Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Appendice/Exhumation
N° II.
« Nous soussignés, Philippe-Ferdinand-Auguste de Rohan-Chabot, chevalier de l’ordre royal de la Légion-d’Honneur, secrétaire d’ambassade, commissaire en vertu des pouvoirs reçus de Sa Majesté le roi des Français pour présider, au nom de la France, à l’exhumation et à la translation des restes mortels de l’Empereur Napoléon, ensevelis dans l’île de Sainte-Hélène, et à leur remise, par l’Angleterre, à la France, conformément aux décisions des deux gouvernements, d’une part ;
« Et Charles Corsan Alexander, capitaine commandant le corps royal du génie à Sainte-Hélène, député par Son Excellence le major-général Middlemore, compagnon du Bain, gouverneur commandant en chef les forces de Sa Majesté Britannique à Sainte-Hélène, pour présider, au nom de Son Excellence, à ladite exhumation, de l’autre part :
« Nous étant préalablement communiqué nos pouvoirs respectifs, trouvés en bonne forme, nous nous sommes rendus ce jourd’hui, 15 du présent mois d’octobre de l’année 1840, au lieu de la sépulture de l’Empereur Napoléon, pour surveiller et diriger personnellement toutes les opérations de l’exhumation et de la translation.
« Arrivés a la vallée dite de Napoléon, nous avons trouvé le tombeau gardé, d’après les ordres de Son Excellence le gouverneur, par un détachement du 91e régiment d’infanterie anglaise, commandé par le lieutenant Barney, chargé d’en écarter toute personne qui n’aurait pas été désignée par l’un de nous comme devant assister à la cérémonie ou prendre part aux travaux.
« Sont alors entrés dans l’enceinte réservée ainsi autour du tombeau,
« Du côté de la France :
« M. le baron de Las-Cases, membre de la Chambre des Députés, conseiller d’État ; M. le baron Gourgaud, lieutenant-général aide-de camp du roi ; M. Marchand, l’un des exécuteurs testamentaires de l’Empereur ; M. le comte Bertrand, lieutenant-général, accompagné de M. Arthur Bertrand, son fils ; M. l’abbé Félix Coquereau, aumônier de la frégate la Belle-Poule, et deux enfants de chœur ; MM. Saint-Denis, Novcrraz, Archambauld, Pierron, anciens serviteurs de l’Empereur ; M. Guyet, capitaine de corvette, commandant la corvette la Favorite ; M. Charner, capitaine de corvette, commandant en second de la frégate la Belle-Poule ; M. Dorel, capitaine de corvette, commandant le brick l’Oreste ; M. le docteur Guillard, clùrurgien-major de la frégate la Belle-Poule, suivi du sieur Leroux, ouvrier plombier ;
Et du côté de l’Angleterre :
« Son Honneur le gouverneur-juge William Wilde, membre du conseil colonial de l’île de Sainte-Hélène ; l’honorable Hamelin Mrelawncy, lieutenant-colonel commandant l’artillerie et membre du conseil ; l’honorable colonel Hobson, membre du conseil ; M. H. Seale, secrétaire colonial du gouvernement de Sainte-Hélène, et lieutenant-colonel de la milice ; M. Edward Littlehales, lieutenant de la marine royale, commandant la goélette de Sa Majesté Britannique Dolphin, représentant la marine ; M. Darling, qui avait surveillé les travaux de la sépulture de l’Empereur.
« Les personnes destinées à diriger et à exécuter les travaux ont été ensuite admises ;
« Alors, en notre présence, et en celle des seules personnes ci-dessus désignées, il a été constaté que le tombeau était parfaitement intact, et, dans le plus grand silence, les premiers travaux ont commencé entre minuit et une heure du matin.
« Nous avons fait d’abord enlever la grille en fer qui entourait le tombeau, avec les fortes couches de pierres cramponnées sur lesquelles elle était scellée ; on a pu entamer alors la surface extérieure de la tombe, laquelle, recouvrant un espace de 3 mètres 46 centimètres (11 pieds 6 pouces anglais) de longueur, sur 2 mètres 46 centimètres (8 pieds 1 pouce) de largeur, était composée de trois dalles de 15 centimètres (6 pouces) d’épaisseur, encadrées dans une seconde bordure de maçonnerie. A une heure et demie, cette première couche était entièrement enlevée.
« Il s’est présenté alors un mur rectangulaire formant, comme nous avons pu le vérifier plus tard, les quatre faces latérales d’un caveau ayant 3 mètres 30 centimètres (11 pieds) de profondeur, 1 mètre 40 centimètres (4 pieds 8 pouces) de largeur, et 2 mètres 40 centimètres (8 pieds) de longueur. Ce caveau était entièrement rempli de terre jusqu’à une distance de 15 centimètres (6 pouces) environ de la couche des dalles déjà enlevées. Après avoir creusé dans ce caveau, et en avoir retiré la terre, on a rencontré, à une profondeur de 2 mètres 5 centimètres (6 pieds 10 pouces), une couche horizontale de ciment romain, s’étendant sur tout l’espace compris entre les murs du caveau, auxquels elle adhérait hermétiquement. Cette couche ayant été, à trois heures, complétement découverte, les soussignés commissaires sont descendus dans le caveau, et l’ont reconnu parfaitement intact de toutes parts, et sans lésion aucune. La couche de ciment sus-mentionnée ayant été percée, on s’est assuré qu’elle en couvrait une autre de 27 centimètres (10 pouces) d’épaisseur, en moellons liés ensemble par des tenons de fer, et qui n’ont pu être entièrement enlevés qu’après quatre heures et demie de travail.
« L’extrême difficulté de cette opération a décidé le soussigné commissaire anglais à faire creuser une fosse sur le côté gauche du caveau, et à en abattre le mur correspondant, à l’effet de parvenir ainsi jusqu’au cercueil, dans le cas où la couche supérieure opposerait une trop forte résistance aux efforts tentés simultanément pour la percer. Mais celle-ci se trouvant entièrement enlevée vers huit heures du matin, les travaux du fossé latéral, parvenus à la profondeur de 1 mètre 50 centimètres (5 pieds), furent abandonnés. Immédiatement au-dessous de la couche ainsi démolie, nous avons trouvé une forte dalle ayant 1 mètre 98 centimètres (6 pieds 7 pouces 1/2) de long, 90 centimètres (3 pieds) de large, et 12 centimètres (5 pouces) d’épaisseur, formant, comme nous en avons acquis la certitude plus tard, le recouvrement du sarcophage intérieur en pierres de taille contenant le cercueil. Cette dalle, parfaitement intacte, était encadrée dans une bordure de moellons et de ciment romain fortement liée aux parois du caveau. Cette dernière maçonnerie ayant été défaite avec soin, et deux boucles ayant été fixées sur la dalle, à neuf heures et demie tout était prêt pour l’ouverture du sarcophage. Alors le docteur Guillard a purifié la tombe au moyen d’aspersions de chlorure, et la dalle a été, par ordre du soussigné commissaire anglais, soulevée à l’aide d’une chèvre, et déposée sur le bord de la tombe. Dès que le cercueil a paru, tous les assistants se sont découverts, M. l’abbé Coquereau a répandu l’eau bénite, et a récité le De profundis.
« Les soussignés commissaires sont ensuite descendus pour visiter le cercueil, qu’ils ont trouvé bien conservé, sauf une petite portion de la partie inférieure, laquelle, quoique reposant sur une forte dalle, elle-même appuyée sur des pierres de taille, était légèrement altérée. Quelques précautions sanitaires ayant été de nouveau prises par le chirurgien, un exprès fut alors envoyé à Son Excellence le gouverneur pour l’informer des progrès de l’opération, et le cercueil a été retiré avec des crochets et des bricoles, et transporté avec, soin sous une tente dressée pour le recevoir. À ce moment, monsieur l’aumônier a fait la levée du corps, conformément aux rites de l’église catholique.
« Les soussignés commissaires sont ensuite descendus dans le sarcophage, qu’ils ont reconnu être dans un état parfait de conservation, et entièrement conforme aux descriptions officielles de la sépulture.
« Vers onze heures, le soussigné commissaire français s’était assuré préalablement que Son Excellence le gouverneur avait autorisé l’ouverture des cercueils de l’Empereur. Conformément à des arrangements déjà arrêtés à l’avance, nous avons fait enlever avec précaution le premier cercueil, dans lequel nous avons trouvé un cercueil de plomb en bon état, que nous avons fait placer dans celui qui était envoyé de France. Son Excellence le gouverneur, accompagné de son état-major, le lieutenant Middlemore, aide-de-camp et secrétaire militaire, et le capitaine Barnes, major de la place, est entré dans la tente pour être présent à l’ouverture des cercueils intérieurs. On a coupé alors et soulevé avec le plus grand soin la partie supérieure du cercueil de plomb, dans lequel on a trouvé un nouveau cercueil de bois, lui-même en très-bon état, et répondant aux descriptions et aux souvenirs des personnes présentes qui avaient assisté à la sépulture. Le couvercle du troisième cercueil ayant été enlevé, il s’est présenté une garniture de fer-blanc légèrement oxydée, laquelle, ayant été coupée et retirée, a laissé voir un drap de satin blanc ; ce drap a été soulevé avec la plus grande précaution par les mains seules du docteur, et le corps entier de Napoléon a paru. Les traits avaient assez peu souffert pour être immédiatement reconnus. Les divers objets déposés dans le cercueil ont été remarqués dans la position exacte où ils avaient été placés, les mains singulièrement bien conservées, l’uniforme, les ordres, le chapeau, fort peu altérés ; toute la personne, enfin, semblait attester une inhumation récente. Le corps n’est resté exposé à l’air que pendant les deux minutes au plus nécessaires au chirurgien pour prendre les mesures prescrites par ses instructions, à l’effet de le préserver de toute altération ultérieure.
« Le cercueil en fer-blanc et le premier cercueil en bois ont été immédiatement refermés, ainsi que le cercueil en plomb ; celui-ci a été ressoudé avec le plus grand soin sous la direction de M. le docteur Gaillard, et fortement fixé par des coins dans le nouveau cercueil de plomb envoyé de Paris, lequel a été également soudé hermétiquement. Le nouveau cercueil en ébène a été alors fermé à la clef, qui a été remise au soussigné commissaire français.
« Alors le soussigné commissaire anglais a déclaré au commissaire français que les travaux de l’exhumation étant terminés, il était autorisé par Son Excellence le gouverneur à le prévenir que le cercueil contenant, comme il venait d’être dûment constaté, les restes mortels de Napoléon, serait considéré comme à la disposition du gouvernement français du moment où il aurait atteint le lieu d’embarquement, vers lequel il allait être dirigé sous les ordres personnels de Son Excellence le gouverneur.
« Le soussigné commissaire français a répondu qu’il était chargé d’accepter ce cercueil au nom de son gouvernement, et qu’il était prêt, ainsi que toutes les personnes composant la mission française, à l’accompagner jusqu’au quai de James-Town, où S. A. R. monseigneur le prince de Joinville, commandant supérieur de l’expédition, était dans l’intention de se présenter pour le recevoir des mains de S. E. le gouverneur, et le conduire solennellement à bord de la frégate française la Belle-Poule, chargée de le ramener en France.
« Le cercueil a été placé sur un char funèbre, recouvert lui-même d’un manteau impérial présenté par le soussigné commissaire français, et à trois heures et demie de l’après-midi, le cortége s’est mis en marche dans l’ordre suivant, sous le commandement de S. E. le gouverneur, auquel une indisposition n’avait pas permis d’assister aux travaux de la nuit :
« Le régiment de milice de Sainte-Hélène, sous les ordres du lieutenant-colonel Leale ;
« Le détachement du 91e régiment d’infanterie, commandé par le capitaine Blackwell, la musique de la milice, M. l’abbé Coquereau avec deux enfants de chœur ;
« Le char, conduit par un détachement de l’artillerie royale, les coins du drap mortuaire portés par MM. le lieutenant-général comte Bertrand, le lieutenant-général baron Gourgaud, le baron de Las-Cases et M. Marchand ;
« MM. Saint-Denis, Noverraz, Archamhauld, Pierron ;
« Le soussigné commissaire français conduisant le deuil, ayant à ses côtés MM. les capitaines Guyet et Charner ;
« M. Arthur Bertrand, suivi de M. Coursot, ancien serviteur de l’Empereur, MM. le capitaine Doret et le docteur Guillard ;
« Les autorités civiles, maritimes et militaires de l’île, d’après leur rang ;
« S. E. le gouverneur, accompagné de Son Honneur le grand juge, et du colonel Hopson, membre du conseil ;
« Une compagnie d’artillerie royale ;
« Les principaux habitants de l’île en grand deuil.
« Pendant toute la marche, les forts ont tiré le canon de minute en minute.
« Parvenu à James-Town, le char a défilé lentement entre deux haies de soldats de la garnison, qui s’étendaient depuis l’entrée de la ville jusqu’au lieu de l’embarquement.
« A cinq heures et demie, le cortége est arrivé à l’extrémité du quai. Là S. A. R. monseigneur le prince de Joinville, accompagné de son aide de camp, M. le capitaine de vaisseau Hernoux, membre de la Chambre des Députés, et entouré des états-majors des trois bâtiments de guerre français la Belle-Poule, la Favorite et l’Oreste, a reçu de S. E. le gouverneur le cercueil impérial, qui a été immédiatement embarqué dans une chaloupe disposée à l’avance pour cette cérémonie, et conduit solennellement à bord de la Belle-Poule, par le prince avec tous les honneurs dus aux souverains.
« En foi de quoi, nous, commissaires sus-dénommés, avons dressé le présent procès-verbal, et l’avons revêtu du cachet de nos armes.
« Fait double entre nous, à Sainte-Hélène, le 15 du mois d’octobre de l’an de grâce 1840.