Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin (Tome Ip. 702-727).


Chapitre 13.


Effets envoyés d’Angleterre – L’Empereur avait voulu proscrire le coton en France – Conférences de Tilsit – Reine de Prusse, le roi – Empereur Alexandre – Anecdotes, etc.


Dimanche 16.

L’Empereur est entré vers les dix heures dans ma chambre : je m’habillais, je dictais à mon fils précisément mon journal. L’Empereur y a jeté les yeux quelques instants et n’a rien dit ; il l’a quitté pour saisir quelques dessins commencés : c’était la topographie à la plume de quelques-uns des champs de bataille d’Italie, un essai de mon fils et une surprise que nous nous plaisions à ménager à l’Empereur. Nous les avions travaillés jusque-là en secret.

J’ai suivi l’Empereur au jardin, il y a beaucoup causé sur des objets qu’on venait de nous envoyer d’Angleterre : c’était principalement des meubles ; il a fait ressortir le peu de grâce et la gaucherie de ceux qui étaient chargés de nous les remettre ; en nous offrant, faisait-il observer, même ce qui nous eût été le plus agréable, ils trouvaient encore moyen de nous offenser ; aussi était-il bien déterminé à n’en pas faire usage, et il avait déjà fait remercier pour deux fusils de chasse qui étaient particulièrement destinés à lui être offerts. L’Empereur a voulu déjeuner en plein air, et nous y a tous fait appeler.

La conversation s’étant trouvée sur la mode et les parures, l’Empereur a dit qu’un moment il avait voulu proscrire l’usage du coton en France, pour mieux soutenir les batistes et les linons de nos villes de la Flandre. L’impératrice Joséphine s’était révoltée, elle avait poussé les hauts cris : il avait fallu y renoncer.

L’Empereur était très causant, le temps fort doux et assez agréable : il s’est mis à marcher dans l’espèce d’allée perpendiculaire à la face de la maison. La conversation s’est fixée sur l’époque fameuse de Tilsit ; voici les détails précieux que j’en ai recueillis :

L’Empereur racontait que si la reine de Prusse était venue au commencement des négociations, elle eût pu influer beaucoup sur leur résultat ; heureusement elle arriva les choses assez avancées pour que l’Empereur pût se décider à conclure vingt-quatre heures après. On a pensé que le roi l’en avait empêchée jusque-là par un commencement de jalousie contre un grand personnage ; et cette jalousie, disait l’Empereur, n’était pas, assurait-on, sans quelque léger fondement.

Dès le moment de son arrivée, l’Empereur se rendit chez elle pour lui faire visite. La reine de Prusse, disait-il, avait été très belle, mais elle commençait à perdre de sa première jeunesse.

L’Empereur dit que cette reine le reçut comme mademoiselle Duchesnois dans Chimène, demandant, criant justice ; renversée en arrière, en un mot tout à fait en scène ; c’était de la véritable tragédie : il en fut un moment interloqué, et il n’imagina, dit-il, d’autre moyen de se débarrasser qu’en ramenant la chose au ton de la haute comédie ; ce qu’il essaya en lui avançant un siège et la forçant de s’y asseoir ; elle n’en continua pas moins du ton le plus pathétique. « La Prusse s’était aveuglée sur sa puissance, disait-elle ; elle avait osé combattre un héros, s’opposer aux destinées de la France, négliger son heureuse amitié : elle en était bien punie !… La gloire du grand Frédéric, ses souvenirs, son héritage, avaient trop enflé le cœur de la Prusse, ils causaient sa ruine !… » Elle sollicitait, suppliait, implorait. Magdebourg surtout était l’objet de ses vœux. L’Empereur eut à se tenir le mieux qu’il put ; heureusement le mari arriva ; la reine, d’un regard expressif, réprouva ce contretemps, et montra de l’humeur. « En effet, le roi essaya de mettre son mot dans la conversation, gâta toute l’affaire, et je fus délivré, » dit l’Empereur.

L’Empereur eut la reine à dîner : elle déploya, disait-il, vis-à-vis de lui tout son esprit, elle en avait beaucoup ; toutes ses manières, elles étaient fort agréables ; toute sa coquetterie, elle n’était pas sans charmes. « Mais j’étais résolu de tenir bon, ajoutait-il ; toutefois il me fallut beaucoup d’attention sur moi-même pour demeurer exempt de toute espèce d’engagement et de toute parole douteuse, d’autant plus que j’étais soigneusement observé, et tout particulièrement par Alexandre. »

Un instant avant de se mettre à table, Napoléon s’étant approché d’une console y avait pris une très belle rose, qu’il présenta à la reine, dont la main exprima d’abord une espèce de refus apprêté ; mais, se ravisant aussitôt, elle dit : Oui, mais au moins avec Magdebourg. Sur quoi l’Empereur lui répliqua : « Mais je ferai remarquer à Votre Majesté que c’est moi qui la donne, et vous qui allez la recevoir. » Le dîner et tout le reste du temps se passa de la sorte.

La reine était à table entre les deux empereurs, qui firent assaut de galanterie. On s’était placé d’après la bonne oreille d’Alexandre : il en est une dont il entend à peine. Le soir venu, et la reine retirée, l’Empereur, qui n’avait cessé d’être de la plus grande amabilité, mais qui s’était vu pourtant souvent poussé à bout, résolut d’en finir. Il manda M. de Talleyrand et le prince Kourakin, parla de la grosse dent ; et lâchant, dit-il, les gros mots, fit sentir qu’après tout une femme et la galanterie ne pouvaient ni ne devaient altérer un système conçu pour les destinées d’un grand peuple ; qu’il exigeait que l’on conclût à l’instant, et que l’on signât de suite ; ce qui fut fait comme il l’avait voulu. « Ainsi la conversation de la reine de Prusse, disait-il, avança le traité de huit ou quinze jours. » Le lendemain, la reine se préparait à venir renouveler ses attaques ; elle fut indignée quand elle apprit la signature du traité. Elle pleura beaucoup, et résolut de ne plus voir l’empereur Napoléon. Elle ne voulait pas accepter son second dîner. Alexandre fut obligé d’aller lui-même la décider ; elle jetait les hauts cris, elle prétendait que Napoléon lui avait manqué de parole. Mais Alexandre avait toujours été présent. Il avait été un témoin même dangereux, prêt à témoigner en sa faveur au moindre geste, à la moindre parole échappés à Napoléon, « Il ne vous a rien promis, lui disait-il ; si vous pouvez me prouver le contraire, je m’engage ici à le lui faire tenir d’homme à homme, et il le fera, j’en suis sûr. – Mais il m’a donné à entendre, disait-elle… – Non, disait Alexandre, et vous n’avez rien à lui reprocher. » Enfin elle vint. Napoléon, qui n’avait plus à se défendre, n’en fut que plus aimable pour elle. Elle joua quelques moments le rôle de coquette offensée ; et le dîner fini, quand elle voulut se retirer, Napoléon la reconduisant, arrivé au milieu de l’escalier où il s’arrêtait, elle lui serra la main, et lui dit avec une espèce de sentiment : « Est-il possible qu’ayant eu le bonheur de voir d’aussi près l’homme du siècle et de l’histoire, il ne me laisse pas la liberté et la satisfaction de pouvoir l’assurer qu’il m’a attachée pour la vie !… – Madame, je suis à plaindre, lui répondit gravement l’Empereur ; c’est un effet de ma mauvaise étoile. » Et il prit congé d’elle.

Arrivée à sa voiture, elle s’y jeta en sanglotant, fit appeler Duroc qu’elle estimait beaucoup, lui renouvela toutes ses plaintes, et lui dit, en montrant le palais : « Voilà une maison où l’on m’a cruellement trompée. »

« La reine de Prusse, disait l’Empereur, avait certainement des moyens, beaucoup d’instruction et une grande habitude ; elle régnait véritablement depuis plus de quinze ans. Aussi, en dépit de mon adresse et de tous mes efforts, se montra-t-elle constamment maîtresse de la conversation, la domina toujours, revint sans cesse à son sujet, peut-être trop, mais du reste avec une grande convenance, et sans qu’il fût possible de s’en fâcher ; et il est vrai de dire que l’objet était important pour elle, le temps précieux et court.

« Un des hauts contractants lui répéta plusieurs fois, disait l’Empereur, qu’elle eût dû venir dès le principe ou pas du tout, lui rappelant que, pour sa part, il avait fait tout son possible pour qu’elle vînt tout de suite. On voulait, disait l’Empereur, qu’il y eût recherché un intérêt personnel ; mais, par contre, le mari avait mis un intérêt tout aussi personnel à s’y opposer.

« Le roi de Prusse, disait-il, m’avait fait demander son audience de congé. Alexandre me fit prier, avec mystère, de la retarder seulement de vingt-quatre heures. Je le fis, croyant bien que je me montrais là bon ami. Le roi de Prusse ne me l’a jamais pardonné, non qu’il se doutât en aucune manière de mon véritable tort, disait-il en souriant malignement, mais parce qu’il trouvait la majesté royale blessée d’avoir vu renvoyer au lendemain l’audience qu’il demandait pour le jour même.

« Un autre poids à mon sujet, qu’il n’a jamais pu s’ôter de dessus le cœur, c’était d’avoir violé, disait-il, son territoire d’Anspach, dans notre guerre d’Austerlitz. Dans toutes nos rencontres depuis, quelque grands que fussent les intérêts du moment, il les laissait tous de côté pour revenir à me prouver que j’avais bien réellement violé son territoire à Anspach. Il avait tort ; mais enfin il en était persuadé, et son ressentiment était celui d’un honnête homme : toutefois sa femme s’en dépitait, et lui eût voulu une plus haute politique, etc. »

Napoléon, du reste, se reprochait, disait-il, comme une véritable faute d’avoir reçu en aucune manière le roi de Prusse à Tilsit. Sa première détermination avait été de le refuser. Il eût alors été tenu à moins de ménagements envers lui, et eût pu lui garder la Silésie ; il en eût enrichi la Saxe et se fût probablement par là réservé d’autres destinées. Il disait aussi : « J’apprends que les politiques aujourd’hui blâment fort mon traité de Tilsit. Ils ont découvert, depuis mes désastres, que par là j’avais mis l’Europe à la merci des Russes ; mais si j’avais réussi à Moscou, et on sait à combien peu cela a tenu, ils auraient admiré sans doute alors combien j’avais mis, au contraire, par ce traité, les Russes à la merci de l’Europe. J’avais de grandes vues sur les Allemands… Mais j’ai échoué, et partant, j’ai eu tort : cela est de toute justice… »

Presque tous les jours, à Tilsit, les deux empereurs et le roi sortaient ensemble à cheval ; mais celui-ci était toujours maladroit ou malheureux, disait Napoléon. Les Prussiens en souffraient visiblement. Napoléon était constamment entre les deux souverains : or, le roi pouvait à peine suivre, ou bien heurtait et gênait sans cesse Napoléon. Revenait-on, d’un saut les deux empereurs étaient à terre, et ils se prenaient par la main pour monter ensemble les escaliers. Mais comme Napoléon faisait les honneurs, il n’eût pas voulu rentrer avant d’avoir vu passer le roi : alors il fallait l’attendre longtemps, et, comme il plut souvent, il en résultait que les deux empereurs se mouillaient à cause du roi, au grand mécontentement de tous les spectateurs.

« Cette maladresse ressortait d’autant plus, disait l’Empereur, qu’Alexandre est plein de grâces, et se trouverait de niveau avec tout ce qu’il y a de plus aimable dans les salons de Paris. Alexandre se trouvait parfois si fatigué de son compagnon, qu’absorbaient ses chagrins en toute autre cause, que nous rompions de concert la société, pour nous délivrer plus tôt. On se séparait donc immédiatement après le dîner, sous prétexte de quelques affaires chez soi ; mais Alexandre et moi nous nous retrouvions bientôt ensuite pour prendre le thé chez l’un ou chez l’autre, et nous restions alors à causer ensemble jusqu’à minuit et au-delà. »

Alexandre et Napoléon se revirent quelque temps après à Erfurt, et se donnèrent les plus grandes marques d’affection. Alexandre y proféra hautement les sentiments d’une amitié tendre et d’une admiration véritable. Ils passèrent ensemble quelques jours dans le charme d’une intimité parfaite et les communications les plus familières de la vie privée. « C’étaient deux jeunes gens de bonne compagnie, disait l’Empereur, dont les plaisirs en commun n’auraient eu rien de caché l’un pour l’autre. »

Napoléon avait fait venir à Erfurt tout ce que notre scène française comptait de plus distingué. Une actrice fort connue, l’une des jeunes premières, attira l’attention de son hôte, qui eut un moment la fantaisie de faire sa connaissance. Il demandait à son compagnon s’il ne pouvait y avoir aucun inconvénient. « Nul, répondit celui-ci ; seulement, ajouta-t-il avec intention, c’est un moyen sûr et rapide pour que vous soyez bientôt connu de tout Paris. Après-demain, jour de poste, partiront les plus petits renseignements, et, sous peu, il n’y a pas de statuaire à Paris qui ne pût facilement modeler votre personne de la tête aux pieds. » Le danger d’une telle publicité calma sur-le-champ l’ardeur naissante ; car le soupirant, disait Napoléon, se montrait fort circonspect sur cet article, et sans doute, remarquait-il gaiement, par la crainte de l’adage connu : Quand le masque tombe, le héros s’évanouit.

Si l’Empereur l’eût voulu, Alexandre, assurait-il, lui eût certainement donné sa sœur en mariage ; sa politique l’y eût déterminé, si même son inclination n’y avait pas été. Il fut saisi en apprenant le mariage avec l’Autriche, et s’écria : « Me voilà renvoyé au fond de mes forêts ! » S’il sembla tergiverser d’abord, c’est qu’il lui fallait quelque temps pour prononcer ; sa sœur était bien jeune, et puis il fallait le consentement de sa mère. Le testament de Paul le voulait ainsi, et l’impératrice mère était des plus passionnées contre Napoléon. Livrée d’ailleurs à toutes les absurdités, aux contes ridicules qu’on s’était plu à répandre sur sa personne : « Comment, disait-elle, marierai-je ma fille à un homme qui ne peut être le mari de personne ? Un autre homme viendra donc dans le lit de ma fille, si l’on veut en avoir des enfants ? elle n’est pas faite pour cela. – Ma mère, lui disait Alexandre, pouvez-vous bien vous nourrir des libelles de Londres et des lazzis des salons de Paris ? Si c’est là toute la difficulté, s’il n’y a que cela qui vous embarrasse, moi je vous le cautionne, et beaucoup d’autres pourront vous le cautionner avec moi.

Si l’affection d’Alexandre a été sincère pour moi, disait encore l’Empereur, c’est l’intrigue qui me l’a aliéné. Des intermédiaires, Metternich ou autres, à l’instigation de Talleyrand, ou même ce dernier directement, n’ont cessé, en temps opportun, de lui citer les ridicules dont je l’avais accablé, disaient-ils, l’assurant qu’à Tilsit et à Erfurt, il n’avait pas plus tôt le dos tourné que je m’égayais fort d’ordinaire à son sujet. Alexandre est fort susceptible, ils l’auront facilement aigri. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il s’en est plaint amèrement à Vienne lors du congrès, et pourtant rien n’était plus faux, il me plaisait et je l’aimais. »

Un aide de camp de Napoléon fut envoyé, aussitôt après le traité de Tilsit, auprès d’Alexandre, à Pétersbourg ; il y fut comblé de bons traitements, et ne tarit pas sur les efforts et la galanterie d’Alexandre pour se rendre agréable à son nouvel allié.

Ce même aide de camp devint plus tard ministre de la police, et en 1814, peu de temps après la restauration, il fit, assure-t-on, une citation heureuse au sujet de sa mission en Russie. Lui étant demandé un jour, aux Tuileries, avec une sorte d’abandon tout à fait naïf, par quelqu’un très avant dans la confiance du roi : « À présent que tout est fini, vous pouvez tout dire ; apprenez-nous quel était votre agent à Hartwell (c’était, comme l’on sait, la demeure de Louis XVIII en Angleterre). L’interpellé, surpris du peu de goût de la question, répondit avec dignité : Monsieur le comte, l’Empereur regardait l’asile des rois comme un sanctuaire inviolable, et nous l’observions. On nous a fait connaître aujourd’hui qu’on n’en agissait pas de même à son égard. Mais vous, Monsieur le comte, vous devriez avoir moins de doute qu’un autre. Quand j’arrivai à Pétersbourg, vous y étiez au nom du roi. L’empereur Alexandre, dans la première chaleur de sa réconciliation, me donna connaissance de tout ce qui vous concernait, et demanda si l’on voulait qu’il vous fît sortir de ses États. Je n’avais point d’ordres ; j’écrivis pour prendre ceux de l’Empereur. Sa réponse fut, courrier par courrier, qu’il lui suffisait de l’amitié sincère d’Alexandre ; que jamais il n’entrerait dans ses autres rapports particuliers ; qu’il n’avait pas de haine personnelle contre les Bourbons ; que, s’il croyait même qu’il leur fût possible de l’accepter, il leur offrirait un asile en France, et tel château royal qui leur serait agréable. Si vous ignorâtes alors cette lettre, continua le duc de Rovigo, faites-la chercher aujourd’hui, vous la trouverez sans doute dans les cartons des relations extérieures. »


Arrivée des commissaires étrangers – Étiquette forcée de Napoléon, anecdotes – Conseil d’État ; détails du local ; habitudes – Citations de quelques séances ; digression – Gassendi. Les régiments croates – Ambassadeurs – Bans de la garde nationale, l’Université, etc., etc..


Lundi 17.

L’Empereur est sorti de bonne heure. Il a demandé la calèche pour faire un tour avant déjeuner. Au moment de monter, on est venu nous dire que la frégate le Newcastle et la frégate l’Oronte étaient devant le port, courant des bordées pour entrer. Ces deux bâtiments avaient manqué l’île dans la nuit, et étaient obligés de l’attaquer sous le vent. Ils avaient quitté l’Angleterre le 23 avril, et nous apportaient le bill qui concerne la détention de l’Empereur. La législature anglaise avait converti en loi la détermination des ministres à cet égard. Les commissaires des trois puissances d’Autriche, de France et de Russie, étaient aussi à bord de ces bâtiments.

Dans le courant de la journée, l’Empereur, parlant des formes, des costumes qu’il avait prescrits, de l’étiquette qu’il avait introduite, disait : « Il m’était devenu bien difficile de m’abandonner à moi-même. Je sortais de la foule ; il me fallait, de nécessité, me créer un extérieur, me composer une certaine gravité, en un mot, établir une étiquette, autrement l’on m’eût journellement frappé sur l’épaule. En France, nous sommes naturellement enclins à une familiarité déplacée, et j’avais à me prémunir surtout contre ceux qui avaient sauté à pieds joints sur leur éducation. Nous sommes très facilement courtisans, très obséquieux au début, portés d’abord à la flatterie, à l’adulation ; mais bientôt arrive, si on ne la réprime, une certaine familiarité qu’on porterait aisément jusqu’à l’insolence. On sait que nos rois n’étaient pas exempts de cet inconvénient. » Et l’Empereur a cité une anecdote, sous Louis XV, fort caractéristique, celle de ce courtisan, disait-il, à qui ce prince demanda, à son lever, combien il avait d’enfants. « Quatre, Sire, » répondit-il. Le roi, ayant eu occasion de lui parler en public deux ou trois fois dans la journée, lui fit précisément toujours la même question : « Un tel, combien avez-vous d’enfants ? » Et toujours l’autre répondit : « Quatre, Sire. » Enfin le soir, au jeu, le roi lui ayant demandé encore : « Un tel, combien avez-vous d’enfants ? – Sire, répondit-il cette fois, six. – Comment diable ! reprit le roi, mais il me semble que vous m’aviez dit quatre ? – Ma foi, Sire, c’est que j’ai craint de vous ennuyer en vous répétant toujours la même chose. »

« Sire, dit alors à l’Empereur l’un de nous, voici une anecdote d’un pays voisin, digne de celle qui vient d’être mentionnée, et qui pourra servir à comparer l’insolence gratuite du courtisan d’un maître absolu avec l’énergique ressentiment de celui qui n’a rien à redouter de son souverain constitutionnel.

« Quelqu’un de la haute société, à Londres, ayant à se plaindre d’un grand personnage dont il avait été fort maltraité, à je ne sais quel sujet, jura devant ses amis de le lui faire payer ostensiblement. Ayant appris que le grand personnage devait paraître à une fort belle assemblée, il s’y rend lui-même de bonne heure, et se place près de la maîtresse de la maison. Quand le grand personnage vient à débiter à cette dame son petit mot de compliment, et qu’il n’a pas encore la face retournée, le mécontent se penche négligemment vers la dame, lui demandant à haute voix quel peut être là son gras ami (who is your fat friend). La dame, qui en devient rouge, le pousse du coude, lui disant tout bas : Taisez-vous donc, ne voyez-vous pas que c’est le prince régent ? À quoi le monsieur de répondre, d’une voix encore plus élevée : Comment, le prince !… mais, sur mon honneur, le voilà devenu aussi gras qu’un cochon (how the prince !… but, upon my word, he is grown as fat as a pig). »

Libre à chacun de deviser sur le mérite relatif des deux insolents : tous deux sont fort blâmables sans doute, et, si le nôtre présente moins de grossièreté, il faut convenir aussi que son impertinence est tout à fait sans but et purement gratuite.

Dans un autre moment de la journée, l’Empereur a dit beaucoup de choses sur les séances du Conseil d’État. Je lui en avais cité plusieurs ; d’autres nous demeuraient déjà douteuses et effacées. « Et bien, m’a-t-il ajouté, encore quelque temps, et il en restera à peine vestige dans le souvenir. » Ne pouvant dormir cette nuit, ces paroles me sont revenues, et, durant mon insomnie, je repassais minutieusement dans mon esprit tout ce que j’avais connu du Conseil d’État, le local de ses séances, les habitudes, les formes, etc., etc. ; et je ne crois pouvoir mieux employer l’oisiveté de notre solitude de Sainte-Hélène que de les consigner ici. J’y joindrai de temps à autre ce qui me reviendra des séances dont j’ai été le témoin, à mesure qu’elles se présenteront à ma mémoire. Il en est pour qui tous ces détails seront de quelque prix.

La salle du Conseil d’État aux Tuileries, lieu ordinaire des séances, était une pièce latérale à la chapelle et de toute sa longueur ; le mur mitoyen présentait plusieurs portes pleines, qui, ouvertes le dimanche, formaient les travées de la chapelle ; c’était une très belle pièce allongée. À l’une de ses extrémités, vers l’intérieur du palais, était une grande et belle porte qui servait de passage à l’Empereur, lorsque, suivi de sa cour, il se rendait le dimanche à sa tribune pour y entendre la messe. Cette porte ne s’ouvrait le reste de la semaine que pour l’Empereur, quand il arrivait à son Conseil d’État. Les membres de ce Conseil n’entraient que par deux petites portes pratiquées à l’extrémité opposée.

Dans toute la longueur de la salle, à droite et à gauche, était établie accidentellement, et pour le temps du conseil seulement, une longue file de tables assez éloignées du mur pour y admettre un siège et une libre circulation extérieure. Là s’asseyaient hiérarchiquement les conseillers d’État, dont la place d’ailleurs se trouvait désignée par un carton portant leur nom, et renfermant leurs papiers. À l’extrémité de la salle, vers la grande porte d’entrée et transversalement à ces deux files de tables, il en était placé de semblables pour les maîtres des requêtes ; les auditeurs prenaient place sur des tabourets ou des chaises, en arrière des conseillers d’État.

À l’extrémité supérieure de la salle, en face de la grande porte d’entrée, se trouvait la place de l’Empereur, sur une estrade élevée d’une ou deux marches. Là étaient son fauteuil et une petite table recouverte d’un riche tapis et garnie de tous les accessoires nécessaires, ainsi qu’en avaient devant eux tous les membres du conseil : papier, plumes, encre, canifs, etc.

À la droite de l’Empereur, mais au-dessous de lui et à notre niveau, le prince archichancelier, sur sa petite table séparée ; à sa gauche, le prince architrésorier, qui y assistait fort rarement ; et enfin, à la gauche encore de celui-ci, M. Locré, rédacteur des procès-verbaux du Conseil.

Quand il venait accidentellement des princes de la famille, ils avaient une pareille table placée sur le même alignement, et selon leur rang hiérarchique. Si c’étaient seulement des ministres, qui tous d’ailleurs avaient faculté de se présenter au Conseil quand bon leur semblait, ceux-ci prenaient place sur les files latérales, en tête des premiers conseillers d’État. Une grande enceinte intérieure restait vide ; elle n’était jamais traversée que par l’Empereur ou les membres du Conseil quand ils allaient lui prêter serment.

Des huissiers, même pendant les délibérations, parcouraient silencieusement la salle pour le service des membres du Conseil. Chacun de ceux-ci d’ailleurs se levait à son gré, et circulait extérieurement pour chercher auprès de ses collègues les renseignements particuliers dont il eût pu avoir besoin.

Les pourtours supérieurs de la salle représentaient des peintures allégoriques relatives aux fonctions du Conseil d’État : telles que la Justice, le Commerce, l’Industrie, etc., etc. ; et enfin le plafond se trouvait décoré du beau tableau de la bataille d’Austerlitz par Gérard ; ainsi c’était sous un des plus beaux lauriers dont Napoléon ait ennobli la France qu’il administrait son intérieur.

C’est dans cet endroit que, durant près de dix-huit mois, j’ai joui de la satisfaction inappréciable d’assister régulièrement deux fois la semaine à des séances si précieuses par leur intérêt spécial, et bien plus encore par la présence de l’Empereur ; qui n’y manquait jamais, et semblait en être réellement l’âme et la vie. C’est là que je l’ai vu prolonger quelquefois les séances depuis onze heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, et montrer à la fin autant de facilité, d’abondance, de fraîcheur d’esprit et de tête qu’en commençant, lorsque nous autres nous tombions tous de lassitude et de fatigue.

Quand la cour était à Saint-Cloud, c’était là que le Conseil était convoqué ; mais quand la séance y était indiquée de trop bon matin, ou s’annonçait devoir être trop longue, alors il arrivait à l’Empereur de la suspendre, pour qu’on pût prendre quelque nourriture, et il s’élevait alors dans quelques pièces voisines, pour les besoins du Conseil, une certaine quantité de petites tables des plus magnifiquement servies, et surtout comme par enchantement ; car, pour le dire en passant, rien ne saurait donner une juste idée de l’espèce de féerie en toutes choses dont nous avons été les témoins dans les palais impériaux.

L’heure de la séance du Conseil était indiquée chaque fois dans nos lettres de convocation ; en général, c’était pour onze heures.

Quand un nombre suffisant de membres était arrivé, l’archichancelier, qu’on y trouvait toujours le premier, et qui présidait le Conseil en l’absence de l’Empereur, ouvrait la séance, et entamait alors ce qu’on appelait le petit ordre du jour, ne contenant que les affaires de simples localités et de pure forme.

Une heure plus tard, d’ordinaire, le tambour, battant au champ dans l’intérieur du palais, nous annonçait l’arrivée de l’Empereur. La grande porte s’ouvrait, on annonçait Sa Majesté : tout le Conseil se levait, et l’Empereur entrait, précédé de son chambellan et de son aide de camp de service, qui lui présentaient son fauteuil, recevaient son chapeau, et demeuraient à la séance en arrière de lui, prêts à recevoir et à exécuter ses ordres.

L’archichancelier présentait alors à l’Empereur le grand ordre du jour, contenant la série des objets en délibération. L’Empereur les parcourait, et nommait tout haut l’objet qu’il lui plaisait de déterminer. Le conseiller d’État chargé de ce rapport en faisait lecture, et la délibération commençait.

Chacun pouvait prendre la parole : si plusieurs se présentaient à la fois, l’Empereur en désignait l’ordre : on parlait de sa place et assis ; on ne pouvait pas lire, il fallait improviser. Quand l’Empereur jugeait la discussion, à laquelle d’ailleurs il prenait beaucoup de part lui-même, suffisamment éclaircie, il faisait un résumé toujours lumineux, souvent neuf et piquant, concluait et mettait aux voix.

J’ai dit ailleurs de quelle liberté on jouissait dans ces délibérations. L’ardeur, s’animant par degrés, devenait parfois extrême, et souvent les discussions se prolongeaient outre mesure, surtout lorsque l’Empereur, s’occupant probablement d’autre chose, semblait, par distraction ou autrement, y être devenu étranger ; alors d’ordinaire il promenait sur la salle un œil incertain, ou mutilait les crayons avec son canif, ou piquait avec ce même canif le tapis de sa table, ou le bras de son fauteuil, ou bien encore usait son crayon ou sa plume à des griffonnages ou à des traits bizarres, qui, à son départ, devenaient l’objet de la convoitise des jeunes gens, qui se les arrachaient ; et il fallait voir alors, si par hasard il y avait tracé quelque nom de pays ou de capitale, les inductions à perte de vue qu’on cherchait à en tirer.

Quelquefois aussi, comme l’Empereur venait au Conseil précisément après avoir mangé, et souvent après de grandes fatigues du matin, il lui arrivait d’arrondir son bras sur la table, d’y poser sa tête et de s’endormir. L’archichancelier se saisissait, dès cet instant, de la délibération, qui allait toujours son train, et que l’Empereur, à son réveil, reprenait au point où elle se trouvait, si même elle n’était terminée et remplacée par une nouvelle. Il arrivait encore très souvent à l’Empereur de demander un verre d’eau et du sucre ; et à cet effet, et pour son usage, il se trouvait toujours sur l’une des tables de la chambre voisine, et hors de toute précaution, tout ce qui était nécessaire.

L’Empereur avait l’habitude, comme l’on sait, de prendre du tabac à chaque instant ; c’était en lui une espèce de manie exercée la plupart du temps par la distraction. Sa tabatière se trouvait bientôt vide, et il n’en continuait pas moins d’y puiser à chaque instant, ou de la porter constamment tout ouverte à son nez, surtout quand il avait lui-même la parole. C’était alors aux chambellans qui s’étaient faits le plus à son service, ou qui y mettaient le plus de recherche, à lui soustraire cette tabatière vide pour y en substituer une pleine ; car il existait une grande émulation de soins, de galanterie parmi les chambellans favorisés du service habituel près de l’Empereur, service extrêmement envié. C’était, du reste, à peu près toujours les mêmes, soit qu’ils s’intriguassent beaucoup pour y demeurer, soit qu’il fût naturellement plus agréable à l’Empereur de voir continuer un service déjà goûté. Au demeurant, c’était le grand maréchal Duroc qui arrêtait toutes ces dispositions.

Au sujet de ces soins et de cette galanterie, l’un d’eux qui s’était aperçu que l’Empereur, allant au théâtre, oubliait parfois sa lorgnette, dont il faisait un grand usage au spectacle, avait imaginé d’en faire faire une toute semblable et de verres pareils, si bien que la première fois qu’il vit l’Empereur en être privé, il la lui présenta comme la sienne. De retour dans son intérieur, l’Empereur se trouva donc avoir deux lorgnettes, sans qu’on pût lui dire comment. Le lendemain il s’enquit du chambellan dont il l’avait reçue, qui lui répondit simplement que c’en était une en réserve pour son besoin.

L’Empereur ne laissait pas d’être fort sensible à ces soins, innocents en eux-mêmes ; l’on pourrait même dire touchants, s’ils ne venaient que du cœur et s’ils n’avaient d’autre guide qu’une véritable affection ; car alors on ne se montrait pas par là un courtisan servile, mais bien un serviteur tendrement dévoué ; d’autant plus que Napoléon, de son côté, bien qu’on en ait voulu dire dans les salons de Paris, était plein de véritables égards pour les personnes de son service. Quand il quittait Paris pour Saint-Cloud, la Malmaison ou autres lieux, en un mot, ce qu’on appelait à la cour être à la campagne, il admettait d’ordinaire son service au nombre des réceptions privées qui composaient le soir son cercle familier, et dont la faveur était tenue à si haut prix. Dans ces circonstances encore, il faisait manger avec lui ses chambellans. Aussi un jour, à Trianon, à table, et fort enrhumé du cerveau, ce qui lui arrivait souvent, il eut besoin d’un mouchoir ; et comme on courait le chercher, le chambellan de service, assis à ses côtés, et parent de Marie-Louise, s’empressa de lui en présenter un dont il avait eu soin de se précautionner, et voulait reprendre l’autre. « Je vous remercie, dit l’Empereur ; mais je ne pardonnerais pas qu’on pût dire que j’ai laissé M. un tel toucher mon mouchoir sale. » Et il le jeta par terre. Tel était pourtant l’homme que dans nos cercles l’on disait si grossier, si brutal, maltraitant tout son service, et jusqu’aux dames du palais même. Le fait est que l’Empereur, au contraire, était des plus scrupuleusement attaché aux convenances, et fort sensible aux petits soins qu’il recevait, bien qu’il n’en témoignât jamais rien, il est vrai ; c’était manie ou système chez lui ; il fallait savoir le deviner, et l’on s’en apercevait à son œil devenu plus attentif, au son de sa voix plus radouci. Au rebours d’autres qui accablent d’expressions touchantes, qu’ils ne sentent souvent pas, Napoléon semblait s’être fait la loi de contenir ou de déguiser les sensations bienveillantes qu’on lui inspirait. Je crois l’avoir déjà dit ailleurs ; en voici quelques preuves nouvelles qui me reviennent en cet instant : elles seront d’autant plus caractéristiques, qu’elles appartiendront à Longwood même, où Napoléon néanmoins devait avoir plus d’abandon et se tenir moins en garde.

J’étais d’ordinaire assis auprès de mon fils quand l’Empereur lui dictait, tout en marchant dans son appartement ; or il lui arrivait souvent de s’arrêter derrière moi pour voir où en était la dictée. Combien de fois, dans cette situation, il me serrait la tête de ses deux bras ! Souvent alors une légère pression me rapprochait d’abord de lui ; mais presque aussitôt réprimant ce mouvement, il ne semblait plus qu’avoir voulu s’accouder sur mes épaules, ou bien encore s’essayer, comme par jeu, de me faire plier, se récriant alors sur ma force.

À mon fils, qu’il aimait beaucoup, je l’ai vu souvent faire de la main ce qu’on eût pu appeler une caresse ; et comme pour annuler tout aussitôt ce geste, l’accompagner à l’instant de paroles dites d’une voix relevée, approchant fort de la brusquerie. Enfin je l’ai vu entrant un jour au salon, dans des dispositions de contentement et de distraction, prendre affectueusement la main de madame Bertrand, l’élever pour la porter à ses lèvres, et s’arrêter subitement par un mouvement qui eût eu de la gaucherie, si madame Bertrand elle-même n’y eût pourvu en s’empressant, avec cette grâce parfaite qui la caractérise, de baiser elle-même cette main qui lui avait été tendue. Mais me voilà bien loin de mon sujet, je me suis laissé aller au bavardage. Revenons au Conseil d’État.

On nous distribuait, imprimés et à domicile, tous les rapports, les projets d’avis et de décrets que nous devions discuter. Il est tel objet, l’Université, par exemple, qui a subi peut-être vingt rédactions ; d’autres languissaient longtemps dans les cartons, ou finissaient même par disparaître tout à fait sans qu’il en fût donné aucun motif.

Au retour de ma mission en Hollande, et tout nouvellement membre du Conseil d’État, spécialement attaché à la marine, dans tout le feu de mon premier zèle, et fort de mes observations en Hollande, je pris la parole sur la conscription, laquelle se discutait en cet instant. Je demandai qu’il fût permis à tous les conscrits hollandais, vu leur sympathie naturelle, de choisir le service de la marine. Je demandai encore que dans toute la conscription française, il fût loisible à chacun de faire le même choix. Je faisais ressortir les inconvénients qu’on évitait par là, et les grands avantages qu’on se procurait. On ne pouvait, disais-je, trop multiplier nos marins. Nos équipages de vaisseaux étaient de vrais régiments ; les mêmes hommes étaient donc tout à la fois matelots et soldats, canonniers et pontonniers ; avec la même solde, on obtenait deux services, etc. Le tout allait fort bien jusque-là ; je me félicitais intérieurement, je touchais à ma conclusion, quand le mot eut le malheur de me manquer ; l’absence atteignit bientôt jusqu’à l’idée, et me voilà muet, interdit, sans plus savoir ni ce que je voulais, ni même où j’étais. Je parlais là pour la première fois ; j’avais fait une entreprise extraordinaire, celle de surmonter ma timidité naturelle. Un silence profond régnait autour de moi, une multitude d’yeux m’ajustaient ; je crus que j’allais défaillir. Il ne me resta plus qu’à avouer ma souffrance, à dire à l’Empereur que je préférerais bien davantage de me trouver à une bataille, et qu’à lui demander enfin la permission d’achever par la lecture de quelques lignes écrites. Mais à partir de là il ne m’est jamais venu l’envie de prendre la parole de nouveau ; j’en ai été guéri pour toujours ; mon éloquence ne s’est jamais répétée. Toutefois, et malgré ma mésaventure, mon peu de paroles n’avait pas été perdu pour l’Empereur ; car, à quelques jours de là, l’aide de camp de service, le comte Bertrand, me dit que Sa Majesté jouant au billard, et voyant entrer le ministre de la marine, l’avait apostrophé sur le sujet, lui disant : « Eh bien ! Las Cases nous a lu au Conseil un très-bon mémoire sur la composition des matelots : il est loin d’être de votre avis sur l’âge que vous voulez d’eux, etc., etc. »

Il n’y avait pas de séance présidée par l’Empereur qui ne fût du plus grand intérêt, parce qu’il y parlait toujours, et que tout ce qu’il disait était extrêmement remarquable. J’en sortais toujours enthousiasmé ; mais ce qui me surprenait fort et m’indignait beaucoup, c’était d’entendre le soir répéter dans les salons quelques-unes de ces choses, mais toujours très défigurées et en général très malveillantes. D’où pouvait naître une si singulière circonstance ? Était-ce infidélité dans celui qui avait entendu ? était-ce méchanceté chez celui à qui on l’avait redit ? Toutefois la chose était ainsi.

J’eus plus d’une fois l’envie, dans le temps, d’écrire ce dont j’avais été le témoin, et j’ai beaucoup regretté depuis de ne l’avoir pas fait. Je vais transcrire ici quelques souvenirs épars qui reviennent à ma mémoire.

Un jour l’Empereur, parlant des droits politiques à accorder à des étrangers d’origine française, disait : « Le plus beau titre sur la terre est d’être né Français ; c’est un titre dispensé par le ciel, qu’il ne devrait être donné à personne sur la terre de pouvoir retirer. Pour moi, je voudrais qu’un Français d’origine, fût-il à sa dixième génération d’étranger, se trouvât encore Français s’il le réclamait. Je voudrais, s’il se présentait sur l’autre rive du Rhin disant : Je veux être Français, que sa voix fût plus forte que la loi, que les barrières s’abaissassent devant lui, et qu’il rentrât triomphant au sein de la mère commune. »

Une autre fois il disait, au sujet de je ne sais quoi : « L’Assemblée constituante fut bien gauche d’abolir jusqu’à la noblesse purement titulaire, ce qui humilia beaucoup de monde. Moi, je fais mieux, j’anoblis tous les Français ; chacun peut être fier. »

Une autre fois, et je l’ai peut-être déjà cité ailleurs, il disait : « Je veux élever la gloire du nom français si haut qu’il devienne l’envié des nations ; je veux un jour, Dieu aidant, qu’un Français voyageant en Europe croie se trouver toujours chez lui. »

Enfin une autre fois encore, et au sujet d’un projet de décret dont je ne me rappelle pas quel a été le résultat, mais qui avait pour objet de déterminer que les rois de la famille impériale occupant des trônes étrangers laisseraient leurs titres et leur étiquette de roi à la frontière, pour ne les reprendre qu’en sortant, l’Empereur, répondant à quelques objections et exposant les motifs, dit : « Du reste, je leur réserve en France un bien plus beau titre encore ; ils y seront plus que rois, ils seront princes français. »

Je pourrais multiplier à l’infini une foule de citations pareilles : elles doivent être demeurées dans le souvenir de tous les membres du Conseil comme dans le mien. À présent l’on s’étonnera peut-être qu’ayant vu si souvent l’Empereur, qu’en ayant entendu de telles paroles, j’aie dit que je ne le connaissais pas encore quand je me suis déterminé à le suivre. Ma réponse est que dans les temps dont je parle j’avais à son sujet encore plus d’admiration et d’enthousiasme que de véritable conviction. Nous étions assaillis, dans le palais même, de tant de bruits absurdes sur sa personne et son petit intérieur, nous avions si peu de communication directe avec lui, qu’à force d’avoir entendu répéter les mêmes choses, il me restait peut-être, à l’insu de moi-même, une espèce de défiance et de doute. On nous le disait si dissimulé, si astucieux, si rusé, qu’il était possible, après tout, qu’il prononçât en public d’aussi magnifiques paroles dans quelque vue particulière et sans le sentir aucunement : il en est tant qui pensent si mal et s’expriment si bien ! Aussi ce n’est qu’ici, à Longwood, et depuis que j’ai appris à le connaître à fond, que je sais combien il était là réellement et naturellement lui-même. Jamais peut-être, sur la terre nul n’aima la France et son lustre comme lui ; il n’est pas de sacrifice qui lui eût coûté pour elle. Il l’a prouvé à Châtillon, il l’a prouvé au retour de Waterloo, et il l’exprimait énergiquement quand sur son roc il me disait ces paroles mémorables que j’ai déjà citées : « Non, mes véritables souffrances ne sont point ici ! »

Mais voici d’autres sujets, les uns plaisants, d’autres plus graves. Un jour le conseiller d’État, général Gassendi, se trouvant prendre part à la discussion du moment, s’y appuya de la doctrine des économistes ; l’Empereur, qui l’aimait beaucoup à titre d’ancien camarade de l’artillerie, l’arrêtant, lui dit : « Mais, mon cher, qui vous a rendu si savant ? où avez-vous pris de tels principes ? » Gassendi, qui parlait rarement, après s’être défendu de son mieux, se trouvant dans ses derniers retranchements, répondit qu’après tout c’était de lui, Napoléon, qu’il avait pris cette opinion. « Comment ! s’écria l’Empereur avec chaleur, que dites-vous là ? est-ce bien possible ? Comment ! de moi, qui ai toujours pensé que s’il existait une monarchie de granit, il suffirait des idéalités des économistes pour la réduire en poudre ! » Et après quelques autres développements, partie ironiques, partie sérieux, il conclut : « Allons, mon cher, vous vous serez endormi dans vos bureaux, et vous y aurez rêvé tout cela. » Gassendi, qui se fâchait aisément, lui riposta : « Oh ! pour nous endormir dans nos bureaux, Sire, c’est une autre affaire, j’en défierais bien avec vous, vous nous y tourmentez trop pour cela. » Et tout le Conseil de rire, et l’Empereur plus fort que les autres.

Une autre fois on s’occupait d’organiser les provinces illyriennes, acquises depuis peu. La partie de ces provinces limitrophes des Turcs avait des régiments croates dont l’organisation était toute particulière ; c’étaient de vraies colonies militaires : elles avaient été imaginées, il y avait plus d’un siècle, par le grand Eugène pour servir de barrière contre les incursions et les brigandages des Turcs, et avaient toujours depuis fort bien rempli leur destination. La commission chargée de ce travail proposait la dissolution de ces régiments croates, et les remplaçait par une garde nationale à l’instar de la nôtre. « Est-on fou ? s’écria l’Empereur à cette lecture ; des Croates sont-ils des Français, et a-t-on bien compris l’excellence de l’institution, son utilité, son importance ? – Sire, répondit celui qui se trouvait dans l’obligation de défendre le rapport, les Turcs n’oseraient pas aujourd’hui recommencer leurs excès. – Et pourquoi cela ? – Sire, parce que Votre Majesté est devenue leur voisin. – Eh bien ? – Sire, ils auraient trop de respect pour votre puissance. – Ah ! oui, Sire, Sire, reprit vertement l’Empereur, des compliments à présent ! Eh bien, Monsieur, allez les porter aux Turcs, qui vous répondront par des coups de fusil, et vous viendrez m’en donner des nouvelles. » Et il prononça dès cet instant que les régiments croates seraient conservés.

Un jour on nous proposa un projet de décret touchant les ambassadeurs. Ce projet était fort remarquable, je ne pense pas qu’on en ait eu connaissance dans le monde. La froideur du Conseil à ce sujet le fit disparaître, ainsi que beaucoup d’autres qui ont éprouvé le même sort ; ce qui, pour le dire en passant, donne une preuve de plus d’une certaine indépendance dans le Conseil, et montre dans l’Empereur plus de modération qu’on ne lui en croyait.

L’Empereur, qui semblait seul appuyer ce décret et y tenir beaucoup, dit, dans sa défense, des choses très curieuses. Il prétendait que les ambassadeurs n’eussent ni prérogatives ni privilèges qui pussent les mettre à l’abri des lois du pays ; tout au plus accordait-il qu’ils fussent soumis seulement à une juridiction plus relevée. « Je ne m’opposerais pas, par exemple, disait-il, à ce qu’ils ne devinssent justiciables qu’après une décision préalable d’une réunion des ministres et des hauts dignitaires de l’empire, à ce qu’ils ne fussent jugés que par un tribunal spécial, composé des premiers magistrats et des premiers fonctionnaires de l’État. M’objecteriez-vous que les souverains, se trouvant compromis dans la personne de leurs représentants, ne m’enverraient plus d’ambassadeurs ? Où serait le malheur ? Je retirerais les miens, et l’État gagnerait d’immenses salaires fort onéreux, et souvent au moins très inutiles. Pourquoi voudrait-on soustraire les ambassadeurs à toute juridiction ? Ils ne doivent être envoyés que pour être agréables, pour entretenir un échange de bienveillance et d’amitié entre les souverains respectifs. S’ils sortent de ces limites, je voudrais qu’ils rentrassent dans la classe de tous, dans le droit commun. Je ne saurais admettre tacitement qu’ils pussent être auprès de moi à titre d’espions à gages, ou bien alors je suis un sot, et je mérite tout le mal qu’il peut m’en arriver. Seulement il s’agit de s’entendre et de le proclamer d’avance, afin de ne pas tomber dans l’inconvénient de violer ce qu’on est convenu d’appeler jusqu’ici le droit des gens et les habitudes reçues. »

« Au plus fort d’une crise célèbre, disait-il, on vint m’avertir qu’un grand personnage (M. le comte d’Artois), venu furtivement de Londres, s’était réfugié chez M. de Cobentzel, et s’y croyait à l’abri sous les immunités de cet ambassadeur d’Autriche. Je mandai M. de Cobentzel pour connaître le fait, et lui déclarer qu’il serait malheureux qu’il en fût ainsi ; car un puéril usage ne serait rien à mes yeux contre le salut d’une nation ; que je n’hésiterais pas à faire saisir le coupable et son recéleur privilégié, à les livrer tous deux à un tribunal, et à les faire exécuter : et je l’aurais fait, Messieurs, ajouta-t-il fièrement en élevant la voix. On le savait bien, aussi on ne s’y frottait pas. » Ces paroles me parurent terribles alors, mais aujourd’hui que je connais si bien Napoléon, je suis sûr qu’elles étaient prononcées bien moins pour le personnage qu’elles concernaient que pour nous tous qui écoutions.

L’Empereur, longtemps avant son expédition de Russie, un ou deux ans peut-être, avait voulu établir dès lors un classement militaire de la nation. Il fut lu au Conseil d’État jusqu’à quinze ou vingt rédactions de l’organisation des trois bans de la garde nationale en France. Le premier, celui des jeunes gens, était d’aller jusqu’à la frontière ; le second, celui de l’âge mitoyen et des hommes mariés, ne sortait pas du département ; enfin le dernier, celui des hommes âgés, demeurait uniquement à la défense de la ville. L’Empereur, qui y tenait beaucoup, y revint souvent, et dit de très belles choses extrêmement patriotiques ; mais il y eut constamment dans tout le Conseil une défaveur marquée, une opposition sourde et inerte. Les affaires marchaient, et l’Empereur, attiré par d’autres objets, vit échapper ce plan que sa prévoyance calculait sans doute pour notre salut ; et qui l’eût été en effet ! Par ce plan plus de deux millions d’individus se seraient trouvés classés, armés lors des désastres ; qui alors eût osé nous aborder ? Dans une de ces séances, l’Empereur eut un mouvement fort chaud, fort remarquable. Un membre (M. Malouet) employait beaucoup de circonlocutions peu favorables à cette organisation. L’Empereur lui adressa sa phrase habituelle. « Parlez hardiment, Monsieur, ne mutilez pas votre pensée, dites-la tout entière ; nous sommes ici entre nous. » L’orateur alors déclara que cette mesure alarmait tout le monde, que chacun frémissait de se voir classé, dans la persuasion que, sous le prétexte de la défense intérieure, on ne s’occupait que du moyen de les transporter au-dehors. « Eh bien ! à la bonne heure, dit l’Empereur, je vous comprends à présent. Mais, Messieurs, dit-il en s’adressant à tout le Conseil, vous êtes tous pères de famille, jouissant d’une grande fortune, exerçant des emplois importants ; vous devez avoir une immense clientèle ; vous devez être bien gauches ou bien peu soigneux, si, avec tous ces avantages, vous n’exercez pas une grande influence d’opinion. Or, comment se fait-il que vous, qui me connaissez si bien, me laissiez si peu connu ! Et depuis quand m’avez-vous vu employer la ruse et la fraude dans mon système de gouvernement ? Je ne suis point timide, et n’ai point l’usage des voies obliques. Si j’ai un défaut, c’est de m’expliquer trop vertement, trop laconiquement peut-être ; je me contente de prononcer ; j’ordonne, parce que je m’en repose ensuite, pour les formes et les détails, sur les intermédiaires qui exécutent ; et Dieu sait si, sur ce point, j’ai beaucoup à me louer ! Si donc j’avais besoin de monde, je le demanderais hardiment au Sénat qui me l’accorderait ; et si je ne l’obtenais de lui, je m’adresserais au peuple même, que vous verriez marcher avec moi. Je vous étonne peut-être, car vous semblez parfois ne pas vous douter du véritable état des choses. Sachez que ma popularité est immense, incalculable ; car, quoi qu’on en veuille dire, partout le peuple m’aime et m’estime ; son gros bon sens l’emporte sur toute la malveillance des salons et la métaphysique des niais. Il me suivrait en opposition de vous tous. Cela vous étonne encore, et pourtant il en serait ainsi ; c’est qu’il ne connaît que moi : c’est par moi qu’il jouit sans crainte de tout ce qu’il a acquis ; c’est par moi qu’il voit ses frères, ses fils, indistinctement avancés, décorés, enrichis ; c’est par moi qu’il voit ses bras facilement et toujours employés, ses sueurs accompagnées de quelques jouissances. Il me trouve toujours sans injustice, sans préférence. Or il voit, il touche, comprend tout cela et rien de plus, rien surtout de la métaphysique ; non que je repousse les vrais, les grands principes, le Ciel m’en préserve ! on me les voit pratiquer autant que nos circonstances extraordinaires me permettent ; mais je veux dire que le peuple ne les comprend pas encore, au lieu qu’il me comprend tout à fait, et s’en fie à moi. Croyez donc qu’il fera toujours ce que nous réglerons pour son bien. Ne vous en laissez pas surtout imposer par l’opposition que vous mentionnez : elle n’existe que dans les salons de Paris, nullement dans la nation ; et, dans le projet qui nous occupe en cet instant, je n’ai nulle vue ultérieure au-dehors, je le déclare ; je ne pense qu’à la sûreté, au repos, à la stabilité de la France au-dedans. Poursuivez donc les bans de la garde nationale ; que chaque citoyen connaisse son poste au besoin ; que M. Cambacérès, que voilà, soit dans le cas de prendre son fusil si le danger le requiert, et alors vous aurez vraiment une nation maçonnée à chaux et à sable, capable de défier les siècles et les hommes. Je relèverai, du reste, cette garde nationale à l’égal de la ligne ; les vieux officiers retirés en seront les chefs et les pères ; j’en ferai solliciter les grades à l’égal des faveurs de la cour, etc., etc. ».

On doit retrouver tout cela dans les registres de M. Locré, partie au sujet des bans de la garde nationale, partie encore, autant que je puis me le rappeler, au sujet d’une des conscriptions annuelles. Je me souviens aussi qu’il fut particulièrement question, un jour, de l’Université. L’Empereur se fâchait sur le peu de progrès et la mauvaise direction de sa marche. M. de Ségur fut chargé de présenter un rapport à ce sujet, et le fit avec sa franchise et sa loyauté accoutumées. Il abordait franchement la question, trouvait que la création de l’Empereur était mal comprise, mal exécutée ; que la science ne devait y être que secondaire ; que les principes et la doctrine nationale devaient y passer avant tout, et que c’était pourtant ce dont on semblait s’y occuper le moins.

L’Empereur ne se trouvait pas à la séance. Une telle sortie déplut sans doute aux amis du principal intéressé. Nous avions le tort de sacrifier beaucoup à l’esprit de coteries. Ce rapport ne reparut jamais ; on le retira de nos cartons, et l’on y mit même assez d’importance pour le redemander à ceux de nous qui l’avaient emporté chez eux.

Toutefois, à quelque temps de là, les grands dignitaires de l’Université furent mandés à la barre du Conseil. L’Empereur se fâcha, parla de la mauvaise organisation, du mauvais esprit qui semblait présider à cette institution importante, dit qu’on gâtait toutes ses idées, qu’on n’exécutait jamais bien ses intentions. Le grand maître courba devant l’orage, et n’en continua pas moins son train accoutumé ; et l’Empereur dit qu’à son retour de l’île d’Elbe on l’a assuré que ce même grand maître de l’Université s’était vanté, auprès du gouvernement qui succédait, d’avoir gêné, dénaturé, autant qu’il avait été en son pouvoir, l’impulsion que Napoléon avait prétendu imprimer aux générations qui s’élevaient.


Souvenirs de Waterloo.


Mardi 18.

L’Empereur m’avait fait appeler dans son cabinet avant le dîner : il était occupé à lire les journaux de France qui venaient d’arriver.

« Un soin tout particulier, disait-il, semblait en cet instant animer les Bourbons en France, celui de déterrer les morts. Quelques vestiges retrouvés, réels ou supposés, étaient pour eux une grande affaire ; c’était là, avec des créations de moines, les triomphes nouveaux dont ils illustreraient désormais la nation. »

« Il est sûr, ajoutait l’Empereur, qu’ils vont faire tout leur possible pour encapuciner cette pauvre France ; ils vont la couvrir de moines et de prêtres, bien plus par hypocrisie que par ferveur, tant ils sont persuadés et tant il est vrai que le trône et l’autel sont des alliés naturels, indispensables pour enchaîner le peuple et l’abrutir… » Puis il a repris « Ô nations ! avec votre sagesse, quelles sont pourtant vos destinées ! Vous êtes en masse le jouet des passions et du caprice comme on pourrait l’être des vents et de la mode… De mon temps, on n’a entendu que guerres, batailles, bulletins ; aujourd’hui, ce ne sont que prières, cloches et sermons… Toutes mes casernes peuvent se transformer en séminaires, et peut-être une conscription d’abbés remplacera notre conscription de soldats, etc. »

Après dîner, en résumant les papiers déjà lus, l’Empereur remarquait que l’agitation et l’incertitude continuaient à régner en France ; il faisait observer que les derniers papiers anglais s’exprimaient avec la dernière indécence sur la famille royale… Plus tard, un autre article l’a porté à dire : « Les circonstances actuelles, les besoins du moment et une sympathie d’ancienne date concourent extrêmement à favoriser le retour des moines en France : cela doit y être caractéristique comme chez le pape. » Et s’arrêtant sur celui-ci, il concluait : « Encore pour lui, du moins, est-ce son affaire spéciale, et qui peut lui redonner une force réelle. Croirait-on bien que, prisonnier à Fontainebleau, et lorsqu’il s’agissait de savoir s’il existerait lui-même, il discutait sérieusement avec moi l’existence des moines, et prétendait m’amener à les rétablir !… C’est bien là de la cour de Rome !… etc., etc. ».

C’était aujourd’hui l’anniversaire de la bataille de Waterloo. Le souvenir en a été réveillé par quelqu’un ; il a produit une impression visible sur l’Empereur. « Journée incompréhensible ! a-t-il prononcé avec douleur… Concours de fatalités inouïes !… Grouchy !… Ney !… d’Erlon !… N’y a-t-il eu que du malheur ! Ah ! pauvre France !… » Et il s’est couvert les yeux de la main. « Et pourtant, disait-il, tout ce qui tenait à l’habileté avait été accompli !… tout n’a manqué que quand tout avait réussi !… »

Dans un autre moment, il disait, sur le même sujet : « Singulière campagne, où, dans moins d’une semaine, j’ai vu trois fois s’échapper de mes mains le triomphe assuré de la France et la fixation de ses destinées.

« Sans la désertion d’un traître, j’anéantissais les ennemis en ouvrant la campagne.

« Je les écrasais à Ligny, si ma gauche eut fait son devoir.

« Je les écrasais encore à Waterloo, si ma droite ne m’eût pas manqué.

« … . . . . . Singulière défaite, où, malgré la plus horrible catastrophe, la gloire du vaincu n’a point souffert, ni celle du vainqueur augmenté : la mémoire de l’un survivra à sa destruction ; la mémoire de l’autre s’ensevelira peut-être dans son triomphe ! »