelant, me cherchant, me saluant ? À ma rentrée de Cannes ici, je n’ai pas conquis, j’ai administré… Je ne suis pas seulement, comme on l’a dit, l’Empereur des soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens de la France… Aussi, malgré tout le passé, vous voyez le peuple revenir à moi : il y a sympathie entre nous. Ce n’est pas comme avec les privilégiés : la noblesse m’a servi, elle s’est lancée en foule dans mes antichambres ; il n’y a pas de places qu’elle n’ait acceptées, demandées, sollicitées. J’ai eu des Montmorency, des Noailles, des Rohan, des Beauveau, des Mortemart ; mais il n’y a jamais eu analogie. Le cheval faisait des courbettes, il était bien dressé, mais je le sentais frémir. Avec le peuple, c’est autre chose : la fibre populaire répond à la mienne ; je suis sorti des rangs du peuple, ma voix agit sur lui. Voyez ces conscrits, ces fils de paysans ; je ne les flattais pas, je les traitais durement ; ils ne m’entouraient pas moins, ils n’en criaient pas moins vive l’Empereur ! C’est qu’entre eux et moi il y a même nature ; ils me regardent comme leur soutien, leur sauveur contre les nobles… Je n’ai qu’à faire un signe, ou plutôt détourner les yeux, les nobles seront massacrés dans toutes les provinces. Ils ont si bien manœuvré depuis six mois !… Mais je ne veux pas être le roi d’une jaquerie. S’il y a des moyens de gouverner par une constitution, à la bonne heure… J’ai voulu l’empire du monde ; et, pour me l’assurer, un pouvoir sans bornes m’était nécessaire. Pour gouverner la France seule, il se peut qu’une constitution vaille mieux… J’ai voulu l’empire du monde, et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ? Le monde m’invitait à le régir : souverains et sujets se précipitaient à l’envi sous mon sceptre. J’ai rarement trouvé de la résistance en France ; mais j’en ai pourtant rencontré davantage dans quelques Français obscurs et désarmés, que dans tous ces rois, si fiers aujourd’hui de n’avoir plus un homme populaire pour égal… Voyez donc ce qui vous semble possible. Apportez-moi vos idées. Des élections libres ? des discussions publiques ? des ministres responsables ? la liberté ? Je veux tout cela… La liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde ; je suis convaincu sur cet article… Je suis l’homme du peuple ; si le peuple veut réellement la liberté, je la lui dois ; j’ai reconnu sa souveraineté, il faut que je prête l’oreille à ses volontés, même à ses caprices. Je n’ai jamais voulu l’opprimer pour mon plaisir ; j’avais de grands desseins ; le sort en a décidé, je ne suis plus un conquérant, je ne puis plus l’être. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ; je n’ai plus qu’une mission : relever la France et lui donner un gouvernement qui lui convienne. Je ne hais point la liberté ; je l’ai écartée lorsqu’elle obstruait ma route ; mais je la comprends, j’ai été nourri dans ses pensées… Aussi bien, l’ouvrage de quinze années est détruit ; il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d’hommes à sacrifier… D’ailleurs je désire la paix, et je ne l’obtiendrai qu’à force de victoires. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances ; je laisse dire qu’il y a des négociations, il n’y en a point. Je prévois une lutte difficile, une longue guerre. Pour la soutenir, il faut que la nation m’appuie ; mais en récompense elle exigera de la liberté : elle en aura… La situation est neuve. Je ne demande pas mieux que d’être éclairé. Je vieillis ; l’on n’est plus à quarante-cinq ans ce qu’on était à trente. Le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra plus sûrement encore à mon fils. » (Minerve française, 94e livr.)

Mercredi 13.

L’Empereur a fait dire au grand maréchal d’écrire à l’amiral pour savoir si une lettre que lui Napoléon écrirait au prince régent lui serait envoyée.


Injure à l’Empereur et au prince de Galles – Exécution de Ney – Évasion de Lavalette.


Jeudi 14, vendredi 15.

Nous avons reçu la réponse de l’amiral ; après avoir commencé, selon son protocole ordinaire, par dire qu’il ne connaissait personne du titre d’Empereur à Sainte-Hélène, il marquait qu’il enverrait la lettre mentionnée au prince régent, sans doute, mais qu’il s’en tiendrait à la lettre de ses instructions, qui portaient de ne laisser partir aucun papier pour l’Angleterre, qu’il n’eût été ouvert et lu par lui.

Cette lettre, il faut l’avouer, nous jeta dans une grande surprise ; la partie des instructions citées par l’amiral avait deux objets, tous deux étrangers à l’interprétation que lui donnait cet officier.

Le premier était, au cas que nous fissions des plaintes, pour que les autorités locales pussent y joindre leurs observations, et que le gouvernement, en Angleterre, pût nous rendre justice plus promptement, sans être obligé de renvoyer dans l’île pour demander des renseignements ultérieurs ; cette précaution était donc tout à fait dans nos intérêts. Le second objet de cette mesure était pour que notre correspondance ne pût être nuisible aux intérêts du gouvernement ou de la politique d’Angleterre. Mais nous écrivions au souverain, au chef, à l’homme même de ces intérêts et de ce gouvernement ; et si quelqu’un conspirait ici, ce n’était pas nous qui lui écrivions, mais bien celui qui interceptait notre lettre, ou prétendait en violer le secret. Qu’on établît auprès de nous des geôliers avec tout leur attirail, sans le trouver juste, cela nous paraissait possible ; mais que ces geôliers fissent réagir leur fonction jusque sur leur souverain même, c’est ce qui nous semblait n’avoir pas de nom ; c’était entacher celui-ci tout à fait de l’idée de roi fainéant ou de sultan renfermé dans le fond du sérail ; c’était une véritable monstruosité dans nos mœurs européennes !

Depuis longtemps nous avions peu ou point de rapports avec l’amiral. Quelqu’un pensa que la mauvaise humeur peut-être avait dicté sa réponse ; un autre voulut qu’il craignît que la lettre ne renfermât des plaintes contre lui. Mais l’amiral connaissait trop bien l’Empereur pour ne pas savoir qu’il ne s’adresserait jamais à d’autre tribunal qu’à celui des nations. Moi qui savais quel eût été le sujet de la lettre, j’en ressentais une plus vive indignation : l’unique intention de l’Empereur avait été d’employer cette voie, la seule qui semblât convenable à sa dignité, pour écrire à sa femme et se procurer des nouvelles de son fils. Toutefois le grand maréchal répondit à l’amiral qu’il outrepassait ou interprétait mal ses instructions ; qu’on ne pouvait regarder sa détermination que comme une monstrueuse vexation de plus ; que la condition imposée était trop au-dessous de la dignité de l’Empereur, aussi bien que de celle du prince de Galles, pour qu’il conservât la pensée d’écrire.

Il venait d’arriver une frégate, portant les journaux de l’Europe jusqu’au 31 décembre : ils contenaient l’exécution de l’infortuné maréchal Ney et l’évasion de Lavalette.

« Ney, disait l’Empereur, aussi mal attaqué que mal défendu, avait été condamné par la Chambre des pairs, en dépit d’une capitulation sacrée. On l’avait laissé exécuter, c’était une faute de plus ; on en avait fait dès cet instant un martyr. Qu’on n’eût point pardonné Labédoyère, parce qu’on n’eût vu dans la clémence qu’une prédilection en faveur de la vieille aristocratie, cela se concevait ; mais le pardon de Ney n’eût été qu’une preuve de la force du gouvernement et de la modération du prince. On dira peut-être qu’il fallait un exemple ; mais le maréchal le devenait bien plus sûrement par un pardon, après avoir été avili par un jugement ; c’était pour lui une véritable mort morale qui lui ôtait toute influence, et cependant le coup de l’autorité était porté, le souverain satisfait et l’exemple accompli.

Le refus de clémence vis-à-vis Lavalette et son évasion étaient de nouveaux griefs tout aussi impopulaires, disait l’Empereur. Mais les salons de Paris, faisait-il observer, montraient les mêmes passions que les clubs, la noblesse recommençait les Jacobins. L’Europe, du reste, demeurait dans une complète anarchie ; on y suivait hautement le code de l’immoralité politique ; tout ce qui tombait sous la main des souverains devenait bon pour chacun d’eux. Au moins, de mon temps, étais-je le point de mire de toutes les récriminations de ce genre. Les souverains alors ne parlaient que principes et vertus ; mais aujourd’hui, continuait-il, qu’ils étaient victorieux et sans frein, ils pratiquaient sans pudeur tous les torts qu’ils reprochaient alors eux-mêmes. Quelles ressources et quel espoir laissaient-ils donc aux peuples et à la morale ? Nos Françaises du moins, faisait-il remarquer, illustraient leurs sentiments : madame Labédoyère avait failli expirer de douleur ; ces journaux nous apprennent que madame Ney avait donné le spectacle du dévouement le plus courageux et le plus acharné. Madame Lavalette allait devenir l’héroïne de l’Europe. »


Commission pour le prince régent.


Samedi 16.

L’Empereur avait quitté l’Encyclopédie britannique pour prendre ses leçons d’anglais dans les Annual Registers. Il y a lu l’aventure d’un M. Spencer-Smith, arrêté à Venise, condamné à se rendre à Valenciennes, et qui s’échappa dans sa route. « Ce doit être une chose très simple, disait l’Empereur, dont le narrateur aura fait une grande histoire. Cette affaire m’est tout à fait inconnue, a-t-il ajouté, c’était un détail de police d’une importance trop inférieure pour qu’il eût pu remonter jusqu’à moi. »

Vers les quatre heures, on a présenté à l’Empereur le capitaine de la Spey qui arrivait d’Europe, et le capitaine du Ceylan qui partait pour l’Angleterre. L’Empereur était assez triste, il n’était pas bien ; l’audience du premier a été fort courte ; celle du second eût été de même, s’il n’eût réveillé l’Empereur en demandant si nous avions des lettres à envoyer en Europe. L’Empereur alors m’a dit de lui demander s’il verrait le prince régent ; sur son affirmation, j’ai été chargé de lui traduire que l’Empereur avait voulu écrire au prince régent ; mais que sur l’observation inouïe de l’amiral qu’il ouvrirait cette lettre, il s’en était abstenu comme d’une chose contraire à sa dignité et à celle du prince régent lui-même. Qu’il avait bien entendu vanter les lois d’Angleterre, mais qu’il n’en apercevait le bénéfice nulle part ; qu’il ne lui restait plus qu’à attendre, qu’à désirer un bourreau ; que l’agonie qu’on lui faisait éprouver était inhumaine, barbare ; qu’il eût été plus franc, plus énergique de lui donner la mort. L’Empereur m’a fait répéter au capitaine qu’il voulût bien se charger de ces mots, et l’a congédié ; celui-ci était très rouge et fort embarrassé.


Esprit de l’Île-de-France.


Dimanche 17.

Un colonel anglais, arrivé du Cap et venant de l’Île-de-France, s’est présenté dans la matinée chez moi pour tâcher de pouvoir faire sa cour à l’Empereur. L’amiral n’avait accordé à son vaisseau que deux ou trois heures de mouillage, et ayant obtenu que l’Empereur voulût bien le recevoir à quatre heures, il m’assura qu’il préférerait manquer son vaisseau plutôt que de perdre une telle occasion. L’Empereur n’était pas très bien, il avait passé plusieurs heures dans son bain ; à quatre heures il reçut le colonel.

L’Empereur lui fit beaucoup de questions sur l’Île-de-France, cédée depuis peu aux Anglais : il paraît que sa prospérité et son commerce souffrent du changement de domination.

Au départ du colonel, resté seul avec l’Empereur dans le jardin, je lui ai raconté que sa personne semblait être demeurée bien chère aux habitants de l’Île-de-France ; que le colonel m’avait dit que le nom de Napoléon n’y était prononcé qu’avec attendrissement. Lorsqu’on y apprit sa sortie de France et sa venue à Plymouth, c’était précisément un grand jour de fête dans la colonie ; le spectacle devait être tout à fait remarquable ; la nouvelle étant parvenue dans le jour, le soir il ne parut pas au théâtre un seul colon, soit blanc ou de couleur : il n’y eut que des Anglais, qui en demeurèrent embarrassés et fort irrités. L’Empereur m’écoutait. « C’est tout simple, m’a-t-il dit, après quelques moments de silence : cela prouve que les habitants de l’Île-de-France sont demeurés Français ; je suis la patrie, ils l’aiment ; on l’a blessée en moi, ils s’en affligent. » J’ajoutai que le changement de domination gênant leurs expressions, ils n’osaient pas porter publiquement sa santé ; mais qu’on n’y manquait pourtant jamais, disait le colonel ; on buvait à lui ; ce mot lui était consacré. Ces détails le touchaient. « Pauvres Français, a-t-il dit avec expression. Pauvre peuple ! pauvre nation ! Je méritais tout cela, je t’aimais ! Mais toi tu ne méritais pas assurément tous les maux qui pèsent sur toi ! Ah ! que tu méritais bien qu’on se dévouât pour toi ! Mais il faut en convenir, que d’infamie, de lâcheté et de dégradation j’ai eues autour de moi ! » Et, me fixant, il ajouta : « Et je ne parle pas ici de vos amis du faubourg Saint-Germain ; car, pour eux, c’est encore une autre question. »

Il nous parvenait souvent des traits et des mots qui, pareils à ceux de l’Île-de-France, étaient propres à remuer la fibre du cœur : l’île de l’Ascension, dans notre voisinage, avait toujours été déserte et abandonnée ; depuis que nous sommes ici, les Anglais ont cru devoir y faire un établissement. Le capitaine qui en a été prendre possession nous dit, à son retour, qu’il avait été fort étonné, en débarquant, de trouver sur le rivage : Vive à jamais le grand Napoléon !

Dans les derniers journaux qui venaient de nous arriver, parmi plusieurs traits ou jeux de mots bienveillants, il se trouvait, en plusieurs langues, que Paris ne serait heureux que quand on lui aurait rendu son Hélène : c’étaient quelques gouttes de miel dans notre coupe d’absinthe.


Intentions de l’Empereur sur Rome – Horrible nourriture – Britannicus.


Lundi 18, mardi 19.

L’Empereur est monté à cheval sur les huit heures ; il y avait bien longtemps qu’il s’en était abstenu ; le défaut d’espace à parcourir en est la cause. Sa santé en souffre visiblement, et l’on doit s’étonner que le manque d’exercice ne soit pas plus nuisible encore à celui qui en prenait journellement de si violents. Au retour, l’Empereur a déjeuné dehors, et nous tous avec lui. Après le déjeuner, la conversation est tombée sur Herculanum et Pompeïa, le phénomène et l’époque de leur destruction, le temps et les hasards de leur découverte moderne, les monuments et les curiosités qu’ils nous ont fournis depuis. L’Empereur disait que si Rome fût restée sous sa domination, elle fût sortie de ses ruines ; il se proposait de la nettoyer de tous ses décombres, de restaurer tout ce qui eût été possible, etc. Il ne doutait pas que, le même esprit s’étendant dans le voisinage, il eût pu en être en quelque sorte de même d’Herculanum et de Pompeïa.

Le déjeuner fini, l’Empereur a envoyé mon fils chercher le volume de Crevier qui renferme les catastrophes d’Herculanum et de Pompeïa, et nous les a lues, ainsi que la mort et le caractère de Pline. Il s’est retiré vers midi pour prendre du repos.

Sur les six heures, nous avons fait en calèche notre course d’habitude ; l’Empereur avait fait monter avec lui M. et Mme Skelton, qui étaient venus lui faire visite.

Au retour, l’Empereur, chassé du jardin par l’humidité, a été voir le général Gourgaud, qui se rétablit rapidement. Après le dîner, en quittant la table et rentrant dans le salon, nous n’avons pu nous empêcher de revenir sur le repas que nous venions de faire ; rien à la lettre n’avait été mangeable : le pain mauvais, le vin impotable, la viande dégoûtante et malsaine ; on est obligé d’en renvoyer souvent ; on tient, malgré les représentations, à nous la fournir tuée, parce que c’est le moyen de nous faire passer les animaux morts. L’Empereur, choqué de ce tableau, n’a pu s’empêcher de dire avec chaleur : « Sans doute il est bien des individus dans une condition physique pire encore ; mais cela ne nous ôte pas le droit de juger la nôtre, ni les traitements infâmes dont on nous entoure ! Les mauvais procédés du gouvernement anglais ne se sont point bornés à nous envoyer ici, ils se sont étendus jusqu’au choix des individus auxquels on a remis nos personnes et nos besoins ! Pour moi, je souffrirais moins si j’étais sûr qu’un jour quelqu’un le divulguât à l’univers, de manière à entacher d’infamie ceux qui en sont coupables ! Mais parlons d’autre chose, a-t-il dit ; quel jour est aujourd’hui ? » Quelqu’un a dit : « Le 19 mars. – Quoi, s’est-il écrié, la veille du 20 mars ! » Et après quelques secondes : « Mais parlons encore d’autre chose. » Il a envoyé chercher un volume de Racine ; il a d’abord commencé la comédie des Plaideurs ; mais, après une ou deux scènes, il nous a lu Britannicus. La lecture finie et le juste tribut d’admiration payé, il a dit qu’on reprochait ici à Racine un dénouement trop prompt ; qu’on ne pressentait pas d’assez loin l’empoisonnement de Britannicus. Il a fort loué la vérité du caractère de Narcisse, observant que c’était toujours en blessant l’amour-propre des princes qu’on influait le plus sur leurs déterminations.

  1. Que j’étais loin de juger du cœur et de l’âme de ceux qui nous retenaient ! Madame de Las Cases s’est vue constamment repoussée, soit par divers prétextes ou même par le silence. Enfin, et comme pour se débarrasser de son importunité, lord Bathurst lui a fait écrire au commencement de 1817 qu’on pourra lui permettre de se rendre au Cap de Bonne-Espérance (500 lieues plus loin que Sainte-Hélène), d’où, « si le gouverneur de Sainte-Hélène (sir Hudson Lowe) n’y trouve aucune objection, elle pourra se rendre auprès de son époux. »
      J’abandonne sans commentaire cette espèce de mauvaise plaisanterie à quiconque se sent un cœur d’homme.