Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin (Tome Ip. 638-701).


Chapitre 12.


Retour de Rastadt.



N. B. Les mots en italique sont au manuscrit des corrections de la propre main de Napoléon.


Napoléon partit de Rastadt, traversa la France incognito, arriva à Paris sans s’arrêter, et descendit à sa petite maison, chaussée d’Antin, rue Chantereine. Une délibération de la municipalité de Paris donna quelques jours après, à cette rue, le nom de rue de la Victoire. Le corps municipal, l’administration du département, les Conseils, cherchèrent à l’envi les moyens de lui témoigner la reconnaissance nationale. On proposa au Conseil des Anciens de lui donner la terre de Chambord et un grand hôtel à Paris ; c’eût été tout à fait convenable. Le général de l’armée d’Italie, qui pendant deux ans avait nourri son armée, créé et entretenu son matériel, soldé plusieurs années de solde arriérée, fait passer trente ou quarante millions aux caisses de France, et plusieurs centaines de millions en chefs-d’œuvre des arts, tout aux affaires publiques, avait négligé sa propre fortune. Il ne possédait pas cent mille écus en argenterie, bijoux, argent, meubles, etc. Une grande récompense nationale eut donc été tout à fait à sa place ; mais le Directoire, sans qu’on sache pourquoi, s’alarma de cette proposition, et ses affidés l’écartèrent, en répandant que les services du général n’étaient point de ceux qu’on récompense avec de l’argent.

Dès son arrivée, les chefs de tous les partis se présentèrent chez lui, mais ils n’y furent point admis. Le public était extrêmement avide de le voir ; les rues, les places par où l’on croyait qu’il passerait ; étaient pleines de monde, mais il ne se montrait nulle part.

L’Institut venait de le nommer membre de la classe de mécanique ; ce fut le costume qu’il adopta.

Il ne reçut d’habitude que quelques savants ; tels que Monge, Bertholet, Borda, Laplace, Prony, Lagrange ; peu de généraux, seulement Kléber, Desaix, Lefebvre, Cafarelli du Falga et un petit nombre de députés.

Le Directoire voulut le recevoir en audience publique ; on fit des échafaudages dans la place du Luxembourg pour cette cérémonie, où il fut conduit et présenté par le ministre des relations extérieures, Talleyrand. La substance de son discours fut que, quand la république aurait les meilleures lois organiques, son bonheur et celui de l’Europe seraient assurés. Il évita de parler de fructidor, des affaires du temps et de l’expédition d’Angleterre.

Ce discours simple donna cependant beaucoup à penser, et ne put donner prise à aucun ennemi. Le Directoire et le ministre des relations extérieures lui donnèrent deux fêtes ; il parut à l’une et à l’autre, y resta peu de temps. Il eut l’air d’être peu sensible à ces fêtes. Celle du ministre des relations extérieures, Talleyrand, fut marquée au coin du bon goût ; tout Paris y était. Une femme célèbre (madame de Staël), déterminée à lutter avec le vainqueur de l’Italie, l’interpella au milieu d’un grand cercle, lui demandant quelle était à ses yeux la première femme du monde morte ou vivante. Celle qui a fait le plus d’enfants, lui répondit-il.

On courait aux séances de l’Institut pour y voir le général ; il n’y manquait jamais. Il n’allait aux spectacles qu’en loges grillées. Il rejeta bien loin la proposition des administrateurs de l’Opéra qui voulaient donner une représentation d’apparat. Le maréchal de Saxe, de Lovendal, Dumouriez y avaient triomphé au retour de l’armée.

Lorsqu’au retour d’Égypte, au 18 brumaire, il parut aux Tuileries, il était encore inconnu aux habitants de Paris, ce qui redoubla le désir de le voir.

II . Jalousie du Directoire. — Le Directoire lui témoignait les plus grands égards ; quand il le voulait consulter, il envoyait toujours un des ministres le prendre : il était admis sur-le-champ, prenait séance entre deux des directeurs, et donnait son avis sur les objets du moment.

Les troupes rentrant en France chantaient des chansons en son honneur, le portaient aux nues. Elles disaient qu’il fallait chasser les avocats et le faire roi.

Les directeurs affectaient la franchise jusqu’à lui montrer les rapports secrets que leur en faisait la police, mais ils dissimulaient mal la peine qu’ils éprouvaient de tant de popularité. Le général d’Italie appréciait toute la délicatesse et les embarras de sa situation. Le gouvernement marchait mal, et beaucoup d’espérances se tournaient vers lui. Le Directoire eut d’abord la pensée de le faire retourner à Rastadt pour s’ôter la responsabilité du congrès ; mais le général refusa cette mission, représentant qu’il ne convenait pas que la même main maniât la plume et l’épée. Depuis, le Directoire le nomma commandant de l’armée d’Angleterre, ce qui servit à couvrir, aux yeux de l’ennemi, l’intention et les apprêts de l’expédition d’Égypte.

Les troupes qui composaient cette armée d’Angleterre couvraient la Normandie, la Picardie, la Belgique. Son nouveau général en chef fut inspecter tous ces points, mais il voulut les parcourir incognito : ces courses mystérieuses inquiétaient d’autant plus l’ennemi, et masquaient davantage les préparatifs du Midi. Il avait la satisfaction de vérifier partout les sentiments qu’imprimaient sa personne et sa gloire. Il se trouvait partout l’objet de toutes les conversations, de tous les préparatifs. C’est dans ce voyage, en visitant Anvers, qu’il conçut, pour la première fois, les grandes idées maritimes qu’il y fit exécuter depuis. C’est alors encore qu’il jugea à Saint-Quentin de tous les avantages du canal qu’il a fait construire dans la suite. Enfin c’est alors qu’il fixa ses idées sur la supériorité que la marée donnait à Boulogne sur Calais, pour tenter avec de simples péniches une entreprise sur l’Angleterre.

III. Premier incident qui détermine le Directoire à abandonner les principes de politique posés à Campo-Formio. — Les principes de la politique qui réglaient la république avaient été déterminés à Campo-Formio. Le Directoire y était étranger. D’ailleurs il ne pouvait maîtriser ses passions, chaque incident le dominait. La Suisse en fournit le premier exemple. La France avait constamment à se plaindre du canton de Berne et de l’aristocratie suisse. Tous les agents étrangers qui avaient agité la France avaient toujours eu à Berne leur levier, leur point d’appui. Il s’agissait de profiter de la grande influence que nous venions d’acquérir en Europe pour détruire la prépondérance de nos ennemis en Suisse. Le général d’Italie approuvait fort le ressentiment du Directoire ; il pensait que le moment était venu d’assurer à la France l’influence politique de la Suisse, mais il ne croyait pas nécessaire pour cela de bouleverser ce pays. Il fallait, pour se conformer à la politique adoptée, arriver à son but avec le moins de changement possible. Il proposait que notre ambassadeur en Suisse présentât une note appuyée de deux corps d’armée en Savoie et en Franche-Comté, dans laquelle il ferait connaître que la France et l’Italie croyaient nécessaire à leur politique et à leur sûreté, ainsi qu’à la dignité réciproque des trois nations, que le pays de Vaud, l’Argovie et les bailliages italiens devinssent des cantons libres, indépendants, égaux aux autres cantons ; que la France et l’Italie avaient beaucoup à se plaindre de l’aristocratie de certaines familles de Berne, de Soleure, de Fribourg ; mais qu’elles oubliaient tout, si les paysans de ces cantons étaient réintégrés dans leurs droits politiques. Tous ces changements se seraient opérés sans efforts et sans l’emploi des armes ; mais Rewbell, entraîné par des démagogues de la Suisse, fit adopter un système différent, sans égard aux mœurs, à la religion et aux localités des cantons. On arrêta de soumettre toute la Suisse à une constitution unique semblable à celle de la France. Les petits cantons s’irritèrent de perdre leur liberté, et toute la Suisse se souleva à l’aspect d’un bouleversement qui forçait tous les intérêts, allumait toutes les passions. On courut aux armes. Il fallut faire entrer nos troupes et conquérir tout le pays. Du sang fut versé : l’Europe fut alarmée.

IV. Second incident. — D’un autre côté, cette misérable cour de Rome, par une suite du vertige qui la caractérisait, aigrie plutôt que corrigée par le traité de Tolentino, continuait dans son système d’aversion et de fautes contre la France, dans l’espoir de comprimer dans son sein les amis de la France. Ce cabinet de faibles vieillards sans sagesse fit fermenter autour d’eux les opinions contraires. Il se mit en querelle avec la république cisalpine. Il eut l’imprudence de mettre le général autrichien Provera à la tête de ses troupes. Il excita son propre parti de toutes les manières. Il y eut tumulte ; le jeune Duphot, général de la plus belle espérance, qui se trouvait à Rome comme voyageur, fut massacré à la porte de l’ambassadeur de France, cherchant à empêcher le désordre, et l’ambassadeur français Joseph, frère du général, se retira à Florence.

Napoléon, consulté, répondit par son adage accoutumé, que ce n’était point à un incident à gouverner la politique, mais bien à la politique à gouverner les incidents ; que, quelque tort qu’eût cette inepte cour de Rome, le parti à prendre vis-à-vis d’elle demeurait toujours une fort grande question. Qu’il fallait la corriger, mais non pas la détruire ; qu’en renversant le pape et révolutionnant Rome, on aurait infailliblement la guerre avec Naples, ce qu’il fallait, sur toutes choses, éviter. Qu’il fallait ordonner à notre ambassadeur de retourner à Rome demander un exemple des coupables ; exiger qu’une ambassade extraordinaire vînt faire des excuses au Luxembourg ; faire sortir Provera, mettre à la tête des affaires les prélats les plus modérés, et forcer le pape à conclure un concordat avec la république cisalpine, afin que, par toutes ces mesures réunies, Rome tranquille ne pût plus avoir part aux affaires ; que ce concordat avec la Cisalpine aurait de plus l’avantage de préparer de loin les esprits en France à une pareille mesure. Mais La Reveillère, entouré de ses théophilanthropes, fit décider qu’on marcherait contre le pape. Le temps était venu, disait-il, de faire disparaître cette idole. Le mot d’ailleurs de république romaine suffisait pour transporter toutes les imaginations ardentes de la révolution. Le général français avait été trop circonspect dans le temps ; et si on avait des querelles aujourd’hui avec le pape, c’était uniquement sa faute ; mais peut-être avait-il ses vues particulières. En effet, ses formes civiles, ses ménagements vis-à-vis du pape, sa généreuse compassion pour des prêtres déportés, avaient, dans le temps, fortement frappé les esprits en France.

Quant à la crainte que la révolution de Rome n’entraînât la guerre avec Naples, on la traita de subtilité. Nous avions nous-mêmes un parti nombreux à Naples ; et nous ne devions rien craindre d’une puissance du troisième ordre. Berthier reçut donc l’ordre d’aller avec une armée saisir Rome et y établir la république romaine ; ce qui fut exécuté. On établit à Rome trois consuls pour exercer le pouvoir, un sénat et un tribunal composèrent la législature. Quatorze cardinaux se rendirent à la basilique de Saint-Pierre, et chantèrent un Te Deum en commémoration du rétablissement de la république romaine, qui n’était rien moins que l’abolition de l’autorité temporelle du pape. Mais le peuple, enivré un moment de l’idée de l’indépendance, entraîna la plus grande partie du clergé. Cependant la main qui avait jusque-là retenu les officiers et les administrations de l’armée n’y était plus : on se livra dans Rome aux dernières dilapidations ; on gaspilla tout le mobilier du Vatican ; on saisit partout les tableaux et les objets rares. On indisposa tellement le pays, que le pays à son tour vint à bout d’indisposer l’armée : elle se souleva contre des généraux qu’elle accusait. Ce mouvement séditieux des soldats fut du plus grand danger ; on eut beaucoup de peine à les contenir. On croit avec raison qu’ils furent excités par des agents napolitains, anglais, autrichiens.

V. Troisième incident. — Bernadotte avait été nommé ambassadeur à Vienne. Ce choix ne fut pas bon : un général ne pouvait être agréable à une nation si constamment battue : il aurait fallu envoyer un personnage de l’ordre civil ; mais le Directoire avait peu de ceux-ci à sa disposition : ou ils étaient trop obscurs, ou il les avait éloignés. Quoi qu’il en soit, Bernadotte, alors d’un caractère fort exalté, fit des fautes graves dans son ambassade. Un jour, sans qu’on en puisse deviner le motif, il fit arborer le pavillon tricolore au haut de sa maison. On pense qu’il y fut insidieusement poussé par des agents qui voulaient compromettre l’Autriche. En effet, la populace, à l’instigation des mêmes agents, se trouva tout à coup insurgée : elle arracha le drapeau et insulta Bernadotte.

Le Directoire, dans sa fureur, manda le général d’Italie pour s’appuyer de son influence dans l’opinion, et lui donna lecture d’un message aux Conseils, qui déclarait la guerre à l’Autriche, et d’un décret qui lui donnait à lui-même le commandement de l’armée d’Allemagne. Il ne partagea pas l’opinion du Directoire. Si vous vouliez la guerre, il fallait vous y préparer indépendamment de l’évènement de Bernadotte ; il fallait ne pas engager vos troupes en Suisse, dans l’Italie méridionale, sur les bords de l’Océan ; il fallait ne pas proclamer le projet de réduire l’armée à cent mille hommes, projet qui n’est pas encore exécuté, il est vrai, mais qui est connu, et décourage l’armée. Ces mesures indiquent que vous aviez compté sur la paix. Bernadotte a matériellement tort : en déclarant la guerre, c’est le jeu de l’Angleterre que vous jouez. Ce n’est pas connaître la politique du cabinet de Vienne que de croire que s’il eût voulu la guerre, il vous eût insulté. Il vous aurait caressé, endormi, pendant qu’il ferait marcher ses troupes. Vous n’auriez connu ses véritables intentions que par son premier coup de canon. Soyez sûrs que l’Autriche vous donnera toute satisfaction. Ce n’est point avoir un système politique, que d’être entraîné ainsi par tous les évènements. La force de la vérité calma le gouvernement. L’Autriche donna des satisfactions ; les conférences de Seltz eurent lieu ; mais cet incident retarda l’expédition d’Égypte de quinze jours.

VI. Retard de l’expédition d’Égypte. — Napoléon commença à craindre qu’au milieu des orages que l’impéritie du gouvernement et la nature des choses accumulaient autour de nous, cette entreprise ne fût funeste aux vrais intérêts de la patrie ; il témoigna sa pensée au Directoire : L’Europe, disait-il, n’était rien moins que tranquille. Le congrès de Rastadt ne se terminait pas ; on était obligé de garder des troupes dans l’intérieur, pour s’assurer des élections et comprimer les départements de l’Ouest. Il proposait de contremander l’expédition, d’attendre des circonstances plus favorables.

Le Directoire, alarmé, soupçonnant qu’il avait le projet d’aspirer à la direction des affaires, n’en fut que plus ardent à presser l’expédition, d’autant plus qu’il ne sentait pas toutes les conséquences des changements qu’il avait faits dans le système public. Selon lui, l’évènement de la Suisse, loin de nous affaiblir, nous donnait d’excellentes positions et les troupes helvétiques pour auxiliaires. L’affaire de Rome était terminée, puisque le pontife était déjà à Florence, et la république romaine proclamée ; et celle de Bernadotte ne devait plus avoir de suites, car l’empereur avait offert des réparations. Le moment était donc plus favorable que jamais d’attaquer l’Angleterre, ainsi qu’on l’avait médité, en Irlande et en Égypte. Il offrit alors de laisser au moins Kléber ou Desaix, qui brûlaient d’être de l’expédition. Leur grand caractère et leurs talents supérieurs pouvaient au besoin être en France d’une grande utilité ; mais on refusa Kléber, que Rewbel détestait, et Desaix, qu’on n’appréciait pas. La république, répondit-on, n’en était pas à ces deux généraux près : il s’en trouverait une foule pour faire triompher la patrie, si jamais elle était en danger.

VII. L’intérieur de la république est menacé d’une crise. — Le Directoire était sur un abîme, mais il ne le croyait pas. Les affaires allaient mal aussi dans l’intérieur. Le Directoire avait abusé de sa victoire de fructidor. Il avait eu le tort de ne pas rallier à la république tout ce qui, n’ayant pas fait partie de la faction de l’étranger, n’avait été que séduit ou égaré. Il était privé par là de l’assistance et des talents d’un grand nombre d’individus qui, par ressentiment, se jetaient dans le parti opposé à la république, bien que leurs intérêts et leurs opinions les portassent naturellement vers ce gouvernement. Il se trouvait contraint d’employer des hommes sans moralité. De là le mécontentement de l’opinion publique, et la nécessité de maintenir un grand nombre de troupes au-dedans, pour s’assurer des élections et contenir la Vendée.

Il était facile de prévoir que les nouvelles élections amèneraient une crise, que le nouveau tiers de législateurs serait composé d’hommes exagérés qui accroîtraient la source des maux qui pesaient sur la patrie. Le Directoire n’avait aucune politique intérieure ; il marchait au jour le jour, entraîné par le caractère individuel des directeurs, ou par la nature vicieuse d’un gouvernement de cinq personnes. Il ne prévoyait rien et n’apercevait de difficulté que quand il était matériellement arrêté. Quand on leur disait : Comment ferez-vous aux élections prochaines ? – Nous y pourvoirons par une loi, répondit La Reveillère. La suite a fait voir de quelle nature était la loi méditée par le Directoire. Quand on leur disait : Pourquoi ne relevez-vous pas tous les amis de la république qui n’ont été que menés et trompés en fructidor par le parti de l’étranger ? Pourquoi ne pas rappeler Carnot, Portalis, Dumolard, Barbé-Marbois, etc., etc., afin de faire un faisceau contre le parti de l’étranger et les exagérés ? Mais les directeurs attachaient peu de prix à ces observations : ils se croyaient populaires et assis sur un terrain solide et ferme. Un parti composé des députés ayant influence dans les deux Conseils, des fructidoriens patriotes qui cherchaient un protecteur, des généraux les plus influents et les plus éclairés, pressèrent longtemps le général d’Italie de faire un mouvement et de se mettre à la tête de la république ; il s’y refusa : il n’était pas encore assez fort pour marcher tout seul. Il avait sur l’art de gouverner, et sur ce qu’il fallait à une grande nation, des idées si différentes des hommes de la révolution et des assemblées, que, ne pouvant agir seul, il craignait de compromettre son caractère. Il se détermina à partir pour l’Égypte, mais résolu de reparaître si les circonstances venaient à rendre sa personne nécessaire ou utile.

VIII. Cérémonie du 21 janvier. — Talleyrand, ministre des relations extérieures, était l’homme du Directoire. Il était évêque d’Autun lors de la révolution ; il fut un des trois évêques qui prêtèrent serment à la constitution civile du clergé, et qui sacrèrent les évêques constitutionnels ; ce fut lui qui dit la messe à la fameuse fédération de 1790. Député à l’Assemblée constituante, il y fit plusieurs rapports sur les biens du clergé. Sous la Législative, il fut envoyé à Londres pour traiter avec le gouvernement anglais. Mais quand la révolution eut pris une pente plus rapide et plus acerbe, il devint suspect, et fut contraint de se réfugier en Amérique.

Après le 13 vendémiaire, la Convention raya l’ancien évêque d’Autun de la liste des émigrés ; il reparut alors en France, et y fut très protégé par la coterie de madame de Staël. Il était discret, souple, insinuant, et gagna la faveur des directeurs Barras, Merlin, Rewbell, et même de La Reveillère-Lepaux, auxquels il faisait la cour comme il la faisait jadis à Versailles. Il devint ministre des affaires étrangères, ce qui le mit en correspondance avec le négociateur de Campo-Formio. Talleyrand s’attacha, dès cet instant, à plaire au général et à s’insinuer dans son esprit ; c’est lui que le Directoire employait constamment auprès du général d’Italie. À l’approche du 21 janvier, où le gouvernement célébrait l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI, ce fut un grand objet de discussion entre les directeurs et les ministres de savoir si Napoléon devait aller à la cérémonie ou non. On craignait d’un côté que, s’il n’y allait pas, cela ne dépopularisât la fête ; de l’autre, que, s’il y allait, on oubliât le Directoire, pour s’occuper de lui. Néanmoins on conclut qu’il devait y aller. Talleyrand, comme de coutume, se chargea de la négociation ; le général s’en excusa, disant qu’il n’avait pas de fonctions publiques, qu’il n’avait personnellement rien à faire à cette cérémonie, qui, par sa nature, plaisait à fort peu de monde. Il ajoutait que cette fête était des plus impolitiques ; que l’évènement qu’elle rappelait était une catastrophe, un vrai malheur national ; qu’il comprenait très bien qu’on célébrât le 14 juillet, parce que c’était une époque où le peuple avait conquis ses droits : mais que le peuple aurait pu conquérir ses droits, établir même une république, sans se souiller du supplice d’un prince déclaré inviolable et non responsable par la constitution même. Qu’il ne prétendait pas discuter si cela avait été utile ou inutile, mais qu’il soutenait que c’était un incident malheureux. Qu’on célébrait des fêtes nationales pour des victoires, mais qu’on pleurait sur les victimes restées sur le champ de bataille. Qu’il était assez simple d’ailleurs que lui, Talleyrand, étant ministre, dût y paraître ; mais qu’un simple particulier n’avait rien à y faire. Que cette politique de célébrer la mort d’un homme ne pouvait jamais être l’acte d’un gouvernement, mais seulement celui d’une faction, comme qui dirait d’un club de jacobins. Qu’il ne concevait pas comment le Directoire, qui avait proscrit les jacobins et les anarchistes, qui aujourd’hui traitait avec tant de princes, ne sentît pas qu’une telle cérémonie faisait à la république beaucoup plus d’ennemis que d’amis, éloignait au lieu de rapprocher, aigrissait au lieu d’adoucir, ébranlait au lieu de raffermir, était indigne enfin du gouvernement d’une grande nation. Talleyrand mettait en jeu tous ses moyens ; il essayait de prouver que c’était juste parce que c’était politique, et que c’était politique, disait-il, car tous les pays et toutes les républiques avaient célébré comme un triomphe la chute du pouvoir absolu et le meurtre des tyrans. Ainsi Athènes avait toujours célébré la mort de Pisistrate, et Rome la chute des décemvirs. Il ajoutait que d’ailleurs c’était une loi qui régissait le pays, et que dès lors chacun lui devait soumission et obéissance ; il concluait enfin que l’influence du général sur l’opinion était telle qu’il devait y paraître, ou qu’autrement son absence pourrait blesser les intérêts de la chose publique. Après plusieurs pourparlers, on trouva un mezzo termine : l’Institut se rendait à cette fête ; il fut convenu que le membre de l’Institut suivrait sa classe qui remplissait un devoir de corps. Cette affaire, ainsi ménagée par Talleyrand, fut très agréable au Directoire.

Cependant, quand l’Institut entra dans l’enceinte[1] où se célébrait cette cérémonie, quelqu’un qui reconnut Napoléon l’ayant fait apercevoir, il n’y eut plus, dès cet instant, d’yeux que pour lui. Ce que le Directoire avait craint lui-même arriva ; il se trouva complètement éclipsé. Quand la fête fut terminée, on laissa le Directoire sortir tout seul. La multitude demeura pour celui qui avait voulu se perdre dans la foule de l’Institut, et fit retentir les airs de vive le général des armées d’Italie ! de sorte que cet évènement ne fit qu’accroître les déplaisirs des gouvernants.

Un autre évènement mit Talleyrand à même d’être encore agréable au Directoire. Dans un café ou lieu public, chez Garchi, deux jeunes gens, sous prétexte de ralliement politique, suspectés par la manière dont leurs cheveux étaient tressés, furent insultés, attaqués, assassinés. Ce guet-apens avait été dirigé par les ordres du ministre de la police, Sottin, et par ses agents. Or, les circonstances étaient déjà telles pour le général d’Italie, que, bien qu’au fond de son domicile, il était obligé néanmoins, pour sa propre sûreté, de porter une attention inquisitive sur des évènements de cette nature. Il fit éclater son indignation, et Talleyrand lui fut envoyé pour le calmer. Celui-ci disait qu’un pareil évènement était commun en temps de crise, que les moments de révolution sortaient de la loi commune, qu’ici il devenait nécessaire d’en imposer à la haute société, et de réprimer la hardiesse des salons ; qu’il était des genres de fautes que les tribunaux ne sauraient atteindre où réprimer ; qu’on ne pouvait sans doute approuver la lanterne de l’Assemblée constituante, et que cependant sans elle la révolution n’eût jamais marché ; qu’il est des maux qu’on doit tolérer, parce qu’ils évitaient de plus grands maux. Le général répondait qu’un pareil langage eût été tout au plus supportable avant fructidor, lorsque les partis étaient en présence, et qu’on avait mis le Directoire plutôt dans le cas de se défendre que dans la situation d’administrer ; qu’alors, peut-être, cet acte eût pu s’excuser sur la nécessité ; mais qu’aujourd’hui que ce gouvernement se trouvait investi de toute la puissance, que la loi ne trouvait d’opposition nulle part, que les citoyens étaient tous sinon affectionnés, du moins soumis, cette action devenait un crime atroce, un véritable outrage à la civilisation ; que partout où se prononçaient les mots de loi et de liberté, tous les citoyens demeuraient solidaires les uns des autres ; qu’ici, dans cette expédition de coupe-jarrets, chacun devait se trouver frappé de terreur, se demander où cela s’arrêterait, se croire sous le régime des janissaires. Ces raisons étaient trop plausibles pour avoir besoin d’être développées à un homme de l’esprit et du caractère de M. de Talleyrand ; mais il avait une mission, il cherchait à justifier une administration dont il ambitionnait de conserver la faveur et la confiance.


Voltaire – Jean-Jacques – Anglais et Français, différence caractéristique – M. de Châteaubriand ; son discours pour l’Institut – Colères feintes de l’Empereur ; ses principes à cet égard.


Samedi 1er juin.

L’Empereur m’a fait venir ; il avait pris un bain de trois heures. Il me donnait à deviner ce qu’il avait lu ; c’était la Nouvelle Héloïse qui l’avait tant charmé à Briars. En l’analysant de nouveau, il la sabrait cette fois tout à fait. Le rocher de la Meillerie est venu en citation ; il croyait l’avoir détruit par la route qu’il avait fait ouvrir pour le passage du Simplon ; je l’ai assuré qu’il en restait encore assez pour en conserver le parfait souvenir : il s’avançait, disais-je, en saillie sur le chemin même, et ferait encore, au besoin, un très beau saut de Leucade.

L’Empereur attribuait en grande partie au beau portrait de milord Édouard, dans la Nouvelle Héloïse, et à quelques pièces de théâtre de Voltaire, la belle réputation du caractère anglais en France. Il s’étonnait de la facilité de l’opinion dans ces temps-là : Voltaire et Jean-Jacques l’avaient gouvernée à leur gré ; ils seraient bien moins heureux aujourd’hui. Si Voltaire, surtout, avait régné sur ses contemporains, disait-il, s’il avait été le héros du temps, c’est que tous alors n’étaient que des nains.

On a lu à l’Empereur un discours de M. de Châteaubriand pour rendre le clergé apte à hériter. C’était, disait-il, un discours d’Académie, et non pas une opinion de législateur. Il y avait beaucoup d’esprit, fort peu de sens, aucune vue. « Laissez hériter le clergé, continuait l’Empereur, et personne ne mourra sans être obligé de payer son absolution ; car, de quelque opinion qu’on soit, personne ne sait où il va en quittant la vie. C’est là le grand, le dernier compte ; aussi personne ne peut répondre de son dernier sentiment ni de la force de sa tête. Qui peut dire que je ne mourrai pas dans les bras d’un confesseur, et qu’il ne me fera pas faire amende honorable pour le mal même que je n’aurai pas fait ? »

Lors de la catastrophe de 1814, M. de Châteaubriand s’est signalé par des pamphlets si outrageusement passionnés, tellement virulents, si effrontément calomnieux, qu’il est à croire qu’il les regrette à présent, et qu’un aussi beau talent que le sien ne se prostituerait pas à les reproduire aujourd’hui.

Quelques années avant nos désastres, l’Empereur, lisant quelques morceaux de cet écrivain, demanda comment il se faisait qu’il ne fût pas de l’Institut. Ces paroles furent aussitôt une recommandation toute puissante, et M. de Châteaubriand fut bientôt nommé à la presque unanimité. C’était un usage de rigueur à l’Institut que le récipiendaire fit l’éloge de son prédécesseur : M. de Châteaubriand, s’écartant de la route battue, consacra une partie de son discours à flétrir les principes politiques de M. Chénier son devancier, et à le proscrire comme régicide. Ce fut un vrai plaidoyer politique, où il discutait la restauration de la monarchie, le jugement et la mort de Louis XVI. Ce fut alors une grande rumeur dans tout l’Institut ; les uns refusant d’entendre un discours qui leur paraissait indécent, d’autres, au contraire, appuyant pour qu’on en admît la lecture. De l’Institut, la querelle se répandit dans Paris ; elle remplit et divisa bientôt tous les cercles de la capitale. L’Empereur, à qui tout parvenait, et qui voulait tout connaître, se fit apporter ce discours : il le trouva de la dernière extravagance, et en prononça sur-le-champ l’interdiction. Un de ses grands officiers (M. de Ségur), membre de l’Institut, qui avait opiné vivement pour la lecture du discours, lui servit à l’un de ses couchers à manifester son opinion : « Et depuis quand, Monsieur, lui dit-il avec sévérité, l’Institut se permet-il de devenir une assemblée politique ? Qu’il fasse des vers, qu’il censure les fautes de la langue, mais qu’il ne sorte pas du domaine des Muses ou je saurai l’y faire rentrer. Est-ce bien vous, Monsieur, qui avez voulu autoriser une pareille diatribe ? Que M. de Châteaubriand ait de l’insanité ou de la malveillance, il y a pour lui des petites-maisons ou un châtiment ; et puis peut-être encore est-ce son opinion, et il n’en doit pas le sacrifice à ma politique qu’il ignore, comme vous qui la connaissez si bien : il peut avoir son excuse ; vous ne sauriez avoir la vôtre, vous qui vivez à mes côtés, qui savez ce que je fais, ce que je veux. Monsieur, je vous tiens pour coupable, pour criminel ; vous ne tendez à rien moins qu’à ramener le désordre, la confusion, l’anarchie, les massacres. Sommes-nous donc des bandits, et ne suis-je qu’un usurpateur ? Je n’ai détrôné personne, Monsieur ; j’ai trouvé, j’ai relevé la couronne dans le ruisseau, et le peuple l’a mise sur ma tête : qu’on respecte ses actes !…

« Analyser en public, mettre en question, discuter des faits aussi récents, dans les circonstances où nous nous trouvons, c’est rechercher des convulsions nouvelles, c’est être l’ennemi du repos public. La restauration de la monarchie est et doit demeurer un mystère ; et puis, qu’est-ce que cette nouvelle proscription prétendue des conventionnels et des régicides ? Comment oser réveiller des points aussi délicats ? Laissons à Dieu à prononcer sur ce qu’il n’est plus permis aux hommes de juger ! Seriez-vous donc plus difficile que l’impératrice ? Elle a bien des intérêts aussi chers que vous, peut-être, et bien autrement directs ; imitez plutôt sa modération, sa magnanimité ; elle n’a voulu rien apprendre ni rien connaître.

« Eh quoi ! l’objet de tous mes soins, le fruit de tous mes efforts serait-il donc perdu ! C’est donc à dire que si je venais à vous manquer demain, vous vous égorgeriez encore entre vous de plus belle ? » Et marchant à grands pas, il se frappait le front de la main disant : « Ah ! pauvre France ! que tu as longtemps encore besoin d’un tuteur ! »

Puis il reprit : « J’ai fait tout au monde pour accorder tous les partis : je vous ai réunis dans les mêmes appartements, fait manger aux mêmes tables, boire dans les mêmes coupes ; votre union a été l’objet constant de mes soins : j’ai le droit d’exiger qu’on me seconde…

« Depuis que je suis à la tête du gouvernement, m’a-t-on jamais entendu demander ce qu’on était, ce qu’on avait été, ce qu’on avait dit, fait, écrit ?… Qu’on m’imite !

« On ne m’a jamais connu qu’une question, un but unique : Voulez-vous être bon Français avec moi ? et, sur l’affirmative, j’ai poussé chacun dans un défilé de granit sans issue, à droite ou à gauche, obligé de marcher vers l’autre extrémité, où je montrais de la main l’honneur, la gloire, la splendeur de la patrie. »

La mercuriale fut si vive que celui à qui elle s’adressait, homme d’honneur et de grande délicatesse d’ailleurs, se crut dans l’obligation de demander une audience le lendemain, voulant remettre sa démission. Cette audience lui fut accordée, et l’Empereur l’apercevant, lui dit : « Mon cher, vous venez pour la conversation d’hier ; elle vous a affligé et moi aussi ; mais c’est un avertissement que j’ai voulu donner à plusieurs ; s’il produit quelque bien, ce doit être notre consolation à tous deux : qu’il n’en soit plus question. » Et il parla d’autres choses.

C’est ainsi que souvent l’Empereur attaquait toute une masse sur de simples individus ; et il le faisait avec un grand éclat, pour qu’on en demeurât frappé davantage ; mais ses colères publiques, dont on a fait tant de bruit, n’étaient que feintes et factices. L’Empereur disait qu’il avait prévenu par là bien des fautes et s’était épargné beaucoup de châtiments.

Un jour, dans une des grandes audiences, il attaqua un colonel avec la plus grande chaleur et tout à fait avec l’accent de la colère, sur de légers désordres commis par son régiment envers les habitants du pays qu’il venait de traverser en rentrant en France ; et comme le colonel, pensant la punition fort au-dessus de la faute commise, cherchait à se disculper et y revenait souvent, l’Empereur lui disait à voix basse sans discontinuer la mercuriale publique : « C’est bien ; mais taisez-vous. Je vous crois ; mais demeurez tranquille… » Et plus tard, en le revoyant seul, il lui dit : « C’est que je fustigeais en vous des généraux qui vous entouraient, et qui, si je me fusse adressé directement à eux, se seraient trouvés mériter la dernière dégradation, peut-être davantage. »

Mais si l’Empereur attaquait de la sorte en public, il lui arrivait parfois aussi de se voir attaqué à son tour : j’ai été témoin de plusieurs exemples.

Un jour, à Saint-Cloud, à la grande audience du dimanche, et précisément à mon côté, un sous-préfet ou autre fonctionnaire piémontais, l’air égaré, et tout hors de lui, l’interpelle de la voix la plus élevée, lui demandant justice sur sa destitution, soutenant qu’il avait été faussement accusé et condamné. « Allez trouver mes ministres, lui répondit l’Empereur. – Non, Sire, c’est par vous que je veux être jugé. – Je ne le saurais ; je n’en ai point le temps ; j’ai à m’occuper de tout l’empire, et mes ministres sont institués pour s’occuper des individus. – Mais ils me condamneront toujours. – Et pourquoi ? – Parce que tout le monde m’en veut. – Et pourquoi encore ? – Parce que je vous aime. Il suffit qu’on vous soit attaché pour qu’on devienne en horreur à tout le monde. – Ce que vous dites là est bien fort, Monsieur, dit l’Empereur avec calme ; j’aime à croire que vous vous trompez. » Et il passa tranquillement au voisin, tandis que nous en demeurions déconcertés, et en étions devenus rouges d’embarras. Une autre fois, à une parade, un jeune officier, aussi tout hors de lui, sort des rangs pour se plaindre qu’il est maltraité, dégradé ; qu’on a été injuste à son égard, qu’on lui a fait éprouver des passe-droits, et qu’il y a cinq ans qu’il est lieutenant sans pouvoir obtenir d’avancement. « Calmez-vous, lui dit l’Empereur, moi je l’ai bien été sept ans, et vous voyez qu’après tout, cela n’empêche pas de faire son chemin. » Tout le monde de rire, et le jeune officier, subitement refroidi, d’aller reprendre son rang. En tout, rien n’était plus commun que de voir les individus s’attaquer à l’Empereur et lui tenir tête.

Je l’ai vu maintes fois, dans de vives et chaudes réclamations, ne pouvoir obtenir la dernière parole, et prendre le parti de céder, en passant à d’autres personnes ou en changeant de sujet.

Principe général. Les actes de l’Empereur, quelque passionnés qu’ils parussent, étaient toujours accompagnés de calculs. « Quand un de mes ministres, disait-il, ou quelque autre grand personnage avait fait une faute grave, qu’il y avait vraiment lieu à se fâcher, que je devais vraiment me mettre en colère, être furieux, alors j’avais toujours le soin d’admettre un tiers à cette scène ; j’avais pour règle que quand je me décidais à frapper, le coup devait porter sur plusieurs ; celui qui le recevait ne m’en voulait ni plus ni moins ; et celui qui en était le témoin, dont il eût fallu voir la figure et l’embarras, allait discrètement transmettre au loin ce qu’il avait vu et entendu : une terreur salutaire circulait de veine en veine dans le corps social. Les choses en marchaient mieux ; je punissais moins, je recueillais infiniment, et sans avoir fait beaucoup de mal. »

Dans une de ces grandes occasions, le ministre de la marine (Decrès) se trouva admis de conserve avec le véritable patient, et l’Empereur l’avait choisi dans la triple intention qu’il fût le témoin, qu’il reçût sa part directe d’un avertissement salutaire, et servît néanmoins de terme de comparaison propre à confusionner d’autant celui qu’il avait réellement en vue ; car, après s’être exprimé vis-à-vis de celui-ci avec la dernière violence, et être entré dans les plus petits détails d’une menace extrême, se retournant tout à coup vers Decrès, il lui dit : « Et vous aussi, Monsieur le ministre de la marine, on m’apprend que vous vous avisez d’être de l’opposition ; c’est fort étrange, j’en suis très irrité, quoique après tout je sache bien que chez vous il y a du moins des tirants d’eau d’honneur et de fidélité que vous ne dépasserez jamais. »


Réflexions sur le gouverneur – Dépenses de la maison de l’Empereur aux Tuileries – Sur les bonnes comptabilités – MM. Mollien, La Bouillerie.


Dimanche 2 juin.

L’Empereur est sorti à cheval sur les huit heures ; il y avait bien longtemps qu’il s’en était abstenu. Il est descendu chez madame Bertrand, et s’y est arrêté longtemps. Il y peignait énergiquement et avec beaucoup d’esprit les rapports du gouverneur avec nous, ses mesures subalternes, son peu d’égards, le rétréci de sa police, le ridicule de sa gestion, son ignorance des affaires et des manières. « Nous avions, disait-il, à nous plaindre sans doute de l’amiral, mais au moins était-il Anglais ; au lieu que celui-ci n’est qu’un mauvais sbire d’Italie. Nous n’avons pas les mêmes mœurs, disait-il, nous ne saurions nous entendre ; nos sentiments ne parlent pas le même langage : il ne se doute pas que des monceaux de diamants ne sauraient effacer l’arrestation qu’il est venu faire d’un de nos domestiques, presque à mes yeux. Depuis ce jour-là, il a répandu la pâleur sur toute ma maison. »

Au retour, nous ayons déjeuné dans le jardin. Le soir, le temps s’est passé à tracer le budget de celui qui, à Paris, aurait cinquante mille livres de rente : l’écurie, disait l’Empereur, devait y entrer pour un sixième, la table pour un quart, etc.

J’ai déjà dit qu’il aimait ces calculs, qui prenaient toujours quelque chose de neuf et de piquant dans sa bouche.

La conversation a conduit à des détails plus curieux sur la liste civile et les dépenses de la maison de l’Empereur. Voici ce que j’en ai recueilli :

La table était d’un million ; et pourtant le dîner de la personne de l’Empereur n’était dans ce compte que pour cent francs par jour. Jamais on n’a pu arriver à le faire manger chaud, parce qu’une fois au travail on ne savait jamais quand il quitterait ; aussi, l’heure du dîner venue, on mettait pour lui des poulets à la broche de demi-heure en demi-heure ; et l’on en a vu rôtir des douzaines avant d’atteindre celui qui lui a été présenté.

De là on est passé aux avantages d’une bonne comptabilité. L’Empereur citait surtout sur ce point MM. de Mollien et La Bouillerie. Le premier avait ramené le trésor public à une simple maison de banque ; si bien que l’Empereur, dans un seul tout petit cahier, avait, disait-il, constamment sous les yeux l’état complet de ses affaires, sa recette, sa dépense, ses arriérés, ses ressources, etc., etc.

L’Empereur disait avoir eu dans ses caves, aux Tuileries, jusqu’à quatre cents millions en or qui étaient tellement à lui, qu’il n’en existait d’autres traces qu’un petit livret dans les mains de son trésorier particulier. Tout s’est fondu à mesure, et surtout lors des revers, dans les dépenses de l’État. Comment aurait-il pu, disait-il, songer à s’en réserver quelque chose ? il s’était identifié tout à fait avec la nation.

Il disait encore avoir fait entrer en France plus de deux milliards de numéraire, sans compter tout ce que les individus pouvaient en avoir rapporté pour leur propre compte.

L’Empereur disait avoir été vivement sensible à ce qu’en 1814 M. de La Bouillerie, se trouvant à Orléans avec des dizaines de millions à lui Napoléon, sa propriété personnelle, il les eût portés à M. le comte d’Artois, à Paris, au lieu de les conduire à Fontainebleau, comme cela était de son devoir et de sa conscience. « La Bouillerie pourtant n’était pas un méchant homme, disait l’Empereur, je l’avais aimé et estimé. Au retour de 1815, il sollicita vivement d’être admis près de moi et de pouvoir se justifier ; il aurait prouvé sans doute que c’était la faute de son ignorance et non de son cœur. Il me connaissait bien ; il savait que s’il arrivait jusqu’à moi, il en serait quitte pour quelques paroles de colère. Mais je me connaissais aussi : j’étais résolu de ne pas le reprendre ; je refusai de le voir. C’était le seul moyen que j’avais en cette occasion de résister à lui et à plusieurs autres.

Toutefois Estève, son prédécesseur, n’en eût pas fait autant ; il m’était chaudement attaché ; il m’eût conduit mon trésor par force à Fontainebleau. S’il ne l’eût pu, il l’eût enterré, jeté dans les rivières, distribué plutôt que de le livrer. »


Sur les femmes, etc. – La polygamie.


Lundi 3.

L’Empereur, après un bain de trois heures, est sorti vers le cinq heures pour se promener dans le jardin. Il était fort triste, silencieux ; il avait l’air souffrant. Nous sommes montés en calèche, et peu à peu il s’est remis et est devenu plus causant.

Au retour, il s’est promené encore quelque temps pour faire la guerre à l’une de ces dames qui étaient avec nous. Il s’est amusé à déclamer contre les femmes. « Nous n’y entendions rien, nous autres peuples d’Occident, disait-il (et un clignotement de côté nous prévenait de sa malice) ; nous avions tout gâté en traitant les femmes trop bien. Nous les avions portées, à grand tort, presque à l’égal de nous. Les peuples de l’Orient avaient bien plus d’esprit et de justesse, ils les avaient déclarées la véritable propriété de l’homme ; et en effet la nature les avait faites nos esclaves ; ce n’est que par nos travers d’esprit qu’elles osent prétendre à être nos souveraines ; elles abusaient de quelques avantages pour nous séduire et nous gouverner. Pour une qui nous inspirait quelque chose de bien, il en était cent qui nous faisaient faire des sottises. » Et, continuant d’applaudir aux maximes de l’Orient, il approuvait fort la polygamie, la prétendait dans la nature, et se montrait fort adroit, très fécond dans ses preuves : « La femme, disait-il, est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants. Or, une femme unique ne pourrait suffire à l’homme pour cet objet ; elle ne peut être sa femme quand elle est grosse, elle ne peut être sa femme quand elle nourrit, elle ne peut être sa femme quand elle est malade, elle cesse d’être sa femme quand elle ne peut plus lui donner d’enfants : l’homme, que la nature n’arrête ni par l’âge ni par aucun de ces inconvénients, doit donc avoir plusieurs femmes, etc.

« Et de quoi vous plaindriez-vous après tout, Mesdames ? continuait-il en souriant ; ne vous avons-nous pas reconnu une âme ? vous savez qu’il est des philosophes qui ont balancé. Vous prétendriez à l’égalité ? Mais c’est folie : la femme est notre propriété, nous ne sommes pas la sienne ; car elle nous donne des enfants, et l’homme ne lui en donne pas. Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruit est celle du jardinier. Si l’homme fait une infidélité à sa femme, qu’il lui en fasse l’aveu, s’en repente, il n’en demeure plus de traces ; la femme se fâche, pardonne, ou se raccommode, et encore y gagne-t-elle parfois. Il ne saurait en être ainsi de l’infidélité de la femme : elle aurait beau l’avouer, s’en repentir ; qui garantit qu’il n’en demeurera rien ? Le mal est irréparable ; aussi ne doit-elle, ne peut-elle jamais en convenir. Il n’y a donc, Mesdames, et vous devez l’avouer, que le manque de jugement, les idées communes et le défaut d’éducation qui puissent porter une femme à se croire en tout l’égale de son mari : du reste, rien de déshonorant dans la différence ; chacun a ses propriétés et ses obligations : vos propriétés, Mesdames, sont la beauté, les grâces, la séduction ; vos obligations, la dépendance et la soumission, etc., etc. »

Après le dîner, l’Empereur a envoyé mon fils chercher les Mémoires du chevalier de Grammont et un volume du Théâtre de Voltaire. Se créant, disait-il, la tâche d’atteindre onze heures, il a lu assez longtemps du premier ouvrage, remarquant combien peu de chose peut amuser quand on y répand du véritable esprit. Quant à Voltaire, il a parcouru Mahomet, Sémiramis et autres, en faisant ressortir les vices, et concluant comme de coutume que Voltaire n’a connu ni les choses, ni les hommes, ni les grandes passions.


Reprise des Mémoires de l’Empereur, etc..


Mardi 4.

L’Empereur m’a fait appeler vers les quatre heures pour aller en calèche. Il m’a dit qu’il venait enfin de dicter de nouveau, et que cela n’était pas sans quelque mérite ; qu’il avait été toute la matinée d’une humeur détestable ; qu’il avait d’abord essayé de sortir vers une heure, mais qu’il était rentré bientôt, absorbé par le dégoût et l’ennui, et que, ne sachant que faire, il lui était venu dans l’idée de se remettre à dicter.

Il y avait longtemps que l’Empereur avait interrompu le travail régulier de ses Mémoires. Ma campagne d’Italie était finie depuis plusieurs mois ; celle d’Égypte de Bertrand l’était aussi ; le général Gourgaud avait été fort malade ; tout cela avait amené des lacunes qui avaient créé le dégoût. L’Empereur en était demeuré là, et ne se sentait pas le courage de s’y remettre. J’ai profité de ce qu’il venait de dire pour faire observer que ses dictées étaient pour lui le grand, le seul moyen de tromper son ennemi, d’user le temps ; et pour nous l’inestimable avantage d’acquérir de véritables trésors chers à l’honneur, à la gloire de la France ; qu’il était d’une importance réelle qu’il continuât son histoire. Chacun de nous, assurais-je, donnerait volontiers son sang pour l’obtenir ; il le devait à sa mémoire, à sa famille, à nous. Où son fils trouverait-il sa véritable histoire ? Qui pourrait la lui tracer dignement ? Sans ces documents précieux, que de choses finiraient avec Napoléon ! Nous qui l’entourions jadis, que savions-nous alors ? que n’avons-nous pas appris ici ? etc. L’Empereur a répondu qu’il allait s’y remettre, et il a posé la question sur le plan à suivre : serait-ce une histoire ? seraient-ce des annales ? il l’a discuté longtemps sans pouvoir rien arrêter.

À dîner, il a dit : « J’ai été fort grondé aujourd’hui sur ma paresse ; je viens donc me remettre au travail, attaquer plusieurs points à la fois, chacun aura son lot. Hérodote n’a-t-il pas, je crois, donné le nom des Muses à ses livres ? a-t-il dit en me regardant. Eh bien ! je veux que chacun des miens porte un des vôtres. Il n’y aura pas jusqu’au petit Emmanuel qui n’ait le sien. Je vais entamer le consulat avec Montholon. Gourgaud aura quelque autre époque ou des batailles détachées, et le petit Emmanuel préparera les pièces et les matériaux de l’époque du couronnement. »


École militaire – Plan d’éducation ordonné par l’Empereur – Ses intentions pour les vieux militaires – Changements opérés dans les habitudes de la capitale.


Mercredi 5.

L’Empereur est sorti vers les quatre heures : durant la promenade, la conversation a été sur l’ancienne École militaire de Paris, le luxe qu’on y employait à notre égard, la sévérité au contraire que l’Empereur avait établie dans les siennes.

À l’École militaire de Paris, nous étions nourris, servis magnifiquement, traités en toutes choses comme des officiers jouissant d’une grande aisance, plus grande certainement que celle de la plupart de nos familles, et fort au-dessus de celle dont beaucoup de nous devions jouir un jour. L’Empereur, dans ses Écoles militaires, avait voulu, disait-il, éviter ce travers ; il avait voulu surtout que ses jeunes officiers, qui devaient commander un jour des soldats, eussent commencé par être eux-mêmes de vrais soldats, eussent pratiqué eux-mêmes tous les détails techniques, ce qui est d’un avantage immense, disait-il, dans le reste de la vie, pour pouvoir les suivre et les faire observer dans ceux que l’on doit faire obéir. Ainsi, à Saint-Germain, les jeunes gens pansaient eux-mêmes leurs chevaux, apprenaient à les ferrer, etc., etc. À Saint-Cyr, on pratiquait de même tous les détails correspondants de l’infanterie : on y était vraiment à la chambrée, on y mangeait à la gamelle, etc. ; le tout, sans que le reste des instructions analogues à la condition future des jeunes gens en souffrît aucunement ; en un mot, ils ne sortaient qu’ayant réellement gagné leur grade d’officier, et capables de commander et de faire aller des soldats. « Aussi, disait l’Empereur, si les jeunes gens qui se présentèrent dans les corps à l’origine de cette institution y furent reçus d’abord avec une grande jalousie, du moins fut-on obligé de rendre pleine justice à leur tenue et à leur capacité. »

On voit le même esprit présider aux institutions d’Écouen, de Saint-Denis, et autres établissements que la bienfaisante sollicitude de Napoléon créa pour les filles des membres de la Légion-d’Honneur. Des règlements dressés par lui-même ordonnaient de n’y employer que ce qui aurait été confectionné dans la maison et par les mains mêmes des élèves. Ces règlements bannissaient toute espèce de luxe, la coquetterie, le théâtre, et devaient n’avoir d’autre but, disait l’Empereur, que d’en faire de bonnes ménagères et d’honnêtes femmes.

Napoléon, auquel la voix publique donnait au temps de sa puissance un caractère si dur et un cœur si froid, est pourtant bien certainement le souverain qui a mis le plus de véritables sentiments en actions ; c’est que, par une tournure d’esprit qui lui était particulière, il évitait toutes démonstrations de sensibilité avec autant de soin que d’autres en mettent à les prodiguer.

Il avait adopté tous les enfants des militaires tués à Austerlitz, et pour lui un tel acte ne se bornait pas à une pure formalité ; il les eût dotés.

Je tiens de la bouche d’un jeune homme, qui me l’a raconté depuis mon retour en Europe, et encore avec les larmes de la reconnaissance, qu’ayant été assez heureux, sortant à peine de l’enfance, pour donner une preuve de dévouement qui avait été remarquée, l’Empereur lui demanda quelle carrière il voulait suivre ; et, sans attendre sa réponse, en désigna une lui-même. À quoi le jeune homme ayant fait observer que la fortune de son père ne le permettrait pas : « Que vous importe, reprit vivement Napoléon, ne suis-je pas aussi votre père ? » Ceux qui l’ont connu dans son intérieur, ou ont vécu près de sa personne, peuvent citer mille traits de la sorte.

Il avait beaucoup fait pour les militaires et les vétérans, et il se proposait encore bien davantage : c’étaient chaque jour quelques pensées nouvelles.

Il nous fut présenté au Conseil d’État un projet de décret pour qu’à l’avenir les places dans les douanes, les perceptions, les droits réunis, etc., fussent données à des militaires blessés ou à des vétérans susceptibles de les exercer, à partir du simple soldat jusqu’aux rangs supérieurs. Et, comme ce projet était reçu avec froideur, l’Empereur, adressant son adage ordinaire à l’un des opposants, le somma d’aborder franchement la question et de dire toute sa pensée. « Eh bien ! Sire, dit M. Malouet, c’est que je crains que les citoyens ne se trouvent heurtés de se voir préférer des militaires. – Monsieur, repartit vivement l’Empereur, vous séparez là ce qui ne l’est pas ; les citoyens et les soldats aujourd’hui ne font qu’un. Dans la crise où nous nous trouvons, la conscription atteint tout le monde ; la carrière militaire n’est plus une affaire de goût, elle est une affaire de force. La plupart de ceux qui s’y trouvent ont perdu leur état contre leur gré ; il est donc juste de leur en tenir compte. – Mais, répétait encore l’opposant, c’est qu’on pourrait croire, par la rédaction du projet, que Votre Majesté ne veut désormais donner la plus grande partie de ces places qu’aux militaires. – Mais c’est bien aussi mon intention, Monsieur, dit l’Empereur ; il ne s’agit que de savoir si j’en ai le droit et si je blesse la justice. Or la constitution me donne la nomination à tous ces emplois, et il me semble qu’il est de toute justice que ce soient ceux qui ont le plus souffert qui aient le plus de droits aux indemnités. » Puis, haussant la voix : « Messieurs, la guerre n’est point un métier de roses ; vous ne la connaissez ici, sur vos bancs, que d’après la lecture des bulletins ou le récit de nos triomphes. Vous ne connaissez pas nos bivouacs, nos marches forcées, nos privations de tous genres, nos souffrances de toutes espèces. Moi, je les connais, parce que je les vois et que parfois je les partage. »

Quoi qu’il en soit, ce projet de décret, après plusieurs rédactions, finit par disparaître comme beaucoup d’autres, et les intentions de l’Empereur ne furent même pas connues du public, que je sache, bien qu’il eût semblé mettre un vif intérêt à le voir adopté, et qu’il en eût poursuivi la défense dans les plus petits détails.

« Mais, Sire, lui avait-on objecté dans le principe, Votre Majesté donnerait-elle de ces places à un militaire qui ne saurait point lire ? – Pourquoi pas ? – Mais comment pourrait-il remplir sa place, tenir ses registres ? – Eh bien ! Monsieur, il appellerait son voisin ; il ferait venir de ses parents, et le bienfait intentionné pour un se répandrait sur plusieurs. D’ailleurs je ne tiens pas à votre objection ; nous n’avons qu’à prescrire la condition qu’il sera capable de la remplir, etc. »

À la nuit, l’Empereur m’a fait appeler dans sa chambre. Il y était seul, avec un peu de feu et dans l’ombre ; les lumières étaient dans la chambre voisine. Cette obscurité plaisait, disait-il, à sa mélancolie. Il était triste et silencieux.

Après le dîner, l’Empereur répétait avoir beaucoup médité sur les moyens de recréer la société. Il avait eu des cercles à la cour, des spectacles, des voyages à Fontainebleau. Cela gênait, disait-il, les gens de la cour, et n’influait pas sur les cercles de la capitale. Il n’y avait point encore assez de cohésion dans toutes ces parties hétérogènes pour qu’elles pussent réagir convenablement les unes sur les autres ; cependant cela fût venu avec le temps, assurait-il. On lui faisait remarquer qu’il avait beaucoup contribué à raccourcir les soirées de la capitale. Tout ce qui tenait au gouvernement travaillait beaucoup, et, devant se lever de grand matin, était obligé de se coucher de fort bonne heure.

« Ce fut, du reste, un grand étonnement pour Paris, disait l’Empereur, une véritable révolution dans les mœurs, presque une sédition dans la société, lorsque le Premier Consul voulut qu’on quittât les bottes pour venir en société, qu’on se mît en bas, et qu’on soignât tant soit peu sa toilette. »

L’Empereur revenait beaucoup sur ce qui formait le bon ton et les manières agréables des sociétés de sa jeunesse. Il s’est arrêté surtout à définir ce qui rendait alors les intimités agréables ; la teinte légère de flatterie réciproque, ou du moins l’opposition fine et délicate, etc., etc.


Résistance à la médecine – Gil-Blas – Général Bizanet.


Jeudi 6.

Je n’ai vu l’Empereur qu’à six heures ; il était demeuré dans sa chambre, souffrant, et n’avait encore rien mangé de la journée. Il se trouvait du malaise, disait-il, et s’amusait en ce moment à parcourir des gravures sur la ville de Londres, que le docteur lui avait prêtées. Celui-ci avait eu l’honneur de le voir dans la journée, et l’avait beaucoup fait rire. « Apprenant que je n’étais pas bien, disait l’Empereur, il avait prétendu se saisir de moi comme de sa proie, en me conseillant aussitôt une médecine, à moi qui ne me rappelle point en avoir jamais pris dans ma vie. »

Il était déjà plus de sept heures ; l’Empereur a dit que celui qui se sentait faim n’était pas bien malade. Il a demandé à manger, on lui a apporté un poulet, qu’il a trouvé excellent : cela l’a remis ; il est devenu causant, et a passé en revue divers romans français. La lecture de Gil Blas avait rempli la plus grande partie de sa journée. Il était plein d’esprit, disait-il, mais il aurait mérité les galères lui et tous les siens. De là il s’est mis à parcourir un recueil chronologique, et s’est arrêté sur la belle affaire de Berg-op-Zoom par le général Bizanet.

« Que de belles actions pourtant, disait l’Empereur, ont été se perdre dans la confusion de nos désastres, ou même dans la multiplicité de celles que nous avons produites ! Celle de Berg-op-Zoom est du nombre : la garnison naturelle de cette place était de huit à dix mille hommes peut-être, et pourtant elle ne comptait en cet instant pas plus de deux mille sept cents combattants. Un général anglais, à la faveur de la nuit, et d’intelligence avec les habitants, s’y introduit avec quatre mille huit cents hommes d’élite. Ils sont dans la place, la population est pour eux ; mais rien ne saurait triompher de la valeur française ! on se bat en désespérés dans les rues, la presque totalité de la troupe anglaise est tuée ou demeure prisonnière. Certes, concluait l’Empereur, voilà un acte de braves ! le général Bizanet est un brave ! »

Il est sûr que dans nos derniers moments, comme le disait l’Empereur, une foule de hauts faits, de traits historiques, ont été se perdre dans la confusion de nos désastres et le gouffre de nos malheurs.

C’est l’extraordinaire et singulière défense d’Huningue par l’intrépide Barbanègre.

C’est la belle résistance du général Teste à Namur, où, dans une ville ouverte, avec une poignée de braves, il arrête court l’élan des Prussiens, et favorise la rentrée de Grouchy sans être entamé.

C’est l’expédition brillante du brave Excelmans dans Versailles, qui eût pu avoir des suites si importantes, si elle eût été soutenue, ainsi que cela avait été décidé ; et enfin un grand nombre d’autres.


Romans de l’Empereur – Napoléon peu connu de sa maison même – Ses idées religieuses.


Vendredi 7, samedi 8.

Dans une longue conversation privée du matin, l’Empereur aujourd’hui revenait sur toutes les horreurs de notre situation présente, et épuisait les chances d’un meilleur avenir.

À la suite de tous ces objets, que je ne puis rendre ici, s’abandonnant à son imagination, il disait qu’il n’y avait plus pour lui de séjour que l’Angleterre et l’Amérique. Celui de son inclination, disait-il, serait l’Amérique, parce qu’il y serait vraiment libre, et qu’il n’aspirait plus qu’à l’indépendance et au repos ; et il faisait alors son roman. Il se voyait près de son frère Joseph, entouré d’une petite France, etc., etc.

Toutefois la politique, remarquait-il, pouvait décider pour l’Angleterre. Il devait demeurer peut-être l’esclave des évènements. Il se devait, après tout, à un peuple qui avait fait plus pour lui qu’il ne lui avait rendu lui-même à son tour, etc. Et alors il faisait encore son roman, etc., etc.

De là, la conversation allant toujours, l’Empereur ne revenait pas de s’être convaincu que beaucoup de ceux qui l’entouraient et qui formaient sa cour croyaient la plupart des absurdités et des balivernes qui avaient été débitées sur son compte, et allaient jusqu’à douter de la fausseté des horreurs dont on souillait son caractère. Qu’ainsi nous le croyions cuirassé au milieu de nous, soumis aux pressentiments et au fatalisme, sujet à des accès de rage ou d’épilepsie ; ayant étranglé Pichegru, fait couper le cou à un petit capitaine anglais, etc… Et sa sortie contre nous était en quelque sorte méritée, nous étions obligés d’en convenir ; seulement nous avions à répondre que bien des circonstances se réunissaient pour que le gros de son entourage d’alors demeurât encore le vulgaire. Nous apercevions souvent sa personne, disais-je ; mais nous n’avions jamais aucune communication avec lui : tout demeurait mystère pour nous. Aucune voix ne s’élevait pour réfuter, tandis qu’il en était une foule dans l’ombre, et quelques-unes des plus rapprochées de lui, qui, par travers d’esprit ou mauvaise intention, ne semblaient occupées qu’à insinuer sans cesse. Quant à moi, je confessais de bonne foi n’avoir eu d’idée certaine de son caractère qu’ici, bien que j’eusse à me féliciter de l’avoir réellement en partie deviné. « Et pourtant, répliquait-il à cela, vous m’avez vu et entendu souvent au Conseil d’État. »

Le soir, après le dîner, la conversation tomba sur la religion. L’Empereur s’y est arrêté longtemps. Je vais en transcrire ici avec soin le résumé, comme tout à fait caractéristique sur un point qui a dû exercer sans doute souvent la curiosité de plusieurs.

L’Empereur, après un mouvement très vif et très chaud, a dit : « Tout proclame l’existence d’un Dieu, c’est indubitable[2] ; mais toutes nos religions sont évidemment les enfants des hommes. Pourquoi y en avait-il tant ? pourquoi la nôtre n’avait-elle pas toujours existé ? pourquoi était-elle exclusive ? que devenaient les hommes vertueux qui nous avaient devancés ? pourquoi ces religions se décriaient-elles, se combattaient-elles, s’exterminaient-elles ? pourquoi cela avait-il été de tous les temps, de tous les lieux ? C’est que les hommes sont toujours les hommes, c’est que les prêtres ont toujours glissé partout la fraude et le mensonge. Toutefois, disait l’Empereur, dès que j’ai eu le pouvoir, je me suis empressé de rétablir la religion. Je m’en servais comme de base et de racine. Elle était à mes yeux l’appui de la bonne morale, des vrais principes, des bonnes mœurs. Et puis l’inquiétude de l’homme est telle qu’il lui faut ce vague et ce merveilleux qu’elle lui présente. Il vaut mieux qu’il le prenne là que d’aller le chercher chez Cagliostro, chez mademoiselle Lenormand, chez toutes les diseuses de bonne aventure et chez les fripons. » Quelqu’un ayant osé lui dire qu’il pourrait se faire qu’il finît par être dévot, l’Empereur a répondu, avec l’air de conviction, qu’il craignait que non, et qu’il le prononçait à regret ; car c’était sans doute une grande consolation ; que toutefois son incrédulité ne venait ni de travers ni de libertinage d’esprit, mais seulement de la force de sa raison. « Cependant, ajoutait-il, l’homme ne doit jurer de rien surtout ce qui concerne ses derniers instants. En ce moment, sans doute, je crois bien que je mourrai sans confesseur ; et néanmoins voilà un tel, montrant l’un de nous, qui me confessera peut-être. Je suis bien loin d’être athée, assurément ; mais je ne puis croire tout ce que l’on m’enseigne en dépit de ma raison, sous peine d’être faux et hypocrite.

« Sous l’empire, et surtout après le mariage de Marie-Louise, on fit tout au monde pour me porter, à la manière de nos rois, à aller en grande pompe communier à Notre-Dame ; je m’y refusai tout à fait : je n’y croyais pas assez, disais-je, pour que ce pût m’être bénéficiel, et je croyais trop encore pour m’exposer froidement à un sacrilège. » À cela, comme on citait quelqu’un qui s’était vanté en quelque sorte de n’avoir pas fait sa première communion : « C’est fort mal à lui, a repris l’Empereur : il a manqué là à son éducation, ou l’on s’est rendu coupable vis-à-vis d’elle. » Puis, continuant son sujet : « Dire d’où je viens, ce que je suis, où je vais, est au-dessus de mes idées, et pourtant tout cela est. Je suis la montre qui existe et qui ne se connaît pas. Toutefois le sentiment religieux est si consolant que c’est un bienfait du ciel que de le posséder. De quelle ressource ne nous serait-il pas ici ? quelle puissance pourraient avoir sur moi les hommes et les choses, si, prenant en vue de Dieu mes revers et mes peines, j’en attendais le bonheur futur pour récompense !… À quoi n’aurais-je pas droit, moi qui ai traversé une carrière aussi extraordinaire, aussi orageuse, sans commettre un seul crime ; et j’ai pu tant en commettre ! Je puis paraître devant ce tribunal de Dieu, je puis attendre son jugement sans crainte. Il n’entreverra jamais au-dedans de moi l’idée de l’assassinat, de l’empoisonnement, de la mort injuste ou préméditée, si commune dans les carrières qui ressemblent à la mienne. Je n’ai voulu que la gloire, la force, le lustre de la France ; toutes mes facultés, tous mes efforts, tous mes moments étaient là. Ce ne saurait être un crime, je n’ai vu là que des vertus ! Quelle serait donc ma jouissance, si le charme d’un avenir futur se présentait à moi pour couronner la fin de ma vie, etc. »

… . . . . . Plus loin, il disait : « Mais comment pouvoir être convaincu par la bouche absurde, par les actes iniques de la plupart de ceux qui nous prêchent ? Je suis entouré de prêtres qui me répètent sans cesse que leur règne n’est pas de ce monde, et ils se saisissent de tout ce qu’ils peuvent. Le pape est le chef de cette religion du ciel, et il ne s’occupe que de la terre. Que de choses celui d’aujourd’hui, qui assurément est un brave et saint homme, m’offrait pour retourner à Rome ! La discipline de l’Église, l’institution des évêques, ne lui étaient plus rien, s’il pouvait à ce prix redevenir prince temporel. Aujourd’hui même, il est l’ami de tous les protestants, qui lui accordent tout parce qu’ils ne le craignent pas. Il n’est l’ennemi que de l’Autriche catholique, parce que celle-ci serre de près son territoire, etc.

… . . . . . Nul doute, du reste, continuait-il encore, que mon espèce d’incrédulité ne fût, en ma qualité d’Empereur, un bienfait pour les peuples ; et autrement, comment aurais-je pu exercer une véritable tolérance ? comment aurais-je pu favoriser avec égalité des sectes aussi contraires, si j’avais été dominé par une seule ? comment aurais-je conservé l’indépendance de ma pensée et de mes mouvements, sous la suggestion d’un confesseur qui m’eût gouverné par les craintes de l’enfer ? Quel empire un méchant, le plus stupide des hommes, ne peut-il pas, à ce titre, exercer sur ceux qui gouvernent les nations ? N’est-ce pas alors le moucheur de chandelles qui, dans les coulisses, peut faire mouvoir à son gré l’Hercule de l’Opéra ? Qui doute que les dernières années de Louis XIV n’eussent été bien différentes avec un autre confesseur ? J’étais tellement pénétré de ces vérités que je me promettais bien de faire en sorte, autant qu’il eût été en moi, d’élever mon fils dans la même ligne religieuse où je me trouve, etc., etc. »

L’Empereur a terminé cette conversation en envoyant mon fils chercher l’Évangile, et le prenant au commencement, il ne s’est arrêté qu’après le discours de Jésus sur la montagne. Il se disait ravi, extasié de la pureté, du sublime et de la beauté d’une telle morale, et nous tous l’étions de même.


Portrait des directeurs – Anecdotes – 18 fructidor.


Dimanche 9.

L’Empereur a beaucoup parlé de la création du Directoire ; il l’avait installé, se trouvant alors commandant en chef de l’armée de l’intérieur. Cela l’a conduit à passer en revue les cinq directeurs dont il a donné les portraits et le caractère. Il a peint leurs ridicules et leurs fautes, ce qui a conduit aux évènements de fructidor, et a fourni un grand nombre de choses fort curieuses. Voici ce que j’en ai recueilli, partie de ses conversations perdues, partie de ses dictées sur les campagnes d’Italie.

« Barras, disait l’Empereur, d’une des bonnes familles de Provence, était officier au régiment de l’Île-de-France ; à la révolution, il fut nommé député à la Convention nationale par le département du Var. Il n’avait aucun talent pour la tribune, et nulle habitude de travail. Après le 31 mai, il fut nommé, avec Fréron, commissaire à l’armée d’Italie et en Provence, alors foyer de la guerre civile. De retour à Paris, il se jeta dans le parti thermidorien ; menacé par Robespierre, ainsi que Tallien et tout le reste du parti de Danton, ils se réunirent, et firent la journée du 9 thermidor. Au moment de la crise, la Convention le nomma pour marcher contre la commune, qui s’était insurgée en faveur de Robespierre ; il réussit.

« Cet évènement lui donna une grande célébrité. Tous les thermidoriens, après la chute de Robespierre, devinrent les hommes de la France.

« Le 12 vendémiaire, au moment de la crise, on imagina, pour se défaire subitement des trois commissaires près de l’armée de l’intérieur, de réunir dans sa personne les pouvoirs de commissaire et ceux de commandant de cette armée. Mais les circonstances étaient trop graves pour lui, elles étaient au-dessus de ses forces : Barras n’avait pas fait la guerre, il avait quitté le service n’étant que capitaine ; il n’avait d’ailleurs aucune connaissance militaire.

« Les évènements de thermidor et de vendémiaire le portèrent au Directoire : il n’avait point les qualités nécessaires pour cette place ; il fit mieux que ceux qui le connaissaient n’attendaient de lui.

« Il donna de l’éclat à sa maison ; il avait un train de chasse, et faisait une dépense considérable. Quand il sortit du Directoire, au 18 brumaire, il lui restait encore une grande fortune ; il ne la dissimulait pas. Cette fortune n’était pas, il s’en faut, de nature à avoir influé sur le dérangement des finances ; mais la manière dont il l’avait acquise, en favorisant les fournisseurs, altéra la morale publique.

« Barras était d’une haute stature ; il parla quelquefois dans des moments d’orage, et sa voix couvrait alors la salle. Ses facultés morales ne lui permettaient pas d’aller au-delà de quelques phrases. La passion avec laquelle il parlait l’aurait fait prendre pour un homme de résolution, il ne l’était point ; il n’avait aucune opinion faite sur aucune partie de l’administration publique.

« En fructidor il forma, avec Rewbell et La Reveillère-Lepaux, la majorité contre Carnot et Barthélemi ; après cette journée, il fut en apparence l’homme le plus considérable du Directoire ; mais en réalité c’était Rewbell qui avait la véritable influence des affaires. Barras soutint constamment en public le rôle d’un ami chaud de Napoléon. Lors du 30 prairial, il eut l’adresse de se concilier le parti dominant dans l’assemblée, et ne partagea pas la disgrâce de ses collègues.

« La Reveillère-Lepaux, natif d’Angers, était de la très petite bourgeoisie, petit, bossu, de l’extérieur le plus désagréable qu’on puisse imaginer : c’était un véritable Ésope. Il écrivait passablement ; son esprit était de peu d’étendue, il n’avait ni l’habitude des affaires ni la connaissance des hommes. Il fut alternativement dominé, selon les temps, par Carnot et Rewbell. Le jardin des Plantes et la théophilanthropie, nouvelle religion dont il avait la manie de vouloir être fondateur, faisaient toute son occupation. Du reste, il était patriote chaud et sincère, honnête homme, citoyen probe et instruit ; il entra pauvre au Directoire et en sortit pauvre. La nature ne lui avait accordé que les qualités d’un magistrat subalterne. »

Napoléon, après son retour de l’armée d’Italie, se trouva, sans qu’il en pût deviner la cause, l’objet tout particulier du soin, de l’attention et des cajoleries du directeur La Reveillère, qui un jour lui offrit un dîner strictement en famille, et cela, disait-il, pour être plus ensemble. Le jeune général l’accepta ; et en effet il ne s’y trouvait que la femme et la fille du directeur ; et tous les trois, par parenthèse, disait l’Empereur, étaient trois chefs-d’œuvre de laideur. Après le dessert, les deux femmes se retirèrent, et la conversation devint sérieuse. La Reveillère s’étendit longuement sur les inconvénients de notre religion, la nécessité néanmoins d’en avoir une, et vanta en grand détail les avantages de celle qu’il prétendait instituer, la théophilanthropie. Je commençais à trouver, disait l’Empereur, la conversation longue et un peu lourde, quand tout à coup, se frottant les mains avec satisfaction et d’un air malin : De quel prix serait pourtant une acquisition comme la vôtre ! de quelle utilité, de quel poids ne serait pas votre nom ! et comme cela serait glorieux pour vous ! Allons, qu’en pensez-vous ? Le jeune général était loin de s’attendre à une pareille proposition ; toutefois il répondit avec humilité qu’il ne se sentait pas digne d’un tel honneur ; et puis, que dans les routes obscures il avait pour principe de suivre ceux qui le devançaient ; qu’ainsi il était résolu de faire là-dessus comme avaient fait son père et sa mère. Une réponse si positive fit bien voir au grand prêtre qu’il n’y avait rien à faire, et il en demeura là ; mais aussi, depuis, plus de petits soins ni de cajoleries pour le jeune général.

Rewbell, disait l’Empereur, natif d’Alsace, était un des meilleurs avocats de Colmar. Il avait de l’esprit, esprit qui caractérise un bon praticien ; il influença presque toujours les délibérations, prenait facilement des préjugés, croyait peu à la vertu, était d’un patriotisme assez exalté. C’est un problème que de savoir s’il s’est enrichi au Directoire : il était environné de fournisseurs, il est vrai ; mais, par la tournure de son esprit, il serait possible qu’il se fût plu seulement dans la conversation d’hommes actifs et entreprenants, et qu’il eût joui de leurs flatteries sans leur faire payer les complaisances qu’il avait pour eux. Il avait une haine particulière contre le système germanique ; il a montré de l’énergie dans les assemblées, soit avant ou après sa magistrature ; il aimait à travailler et à agir ; il avait été membre de la Constituante et de la Convention : celle-ci le nomma commissaire à Mayence, où il montra peu de caractère et nul talent militaire ; il contribua à la reddition de la place, qui pouvait encore se défendre. Il avait, comme les praticiens, un préjugé d’état contre les militaires.

« Carnot, natif de Bourgogne, était entré très jeune dans le génie, et soutint dans son corps le système de Montalembert. Il passait pour un original parmi les camarades, et était déjà chevalier de Saint-Louis lors de la révolution, qu’il embrassa chaudement. Il fut nommé à la Convention et membre du comité de salut public avec Robespierre, Barrère, Couthon, Saint-Just, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois, etc. Il montra une grande exaltation contre les nobles, ce qui lui occasionna plusieurs querelles avec Robespierre, qui, sur les derniers temps, en protégeait un grand nombre.

« Carnot était travailleur, sincère dans tout, mais sans intrigues, et facile à tromper. Il fut employé auprès de Jourdan comme commissaire de la Convention au déblocus de Maubeuge, où il rendit des services ; au comité de salut public, il dirigea les opérations de la guerre, et il fut utile ; du reste, sans expérience ni habitude de la guerre. Il montra toujours un grand courage moral.

« Après thermidor, lorsque la Convention mit en arrestation tous les membres du comité de salut public excepté lui, Carnot voulut partager leur sort. Cette conduite fut d’autant plus noble, que l’opinion publique était violemment prononcée contre le comité. Il fut nommé membre du Directoire après vendémiaire ; mais depuis le 9 thermidor il avait l’âme déchirée par les reproches de l’opinion publique, qui attribuait au comité tout le sang qui avait coulé sur les échafauds. Il sentit le besoin d’acquérir de l’estime, et en croyant diriger lui-même, il se laissa entraîner par des meneurs du parti de l’étranger. Alors il fut porté aux nues ; mais il ne mérita pas les éloges des ennemis de la patrie ; il se trouva placé dans une fausse position, et succomba en fructidor.

« Après le 18 brumaire, Carnot fut rappelé et mis au ministère de la guerre par le Premier Consul ; il eut beaucoup de querelles avec le ministre des finances et le directeur du trésor Dufrènes, dans lesquelles il est juste de dire qu’il avait toujours tort. Enfin il quitta le ministère, persuadé qu’il ne pourrait plus aller faute d’argent.

« Membre du Tribunat, il parla et vota contre l’empire ; mais sa conduite toujours droite ne donna point d’ombrage à l’administration. Plus tard, il fut fait inspecteur en chef aux revues, et reçut de l’Empereur une pension de retraite de vingt mille francs.

« Tant que les choses prospérèrent, l’Empereur n’en entendit point parler ; mais, après la campagne de Russie, lors des malheurs de la France, Carnot demanda du service. La ville d’Anvers lui fut confiée ; il s’y comporta bien. Au retour de 1815, l’Empereur, après quelque hésitation, le nomma ministre de l’intérieur, et il n’eut pas lieu de s’en plaindre ; il le trouva fidèle, probe, travailleur, et toujours vrai. Nommé de la commission du gouvernement provisoire au mois de juin, et peu propre à cette fonction, il y fut joué.

« Le Tourneur de la Manche est né en Normandie ; il avait été officier dans le génie avant la révolution. On a peine à s’expliquer comment il fut nommé au Directoire ; ce ne peut être que par une de ces bizarreries attachées aux grandes assemblées. Il était de peu d’esprit, de peu d’instruction, et d’un petit caractère. Il y avait à la Convention cinq cents députés qui lui étaient préférables. Du reste, il était probe et honnête homme ; il sortit pauvre du Directoire.

« Le Tourneur se rendit la fable et la risée de Paris. Il vint, dit-on, de son département, prendre possession au Directoire, dans un chariot, avec sa gouvernante, ses ustensiles de cuisine, sa basse-cour. Les mauvais plaisants de la capitale l’ajustèrent, et il fut aussitôt noyé. On le faisait revenir du jardin des Plantes, où il était accouru tout d’abord, et raconter ce qu’il y avait trouvé de rare ; et, comme on lui demandait s’il y avait vu Lacépède, il s’étonnait fort de l’avoir passée, assurant qu’on ne lui avait montré que la Girafe[3].

« À peine le Directoire fut établi, qu’il se compromit à tous les yeux par de grands travers d’esprit, de mœurs et de combinaisons. Ce ne furent que fautes et absurdités ; il se trouva discrédité, perdu, au moment même de son apparition. Les directeurs, étourdis de leur élévation, songèrent à se donner des manières, et coururent après le bon ton. Pour mieux y réussir, chacun des directeurs se composa une petite cour, où fut accueillie la haute classe, jusque-là disgraciée et leur ennemie naturelle, tandis qu’on en repoussait la masse des anciennes connaissances, celle des camarades, comme trop vulgaire désormais. Tous ceux qui, dans la révolution, avaient montré plus d’énergie que les membres du Directoire ou avaient marché avec eux, leur devinrent importuns et furent aussitôt éloignés. Le Directoire donna donc à rire à l’un des deux partis et s’aliéna l’autre. Les cinq petites cours exigeaient d’autant plus de servitude qu’elles étaient subalternes et ridicules ; mais un grand nombre d’hommes ne purent se résoudre à plier devant des formes que ni les circonstances récentes, ni la nature du gouvernement, ni le prestige des gouvernants, ne pouvaient faire admettre.

« Cependant tout ce que le Directoire fit pour gagner les salons de Paris ne lui réussit pas ; il n’acquit aucune influence sur eux, et le parti des Bourbons gagna du terrain. Lorsque le Directoire s’en aperçut, il revint brusquement en arrière ; mais alors il ne trouva plus les républicains qu’il avait aliénés. Ce furent donc des oscillations perpétuelles qui ressemblaient à des caprices ; on naviguait sans direction, on n’avait aucun but ; on n’était pas un. On ne voulait ni terreur ni royalisme, mais on ne savait pas prendre la route qui devait faire arriver.

« Le Directoire crut alors remédier à ces incertitudes et éviter ces perpétuelles oscillations en frappant à la fois les deux partis extrêmes, qu’ils l’eussent mérité ou non. S’il faisait arrêter un royaliste qui avait conspiré ou troublé la tranquillité publique ; il faisait au même instant arrêter un républicain, n’eût-il rien fait. Ce système s’appela la bascule politique. L’injustice, la fausseté de ce système discrédita le gouvernement ; toutes les âmes se resserrèrent : ce fut un gouvernement de plomb. Tous les sentiments vrais et généreux furent contre le Directoire.

« Les gens d’affaires, les agioteurs, les intrigants s’emparèrent des ressorts et eurent tout crédit. Les places furent données à des hommes vils, à des protégés ou à des parents. La corruption s’introduisit dans toutes les branches de l’administration ; les dilapidateurs l’eurent bientôt senti et purent agir sans crainte. Les affaires étrangères, les armées, les finances, l’intérieur, tout se ressentit d’un système aussi vicieux.

« Un tel état de choses amoncela bientôt un orage politique, et l’on marcha à grands pas vers la crise de fructidor.

« À cette époque, la manière du Directoire continuait d’être molle, capricieuse, incertaine. Des émigrés rentrés, des journalistes aux gages de l’étranger, flétrissaient audacieusement les meilleurs patriotes. La rage des ennemis de la gloire nationale irritait, exaspérait les soldats de l’armée d’Italie ; ceux-ci se prononçaient hautement contre eux. Les Conseils, de leur côté, ne parlaient plus que prêtres, cloches et émigrés ; ils agissaient en vrais contre-révolutionnaires : aussi tous les officiers de l’armée qui avaient plus ou moins marqué dans les départements, dans les bataillons volontaires, ou même dans les troupes de ligne, se sentant attaqués dans ce qui les touchait de plus près, irritaient encore la colère de leurs soldats ; tous les esprits étaient enflammés.

« Dans une circonstance aussi orageuse, quel parti devait prendre le général de l’armée d’Italie ? Il s’en présentait trois :

« 1° Se ranger du parti dominant dans les Conseils ? Mais il était déjà trop tard ; l’armée se prononçait, et les meneurs du parti, les orateurs du Conseil, en l’attaquant sans cesse, lui et l’armée, ne lui laissaient plus la possibilité de prendre cette résolution.

« 2° De prendre le parti du Directoire et de la république ? C’était le plus simple, celui du devoir, l’impulsion de l’armée, celui même où l’on se trouvait déjà engagé : car tous les écrivains restés fidèles à la révolution s’étaient déclarés d’eux-mêmes les ardents défenseurs et les apologistes zélés de l’armée et de son chef.

« 3° De dominer les deux factions, en se présentant franchement dans la lutte comme régulateur de la république ? Mais, quelque fort que Napoléon se sentît de l’appui des armées, quelque accrédité qu’il fût en France, il ne pensait pas qu’il fût encore dans l’esprit du temps, ni dans l’opinion publique, de lui permettre une marche aussi audacieuse. Et d’ailleurs, quand ce troisième parti eût été son but secret, il n’eût pu y arriver immédiatement, et sans avoir au préalable épousé un des deux partis qui se partageaient en ce moment l’arène politique. Il fallait de nécessité d’abord se ranger ou du côté des Conseils ou du côté du Directoire, lors même qu’on eût voulu former un tiers parti.

« Ainsi des trois partis à prendre, le troisième, pour son exécution, rentrait dans l’un des deux premiers. Depuis le renouvellement des Conseils et l’attaque déjà formée par eux contre Napoléon, l’un des deux autres, le premier, lui était absolument interdit. Cette analyse, faisait observer l’Empereur, ressortait tout naturellement d’une profonde méditation sur les circonstances actuelles de la France. Le général n’avait donc rien à faire qu’à laisser aller les évènements et seconder l’impulsion naturelle de ses troupes. De là l’adresse de l’armée d’Italie et le fameux ordre du jour de son général.

« Soldats, je le sais, disait-il, votre cœur est plein d’angoisses sur les malheurs de la patrie ; mais si les menées de l’étranger pouvaient l’emporter, nous volerions du sommet des Alpes, avec la rapidité de l’aigle, pour défendre cette cause qui nous a déjà coûté tant de sang. »

« Ces mots décidèrent la question. Les soldats, en délire, voulaient tous marcher sur Paris ; le contrecoup en retentit aussitôt dans la capitale. Il s’y fit une véritable explosion ; et le Directoire, que chacun croyait perdu, qui l’instant d’auparavant chancelait seul et abandonné, se trouva tout à coup fort de l’opinion publique ; il prit aussitôt l’attitude et la marche d’un parti triomphant ; il terrassa à l’instant tous ses ennemis.

« Le général de l’armée d’Italie avait fait porter l’adresse de ses soldats au Directoire par Augereau, parce qu’il était de Paris, et fort prononcé dans les idées du moment.

« Cependant les politiques du temps se demandèrent : Qu’aurait fait Napoléon si les Conseils l’eussent emporté ? si cette faction, qui fut vaincue, avait au contraire culbuté le Directoire ? Dans ce cas, il paraît qu’il était décidé à marcher sur Lyon et Mirbel avec quinze mille hommes. Là se fussent aussitôt ralliés à lui tous les républicains du midi et de la Bourgogne. Les Conseils, victorieux, n’auraient pas été trois ou quatre jours sans se diviser violemment ; car si ses membres étaient uniformes dans leur marche contre le Directoire, on savait qu’ils étaient loin de l’être dans le but ultérieur qu’ils se proposaient. Les meneurs, tels que Pichegru, Imbert-Colomès et autres, vendus à l’étranger, poussaient violemment au royalisme et à la contre-révolution, tandis que Carnot et autres voulaient des résultats tout à fait contraires. La confusion et l’anarchie n’eussent donc pas manqué d’être aussitôt dans l’État. Alors toutes les classes des citoyens, toutes les factions auraient vu avec plaisir dans Napoléon une ancre de salut, un point de ralliement, seul propre à sauver tout à la fois et de la terreur royale et de la terreur démagogique. Il devait donc arriver facilement à Paris, et s’y trouver naturellement porté à la tête des affaires par le vœu et l’assentiment de tous les partis. La majorité des Conseils était forte et positive, à la vérité, mais c’était uniquement contre les directeurs. Elle devait se diviser à l’infini sitôt qu’ils seraient renversés.

« Le choix de trois nouveaux directeurs venant à mettre au grand jour la véritable intention des mesures de la contre-révolution, l’immensité des citoyens, dans son effroi, allait se précipiter vers Napoléon déployant l’oriflamme nationale ; car les vrais contre-révolutionnaires étaient, au fait, en petit nombre, et leurs prétentions trop ridicules et trop absurdes. Tout eût plié devant Napoléon, l’eût-on appelé César ou Cromwell. Il marchait avec une religion, un parti dont les idées étaient fixes et populaires ; il était maître de ses soldats ; les caisses de l’armée étaient pleines ; il possédait tous les autres moyens propres à s’assurer leur constance et leur fidélité ; et il s’agissait de dire si Napoléon, dans le secret de son cœur, n’aurait pas désiré que les affaires eussent pris cette tournure. Nous penserions que oui. Que le triomphe de la majorité des Conseils fût son désir et son espérance, nous sommes portés à le croire par le fait suivant : c’est que, dans le moment de la crise entre les deux factions, un arrêté secret, signé des trois membres composant le parti du Directoire, lui demanda trois millions pour soutenir l’attaque des Conseils, et que Napoléon, sous divers prétextes, ne les envoya pas, quoique cela lui fût facile ; et l’on sait qu’il n’est pas dans son caractère d’hésiter pour des mesures d’argent.

« Aussi, quand la lutte fut finie, et que le Directoire triomphant se plut à déclarer tout haut qu’il devait toute son existence à Napoléon, il conserva néanmoins dans le cœur quelques sentiments vagues que Napoléon n’avait embrassé son parti que dans l’espoir de le voir culbuté et de se mettre à sa place.

« Quoi qu’il en soit, après le 18 fructidor, l’ivresse de l’armée fut au comble et le triomphe de Napoléon complet. Mais le Directoire, malgré sa reconnaissance apparente, l’entoura, dès ce moment, de nombreux agents qui épièrent ses pas et cherchèrent à pénétrer ses pensées.

« La position de Napoléon était délicate, quoique sa conduite eût été si régulière et si parfaite, qu’encore, même à présent, nous n’entretenons que de simples conjectures sur cet objet ; seulement c’est dans cette délicatesse de position que nous croyons trouver les principales raisons de la conclusion de la paix à Campo-Formio, du refus de demeurer au congrès le Rastadt, et enfin de l’entreprise de l’expédition d’Égypte.

« Comme il arrive toujours en France, aussitôt après le 18 fructidor, le parti vaincu disparut tout à coup, et la majorité du Directoire triompha sans modération. Il devint tout, et réduisit les Conseils à rien.

« Napoléon sentit alors la nécessité de la paix, qui, terminant les affaires actuelles, lui donnerait une nouvelle popularité. Il avait tout à craindre de la continuation de la guerre ; elle pouvait fournir, à ceux qui l’auraient suspecté, des prétextes faciles de lui nuire. On pouvait vouloir l’exposer dans des situations difficiles, et se servir contre lui du concours des autres généraux.

« Deux des plus célèbres d’alors avaient manifesté des dispositions authentiques dans cette grande affaire de fructidor : c’étaient Moreau et Hoche.

« Moreau s’était tout à fait montré contre le Directoire ; et, par une conduite pusillanime et répréhensible, il se perdit tout à la fois sous le rapport du devoir et sous celui du point d’honneur.

« Hoche fut en entier pour le Directoire. Cédant à la fougue de son caractère, il fit marcher sur Paris une partie de son armée, manqua son but par trop d’impétuosité. Ses troupes furent contremandées par la puissance des Conseils ; et lui-même fut obligé de se sauver de Paris, dans la crainte de se voir arrêté par ces mêmes Conseils.

« Hoche n’avait donc rien fait pour le succès de cette journée ; il y avait même nui par trop de zèle. Mais il avait montré un homme tout dévoué ; et la majorité du Directoire pouvait se fier aveuglément à lui, bien que son imprudence eût manqué de le perdre.

« Cette même majorité du Directoire doutait, au contraire, de Napoléon qui l’avait fait triompher ; il lui restait toujours que ce général avait pu calculer que le Directoire succomberait sous les Conseils, et qu’il pourrait s’élever sur ses ruines.

« Cependant comment le Directoire pouvait-il arranger cette pensée avec les actes de ce général, qui avait tout mis dans la balance pour le faire triompher ? car il est évident que, sans l’ordre du jour de Napoléon et l’adresse de son armée, le Directoire était perdu.

« Des personnes bien instruites pensent qu’au vrai Napoléon n’avait pas assez calculé son influence personnelle en France ; qu’il s’en était laissé imposer par les libelles et les journaux dirigés contre lui ; qu’il avait cru les mesures qu’il prenait propres, non à faire triompher tout à fait le Directoire, mais juste ce qu’elles devaient être pour devenir lui-même le sauveur et le vrai soutien de la république. Ces personnes ajoutent qu’au moment où les officiers que Napoléon avait à Paris et toute la correspondance de la France lui eurent appris que sa proclamation avait du soir au matin changé tout à fait l’esprit de l’intérieur, alors seulement il s’aperçut qu’il avait trop fait. Nous nous rangerions d’autant plus volontiers de cette opinion, que nous ne saurions comprendre comment Napoléon aurait pensé sérieusement à conserver trois directeurs dont il ne faisait aucun cas. Celui de tous qu’il estimait (Carnot) était du parti opposé, et nous savons qu’il était indigné de la corruption ou de la faiblesse des autres.

« Le nommé Bottot, agent intime de Barras, fut expédié auprès de Napoléon avec la mission secrète de le pénétrer, et de savoir pourquoi il n’avait pas envoyé les trois millions dont le Directoire avait eu tant de besoin.

« Bottot joignit le général français à Passeriano ; il intrigua beaucoup dans les alentours de Napoléon ; mais il trouva chacun très chaud pour le parti qui avait triomphé ; et, ayant quelques intérêts à traiter pour lui-même, il finit par avouer, dans quelques conversations intimes, le secret de sa mission et les soupçons vagues du Directoire. Il avait été facilement détrompé par la simplicité de l’entourage du général, la franchise de Napoléon, et surtout l’élan de toute l’armée et celui de l’Italie entière en sa faveur. Mais le Directoire eût-il eu raison, il n’eût pas été difficile, au milieu de cette atmosphère, avec des prévenances et quelques conversations naïves et simples, d’ôter à Bottot jusqu’au plus petit ombrage. Aussi écrivit-il à Paris que les craintes conçues n’étaient que de véritables chimères, bien moins dangereuses que le mauvais esprit des gens qui voulaient les faire croire. Mais les trois millions, lui disait-on, d’où peut venir ce refus ? – Napoléon avait prouvé que l’ordre envoyé par le Directoire était mystérieux, irrégulier, et qu’environné de fripons qui avaient déjà si notoirement volé le trésor, il avait dû s’assurer prudemment de la vérité ; qu’il avait aussitôt expédié à Paris son aide de camp de confiance Lavalette, et qu’aussitôt que Lavalette lui eut mandé le véritable état des choses, les trois millions partaient lorsque la journée se trouva décidée. »


Sur la diplomatie anglaise – Lords Whitworth, Chatam, Castlereagh, Cornwalis, Fox, etc..


Lundi 10.

Aujourd’hui la suite de la conversation a conduit l’Empereur à dire que rien n’était dangereux et perfide comme les conversations officielles avec les agents diplomatiques anglais. « Les ministres anglais, disait-il, ne présentent jamais une affaire comme de leur nation à une autre nation, mais bien comme d’eux-mêmes à leur propre nation, s’embarrassant peu de ce qu’ont dit ou de ce que disent leurs adversaires ; ils présentent hardiment ce qu’ont dit leurs agents diplomatiques, ou ce qu’ils leur font dire, se retranchant sur ce que ces agents ayant un caractère public, étant notariés, ils doivent avoir titre de foi dans leurs rapports. C’est ainsi, faisait-il observer, que les ministres anglais avaient dans le temps publié une longue conversation avec moi, Napoléon, sous le nom de lord Whitworth, laquelle était entièrement fausse[4]. »

Cet ambassadeur avait sollicité une audience du Premier Consul et des communications personnelles. Le Premier Consul, qui lui-même aimait à traiter directement les affaires, s’y prêta volontiers. « Mais ce fut pour moi, disait l’Empereur, une leçon qui changea ma méthode pour jamais. À compter de cet instant, je ne traitai plus officiellement d’affaires politiques que par l’intermédiaire de mon ministre des relations extérieures. Celui-là du moins pouvait donner un démenti authentique et formel ; le souverain ne le pouvait pas.

« Il est entièrement faux, continuait l’Empereur, que notre entrevue personnelle ait eu rien qui sortît des bienséances accoutumées. Lord Whitworth lui-même, au sortir de la conférence, se trouvant avec d’autres ambassadeurs, leur dit en avoir été très satisfait, et qu’il ne doutait pas que toutes nos affaires ne se terminassent bien. Or quel ne fut pas l’étonnement de ces mêmes ambassadeurs lorsqu’ils lurent à quelque temps de là dans les papiers anglais le rapport de lord Whitworth, dans lequel il m’accusait de m’être livré à des emportements extrêmes et inconvenants ! Nous avions alors des amis chauds parmi ces ambassadeurs, et quelques-uns furent jusqu’à témoigner leur surprise au diplomate anglais, en lui rappelant que cela ressemblait peu à ce qu’il leur avait dit au sortir de la conférence même. Lord Whitworth escobarda comme il put, mais n’en maintint pas moins les assertions du document officiel.

« Le fait, ajoutait l’Empereur, est que tous les agents politiques anglais sont dans le cas de faire deux rapports sur le même objet : l’un public et faux pour les archives ministérielles, l’autre confidentiel et vrai pour les seuls ministres ; et quand la responsabilité de ceux-ci se trouve en jeu, ils produisent le premier, qui, bien que faux, répond à tout et les met à couvert. Et c’est ainsi, disait l’Empereur, que les meilleures institutions deviennent vicieuses quand la morale cesse d’en être la base, et quand les agents ne sont plus conduits que par l’égoïsme, l’orgueil et l’insolence. Le pouvoir absolu n’a pas besoin de mentir ; il se tait. Le gouvernement responsable, obligé de parler, déguise et ment effrontément.

« C’est, du reste, une chose bien remarquable que, dans ma grande lutte avec l’Angleterre, son gouvernement ait eu l’art de jeter constamment tant d’odieux sur ma personne et mes actes ; qu’il se soit si impudemment récrié sur mon despotisme, mon égoïsme, mon ambition, ma perfidie, précisément quand lui seul était coupable de tout ce dont il osait m’accuser. Il fallait donc qu’il existât un bien fort préjugé contre moi, et que je fusse réellement bien à craindre, puisqu’on pouvait s’y laisser prendre. Je le conçois de la part des rois et des cabinets, il y allait de leur existence ; mais de la part des peuples !!!…

« Les ministres anglais ne cessaient de parler de mes déceptions ; mais pouvait-il être rien de comparable à leur machiavélisme, à leur égoïsme, durant tout le temps de bouleversement et les convulsions qu’ils alimentaient eux-mêmes ?

« Ils sacrifièrent la malheureuse Autriche en 1805, uniquement pour échapper à l’invasion dont je les menaçais.

« Ils la sacrifièrent encore en 1809, seulement pour se mettre plus à l’aise sur la péninsule espagnole.

« Ils sacrifièrent la Prusse en 1806, dans l’espoir de recouvrer le Hanovre.

« Ils ne secoururent pas la Russie en 1807, parce qu’ils préféraient aller saisir des colonies lointaines, et qu’ils essayaient de s’emparer de l’Égypte.

« Ils donnèrent le spectacle de l’infâme bombardement de Copenhague en pleine paix, et du larcin de la flotte danoise par un vrai guet-apens. Déjà ils avaient donné un pareil spectacle par la saisie, aussi en pleine paix, de quatre frégates espagnoles chargées de riches trésors ; ce qu’ils avaient opéré en véritable vol de grands chemins.

« Enfin, durant toute la guerre de la péninsule, dont ils cherchent à prolonger la confusion et l’anarchie, on ne les voit s’empresser qu’à trafiquer des besoins et du sang espagnol, en faisant acheter leurs services et leurs fournitures au poids de l’or et des concessions.

« Quand toute l’Europe s’égorge à la faveur de leurs intrigues et de leurs subsides, eux ne s’occupent à l’écart que de leur propre sûreté, des avantages de leur commerce, de la souveraineté des mers et du monopole du monde. Pour moi, je n’avais jamais rien fait de tout cela, et jusqu’à la malheureuse affaire d’Espagne, qui du reste ne vient qu’après celle de Copenhague, je puis dire que ma moralité demeure inattaquable. Mes transactions avaient pu être tranchantes, dictatoriales, mais jamais perfides.

« Et que l’on s’étonne à présent, que l’on se demande comment il s’est fait qu’en 1814, l’Angleterre ayant été la vraie libératrice de l’Europe, aucun Anglais néanmoins n’ait pu faire un pas sur le continent sans trouver partout les malédictions, la haine, l’exécration !… C’est que tout arbre porte son fruit, que l’on ne recueille que ce que l’on a semé, et que tel devait être le résultat infaillible des méfaits de l’administration anglaise, de la dureté, de l’insolence des ministres à Londres, et de celle de leurs agents par tout le globe.

« Depuis un demi-siècle, les ministères anglais ont toujours été en baissant de considération et d’estime publiques. Jadis ils étaient disputés par de grands partis nationaux, caractérisés par de grands systèmes distincts ; aujourd’hui ce ne sont plus que les débats d’une même oligarchie, ayant toujours le même but, et dont les membres discordants s’arrangent entre eux, à l’aide de concessions et de compromis : ils ont fait du cabinet de Saint-James une boutique.

« La politique de lord Chatam pouvait avoir ses injustices ; mais il les proclamait du moins avec audace et énergie : elles avaient une certaine grandeur. M. Pitt y a introduit l’astuce et l’hypocrisie ; lord Castlereagh, son soi-disant héritier, y a réuni le comble de toutes les sortes de turpitudes et d’immoralités. Chatam se faisait gloire d’être un marchand ; lord Castlereagh, au grand détriment de sa nation, s’est donné la jouissance de faire le Monsieur ; il a sacrifié son pays pour fraterniser avec les grands du continent, et dès lors a joint les vices du salon à la cupidité du comptoir ; la duplicité, la souplesse du courtisan, à la dureté, à l’insolence du parvenu.

« La pauvre constitution anglaise est gravement compromise aujourd’hui : il y a loin de là aux Fox, aux Sheridan, aux Gray ; à ces grands talents, à ces beaux caractères de l’opposition, que l’oligarchie victorieuse a tant bafoués. »

« Lord Cornwalis, disait l’Empereur, est le premier Anglais qui m’ait donné une sérieuse bonne opinion de sa nation ; puis Fox, et je pourrais encore ajouter ici au besoin l’amiral d’aujourd’hui (Malcolm).

« Cornwalis, disait-il, était dans toute l’étendue du terme un digne, brave et honnête homme. Lors du traite d’Amiens, et l’affaire convenue, il avait promis de signer le lendemain à une certaine heure : quelque empêchement majeur le retint chez lui ; mais il envoya sa parole. Le soir même un courrier de Londres vint lui interdire certains articles ; il répondit qu’il avait signé, et vint apposer sa signature. Nous nous entendions à merveille ; je lui avais livré un régiment qu’il s’amusait fort à faire manœuvrer. En tout j’en ai conservé un agréable souvenir, et il est certain qu’une demande de lui eût eu plus d’empire sur moi peut-être que celle d’un souverain. Sa famille a paru le deviner ; on m’a fait quelquefois des demandes en son nom, elles ont toutes été satisfaites.

« Fox vint en France immédiatement après le traité d’Amiens. Il s’occupait d’une histoire des Stuart, et me fit demander à fouiller dans nos archives diplomatiques, j’ordonnai que tout fût mis à sa disposition. Je le recevais souvent ; la renommée m’avait entretenu de ses talents ; je reconnus bientôt en lui une belle âme, un bon cœur, des vues larges, généreuses, libérales, un ornement de l’humanité : je l’aimais. Nous causions souvent, et sans nul préjugé, sur une foule d’objets ; quand je voulais l’asticoter, je le ramenais sur la machine infernale ; je lui disais que ses ministres avaient voulu m’assassiner ; il me combattait alors avec chaleur, et finissait toujours en me disant dans son mauvais français : Premier Consul, ôtez-vous donc cela de votre tête. Mais il n’était pas convaincu sans doute de la bonté de sa cause, et il est à croire qu’il s’escrimait bien plus en défense de l’honneur de son pays qu’en défense de la moralité des ministres. »

L’Empereur a terminé disant : « Il suffirait d’une demi-douzaine de Fox et de Cornwalis pour faire la fortune morale d’une nation… . . . . . Avec de telles gens, je me serais toujours entendu ; nous eussions été bientôt d’accord. Non seulement nous aurions eu la paix avec une nation foncièrement très estimable, mais encore nous aurions fait ensemble de très bonne besogne. »


Caractères – Bailli, La Fayette, Monge, Grégoire, etc. – Saint-Domingue – Système à suivre – Lacretelle.


Mardi 11 au mercredi 12.

Nous avions eu trois jours d’un temps affreux, l’Empereur a profité d’un instant de beau pour monter en calèche. Il venait de lire l’histoire de la Constituante par Rabeau de Saint-Étienne. Il portait contre celui-ci à peu près les mêmes plaintes que contre Lacretelle ; il est passé de là à certains caractères : « Bailli, disait-il, avait été bien loin d’être méchant, mais c’était un niais politique. La Fayette en avait été un autre. Sa bonhomie politique devait le rendre constamment dupe des hommes et des choses. Son insurrection des Chambres, au retour de Waterloo, avait tout perdu. Qui avait donc pu lui persuader que je n’arrivais que, pour les dissoudre, moi qui n’avais de salut que par elles ? »

Quelqu’un ayant dit comme excuse ou atténuation : « Sire, c’est pourtant le même homme qui, traitant plus tard avec les alliés, s’est indigné qu’on lui proposât de livrer Votre Majesté, leur demandant avec chaleur si c’était bien au prisonnier d’Olmutz qu’on osait s’adresser. – Mais, Monsieur, a repris l’Empereur, vous quittez là un sujet pour en prendre un autre, ou plutôt vous concordez avec ma pensée, loin de la combattre. Je n’ai point attaqué les sentiments ni les intentions de M. de La Fayette, je ne me suis plaint que de ses funestes résultats. »

Puis l’Empereur a continué de la sorte à passer en revue les premiers acteurs du temps ; il s’est fort arrêté sur l’affaire Favras, etc.

« Du reste, concluait l’Empereur, rien n’était plus commun que de rencontrer des hommes de cette époque fort au rebours de la réputation que sembleraient justifier leurs paroles et leurs actes d’alors. On pourrait croire Monge, par exemple, un homme terrible. Quand la guerre fut décidée, il monta à la tribune des Jacobins, et déclara qu’il donnait d’avance ses deux filles aux deux premiers soldats qui seraient blessés par l’ennemi ; ce qu’il pouvait faire à toute rigueur pour son compte, disait l’Empereur ; mais il prétendait qu’on y obligeât tout le monde, et voulait qu’on tuât tous les nobles, etc. Or Monge était le plus doux, le plus faible des hommes, et n’aurait pas laissé tuer un poulet s’il eût fallu en faire l’exécution lui-même, ou seulement devant lui. Ce forcené républicain, à ce qu’il croyait, avait pourtant une espèce de culte pour moi, c’était de l’adoration : il m’aimait comme on aime sa maîtresse, etc.

« Autre exemple, disait l’Empereur. Grégoire, si acharné contre le clergé, qu’il voulait ramener à sa simplicité première, eût pu être pris pour un héros d’irréligion ; et Grégoire, quand les révolutionnaires reniaient Dieu et abolissaient la prêtrise, faillit se faire massacrer en montant à la tribune pour y proclamer hautement ses sentiments religieux, et protester qu’il mourrait prêtre. Quand on détruisait les autels dans toutes les églises, Grégoire en élevait un dans sa chambre, et y disait la messe chaque jour. Du reste, ajoutait l’Empereur, le lot de celui-ci est tout trouvé. S’ils le chassent de France, il doit aller se réfugier à Saint-Domingue. L’ami, l’avocat, le panégyriste des nègres, sera un Dieu, un saint parmi eux. »

De là, la conversation est passée naturellement à Saint-Domingue. Dans ma jeunesse, j’avais vu cette colonie au plus haut point de sa splendeur. L’Empereur m’a questionné beaucoup, et s’est informé de tous les détails de cette époque éloignée.

« Après la restauration, disait l’Empereur, le gouvernement français y avait envoyé des émissaires et des propositions qui avaient fait rire les nègres. Pour moi, ajouta-t-il, à mon retour de l’île d’Elbe, je me fusse accommodé avec eux : j’eusse reconnu leur indépendance, je me fusse contenté de quelques comptoirs, à la manière des côtes d’Afrique, et j’eusse tâché de les rallier à la mère patrie et d’établir avec eux un commerce de famille, ce qui, je pense, eût été facile à obtenir.

« J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du consulat. C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. La paix n’était pas encore assez établie avec l’Angleterre. Les richesses territoriales que j’eusse acquises en la soumettant n’auraient enrichi que nos ennemis. » L’Empereur avait d’autant plus à se reprocher cette faute, disait-il, qu’il l’avait vue et qu’elle était contre son inclination. Il n’avait fait que céder à l’opinion du Conseil d’État et à celle de ses ministres, entraînés par les criailleries des colons, qui formaient à Paris un gros parti, et qui de plus, ajoutait-il, étaient presque tous royalistes et vendus à la faction anglaise.

L’Empereur assurait que l’armée qui y fut envoyée n’était que de seize mille hommes, et qu’elle était suffisante. Si l’expédition manqua, ce fut purement par des circonstances accidentelles, comme la fièvre jaune, la mort du général en chef, surtout les fautes qu’il commit, une nouvelle guerre, etc.

« L’arrivée du capitaine général Leclerc, disait l’Empereur, fut suivie d’un succès complet ; mais il ne sut pas s’en assurer la durée. S’il avait suivi les instructions secrètes que je lui avais adressées moi-même, il eût sauvé bien des malheurs et se fût épargné de grands chagrins. Je lui ordonnais, entre autres choses, de s’associer les hommes de couleur pour mieux contenir les noirs ; et, aussitôt après la soumission de la colonie, d’envoyer en France tous les généraux et officiers supérieurs noirs à la disposition du ministre de la guerre, qui les eût employés dans leurs grades respectifs. Cette mesure, qui eût privé la population nègre de ses chefs et de ses meneurs, eût été d’une politique décisive, sans blesser en eux les lois et les règlements militaires. Mais Leclerc fit tout le contraire ; il abattit le parti de couleur et donna sa confiance aux généraux noirs : il arriva ce qui devait arriver, il fut dupé par ceux-ci, se vit assailli d’embarras, et la colonie fut perdue. Il ne voulut pas envoyer en France, dans le principe, Toussaint, qui y eût occupé un poste éminent, et à quelque temps de là il se vit contraint à le faire arrêter et à nous l’envoyer prisonnier, ce que la malveillance ne manqua pas de peindre sous les couleurs odieuses de la tyrannie et de la déloyauté, représentant Toussaint comme une innocente victime digne du plus vif intérêt ; et pourtant il était éminemment criminel.

« Toussaint n’était pas un homme sans mérite, bien qu’il ne fût pas ce qu’on a essayé de le peindre dans le temps. Son caractère d’ailleurs prêtait peu, il faut le dire, à inspirer une véritable confiance : il était fin, astucieux ; nous avons eu fort à nous en plaindre ; il eût fallu toujours s’en défier.

« Un officier de génie ou d’artillerie, directeur des fortifications de Saint-Domingue (le colonel Vincent), le conduisait en grande partie. Cet officier était venu en France avant l’expédition de Leclerc ; on avait conféré longtemps avec lui ; il avait beaucoup cherché à détourner de l’entreprise ; il en avait peint exactement toutes les difficultés, sans prétendre néanmoins qu’elle fût impossible. » L’Empereur pensait que les Bourbons réussiraient à soumettre Saint-Domingue, s’ils employaient la force ; mais ce n’était pas le résultat des armes qu’il fallait calculer ici, c’était plutôt le résultat du commerce et de la haute politique. Trois ou quatre cents millions de capitaux enlevés de France pour être transportés au loin, un temps indéfini pour en recueillir les avantages, la presque certitude de les voir enlevés par les Anglais, ou les révolutions, etc., voilà ce qu’il y avait à considérer, et l’Empereur terminait, disant : « Le système colonial que nous avons vu est fini pour nous, il l’est pour tout le continent de l’Europe ; nous devons y renoncer et nous rabattre désormais sur la libre navigation des mers et l’entière liberté d’un échange universel. »


Le Moniteur, etc. – Liberté de la presse.


Jeudi 13.

L’Empereur venait de parcourir beaucoup de Moniteurs. « Ces Moniteurs, disait-il, si terribles, si à charge à tant de réputations, ne sont constamment utiles et favorables qu’à moi seul. C’est avec les pièces officielles que les gens sages, les vrais talents, écriront l’histoire ; or, ces pièces sont pleines de moi, et ce sont elles que je sollicite et que j’invoque. » Il ajoutait qu’il avait fait du Moniteur l’âme et la force de son gouvernement, son intermédiaire et ses communications avec l’opinion publique du dedans et du dehors. Tous les gouvernements depuis l’ont imité plus ou moins.

Arrivait-il au-dedans, parmi les hauts fonctionnaires, une faute grave quelconque, « aussitôt, disait l’Empereur, trois conseillers d’État établissaient une enquête ; ils me faisaient un rapport, affirmaient les faits, discutaient les principes ; moi, je n’avais plus qu’à écrire au bas : Envoyé pour faire exécuter les lois de la république ou de l’empire, et mon ministère était fini, le résultat public obtenu, l’opinion faisait justice. C’était là le plus redoutable et le plus terrible de mes tribunaux. S’agissait-il, au-dehors, de quelques grandes combinaisons politiques ou de quelques points délicats de diplomatie, les objets étaient indirectement jetés dans le Moniteur ; ils attiraient aussitôt l’attention universelle, occupaient toutes les discussions, c’était le mot d’ordre pour les partisans du gouvernement, en même temps qu’un appel à l’opinion pour tous. On a accusé le Moniteur pour ses notes tranchantes, trop virulentes contre l’ennemi ; mais, avant de les condamner, il faudrait mettre en ligne de compte le bien qu’elles peuvent avoir produit ; l’inquiétude parfois dont elles torturaient l’ennemi ; la terreur dont elles frappaient un cabinet incertain ; le coup de fouet qu’elles donnaient à ceux qui marchaient avec nous ; la confiance et l’audace qu’elles inspiraient à nos soldats, etc., etc. »

La conversation est tombée de là sur la liberté de la presse. L’Empereur a conclu qu’il était des institutions sur lesquelles on n’était plus appelé à décider si elles étaient bonnes, mais seulement s’il était possible de les refuser au torrent de l’opinion. Or, il prononçait que son interdiction, dans un gouvernement représentatif, était un anachronisme choquant, une véritable folie. Aussi, à son retour de l’île d’Elbe, avait-il abandonné la presse à tous ses excès, et il pensait bien qu’ils n’avaient été pour rien dans sa chute nouvelle. Quand on voulut discuter au Conseil, devant lui, les moyens d’en mettre l’autorité à l’abri : « Messieurs, avait-il dit plaisamment, c’est apparemment pour vous autres que vous voulez défendre ou gêner cette liberté ; car, pour moi, désormais je demeure étranger à tout cela. La presse s’est épuisée sur moi en mon absence ; je la défie bien à présent de rien produire de neuf ou de piquant contre moi. »


Guerre et Maison d’Espagne – Ferdinand à Valencey – Fautes dans l’affaire d’Espagne – Historique de ces évènements, etc. – Belle lettre de Napoléon à Murat.


Vendredi 14.

L’Empereur a été malade toute la nuit ; il était encore souffrant tout le jour ; il a pris un bain de pieds, et ne s’est pas trouvé en humeur de sortir ; il a dîné seul dans son intérieur, et m’a fait venir vers le soir.

L’Empereur s’est remis en causant ; le sujet a été constamment la guerre d’Espagne : j’en ai déjà mentionné quelque chose plus haut, où l’on a vu que l’Empereur s’y condamne entièrement. Je cherche à répéter le moins possible, aussi je vais inscrire ici seulement ce qui m’a paru neuf.

« Le vieux roi et la reine, disait l’Empereur, étaient, au moment de l’évènement, l’objet de la haine et du mépris des sujets. Le prince des Asturies conspira contre eux, les fit abdiquer et devint aussitôt l’amour, l’espoir de la nation. Toutefois cette nation était mûre pour de grands changements, et les sollicitait avec force ; j’y étais très populaire ; c’est dans cette situation des esprits que tous ces personnages furent réunis à Bayonne ; le vieux roi me demandant vengeance contre son fils, le jeune prince sollicitant ma protection contre son père et me demandant une femme. Je résolus de profiter de cette occasion unique pour me délivrer de cette branche des Bourbons, continuer dans ma propre dynastie le système de famille de Louis XIV, et enchaîner l’Espagne aux destinées de la France. Ferdinand fut envoyé à Valencey ; le vieux roi, à Compiègne, à Marseille, où il voulut ; et mon frère Joseph fut régner dans Madrid avec une constitution libérale adoptée par une junte de la nation espagnole qui était venue la recevoir à Bayonne.

« Il me paraît, continuait-il, que l’Europe et même la France n’ont jamais eu une idée juste de la situation de Ferdinand à Valencey. On se méprend étrangement dans le monde sur le traitement qu’il a éprouvé, et plus encore peut-être sur ses dispositions et ses opinions personnelles relatives à sa situation. Le fait est qu’il était à peine gardé à Valencey, et qu’il n’eût pas voulu s’en échapper. S’il se trama quelques intrigues pour favoriser son évasion, il fut le premier à les dénoncer. Un Irlandais (baron de Colli) pénétra jusqu’à sa personne au nom de George III, lui offrant de l’enlever ; mais, loin d’y accéder, Ferdinand tout aussitôt en donna connaissance à l’autorité.

« Il ne cessait de me demander une femme de ma main. Il m’écrivait spontanément pour me complimenter toutes les fois qu’il m’arrivait quelque chose d’heureux. Il avait donné des proclamations aux Espagnols pour qu’ils se soumissent ; il avait reconnu Joseph ; choses qu’on eût pu regarder comme forcées peut-être ; mais il lui demandait son grand cordon : il m’offrait don Carlos, son frère, pour commander les régiments espagnols qui allaient en Russie, choses auxquelles il n’était nullement obligé. Enfin il me sollicitait vivement de le laisser venir à ma cour à Paris, et si je ne me suis pas prêté à un spectacle qui eût frappé l’Europe, et lui eût prouvé par là tout l’affermissement de ma puissance, c’est que la gravité des circonstances qui m’appelaient au-dehors, et mes fréquentes absences de la capitale ne m’en ont pas laissé l’occasion. »

Vers un commencement d’année, à un lever de l’Empereur, je me trouvais le voisin du chambellan comte d’Arberg, faisant le service à Valencey près des princes d’Espagne. Arrivé à lui, l’Empereur demanda comment se conduisaient ces princes, s’ils étaient sages ; et puis il ajouta : « Vous m’avez apporté une bien jolie lettre : entre nous, c’est vous qui la leur aurez faite ? » D’Arberg l’assura qu’il ignorait même l’objet de son contenu. « Eh bien ! dit l’Empereur, elle est charmante ; un fils n’écrirait pas autrement à son père. »

« Quand les circonstances devinrent difficiles pour nous en Espagne, disait l’Empereur, je proposai plus d’une fois à Ferdinand de s’en retourner, d’aller régner sur son peuple, lui disant que nous nous ferions franchement la guerre, que le sort des armes en déciderait. – Non, répondit le prince, qui semble avoir été bien conseillé, et ne varia jamais de ce système ; des troubles politiques agitent mon pays, je ne manquerais pas de compliquer les affaires, je pourrais en devenir la victime et porter ma tête sur l’échafaud : je reste ; si vous voulez m’accorder votre protection et l’appui de vos armes, je pars, et je vous serai un allié fidèle.

« Plus tard, lors de nos désastres, et vers la fin de 1813, je me rendis à cette proposition, et le mariage de Ferdinand fut arrêté avec la fille aînée de Joseph ; mais alors les circonstances n’étaient plus les mêmes, et Ferdinand demanda d’ajourner le mariage. – Vous ne pouvez plus m’accorder l’appui de vos armes, disait-il, je ne dois point me donner en ma femme un titre d’exclusion aux yeux de mes peuples. Et il partit dans des intentions de bonne foi, à ce qu’il semble, continuait l’Empereur, car il est demeuré fidèle aux principes de son départ jusqu’aux évènements de Fontainebleau. »

Il est hors de doute que, si les affaires de 1814 eussent tourné différemment, il n’eût accompli, assurait l’Empereur, son mariage avec la fille de Joseph.

L’Empereur, en revenant sur ces évènements, disait que les résultats lui donnaient irrévocablement tort, mais qu’indépendamment de ce tort du destin, il se reprochait aussi des fautes graves dans l’exécution. Une des plus grandes était d’avoir mis de l’importance à détrôner la dynastie des Bourbons, et à maintenir comme base de ce système, pour souverain nouveau, précisément celui qui, par ses qualités et son caractère, devait nécessairement le faire manquer.

Lors de la réunion à Bayonne, l’ancien précepteur de Ferdinand, son principal conseil (Escoiquiz), apercevant tout aussitôt les grands projets de l’Empereur, et défendant la cause de son maître, lui disait : « Vous voulez vous créer un travail d’Hercule lorsque vous n’avez sous la main qu’un jeu d’enfant. Vous voulez vous délivrer des Bourbons d’Espagne : pourquoi les craindriez-vous ? Ils sont nuls, ils ne sont plus Français. Vous connaissez la force des vôtres : ils sont des aigles comparés aux nôtres. Vous n’avez aucunement à les craindre : ils sont tout à fait étrangers à votre nation et à vos mœurs. Vous avez ici madame de Montmorency et de vos dames nouvelles ; ils ne connaissent pas plus les unes que les autres, elles sont sans différence à leurs yeux, etc., etc. » Malheureusement l’Empereur en décida autrement. Je me suis permis de lui dire que des Espagnols m’avaient assuré que si l’orgueil national avait été épargné, que si la junte espagnole se fût tenue à Madrid au lieu de Bayonne, ou bien encore qu’on eût renvoyé Charles IV et gardé Ferdinand, la révolution eût été populaire, et les affaires auraient pris une autre tournure. L’Empereur n’en doutait pas, et convenait que cette entreprise avait été mal embarquée, que beaucoup de circonstances eussent pu être mieux conduites. « Toutefois, disait-il, Charles IV était usé pour les Espagnols : il eût fallu user de même Ferdinand ; le plan le plus digne de moi, le plus sûr pour mes projets, eût été une espèce de médiation à la manière de celle de la Suisse. J’aurais dû donner une constitution libérale à la nation espagnole, et charger Ferdinand de la mettre en pratique. S’il l’exécutait de bonne foi, l’Espagne prospérait et se mettait en harmonie avec nos mœurs nouvelles ; le grand but était obtenu, la France acquérait une alliée intime, une addition de puissance vraiment redoutable. Si Ferdinand, au contraire, manquait à ses nouveaux engagements, les Espagnols eux-mêmes n’eussent pas manqué de le renvoyer, et seraient venus me solliciter de leur donner un maître. Quoi qu’il en soit, terminait l’Empereur, cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. Après mes conférences d’Erfurt avec Alexandre, disait-il, l’Angleterre devait être contrainte à la paix par la force des armes ou par celle de la raison. Elle se trouvait perdue, déconsidérée sur le continent ; son affaire de Copenhague avait révolté tous les esprits ; et moi je brillais en ce moment de tous les avantages contraires, quand cette malheureuse affaire d’Espagne est venue tourner subitement l’opinion contre moi et réhabiliter l’Angleterre. Elle a pu dès lors continuer la guerre ; les débouchés de l’Amérique méridionale lui ont été ouverts ; elle s’est fait une armée dans la péninsule, et de là elle est devenue l’agent victorieux, le nœud redoutable de toutes les intrigues qui ont pu se former sur le continent, etc., c’est ce qui m’a perdu !

« On m’assaillit alors de reproches que je ne méritais pas : l’histoire me lavera. On m’accusa dans cette affaire de perfidie, d’embûches et de mauvaise foi, et il n’y avait rien de tout cela. Jamais, quoi qu’on en ait dit, je ne manquai de foi ni ne violai de parole, pas plus contre l’Espagne que contre aucune autre puissance.

« On sera certain un jour que dans les grandes affaires d’Espagne je fus complètement étranger à toutes les intrigues intérieures de sa cour, que je ne manquai de parole ni à Charles IV ni à Ferdinand VII ; que je ne rompis aucun engagement vis-à-vis du père ni du fils ; que je n’employai point de mensonge pour les attirer tous deux à Bayonne, mais qu’ils y accoururent à l’envi l’un de l’autre. Quand je les vis à mes pieds, que je pus juger par moi-même de toute leur incapacité, je pris en pitié le sort d’un grand peuple, je saisis aux cheveux l’occasion unique que me présentait la fortune pour régénérer l’Espagne, l’enlever à l’Angleterre et l’unir intimement à notre système. Dans ma pensée, c’était poser une des bases fondamentales du repos et de la sécurité de l’Europe. Mais loin d’y employer d’ignobles, de faibles détours, comme on l’a répandu, si j’ai péché, c’est au contraire par une audacieuse franchise, par un excès d’énergie. Bayonne ne fut pas un guet-apens, mais un immense, un éclatant coup d’État. Quelque peu d’hypocrisie m’eût sauvé, ou bien encore si j’avais voulu seulement abandonner le prince de la Paix à la fureur du peuple ; mais l’idée m’en parut horrible ; il m’eût semblé recueillir le prix du sang ; et puis il est vrai de dire encore que Murat m’a beaucoup gâté tout cela…

« Quoi qu’il en soit, je dédaignais les voies tortueuses et communes, je me trouvais si puissant !… J’osai frapper de trop haut. Je voulus agir comme la Providence qui remédie aux maux des mortels par des moyens à son gré, parfois violents, et sans s’inquiéter d’aucun jugement.

« Toutefois j’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j’ai succombé ; car l’attentat ne se présente plus dès lors que dans sa hideuse nudité et privé de tout le grandiose, des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l’eût préconisé pourtant si j’avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats : tel est le sort et le jugement dans les choses d’ici-bas ! ! !… Mais, je le répète, il n’y eut ni manque de foi, ni perfidie, ni mensonge ; bien plus, il n’y avait nulle occasion pour cela. » Et ici l’Empereur a repris dans son entier et dans son principe tout l’historique de l’affaire d’Espagne, répétant beaucoup de choses déjà dites plus haut.

« Deux partis, disait l’Empereur, divisaient la cour et la famille régnante : l’un était celui du monarque, aveuglément gouverné par son favori, le prince de la Paix, lequel s’était fait le véritable roi. L’autre était celui de l’héritier présomptif, conduit par son précepteur, Escoiqui aspirait à gouverner. Ces deux partis recherchaient également mon appui et me faisaient beau jeu ; nul doute que je ne fusse résolu d’en tirer tout l’avantage possible.

« Le favori, pour se maintenir dans son poste, aussi bien que pour se mettre à l’abri de la vengeance du fils (la mort du père arrivant), m’offrait, au nom de Charles IV, de faire de concert la conquête du Portugal, se réservant pour lui la souveraineté des Algarves comme asile.

« D’un autre côté, le prince des Asturies m’écrivait clandestinement, à l’insu de son père, pour me demander une femme de ma main, et implorer ma protection.

« Je conclus avec le premier, et laissai le second sans réponse. Mes troupes étaient déjà admises dans la péninsule quand le fils profita d’une émeute pour faire abdiquer son père et régner à sa place.

« On m’a imputé bêtement d’avoir pris part à toutes ces intrigues ; mais j’y étais d’autant plus étranger, que la dernière circonstance surtout dérangeait tous mes projets arrêtés avec le père, et par suite desquels mes troupes se trouvaient déjà au sein de l’Espagne. Les deux partis sentirent bien dès lors que je pouvais et devais être leur arbitre. Le roi détrôné s’adressa donc à moi pour obtenir vengeance, et le fils y eut recours pour être reconnu. Tous deux s’empressèrent de venir plaider devant moi, également poussés par leurs conseillers respectifs, ceux-là mêmes qui les gouvernaient tout à fait, et qui ne voyaient plus d’autres moyens pour assurer leur propre tête que de se jeter dans mes bras.

« Le prince de la Paix, ayant failli être massacré, persuada facilement ce voyage à Charles IV et à la reine, qui s’étaient eux-mêmes vus en danger de périr par la multitude.

« De son côté, le précepteur Escoiquiz, le véritable auteur de tous les maux de l’Espagne, alarmé de voir Charles IV protester contre son abdication, ne voyant que l’échafaud si son pupille ne triomphait pas, fut fort ardent à déterminer le jeune roi. Ce chanoine, d’ailleurs très confiant dans ses moyens, ne désespérait pas d’influencer de vive voix sur mes déterminations, et de m’amener ainsi à reconnaître Ferdinand, m’offrant, pour son propre compte, de gouverner, disait-il, tout à fait à ma dévotion, aussi bien que pourrait le faire le prince de la Paix, au nom de Charles IV. Et il faut convenir, disait l’Empereur, que si j’eusse écouté plusieurs de ses raisons et suivi quelques-unes de ses idées, je m’en serais beaucoup mieux trouvé.

« Quand je les tins tous réunis à Bayonne, ma politique se trouva posséder bien au-delà de ce qu’elle eût jamais osé prétendre ; il en a été ainsi de plus d’un autre évènement de ma vie dont on a fait honneur à ma politique, et qui n’appartenait qu’au hasard : je n’avais pas combiné, mais je profitais. Ici j’avais le nœud gordien devant moi, je le coupai ; j’offris à Charles IV et à la reine de me céder la couronne d’Espagne et de vivre paisiblement en France ; ils s’y prêtèrent, je pourrais dire presque volontiers, tant ils étaient ulcérés contre leur fils, et tant eux et leur favori ne recherchaient autre chose désormais que le repos et la sûreté. Le prince des Asturies n’y résista pas extraordinairement ; mais il ne fut employé contre lui ni violence ni menace ; et si la peur le décida, ce que je crois bien, cela ne dut regarder que lui.

« Voilà, mon cher, en bien peu de mots, tout l’historique de l’affaire d’Espagne : quoi qu’on en dise ou qu’on écrive, on en arrivera là ; et vous voyez qu’il ne saurait y avoir occasion pour moi à détour, mensonges, manque de paroles ou violations d’engagements. Pour m’en rendre coupable, il eût donc fallu vouloir me salir gratuitement ; or jamais je n’ai montré ce penchant.

« Du reste, dès que j’eus prononcé, la tourbe des intrigants qui fourmille dans toutes les cours, ceux-là mêmes qui avaient été les plus actifs à provoquer les malheurs, cherchèrent aussitôt à faire leur affaire auprès de Joseph, comme ils l’avaient faite auprès de Charles IV et de Ferdinand VII ; mais, soigneusement attentifs à la marche des évènements, ils ont tourné plus tard à mesure que les circonstances devenaient difficiles et que nos désastres approchaient ; si bien que ce sont encore eux qui se trouvent gouverner aujourd’hui Ferdinand ; et, chose effroyable ! pour mieux s’asseoir, ils n’ont pas hésité à rejeter l’odieux et le crime des malheurs éprouvés sur la masse des niais, qu’ils ont proscrits et qu’ils tiennent dans le bannissement, de ces gens naturellement honnêtes qui, dans le principe, blâmèrent fort le voyage de Ferdinand, dont plusieurs même s’y opposèrent, puis prêtèrent serment à Joseph, qui leur sembla identifié pour lors au bonheur et au repos de leur patrie, et lui demeurèrent fidèles jusqu’à ce que la grande catastrophe vînt le faire descendre du trône.

« Il serait difficile d’accumuler plus d’effronterie et de turpitude que n’en ont montré tous ces intrigants, principaux acteurs de cette grande scène ; ce qui, pour le dire en passant, atténue la dégradation dont de pareilles vilenies ont chargé la France aux yeux de l’Europe. On voit qu’elles ne lui sont pas exclusives ; les intrigants, les ambitieux, les avides, se trouvent partout, sont les mêmes partout, les individus seuls sont coupables ; les nations ne sauraient être responsables, leur seul tort est de se trouver pour le moment en évidence : malheur à celle qui occupe la scène ! »

N. B. Aujourd’hui l’affaire d’Espagne demeure parfaitement connue, grâce aux écrits des principaux acteurs, le chanoine Escoiquiz, le ministre Cevallos et autres, et surtout l’honnête et respectable M. Llorente, qui, sous la signature anagrammatique de Nellerto, a publié les mémoires du temps, appuyés du recueil de toutes les pièces officielles. Les contradictions adverses des deux premiers, leurs disputes entre eux, les réclamations et les dénégations des contemporains, ont réduit leurs écrits à leur juste valeur, tout en les dépouillant de tout ce qu’il y avait d’erroné, de faux ou même de falsifié : il en résulte qu’aux yeux de tout homme impartial et froid, ils concourent tous, même involontairement, à confirmer les assertions justificatives émises plus haut par Napoléon ; non qu’ils ne reproduisent cette différence qu’on doit inévitablement attendre de la diversité de parti et d’intérêts, mais seulement parce qu’il est vrai de dire qu’aucun n’établit avec fondement une occasion positive, qu’il ne présente aucune pièce officielle qui puisse la constater, tandis que toutes celles qui existent attestent et consacrent le contraire.

Ce qu’on peut observer encore dans l’histoire, aujourd’hui bien authentique de ces affaires, c’est que l’Angleterre elle-même s’y est trouvée tout à fait étrangère, du moins dans le principe, ce qui était loin de la pensée de Napoléon, qui accusa dans les temps les Anglais d’être la première cause de toutes les intrigues, et qui les en accusait encore à Sainte-Hélène, tant il était habitué à les trouver au fond de tout ce qui se tramait contre lui.

Au surplus, voici sur cette affaire d’Espagne une lettre de l’Empereur qui y jette plus de jour que ne sauraient le faire des volumes. Elle est admirable ; les évènements qui ont suivi la rendent un chef-d’œuvre. Elle fait voir la rapidité, le coup d’œil d’aigle avec lequel Napoléon jugeait immédiatement les choses et les personnes.

Malheureusement elle montre aussi combien l’exécution des subalternes, la plupart du temps, détruisait ou gâtait les plus belles, les plus hautes conceptions, et, sous ce rapport encore, cette lettre demeure bien précieuse pour l’histoire. Sa date la rend prophétique.

29 mars 1808.

« Monsieur le grand-duc de Berg, je crains que vous ne me trompiez sur la situation de l’Espagne, et que vous ne vous trompiez vous-même. L’affaire du 20 mars a singulièrement compliqué les évènements. Je reste dans une grande perplexité.

« Ne croyez pas que vous attaquiez une nation désarmée, et que vous n’ayez que des troupes à montrer pour soumettre l’Espagne. La révolution du 20 mars prouve qu’il y a de l’énergie chez les Espagnols. Vous avez affaire à un peuple neuf : il a tout le courage et il aura tout l’enthousiasme que l’on rencontre chez les hommes que n’ont point usés les passions politiques.

« L’aristocratie et le clergé sont les maîtres de l’Espagne. S’ils craignent pour leurs privilèges et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. J’ai des partisans ; si je me présente en conquérant, je n’en aurai plus.

« Le prince de la Paix est détesté, parce qu’on l’accuse d’avoir livré l’Espagne à la France. Voilà le grief qui a servi l’usurpation de Ferdinand. Le parti populaire est le plus faible.

« Le prince des Asturies n’a aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d’une nation ; cela n’empêchera pas que, pour nous l’opposer, on en fasse un héros. Je ne veux pas que l’on use de violence envers les personnages de cette famille : il n’est jamais utile de se rendre odieux et d’enflammer les haines. L’Espagne a plus de cent mille hommes sous les armes, c’est plus qu’il ne faut pour soutenir avec avantage une guerre intérieure. Divisés sur plusieurs points, ils peuvent servir de noyau au soulèvement total de la monarchie.

« Je vous présente l’ensemble des obstacles qui sont inévitables ; il en est d’autres que vous sentirez. L’Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de multiplier nos embarras. Elle expédie journellement des avisos aux forces qu’elle tient sur les côtes du Portugal et dans la Méditerranée : elle fait des enrôlements de Siciliens et de Portugais.

« La famille royale n’ayant point quitté l’Espagne pour aller s’établir aux Indes, il n’y a qu’une révolution qui puisse changer l’état de ce pays. C’est peut-être celui de l’Europe qui y est le moins préparé. Les gens qui voient les vices monstrueux de ce gouvernement et l’anarchie qui a pris la place de l’autorité légale font le plus petit nombre ; le plus grand nombre profite de ces vices et de cette anarchie.

« Dans l’intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien à l’Espagne. Quels sont les meilleurs moyens à prendre ?

« Irai-je à Madrid ? Exercerai-je l’acte d’un grand protectorat, en prononçant entre le père et le fils ? Il me semble difficile de faire régner Charles IV ; son gouvernement et son favori sont tellement dépopularisés qu’ils ne se soutiendraient pas trois mois.

« Ferdinand est l’ennemi de la France, c’est pour cela qu’on l’a fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions qui, depuis vingt-cinq ans, veulent l’anéantissement de la France. Une alliance de famille serait un faible lien. La reine Élisabeth et d’autres princesses françaises ont péri misérablement lorsque l’on a pu les immoler impunément à d’atroces vengeances. Je pense qu’il ne faut rien précipiter, qu’il convient de prendre conseil des évènements qui vont suivre… Il faudra fortifier les corps d’armée qui se tiendront sur les frontières du Portugal et attendre…

« Je n’approuve pas le parti qu’a pris Votre Altesse Impériale de s’emparer aussi précipitamment de Madrid. Il fallait tenir l’armée à dix lieues de la capitale. Vous n’aviez pas l’assurance que le peuple et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans contestation. Le prince de la Paix doit avoir dans les emplois publics des partisans ; il y a d’ailleurs un attachement d’habitude au vieux roi qui pouvait produire des résultats. Votre entrée à Madrid, en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand. J’ai donné ordre à Savary d’aller auprès du nouveau roi voir ce qui se passe. Il se concertera avec Votre Altesse Impériale. J’aviserai ultérieurement au parti qui sera à prendre ; en attendant, voici ce que je juge convenable de vous prescrire :

« Vous ne m’engagerez à une entrevue en Espagne avec Ferdinand que si vous jugez la situation des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d’Espagne. Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince Godoy. Vous exigerez pour eux et vous leur rendrez les mêmes honneurs qu’autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne puissent pas soupçonner le parti que je prendrai. Cela ne vous sera pas difficile : je n’en sais rien moi-même.

« Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que si la France doit intervenir dans les affaires d’Espagne, leurs privilèges et leurs immunités seront respectés. Vous leur direz que l’Empereur désire le perfectionnement des institutions politiques de l’Espagne, pour la mettre en rapport avec l’état de civilisation de l’Europe, pour la soustraire au régime des favoris… Vous direz aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que l’Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement, et qu’il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l’arbitraire et des usurpations de la féodalité, des institutions qui raniment l’industrie, l’agriculture et les arts. Vous leur peindrez l’état de tranquillité et d’aisance dont jouit la France, malgré les guerres où elle s’est toujours engagée ; la splendeur de la religion, qui doit son établissement au concordat que j’ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages qu’ils peuvent tirer d’une régénération politique : l’ordre et la paix dans l’intérieur, la considération et la puissance dans l’extérieur. Tel doit être l’esprit de vos discours et de vos écrits. Ne brusquez aucune démarche ; je puis attendre à Bayonne, je puis passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller conduire la guerre de ce côté.

« Je songerai à vos intérêts particuliers, n’y songez pas vous-même… Le Portugal restera à ma disposition. Qu’aucun projet personnel ne vous occupe et ne dirige votre conduite : cela me nuirait, et vous nuirait encore plus qu’à moi.

« Vous allez trop vite dans vos instructions du 14 ; la marche que vous prescrivez au général Dupont est trop rapide, à cause de l’évènement du 19 mars. Il y a des changements à faire ; vous donnerez de nouvelles dispositions, vous recevrez des instructions de mon ministre des affaires étrangères.

« J’ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la plus sévère : point de grâce pour les plus petites fautes. L’on aura pour l’habitant les plus grands égards. L’on respectera principalement les églises et les couvents. L’armée évitera toute rencontre, soit avec des corps de l’armée espagnole, soit avec des détachements : il ne faut pas que, d’aucun côté, il soit brûlé une amorce.

« Laissez Solano dépasser Badajoz, faites-le observer ; donnez vous-même l’indication des marches de mon armée, pour la tenir toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols. Si la guerre s’allumait, tout serait perdu.

« C’est à la politique et aux négociations qu’il appartient de décider des destinées de l’Espagne. Je vous recommande d’éviter des explications avec Solano, comme avec les autres généraux et les gouverneurs espagnols.

« Vous m’enverrez deux estafettes par jour. En cas d’évènements majeurs, vous m’expédierez des officiers d’ordonnance. Vous me renverrez sur-le-champ le chambellan qui vous porte cette dépêche ; vous lui remettrez un rapport détaillé.

« Sur ce, je prie Dieu, Monsieur le grand-duc de Berg, qu’il vous ait, etc.

« Signé Napoléon. »
Samedi 15.

Le temps était magnifique ; nous avons fait notre tour en calèche, durant lequel nous avons aperçu très près du rivage un gros bâtiment, dont la manœuvre nous a paru singulière. Les marques distinctives nous l’ont fait prendre pour le Newcastle, annoncé depuis quelque temps comme venant relever le Northumberland ; mais ce n’était qu’un bâtiment de la compagnie.

Dans une partie de la journée, l’Empereur, au travers d’un grand nombre d’objets, en est arrivé à mentionner plusieurs personnes qui viendraient le joindre à Sainte-Hélène, disait-il, si on leur en laissait la liberté, et il s’est mis à analyser les motifs qui les détermineraient. De là il est passé aux motifs de ceux qui se trouvent autour de lui. « Bertrand, disait-il, est désormais identifié avec mon sort : c’est devenu historique. Gourgaud était mon premier officier d’ordonnance : il est mon ouvrage, c’est mon enfant. Montholon est le fils de Semonville, un beau-frère de Joubert, un enfant de la révolution et des camps. Vous, mon cher, disait-il au quatrième, vous… » Et après avoir cherché un instant, il a repris : « Mais vous, mon cher, au fait, par quel diable de hasard vous trouvez-vous ici ? – Sire, lui a-t-il répondu, par le bonheur de mon étoile, et pour l’honneur de l’émigration. »

  1. Dans la première édition il est dit à Saint-Sulpice. On m’a démontré qu’il y avait erreur matérielle. Napoléon se sera trompé de nom, ce qui lui arrivait quelquefois. Peut-être trouvera-t-on par la publication de ses Mémoires qu’il se sera redressé lui-même. Au surplus, celui qui tiendrait rigoureusement ici à l’exactitude locale peut se satisfaire aisément en cherchant dans les papiers du temps où s’est passé l’anniversaire du 21 janvier en 1798.
  2. Depuis mon retour en Europe, je tiens de M. l’évêque Grégoire qu’au plus fort de la crise du concordat, mandé avant le jour à la Malmaison, quand il y arriva, le Premier Consul se promenait déjà dans une allée, discutant vivement avec le sénateur Volney. « Oui, Monsieur, lui disait-il, on dira ce qu’on voudra, mais il faut au peuple une religion, et surtout de la croyance ; et quand je dis le peuple, Monsieur, je ne prétends pas encore dire assez, car moi-même, » et il étendait en cet instant ses bras avec une espèce d’inspiration enthousiaste vers le soleil qui précisément en cet instant apparaissait radieux à l’horizon, « moi-même, exprimait-il avec chaleur, à la vue d’un tel spectacle, je me surprends à être ému, entraîné, convaincu ; » et se tournant vers l’abbé Grégoire, il lui dit : « Et vous, Monsieur, qu’en dites-vous ? » À quoi celui-ci n’eût qu’à répondre qu’un pareil spectacle était bien fait pour donner lieu aux plus sérieuses et aux plus fécondes méditations.
  3. On m’a dit plus tard qu’une partie de ces quolibets étaient étrangers à Le Tourneur, et ne devaient regarder que Letourneux, ministre vers ces temps-là.
  4. Nous tous qui avons été à Sainte-Hélène, nous tous qui avons vu et avons été pour quelque chose dans les faits allégués au parlement d’Angleterre par lord Bathurst, nous pouvons affirmer devant Dieu et devant les hommes que les ministres anglais n’ont pas cessé de mériter les justes reproches encourus au temps de lord Whitworth. Nombre d’Anglais, sur les lieux mêmes, en sont demeurés d’accord avec nous, et en ont rougi, ont-ils dit, pour leur pays !!!…