Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 14

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 728-752).


Chapitre 14.


Départ du Northumberland – Introduction et forme des campagnes d’Italie – Campagne de Russie, par un aide de camp du vice-roi.


Mercredi 19.

Aujourd’hui le Northumberland est parti pour l’Europe.

Nous avions fait la traversée sur ce vaisseau, nous avions souvent conversé avec tous les officiers, qui nous avaient extrêmement bien traités ; l’équipage nous avait montré beaucoup de bienveillance ; enfin l’amiral Cockburn même, contre lequel nous avions bien plus d’humeur que de répugnance, et dont les torts au fond ne nous avaient pas blessé le cœur ; soient ces choses réunies, ou toute autre dont je ne me rends pas compte, ou bien peut-être encore cette disposition si forte, si naturelle à s’attacher à ses semblables, et à se créer des liens sociaux, toujours est-il certain que nous ne nous trouvâmes pas indifférents à ce départ ; il nous semblait que nous perdions quelque chose.

L’Empereur avait eu une très mauvaise nuit : il a mis les pieds dans l’eau pour soulager un grand mal de tête.

Il est sorti vers une heure pour se promener dans le jardin, tenant le premier volume d’un ouvrage anglais sur sa vie. Il le parcourait en marchant. L’auteur se donnait pour moins malintentionné que Goldsmith. Il renfermait moins de saletés, il est vrai ; mais c’étaient encore les mêmes inventions ou la même ignorance, les mêmes contes, les mêmes faussetés. Il lisait l’article de son enfance, ou des premières années de son collège. Tout y était imaginaire et controuvé ; ce qui lui fit me dire que j’avais eu bien raison d’insister pour que tous ces objets se trouvassent en tête de la campagne d’Italie, que ce qu’il lisait en ce moment l’y décidait plus que jamais.

Pour comprendre ceci, je dois dire, ce que j’ai toujours négligé de faire, que la campagne d’Italie dictée, les chapitres réglés et finis, l’Empereur s’était montré très incertain sur la manière d’entrer en matière. Il avait varié beaucoup et souvent, tournant autour de trois ou quatre idées qu’il abandonnait et reprenait tour à tour. Quelquefois il voulait commencer par quelques entreprises insignifiantes dont il avait fait partie avant le siège de Toulon ; une expédition manquée sur la Sardaigne, etc. Quelquefois encore il voulait mettre en tête les premiers commencements de notre révolution, l’état de l’Europe et les mouvements de nos armées. Je combattais toujours ces idées ; cela devait le mener trop loin, disais-je. Il avait commencé par me dicter le siège de Toulon, et c’était là, soutenais-je constamment, le véritable point de départ, l’ordre naturel, car ce n’était pas, remarquai-je, une histoire qu’il voulait entreprendre, mais bien ses mémoires particuliers. Or, dans ce bel épisode des siècles, il devait, disais-je, apparaître tout à coup sur la scène et sur le premier plan qu’il était destiné à ne jamais plus quitter. C’était à moi, éditeur, à consacrer dans une introduction de ma façon tous les détails des premières années et des temps antérieurs à celui où lui Napoléon prenait la parole. Il goûta enfin cette idée, l’exposa, la débattit un jour à table, et prononça qu’il s’y arrêtait. Voilà l’historique de la forme des campagnes d’Italie, et ce à quoi l’Empereur faisait allusion plus haut.

À trois heures, le gouverneur et le nouvel amiral sir Pulteney Malcolm ont été introduits chez l’Empereur, qui, bien qu’il fût souffrant, a été néanmoins très gracieux et fort causant.

Avant et après le dîner, l’Empereur a parcouru l’ouvrage d’un ancien aide de camp du vice-roi sur la campagne de Russie. On le lui avait dit affreux. L’Empereur s’est tellement habitué aux libelles et aux pamphlets que les déclamations ne lui font plus rien. Il ne voit plus dans ces ouvrages que les faits ; et, sous ce point, il ne trouvait pas celui-ci si mauvais qu’on le lui avait dit : « Un historien y prendrait de bonnes choses, disait-il, des faits, et négligerait les déclamations, qui ne sont faites que pour les sots. Or, ici l’auteur prouve que les Russes eux-mêmes ont brûlé Moscou, Smolensk, etc… que nous avons été victorieux dans toutes les affaires. Les faits, dans cet ouvrage, remarquait alors l’Empereur, ont été évidemment rédigés pour être publiés sous mon règne au temps de ma puissance. Les déclamations ont été intercalées depuis ma chute.

« Quant aux désastres de la retraite, je ne lui ai laissé rien à dire non plus qu’aux autres libellistes, mon vingt-neuvième bulletin a été leur désespoir. Ils ont été, dans leur rage, jusqu’à me reprocher d’avoir exagéré. Ils étaient furieux ; je les privais aussi d’un beau sujet ; je leur avais enlevé leur proie. »

Après la citation de cet auteur et de plusieurs autres Français, tous dénaturant nos victoires et déclamant contre nous-mêmes, il n’a pu s’empêcher de remarquer qu’il était sans exemple de voir une nation s’acharner ainsi à ruiner sa propre gloire, de voir s’élever de son propre sein les mains occupées à flétrir et à détruire ses trophées. « Mais du milieu d’elle s’élèveront indubitablement aussi, disait-il, des vengeurs. Les temps à venir noteront d’infamie le délire d’aujourd’hui. » Et il s’écriait : « Se peut-il bien que ce soient des Français qui parlent, qui écrivent ainsi ? N’ont-ils donc ni cœur ni entrailles pour la patrie ? Non, ils ne sont point Français ; ils parlent notre langue peut-être, ils sont nés sur le même sol que nous ; mais ils n’ont ni notre cœur ni nos sentiments. Ils ne sont point Français ! »


Paroles prophétiques, etc. – Lord Holland, etc., princesse Charlotte de Galles – Conversation particulière et personnelle inappréciable pour moi.


Vendredi 21.

L’Empereur marchait dans le jardin ; nous étions tous autour de lui. La conversation est tombée sur la possibilité de se trouver un jour en Europe, de revoir la France. « Mes chers amis, nous a-t-il dit avec un véritable sentiment, avec une expression impossible à rendre, vous autres vous la reverrez ! – Non pas sans vous ! » nous sommes-nous écriés tous. Cela a conduit à analyser de nouveau les chances probables de sortir de Sainte-Hélène, et toutes venaient se perdre dans l’obligation et la nécessité de convenir que ce ne pouvait être qu’avec l’intermédiaire des Anglais. Et l’Empereur ne voyait pas trop comment cela pourrait arriver. « L’impression est faite, disait-il, elle est trop profonde, ils me craindront toujours. M. Pitt le leur a dit : il n’y a point de salut pour vous avec un homme qui a toute une invasion dans sa seule tête. – Mais, reprenait quelqu’un, s’il venait à se trouver pourtant de nouveaux intérêts ; s’il arrivait un ministère vraiment libéral et constitutionnel, n’aurait-il donc aucun avantage à fixer par vous, Sire, les principes libéraux en France, et à les propager par là sur tout le continent ? – À la bonne heure, disait l’Empereur, je conçois ceci. – Ce ministère, continuait-on, n’aurait-il donc aucune garantie dans ces principes libéraux mêmes, et dans vos propres intérêts ? – J’en conviens encore, disait l’Empereur, Lord Holland, ministre, m’écrivant à Paris : Si vous faites cela, je serai renversé ; ou la princesse Charlotte de Galles qui m’eût tiré d’ici, me faisant dire à Paris : Si vous agissez ainsi, je deviendrai l’horreur, j’aurai été le fléau de ma nation, seraient des paroles qui m’arrêteraient court et m’enchaîneraient plus que des armées, etc., etc.

« Et puis, au fait, qu’aurait-on à craindre ! Que je fisse la guerre ? je suis trop vieux. Que je courusse encore après la gloire ? je m’en suis gorgé, j’en avais fait litière, et, pour le dire en passant, c’était une chose que j’avais rendue désormais tout à la fois bien commune et bien difficile. Que je commençasse des conquêtes ? je n’en fis pas par manie, elles étaient le résultat d’un grand plan, je dirais bien plus, de la nécessité : elles furent raisonnables dans leur temps ; aujourd’hui elles seraient impossibles ; elles étaient exécutables alors, il serait insensé d’en avoir l’intention à présent ; et puis, les bouleversements et les malheurs de la pauvre France ont désormais enfanté assez de difficultés ; il y aurait assez de gloire à la déblayer, pour n’avoir pas à en rechercher d’autre. »

Deux de ces messieurs avaient été à la ville voir les nouveaux arrivants et courir après les nouvelles. Leur retour et leur récit ont fait au jardin, quelques instants, l’occupation de l’Empereur. Il est rentré sur les six heures dans son cabinet, où il m’a dit de le suivre ; bientôt après, le hasard a amené une très longue conversation d’un intérêt et d’un prix inexprimables pour moi. Bien que le sujet m’en soit purement et exclusivement personnel, je n’ai garde de le passer sous silence : les traits caractéristiques relatifs à Napoléon, lesquels s’y rencontrent à chaque instant, seraient mon excuse si j’en avais besoin.

Les nouveaux venus sur le Newcastle avaient encore parlé beaucoup de mon Atlas historique, ce qui porta l’Empereur à remarquer de nouveau qu’il était inouï le bien que m’avait fait cet ouvrage, et qu’il était inouï aussi qu’il n’en eût pas eu une exacte connaissance !

« Comment ne s’est-il donc trouvé, me disait-il, aucun de vos amis qui m’en ait donné une idée juste ? Je ne l’ai bien vu qu’à bord du Northumberland, et il est connu de toute la terre. Comment n’avez-vous pas demandé à m’en entretenir vous-même ? je vous eusse apprécié, je vous eusse fait une tout autre fortune. J’en avais une idée tellement confuse et tellement subalterne, que peut-être vous était-elle défavorable. Voilà les souverains et leur malheur ; car personne n’avait plus de bonne volonté sans doute que moi. Ceux qui étaient déjà fixés autour de ma personne eussent pu tout, auprès de moi, pour une chose comme la vôtre, parce que c’était un fait que je pouvais juger moi-même, et que je ne demandais pas mieux. À présent que je connais vos cartes, que j’ai une idée juste du classement inappréciable qu’elles présentent, de l’impression ineffaçable qu’elles doivent inculquer aux enfants, quant aux temps, aux distances, aux embranchements, j’aurais voulu créer une espèce d’École normale pour cet objet ou en assurer du moins l’enseignement uniforme. Votre ouvrage, ou certaines parties, eussent inondé les lycées ; je lui aurais donné une bien autre célébrité. Je vous le répète, pourquoi ne me l’avez-vous pas fait connaître ? C’est un secret fâcheux à confesser ; mais il faut le dire mon cher, un peu d’intrigue est indispensable auprès des souverains ; la modestie est presque toujours perdue. Se peut-il que Clarke, Decrès, Montalivet, M. de Montesquiou, ne m’en aient pas parlé d’après vos suggestions, même Barbier, mon bibliothécaire ? car c’est encore une autre vérité à confesser, qu’on réussit quelquefois mieux par la porte du valet de chambre qu’autrement. Comment madame de S…, votre amie, ne m’en parlait-elle pas ? Nous avons été si souvent, dans le principe, en voiture ensemble ; elle eût pu faire alors de vous ce qu’elle eût voulu, en vous peignant à moi ce que vous êtes. – Oui, Sire, répondais-je… mais alors je… – Je vous entends, alors vous ne le cherchiez pas peut-être ? – Sire, mon heure n’était pas encore venue. » Alors a suivi une explication très prolongée sur la manière dont j’étais arrivé auprès de l’Empereur ; les missions qu’il m’avait données, l’opinion qu’il avait prise ; les traits dont, suivant sa coutume, il m’avait frappé à demeure dans son esprit. Je demeurais debout, près de la table de travail, dans la seconde pièce ; l’Empereur allait et venait de toute la longueur des deux chambres ; le sujet était des plus précieux pour moi ; et pour bien comprendre mes sensations présentes, il faudrait se reporter à la toute-puissance de Napoléon, à ce temps où, bien que près de lui, personne n’eût osé espérer connaître le fond de sa pensée sur soi, ni supposer qu’on eût jamais la possibilité de s’en entretenir contradictoirement et confidentiellement avec lui : le bonheur d’une telle circonstance m’eût paru alors un rêve ; aujourd’hui ce me semblait une véritable conversation aux Champs-Élysées. « Je n’avais nulle idée juste de vous, disait-il, je n’avais aucune connaissance exacte de ce qui vous concernait. Vous n’avez eu auprès de moi aucun ami pour vous faire apprêter ; vous l’avez négligé vous-même. Quelques-uns de ceux sur qui vous auriez pu compter vous ont même desservi. Je ne connaissais pas votre ouvrage ; cela eût fait beaucoup. J’ignorais que vous eussiez été à l’École militaire de Paris comme moi ; c’eût été encore un titre à mon attention.

« Vous avez été émigré, vous n’auriez jamais eu mon entière confiance ; je savais que vous aviez été très attaché aux Bourbons, vous n’auriez jamais été dans les grands secrets. – Mais, Sire, Votre Majesté m’avait admis auprès de sa personne, elle m’avait fait entrer dans son Conseil d’État, elle m’avait donné des missions. – C’est que je m’étais fait de vous l’idée d’un honnête homme, je ne suis pas défiant non plus : sans savoir pourquoi, je vous regardais comme très pur en fait d’argent. Si vous étiez venu me dire un mot lors de votre affaire de licences, je vous eusse donné raison à l’instant ; mais, je le répète, je ne vous eusse mis dans aucune affaire politique. – Quel danger, Sire, n’ai-je donc pas couru quand, à Paris et en Hollande, les Anglais situés vis-à-vis de nous comme nous le sommes aujourd’hui à Sainte-Hélène vis-à-vis d’eux, je n’hésitai pas, vu mes anciens rapports, et en dépit de vos règlements, de faire passer leurs lettres quand je les avais lues, et qu’elles ne me présentaient aucun inconvénient ! De quel danger, d’après vos idées, n’eût pas été pour moi une dénonciation du ministre de la police à ce sujet ! et pourtant je ne croyais en cela que faire un usage naturel et discrétionnaire des dignités auxquelles m’avait élevé Votre Majesté, de la confiance qu’elle m’avait accordée. J’étais si fort dans ma conscience, si droit dans mes intentions, que je me croyais au-dessus de ces lois, je ne les croyais pas faites pour moi. – Eh bien ! je l’eusse compris, je l’aurais même cru, disait l’Empereur, si vous vous étiez exprimé ainsi ; car personne au monde n’entendait plus facilement raison que moi, et c’est précisément de la sorte que j’aurais voulu être servi ; et pourtant il est certain que vous eussiez été perdu, parce que tout eût parlé contre vous. Voilà la fatalité des circonstances et l’un des malheurs de ma situation. De plus, quand j’avais pris un préjugé, il me demeurait : c’était encore le malheur de ma place et de mes circonstances ; pouvais-je faire autrement ? avais-je du temps pour des explications ? Je ne pouvais agir qu’avec des sommaires et des extraits ; j’étais bien sûr que je pouvais me tromper souvent ; mais comment faire ? En est-il beaucoup qui aient mieux fait que moi ?

« – Sire, continuais-je, j’éprouvais un chagrin secret : Votre Majesté ne me disait jamais rien à ses cercles ni à ses levers, elle me passait toujours, et pourtant ne manquait jamais de parler de moi à ma femme quand j’étais absent. J’en étais à douter quelquefois que je fusse bien connu de vous, ou à craindre, surtout dans les derniers temps, que Votre Majesté n’eût quelque chose contre moi. – En aucune manière, cela, disait-il ; si je parlais de vous absent, c’est que j’avais pour principe de parler toujours aux femmes de leurs maris en mission. Si je vous passais présent, c’est que je ne faisais pas assez de cas de vous. Il en était ainsi d’une foule d’autres ; vous étiez pour moi dans la masse, vous étiez placé dans mon esprit d’une façon tout à fait banale. Vous m’approchiez, et vous n’aviez pas su en tirer parti ; vous aviez eu des missions, vous n’aviez pas su les faire valoir au retour : c’est un grand tort sur le terrain de la cour que de ne pas savoir se mettre en avant ; vous étiez pour moi sans couleur. Je me rappelle même à présent que j’ai voulu parfois avoir recours à vous. Celui du ministère duquel vous dépendiez en quelque sorte, que vous dites votre ami, qui eût pu vous servir, vous a éloigné ; il m’a maintenu dans mes idées sur votre compte : lui vous connaissait bien, peut-être vous a-t-il craint : on savait que j’allais vite en besogne. – Sire, disais-je à tout cela, ma situation était d’autant plus pénible, que dans le monde on ne cessait de m’entretenir de la bienveillance de Votre Majesté, et de me prédire une grande fortune. On me nommait à chaque instant à toutes sortes de places : c’était la préfecture maritime de Brest, celle de Toulon, d’Anvers, le ministère de l’intérieur, celui de la marine ; une place importante dans l’éducation du roi de Rome, etc., etc., – Eh bien ! a repris l’Empereur, vous me le rappelez, il y avait quelque fondement dans une partie de ce que vous venez de dire là ; vous étiez en effet dans ma pensée pour quelque chose auprès du roi de Rome, et je vous avais destiné, à votre retour de Hollande, à la préfecture maritime de Toulon, ce qui, pour moi, à cette époque, était une espèce de ministère : il y avait vingt-cinq vaisseaux de ligne en rade, et je voulais les accroître encore. Eh bien ! c’est votre ami le ministre qui m’en a détourné : vous étiez de la vieille marine, disait-il ; vos préjugés et ceux de la nouvelle devaient vous rendre incompatibles l’un à l’autre. Cela me parut péremptoire, et je n’y pensai plus ; cependant, tel que je vous connais aujourd’hui, vous étiez l’homme qu’il m’eût fallu.

« Je crois bien, en effet, avoir eu encore pour vous d’autres idées ; mais vous avez tout perdu vous-même, je le répète : vous vous êtes refusé, quand il eût fallu assaillir. Mon cher, faut-il le dire, avec la meilleure volonté de ma part, mes nominations aux emplois tenaient beaucoup de la loterie. Une idée me venait, je destinais ; mais si l’application n’était pas immédiate, cela me passait : j’avais tant à faire ! Survenait un tiers plus heureux, et il était nanti. Mais reprenez. – Sire, continuais-je, moi qui ne savais pas un mot de vos bonnes intentions, j’étais dans une situation véritablement ridicule au milieu des félicitations nombreuses que je recevais. Je tâchais de m’en tirer le moins gauchement possible ; mais plus je faisais d’efforts dans ce sens, plus on l’attribuait à ma modestie. Je n’avais demandé qu’une chose à Votre Majesté, maître des requêtes : elle me l’accorda aussitôt. Clarke, à ce sujet, me reprochait de m’être abaissé. Il fallait demander, me disait-il, à être conseiller d’État ; vous l’eussiez été tout de même. – Non, répondait l’Empereur, je ne vous connaissais pas assez, j’eusse pris cela pour une ambition absurde. – Sire, disais-je, j’avais eu le tact de juger votre opinion. – Eh bien ! avec cela, continuait l’Empereur, c’est bizarre sans doute, mais Clarke a peut-être eu raison ; la demande de simple maître des requêtes a pu vous rabaisser dans ma pensée, c’est-à-dire vous maintenir sur la ligne où je vous avais fixé ; j’étais bien aise de voir mes chambellans faire quelque chose, mais maître des requêtes était bien peu. Cependant c’est singulier, continuait-il, comme la mémoire revient, à présent que je m’y arrête. Vous aviez des choses isolées qui m’ont passé rapidement sans qu’on me les rappelât ; si elles eussent été réunies et bien présentées, elles eussent dû me donner de vous une tout autre idée. Vous fûtes faire la campagne de Flessingue comme volontaire. Je le sus, et ce qui n’eût été rien dans tout autre, me frappa dans un émigré qui quittait son ménage et n’était pas sans fortune. – Sire, j’en reçus la plus douce récompense au retour, Votre Majesté m’en parla. – Vous voyez bien, me dit-il ; mais vous avez laissé noyer cela dans le fleuve d’oubli. Vous m’avez écrit plusieurs fois ; tout cela me revient à présent peu à peu. Vous m’avez présenté des combinaisons sur la mer Adriatique qui m’ont séduit ; il s’agissait de maîtriser cette mer, et d’y fonder une flotte à bas prix, à l’aide des immenses forêts de la Croatie. J’envoyai le tout au ministre, qui ne m’en a jamais parlé. Vous m’avez encore envoyé d’autres choses ? – Sire, peut-être des idées sur le système de guerre maritime à adopter contre l’Angleterre, accompagnées d’une carte géographique à l’appui. – Oui ; je m’en souviens, et la carte a demeuré plusieurs jours sur mon bureau dans mon cabinet ; je vous ai même fait demander, mais vous étiez en mission. – Sire, à peu près dans le même temps, j’eus l’honneur de vous adresser un projet pour transformer le Champ de Mars en une naumachie qui eût servi d’ornement au palais du roi de Rome. Je le creusais assez pour recevoir de petites corvettes qui eussent été construites, équipées, montées, manœuvrées par l’école de marine, que j’établissais à l’École Militaire. Tous les princes de la maison impériale eussent été contraints d’en faire partie deux ans, quelle qu’eût été d’ailleurs leur destination ultérieure. Votre Majesté eût porté tous les grands de l’empire à en faire autant de quelques-uns de leurs enfants. Je ne doutais pas que ces circonstances réunies et le spectacle offert à la capitale n’eussent été des moyens infaillibles de rendre la marine tout à fait populaire et nationale en France. – Eh bien ! je n’ai pas eu connaissance de cela, disait l’Empereur, sous la pensée duquel tout se magnifiait immédiatement. Cette idée m’eût plu, je l’eusse fait examiner ; elle pouvait avoir en effet d’immenses résultats. De là il n’y avait plus qu’un pas à vouloir rendre la Seine navigable ou à tirer un canal de Paris à la mer ; et qu’est-ce que cela eût eu de trop gigantesque ? Les Romains autrefois et les Chinois aujourd’hui ont fait davantage ; ce n’eût été qu’un jeu pour l’armée en temps de paix. J’ai eu bien des projets de la sorte ; mais nos ennemis m’ont enchaîné à la guerre. De quelle gloire ils m’ont privé !… Allons, continuez. – Sire, je dois encore avoir fait mettre sous vos yeux des idées sur le complément des écoles de marine. – Les ai-je adoptées dans les écoles que j’ai formées ? disait l’Empereur ; étiez-vous dans mon sens ? – Sire, vos écoles étaient arrêtées, je n’en proposais que le complément. – À présent, je crois me rappeler un peu ; n’y avait-il pas quelque chose de trop démocratique ? – Non, Sire, je partais du principe que Votre Majesté avait pourvu au concours exclusif de la classe intermédiaire, et je proposais d’y adjoindre au-dessous toutes les chances que pouvait présenter le concours des matelots, et de placer au-dessus celles que pouvait présenter le concours des grands de votre cour. – Oui, je me rappelle, disait l’Empereur, qu’il y avait des idées neuves et singulières qui attirèrent mon attention. J’envoyai encore le tout au ministre, qui l’a gardé pour lui ou l’a tourné en ridicule. Il me revient encore que, dans votre mission en Hollande, dont je me faisais présenter la correspondance, je trouvai l’idée de faire déboucher nos flottilles, de la mer d’Allemagne dans la mer Baltique, à l’aide des canaux qui unissent l’Elbe, l’Oder et la Vistule. Cette idée me frappa, elle était dans mon genre. Aussi, à votre retour, en vous revoyant au lever, je dois vous avoir mis sur la voie ; mais vous ne comprîtes pas mes questions, ou vos réponses furent insignifiantes, non positives. J’en conclus que vous aviez eu peut-être un faiseur, et je passai à votre voisin. Il en était ainsi avec moi ; mais, je le répète, je n’avais pas le temps de faire autrement.

« Quand je me rappelle à présent tout cela, j’y trouve pour vous tant de motifs d’attention de ma part que je m’en étonne, et me dis qu’il faut que vous ayez admirablement manœuvré pour vous y refuser ; il faut que vous ne l’ayez pas voulu. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que ce n’est qu’en cet instant que tout cela me revient, et que, lors de notre départ et encore longtemps après, vous ne m’avez jamais représenté, à votre nom et à votre figure près, que quelqu’un de neuf et sur lequel je ne savais rien. Tâchez de comprendre cela, expliquez-le si vous pouvez ; mais c’est pourtant de la sorte.

« Aussi pourquoi n’avez-vous pas mieux employé vos amis ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu vous-même à moi ? – Sire, tous ceux qui vous approchaient de fort près ne songeaient guère qu’à eux, leur amitié n’allait pas au-delà de la bienveillance. Parler, demander pour un autre s’appelait user son crédit, et on le réservait tout entier pour soi ; d’ailleurs, une fois moi-même auprès de votre personne, il ne convenait plus que d’autres vous parlassent pour moi que moi-même. Or, Sire, les moments étaient si courts, vos dispositions pour moi si incertaines, il fallait tellement en peu de mots frapper votre esprit, j’étais si peu sûr de me bien faire entendre, je craignais tant de laisser une impression défavorable, de me perdre tout à fait, que je préférais m’en abstenir ; car ce n’était pas tout que d’avoir de l’intrigue, encore fallait-il qu’elle portât son résultat. – Eh bien, disait l’Empereur, vous avez peut-être tout aussi bien fait ; vous avez jugé la chose à merveille : avec ce que je connais de vous à présent, votre réserve, votre timidité, vous vous seriez peut-être en effet perdu. Je me rappelle aussi, car tout me revient à présent peu à peu, une circonstance qui vous a peut-être été défavorable. M. de Montesquiou, en vous proposant pour chambellan, vous donna une très grande fortune. Bientôt après, je sus le contraire, non que cela dût vous faire tort, ni qu’il y eût rien de personnel contre vous ; mais d’autres qui auraient voulu être chambellans se récrièrent sur ce qu’on ne les avait pas préférés pour leur grande fortune, ou bien encore vous citaient, si on leur objectait qu’ils n’en avaient pas assez. C’est ainsi que cela se passe à la cour.

« – Mais c’est donc à dire, continuais-je, Sire, qu’avec mon caractère, j’étais destiné à n’être jamais connu de Votre Majesté ? – Si fait, disait l’Empereur, et c’était à peu près obtenu. Ne vous avais-je pas renommé chambellan à mon retour ? Le nombre en fut très petit : ne fûtes-vous pas immédiatement conseiller d’État ? C’est que vous étiez de l’ancienne aristocratie ; vous aviez été émigré, et vous aviez résisté à une grande épreuve, à celle des Bourbons ; ce devenait un titre immense à mes yeux. De plus, bien des voix à présent vantaient votre conduite : tôt ou tard nous nous serions connus à fond, etc., etc. »


Arrivée de la bibliothèque – Témoignage d’Horneman en faveur du général Bonaparte.


Samedi 22.

Le temps était fort mauvais. Sur les trois heures, l’Empereur m’a fait appeler ; il était dans le cabinet topographique, entouré de tous, occupés à déballer des caisses de livres arrivés par le Newcastle. L’Empereur y mettait la main avec une espèce de joie. Les hommes se modèlent à leurs circonstances ; leurs jouissances se façonnent à leurs peines. En voyant la collection des Moniteurs tant attendue, l’Empereur a ressenti un plaisir extrême ; il s’en est saisi, et ne l’a plus quittée le reste du jour.

Après dîner, l’Empereur s’est mis à parcourir les relations des voyages en Afrique de Park et d’Horneman, dont il suivait les traces sur mon Atlas. Horneman et la société africaine de Londres s’étendaient, dans cette relation, sur les services, la générosité du général en chef de l’armée d’Égypte (Bonaparte), qui s’était empressé d’aider à leurs découvertes, etc., etc… Les expressions polies et agréables employées à ce sujet étonnaient et réjouissaient l’Empereur, qui depuis longtemps n’est plus habitué à lire son nom, qu’il retrouve cependant partout, qu’entouré d’épithètes toujours outrageantes.


Sur la mémoire – Commerce – Idées et système de Napoléon sur divers points d’économie politique.


Dimanche 23.

L’Empereur, dans la première jouissance de ses nouveaux livres, avait passé toute la nuit à lire et à dicter des notes à Marchand ; il était fort fatigué ; ma visite lui a donné du repos. Il a fait sa toilette, et nous avons été nous promener dans le jardin.

Pendant le dîner, l’Empereur parlait des immenses lectures de sa jeunesse. Tous les livres qu’il vient de parcourir relatifs à l’Égypte lui font voir qu’il n’avait rien oublié de ce qu’il avait lu ; il n’avait rien ou presque rien à corriger de ce qu’il avait dicté sur l’Égypte. Il y avait ajouté bien des choses qu’il n’avait pas lues, mais qu’il se trouve, par ces livres, avoir devinées juste.

On a parlé de la mémoire. Il disait qu’une tête sans mémoire est une place sans garnison. La sienne était heureuse ; elle n’était point générale, absolue, mais relative, fidèle, et seulement pour ce qui lui était nécessaire. Quelqu’un ayant dit que sa mémoire, à lui, tenait de sa vue, qu’elle devenait confuse par l’éloignement des lieux et des objets, à mesure qu’il changeait de place, l’Empereur a repris que, pour lui, la sienne tenait du cœur, qu’elle conservait le souvenir fidèle de tout ce qui lui avait été cher.

À propos de bonne mémoire et de tendres ressouvenirs, je dois placer ici un mot de l’Empereur qui m’a échappé dans le temps. Racontant un jour à table une de ses affaires en Égypte, il nommait numéro par numéro les huit ou dix demi-brigades qui en faisaient partie ; sur quoi madame Bertrand ne put s’empêcher de l’interrompre, demandant comment il était possible, après tant de temps, de se rappeler ainsi tous ces numéros : « Madame, le souvenir d’un amant pour ses anciennes maîtresses, » fut la vive réplique de Napoléon.

Après dîner, l’Empereur s’est fait apporter mon Atlas, voulant y vérifier le résumé de tout ce qu’il venait de parcourir dans ses livres sur l’Afrique, et il s’est étonné de l’y retrouver si fidèlement.

Il est passé de là au commerce, à ses principes, aux systèmes qu’il a enfantés. L’Empereur a combattu les économistes, dont les principes pouvaient être vrais dans leur énoncé, mais devenaient vicieux dans leur application. La combinaison politique des divers États, continuait-il, rendait ces principes fautifs ; les localités particulières demandaient à chaque instant des déviations de leur grande uniformité. Les douanes, que les économistes blâmaient, ne devaient point être un objet de fisc, il est vrai, mais elles devaient être la garantie et les soutiens d’un peuple ; elles devaient suivre la nature et l’objet du commerce. La Hollande, sans productions, sans manufactures, n’ayant qu’un commerce d’entrepôt et de commission, ne devait connaître ni entraves ni barrière. La France, au contraire, riche en productions, en industrie de toute sorte, devait sans cesse être en garde contre les importations d’une rivale qui lui demeurait encore supérieure ; elle devait l’être contre l’avidité, l’égoïsme, l’indifférence des purs commissionnaires.

« Je n’ai garde, disait l’Empereur, de tomber dans la faute des hommes à systèmes modernes ; de me croire, par moi seul et par mes idées, la sagesse des nations. La vraie sagesse des nations, c’est l’expérience. Et voyez comme raisonnent les économistes : ils nous vantent sans cesse la prospérité de l’Angleterre, et nous la montrent constamment pour modèle. Mais c’est elle dont le système des douanes est le plus lourd, le plus absolu ; et ils déclament sans cesse contre les douanes ; ils voudraient nous les interdire. Ils proscrivent aussi les prohibitions ; et l’Angleterre est le pays qui donne l’exemple des prohibitions ; et elles sont en effet nécessaires pour certains objets ; elles ne sauraient être suppléées par la force des droits : la contrebande et la fantaisie feraient manquer le but du législateur. Nous demeurons encore en France bien arriérés sur ces matières délicates : elles sont encore étrangères ou confuses pour la masse de la société. Cependant quel pas n’avions-nous pas fait, quelle rectitude d’idées n’avait pas répandue la seule classification graduelle que j’avais consacrée de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ! objets si distincts et d’une graduation si réelle et si grande !

« 1° L’agriculture : l’âme, la base première de l’empire ;

« 2° L’industrie : l’aisance, le bonheur de la population ;

« 3° Le commerce extérieur : la surabondance, le bon emploi des deux autres.

« L’agriculture n’a cessé de gagner durant tout le cours de la révolution. Les étrangers la croyaient perdue chez nous. En 1814, les Anglais ont été pourtant contraints de confesser qu’ils avaient peu ou point à nous montrer.

« L’industrie ou les manufactures, et le commerce intérieur ont fait sous moi des progrès immenses. L’application de la chimie aux manufactures les a fait avancer à pas de géant. J’ai imprimé un élan qui sera partagé de toute l’Europe.

« Le commerce extérieur, infiniment au-dessous dans ses résultats aux deux autres, leur a été aussi constamment subordonné dans ma pensée. Celui-ci est fait pour les deux autres ; les deux autres ne sont pas faits pour lui. Les intérêts de ces trois bases essentielles sont divergents, souvent opposés. Je les ai constamment servis dans leur rang naturel, mais n’ai jamais pu ni dû les satisfaire à la fois. Le temps fera connaître ce qu’ils me doivent tous, les ressources nationales que je leur ai créées, l’affranchissement des Anglais que j’avais ménagé. Nous avons à présent le secret du traité de commerce de 1783. La France crie encore contre son auteur ; mais les Anglais l’avaient exigé sous peine de recommencer la guerre. Ils voulurent m’en faire autant après le traité d’Amiens ; mais j’étais puissant et haut de cent coudées. Je répondis qu’ils seraient maîtres des hauteurs de Montmartre, que je m’y refuserais encore ; et ces paroles remplirent l’Europe.

« Ils en imposeront un aujourd’hui, à moins que la clameur publique, toute la masse de la nation, ne les forcent à reculer ; et ce servage en effet serait une infamie de plus aux yeux de cette même nation, qui commence à posséder aujourd’hui de vraies lumières sur ses intérêts.

« Quand je pris le gouvernement, les Américains, qui venaient chez nous à l’aide de leur neutralité, nous apportaient les matières brutes, et avaient l’impertinence de repartir à vide pour aller se remplir à Londres des manufactures anglaises. Ils avaient la seconde impertinence de nous faire leurs paiements, s’ils en avaient à faire, sur Londres, de là les grands profits des manufacturiers et des commissionnaires anglais, entièrement à notre détriment. J’exigeai qu’aucun Américain ne pût importer aucune valeur, sans exporter aussitôt son exact équivalent ; on jeta les hauts cris parmi nous, j’avais tout perdu, disait-on. Qu’arriva-t-il néanmoins ? C’est que mes ports fermés, en dépit même des Anglais qui donnaient la loi sur les mers, les Américains revinrent se soumettre à mes ordonnances. Que n’eussé-je donc pas obtenu dans une meilleure situation !

« C’est ainsi que j’avais naturalisé au milieu de nous les manufactures de coton, qui comportent :

« 1° Du coton filé. Nous ne le filions pas ; les Anglais le fournissaient même comme une espèce de faveur.

« 2° Le tissu. Nous ne le faisions point encore ; il nous venait de l’étranger.

« 3° Enfin l’impression. C’était notre seul travail. Je voulus acquérir les deux premières branches ; je proposai au Conseil d’État d’en prohiber l’importation ; on y pâlit. Je fis venir Oberkampf ; je causai longtemps avec lui ; j’en obtins que cela occasionnerait une secousse sans doute ; mais qu’au bout d’un an ou deux de constance, ce serait une conquête dont nous recueillerions d’immenses avantages. Alors je lançai mon décret en dépit de tous : ce fut un vrai coup d’État.

« Je me contentai d’abord de prohiber le tissu ; j’arrivai enfin au coton filé, et nous possédons aujourd’hui les trois branches, à l’avantage immense de notre population, au détriment et à la douleur insigne des Anglais : ce qui prouve qu’en administration comme à la guerre, pour réussir il faut souvent mettre du caractère. Si j’avais pu réussir à faire filer le lin comme le coton (et j’avais offert un million pour prix de l’invention, que j’aurais obtenue indubitablement sans nos malheureuses circonstances[1], j’en serais venu à prohiber le coton, si je n’eusse pu le naturaliser sur le continent.

« Je ne m’occupais pas moins d’encourager les soies. Comme Empereur et Roi d’Italie, je comptais cent vingt millions de rente en récolte de soie.

« Le système des licences était vicieux sans doute : Dieu me garde de l’avoir posé comme principe ! Il était de l’invention des Anglais ; pour moi, ce n’était qu’une ressource du moment. Le système continental lui-même, dans son étendue et sa rigueur, n’était, dans mes opinions, qu’une mesure de guerre et de circonstance.

« La souffrance et l’anéantissement du commerce extérieur, sous mon règne, étaient dans la force des choses, dans les accidents du temps. Un moment de paix l’eût ramené aussitôt à son niveau naturel. »


Artillerie – Son usage – Ses vices – Anciennes écoles.


Lundi 24.

L’Empereur avait passé les vingt-quatre heures entières, disait-il, dans ses Moniteurs sur la Constituante. Il s’en était amusé comme d’un roman. Il y voyait, remarquait-il, poindre les hommes qui ont plus tard joué un si grand rôle. Toutefois il avouait qu’il était nécessaire d’avoir une idée des ressorts extérieurs ; autrement, ce qu’on lisait sur cette assemblée perdait beaucoup de son intérêt, de sa couleur, demeurait souvent même inintelligible. L’esprit des premiers moments, les premiers intérêts de la révolution demeuraient entièrement souterrains, etc.

Après dîner, l’Empereur a beaucoup parlé sur l’artillerie. Il eût désiré plus d’uniformité dans les pièces, moins de subdivision. Le général était souvent hors d’état de juger leur meilleur emploi, et rien ne pouvait être supérieur aux avantages de l’uniformité dans tous les instruments et tous les accessoires.

L’Empereur se plaignait qu’en général l’artillerie ne tirait pas assez dans une bataille. Le principe à la guerre était qu’on ne devait pas manquer de munitions : quand elles étaient rares, c’était l’exception ; hors de cela, il fallait toujours tirer. Lui qui avait souvent manqué périr par des boulets perdus, qui savait de quelle importance c’eût été pour le sort de la bataille et de la campagne, il était d’avis de tirer sans cesse sans calculer les dépenses des boulets. Bien plus, s’il eût voulu, disait-il, fuir le poste du danger, il se serait mis à trois cents toises plutôt qu’a huit cents : à la première distance, les boulets passent souvent sur la tête ; à la seconde, il faut que tous tombent quelque part.

Il disait qu’on ne pouvait jamais faire tirer les artilleurs sur les masses d’infanterie, quand ils se trouvaient attaqués eux-mêmes par une batterie opposée. C’était lâcheté naturelle, disait-il gaiement, violent instinct de sa propre conservation. Un artilleur parmi nous se récriait contre une telle assertion. « C’est pourtant cela, continuait l’Empereur, vous vous mettez aussitôt en garde contre qui vous attaque ; vous cherchez à le détruire, pour qu’il ne vous détruise pas. Vous cessez souvent votre feu, pour qu’il vous laisse tranquille et qu’il retourne aux masses d’infanterie, qui sont pour la bataille d’un bien autre intérêt, etc. »

L’Empereur revenait souvent sur le corps de l’artillerie au temps de son enfance : c’était le meilleur, le mieux composé de l’Europe, disait-il ; c’était un service tout de famille, des chefs entièrement paternels, les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme de l’or ; trop vieux, parce que la paix avait été longue. Les jeunes gens en riaient parce que le sarcasme et l’ironie étaient la mode du temps ; mais ils les adoraient, et ne faisaient que leur rendre justice.

Napoléon, dans ses dernières volontés, s’est ressouvenu de ce sentiment, et l’a consacré par un legs en faveur des enfants ou des petits-enfants du baron Dutheil, son ancien chef d’artillerie : « Comme soude reconnaissance, est-il écrit de sa main, pour les soins que ce brave général prit de nous, lorsque nous étions comme lieutenant et capitaine sous ses ordres. »

Nous avons reçu le troisième et dernier envoi des livres apportés par la frégate. L’Empereur s’est beaucoup fatigué en travaillant lui-même au déballage.

Sur les trois heures, l’Empereur a reçu plusieurs présentations, entre autres l’amiral et sa femme. Il s’est trouvé souffrant, et a dîné dans son intérieur avec le grand maréchal.


Mes instructions et mes dernières volontés sur l’impression des campagnes d’Italie – Idées de l’Empereur sur le général Drouot – Sur la bataille d’Hohenlinden.


Mercredi 26.

L’Empereur m’a fait venir avec mon fils, et nous a assigné notre travail dans les Moniteurs pour l’accomplissement et la vérification des chapitres de notre campagne d’Italie.

L’Empereur, bien qu’il en eût dit précédemment, n’avait pourtant pas repris son travail, et je me réjouis fort d’une circonstance qui semblait devoir provoquer enfin une ferveur nouvelle.

Il s’agissait de recueillir dans le Moniteur tous les rapports, les lettres officielles, de manière à en composer les pièces justificatives. L’Empereur voulait qu’elles fussent classées, et que nous en évaluassions l’étendue, afin qu’il pût calculer d’un trait de plume celle de l’impression, ajoutant de nouveau que tous ces soins étaient désormais les miens ; que je ne travaillais plus là que pour moi. Douces paroles, auxquelles le son de sa voix, l’air de familiarité, toute son expression, donnaient bien plus de prix encore que leur signification !

L’Empereur m’a dit si souvent que cette relation des campagnes d’Italie porterait mon nom, qu’il me la donnait, qu’elle serait mienne, que je puis bien m’abandonner peut-être au rêve de leur impression future, et tracer ici déjà mes idées à cet égard, afin que mon fils, les recueillant, puisse les suivre, si cet instant arrivait trop tard pour moi.

L’Empereur me donne là un monument précieux, magnifique, national ; ne le compromettons, ne le dégradons pas. Aussi, point de spéculations à son sujet, nul bénéfice détrimental surtout. Et ce n’est pas assez, encore ; je veux en outre l’entourer de soins et de détails de sentiments qui lui soient tout particuliers.

Ainsi, 1° garder la propriété de l’ouvrage : il formera au plus quatre volumes ;

2° Faire les frais de l’impression, et la soigner soi-même ;

3° Rechercher s’il n’y aurait pas moyen que les cartes fussent faites par des officiers de l’armée d’Italie, l’impression composée et exécutée par des ouvriers sortis de la même armée, ainsi que le libraire, etc… Ce concours serait heureux, j’y attacherais le plus grand prix ;

4° Comme il n’y a pas un mot dans cette relation qui ne vienne de l’Empereur, que c’est de son entière dictée, ne permettre, sous aucun prétexte, la plus légère altération ni correction, etc., à moins que ce ne fût par quelque note qui en donnât le motif ou l’explication ;

5° Composer son introduction du résumé de tout ce que j’ai recueilli dans mon journal sur les premières années de l’Empereur, antérieures au commencement de sa relation ;

6° Tirer cent exemplaires, sans aucune épargne de frais, et avec tout le luxe possible, pour être vendus, quelle que soit d’ailleurs leur véritable valeur intrinsèque, mille francs pièce. On pourra joindre à chacun de ces exemplaires non pas un fac-simile, mais quelques lignes de l’écriture véritable de Napoléon dont j’ai une certaine quantité en mes mains ;

7° Garder en réserve une seconde centaine d’exemplaires pareils aux précédents, pour être vendus avec le temps, si les premiers sont épuisés, à cinq cents francs ;

8° Après ces deux cents exemplaires, ne plus tirer que sur du papier le plus commun et aux moindres frais possibles, de manière à pouvoir livrer l’ouvrage à un très bas prix. Tout invalide de l’armée d’Italie le recevra gratis, tout soldat blessé ne le paiera que moitié, et tout officier les trois quart ;

9° Traiter avec un libraire anglais, un allemand, un russe, un italien et un espagnol, de manière à leur assurer une traduction antérieure à tous leurs confrères, sans autre rétribution de leur part que l’obligation de prendre cinq cents exemplaires français, ou de s’engager eux-mêmes, s’ils le préféraient, à répandre les cinq cents premiers exemplaires de leur édition avec le texte français en regard ;

10° Enfin, si le bénéfice de l’ouvrage le permet, imprimer comme complément et suite de l’ouvrage les rôles de l’armée d’Italie, qu’on pourra se procurer sans doute aux archives de la guerre. Si mon fils venait à avoir d’autres idées, ou qu’on lui en procurât de meilleures, il les joindra à celles-ci, ou leur donnera la préférence si elles le méritent.

Un moyen sûr d’en obtenir et de ne pas se tromper à cet égard, serait de s’entourer d’un petit comité de membres de cette armée d’Italie qui eussent le même zèle pour cet ouvrage.

Aujourd’hui à dîner, l’Empereur passait encore en revue ses généraux. Il a fait l’éloge de beaucoup d’entre eux ; la plupart n’existent plus. Il élevait au plus haut point les talents et les facultés du général Drouot. Tout est problème dans la vie, disait-il ; ce n’est que par le connu qu’on peut arriver à l’inconnu. Or, il connaissait déjà, remarquait-il, comme certain dans le général Drouot tout ce qui pouvait en faire un grand général. Il avait les raisons suffisantes pour le supposer supérieur à un grand nombre de ses maréchaux. Il n’hésitait pas à le croire capable de commander cent mille hommes. « Et peut-être ne s’en doute-t-il pas, ajoutait-il, ce qui ne serait en lui qu’une qualité de plus. »

Il est revenu sur la bravoure prodigieuse de Murat et de Ney, dont le courage, disait-il, devançait tellement le jugement ! Et voilà l’énigme, concluait-il après quelques développements, de certaines actions dans certaines gens ; l’inégalité entre le caractère et l’esprit : elle explique tout.

La conversation a conduit à la bataille de Hohenlinden, si célèbre. « C’était, disait l’Empereur, une de ces grandes actions enfantées par le hasard, obtenues sans combinaisons. Moreau, répétait-il alors, n’avait point de création, il n’était pas assez décidé ; aussi valait-il mieux sur la défensive. Hohenlinden avait été une échauffourée ; l’ennemi avait été frappé au milieu même de ses opérations, et vaincu par des troupes qu’il avait lui-même déjà coupées et qu’il devait détruire. Le mérite en était surtout aux soldats et aux généraux des corps partiels qui s’étaient trouvés le plus en péril et avaient combattu en héros. »

Nous disions à l’Empereur, au sujet de sa campagne d’Italie, des victoires rapides et journalières dont elle avait occupé la renommée, qu’il avait dû avoir bien des jouissances. « Aucune, répliquait-il. – Mais au moins Votre Majesté en a bien procuré au loin ? – Cela se peut ; au loin on ne lisait que le succès, on ignorait la position. Si j’avais eu des jouissances, je me serais reposé ; mais j’avais toujours le péril devant moi ; et la victoire du jour était aussitôt oubliée, pour s’occuper de l’obligation d’en remporter une nouvelle le lendemain, etc. »

Hohenlinden, Moreau me rappellent une opinion bien caractéristique d’un général très distingué (Lamarque). Il avait été attaché à Moreau, s’était trouvé longtemps sous ses ordres, et, cherchant à me faire comprendre la différence du faire de ce général avec celui de Napoléon, il disait : « Si leurs deux armées eussent été en présence et prêtes à combattre, je me serais mis dans les rangs de Moreau, tant il y aurait eu de régularité, de précision, de calcul : il était impossible de lui être supérieur à cet égard, peut-être même de l’égaler. Mais si les deux armées étaient venues au-devant l’une de l’autre, à la distance de cent lieues, l’Empereur, eût escamoté trois, quatre, cinq fois son adversaire avant que celui-ci eût eu le temps de se reconnaître. »


Les rats, vrai fléau pour nous, etc. – Impostures de lord Castlereagh – Héritières françaises.


Jeudi 27.

Nous avons failli n’avoir point de déjeuner : une irruption de rats qui avaient débouché de plusieurs points dans la cuisine durant la nuit, avait tout enlevé. Nous en sommes littéralement infestés ; ils sont énormes, méchants et très hardis ; il ne leur fallait que fort peu de temps pour percer nos murs et nos planchers. La seule durée de nos repas leur suffisait pour pénétrer dans le salon, où les attirait le voisinage des mets. Il nous est arrivé plus d’une fois d’avoir à leur donner bataille après le dessert ; et un soir, l’Empereur voulant se retirer, celui de nous qui voulut lui donner son chapeau en fit bondir un des plus gros. Nos palefreniers avaient voulu élever des volailles, ils durent y renoncer, parce que les rats les leur dévoraient toutes. Ils allaient jusqu’à les saisir la nuit, perchées sur les arbres.

Aujourd’hui, l’Empereur traduisant une espèce de revue ou journal dans lequel il se trouvait que lord Castlereagh, dans une grande assemblée publique, avait prononcé que Napoléon, depuis sa chute même, n’avait pas fait difficulté de dire que tant qu’il eût régné il eût continué de faire la guerre à l’Angleterre, n’ayant jamais eu d’autre but que de la détruire, l’Empereur n’a pas pu s’empêcher de se sentir aiguillonné par ces paroles. « Il faut, a-t-il dit avec indignation, que lord Castlereagh soit bien familier avec le mensonge, et qu’il compte bien sur la bonhomie de ses auditeurs. Serait-il donc possible que leur bon sens leur permît de croire que j’aurais dit une pareille sottise, lors même qu’elle eût été dans ma pensée ?… »

Plus loin se lisait encore que lord Castlereagh avait dit en plein parlement que si l’armée française était si fort attachée à Napoléon, c’est qu’il faisait une espèce de conscription de toutes les héritières de l’empire, et qu’il les distribuait ensuite à ses généraux. « Ici, a repris encore l’Empereur, lord Castlereagh se ment de nouveau à lui-même. Il est venu au milieu de nous ; il a vu nos mœurs, nos lois, la vérité ; il doit être sûr qu’une pareille chose était impossible, tout à fait au-dessus de ma puissance. Pour qui prendrait-il donc notre nation ? Les Français étaient incapables de souffrir jamais une telle tyrannie. Sans doute j’ai fait beaucoup de mariages, et j’eusse voulu en faire des milliers d’autres : c’était un des grands moyens d’amalgamer, de fondre en une seule famille des factions inconciliables. Si j’eusse eu plus de temps à moi, je me serais occupé d’étendre ces unions aux provinces réunies, même à la confédération du Rhin, afin de resserrer davantage ces portions éparses ; mais dans tout cela je n’ai jamais employé que mon influence, jamais mon autorité. Lord Castlereagh n’y regarde pas de si près ; sa politique a besoin de me rendre odieux ; tous les moyens lui sont bons : il ne recule devant aucune calomnie ; il se trouve à son aise pour cela ; je suis dans les fers, il a pris tous les moyens de me tenir la bouche fermée, de me rendre impossible toute réplique, et je suis à mille lieues du théâtre ; il est donc bien posté, rien ne le gêne ; mais certes c’est là le comble de l’impudence, de la bassesse, de la lâcheté ! »

Voici, du reste, un exemple qui peut servir de preuve aux assertions émises plus haut par Napoléon ; j’en tiens le récit de la bouche même du premier intéressé : M. d’Aligre avait une fille, héritière immense : il vint à la pensée de l’Empereur de la marier à M. de Caulincourt, duc de Vicence. L’Empereur l’affectionnait beaucoup, on le regardait comme une espèce de favori ; ses qualités personnelles non moins que ses emplois en faisaient un des premiers personnages de l’empire. L’Empereur n’imaginait donc pas qu’il pût se présenter le moindre obstacle à cette union. Il mande M. d’Aligre, qui venait souvent à la cour, et lui fait sa demande ; mais M. d’Aligre avait d’autres vues, et s’y refusa. Napoléon le retourna de toutes manières ; M. d’Aligre fût inébranlable. En me le racontant, il me laissait apercevoir qu’il croyait avoir montré beaucoup de courage, et en effet il en avait tout le mérite ; car il pensait, ainsi que nous tous, qu’il était très dangereux de contrarier les volontés de l’Empereur. Il se trompait ainsi que nous ; nous ne le connaissions pas. Je sais aujourd’hui que la justice privée et surtout les droits de famille sont tout-puissants sur lui ; aussi je ne sache pas que M. d’Aligre ait jamais eu à souffrir ou à se plaindre pour son refus.


Détails du gouverneur sur les dépenses à Longwood, etc. – Anecdote travestie par Goldsmith – Gaieté.


Vendredi 28, samedi 29.

Le gouverneur était entré chez le grand maréchal, et lui avait fait pressentir vaguement des réductions à Longwood. Il avait naïvement exprimé qu’on avait pensé à Londres que la liberté qui nous avait été offerte de revenir en Europe eût diminué de beaucoup l’entourage de l’Empereur. Il avait dit aussi, sans que le grand maréchal pût bien le comprendre, que si nous avions de la fortune à nous, nous pouvions nous aider de notre argent, et tirer sur nous-mêmes, ainsi que je l’avais déjà fait, faisait-il observer, etc., etc. Il a dit que son gouvernement n’avait entendu donner à l’Empereur qu’une table journalière de quatre personnes au plus, et de ne lui permettre qu’un dîner prié par semaine… Quels détails !… Aurait-il eu la pensée d’insinuer que, quant à nous, nous devions payer pension, et entrer à l’avenir pour quelque chose dans la dépense de la maison ? Qu’on ne le regarde pas comme incroyable ; nous apprenons journellement ici à croire que tout est possible.

Dans un autre moment, l’Empereur, revenant sur une lecture qu’il venait de faire, et où se trouvait l’histoire d’une Irlandaise au sujet de laquelle Goldsmith le maltraitait fort, se rappelait très bien, disait-il, que, se rendant à Bayonne au château de Marrach, à la fête que lui donna la ville de Bordeaux, il vit aux côtés de l’impératrice Joséphine une figure charmante, de la plus grande beauté ; il en fut vivement frappé. On ne fut pas sans s’apercevoir de l’impression qu’elle avait causée. Elle avait été prévue et ménagée à dessein. « Et Dieu sait, dit l’Empereur, pour quelles intentions. C’était une nouvelle lectrice de l’impératrice Joséphine. Cette jeune personne suivit donc au château de Marrach, et elle n’eût pas manqué de faire de grands progrès. Elle occupait déjà véritablement la pensée, quand celui qui avait le secret des postes vint détruire le charme, en m’envoyant directement une lettre adressée à la jeune personne. Cette lettre était de sa mère ou de sa tante, laquelle était Irlandaise ; on y stylait la petite personne, on lui traçait le rôle qu’elle devait jouer, on lui recommandait de l’adresse, et on insistait surtout pour qu’elle ne manquât pas de se ménager à propos et à tout prix des traces vivantes qui pussent prolonger sa faveur ou lui réserver de grands rapports d’intérêt. À cette lecture, toute illusion s’évanouit, disait l’Empereur ; la saleté de l’intrigue, la turpitude des détails, le style, la main qui l’avait tracé, mais par-dessus tout encore son titre d’étrangère, amenèrent un dégoût immédiat, et la petite et jolie Irlandaise fut en effet, comme le dit Goldsmith, mise dans une chaise de poste et soudainement acheminée vers Paris. Et voilà que j’apprends, nous disait l’Empereur, qu’un libelliste m’en fait un crime, lorsqu’au fait c’était bien plutôt de ma part une vertu, un acte de continence dont je pourrais me vanter à plus juste titre peut-être que le fameux Scipion ; mais c’est ainsi qu’on écrit l’histoire. »

L’Empereur, après le dîner, dans l’embarras de ce que nous lirions, a dit que, puisqu’il était reconnu que nous n’avions pas assez d’esprit pour faire chacun notre conte ou notre histoire, nous devions nous condamner du moins à choisir chacun à notre tour notre lecture du soir ; et il a commencé par indiquer pour son compte le poème de la Pitié, de l’abbé Delille. Il a trouvé les vers bien faits, le langage pur, les idées agréables, mais pourtant c’était encore, remarquait-il, sans création et sans chaleur. C’était supérieur de versification à Voltaire, sans doute, mais bien loin encore de nos autres grands maîtres.

Aujourd’hui samedi, l’Empereur a déjeuné dans le jardin, et nous y a fait tous appeler. Après déjeuner, il a fait quelques tours de promenade. Il était en gaieté, il nous plaisantait tour à tour. À l’un, c’était sur la beauté et l’élégance de son logement ; à l’autre, sur les sommes que le gouverneur avait payées pour lui, que la belle layette de son enfant allait grossir encore ; à moi, sur le goût que le gouverneur semblait prendre à mes lettres de change, qui le portait à désirer que les autres en fissent autant. Il riait et s’amusait beaucoup de nos récriminations.

Pendant toute la promenade en calèche, la conversation a roulé sur nos rois et leurs maîtresses : mesdames de Montespan, de Pompadour, Dubarry, etc. On a vivement discuté le principe ; les opinions étaient différentes, et on les a chaudement défendues. L’Empereur, qui s’était amusé à flotter alternativement entre les opinions opposées, a fini par conclure néanmoins tout à fait en l’honneur de la morale.

  1. En effet, le lin se file aujourd’hui comme le coton.