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Méphistophéla/00

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E. Dentu (p. 1-24).

Méphistophéla


Dans la voiture à deux places, légère sur ses hautes roues grêles, à côté d’un valet-groom vêtu d’une livrée bleu d’azur, ceinturée de cuir blanc, qui ne couvre que jusqu’à mi-cuisse la boursouflure d’un collant très tendu, la baronne Sophor d’Hermelinge, le buste droit en sa veste de drap gris, les rênes vers le menton, revient du Bois parmi le retour des victorias et des coupés. Entre la toque qui cache tous les cheveux et le col de toile ferme qui serre le cou, son visage, sous le plein jour, est blafard, avec des yeux ronds, d’un gris de fer, striés de sang, sans cils ni sourcils. Elle regarde droit devant elle ; il semble qu’elle ne voit rien, mais qu’elle vient d’assister à quelque spectacle terrible. Son immobilité est celle d’une stupéfaction où se perpétue un reste d’épouvante. Ses traits qui, certainement, se convulsèrent de peur, gardent la distension d’une grimace dans la paix pâle et morte où ils se sont figés ; la rectitude aussi de toute sa pose est un frisson pétrifié. D’avoir contemplé Méduse, on devait demeurer tel. Elle suscite l’idée de l’après de quelque chose d’horrible, de la minute qui suit le forfait, — c’est cette minute, éternisée, qui sera l’enfer, — et, fardée, elle apparaît comme la momie d’un remords.

Elle passe, on la désigne de gestes soudains, on la suit des yeux longtemps. Des chuchotements l’escortent d’une courtisanerie d’envie et de mépris ; ce bruit : « la baronne Sophor d’Hermelinge » l’accompagne, l’enveloppe, l’enserre, bandelette de la momie ; il est aussi, sur son maquillage funèbre, comme la traînée d’un linceul, ce long nom seigneurial et pâle.

Mais si, un instant, elle regarde ceux qui l’observent, on ne l’observe plus, on parle d’autre chose. Parce qu’on la sait, parce qu’on la sent différente même de celles qui lui ressemblent, parce que quelque chose de sinistre à force d’être anormal, la distingue, la spécialise, l’isole, on éprouve, avec un désir de la connaître toute, la crainte d’en trop apprendre. Son mystère attire et repousse, allèche la curiosité et lui fait peur. Dans le tumulte de la vie parisienne, elle est souvent une occasion de silence ; elle empêche de rire.

Certes, l’aberration dont elle s’illustre n’est désormais qu’une anecdote médiocre et fréquente. Si les temps ne sont pas encore venus — les temps prédits par le chaste et mélancolique poète — où s’accomplira au sud et au nord, au levant et au ponant, le divorce des sexes ennemis, si dans les modernes heptapoles survivent assez d’épouses et d’époux, de maîtresses et d’amants fidèles à la saine observance des naturelles règles pour que le divin châtiment ne submerge pas encore d’une torrentielle averse de soufre et de bitume les abominations des stériles hymens défendus, il est véritable pourtant que souvent le souffle de la femme se mêle au souffle de la femme ; et Paris ne s’attarde pas à s’émouvoir pour si peu.

Il sait que l’horreur d’être payées ou le dégoût de payer, rendant enfin odieux aux tristes filles d’amour ceux dont elles vivent ou ceux qui vivent d’elles, les exhorte au réciproque désintéressement des féminines étreintes qui leur permet l’illusion d’aimer et d’être aimées, en les préservant, lasses exprès, de la possibilité, en d’indignes bras, d’un abandon sincère.

Mais le parfait mépris qui, à raison de leur métier, accompagne les vendeuses de joie, leur épargne une réprobation de plus.

Il sait, ce Paris, en qui la candeur serait aussi stupidement hypocrite que des minauderies de petite fille chez une vieille courtisane, il sait que, parfois, les maris au cercle, deux jeunes mondaines à qui la crainte des indiscrétions d’un amant ou le péril des flancs visiblement adultères, déconseilla l’au-delà des flirtations extrêmes, renovent, moins puériles mais plus chastes, dans la pénombre aromale du boudoir, parmi les hasards des peignoirs entrebâillés, les langueurs des dortoirs de naguère au pensionnat ou au couvent ; câlines cajoleries, incertaines, effleurantes, d’aile pas posée, caresses à peine, qu’aucune prière ne précéda ni aucun aveu, prolongement distrait, les têtes cachées dans les dentelles, de la rencontre presque pas faite exprès d’une main avec une main, jusqu’en des montées qui rebroussent le duvet d’un bras ou jusqu’en des descentes vers l’imprévu d’une hanche ; nul baiser sinon les yeux clos comme par un accord de ne point voir, mutisme presque pas haletant des gratitudes en des soupirs contenus ; puis, après la lassitude des bras désaccouplés et ballants vers le tapis, pas même une rougeur, remords rose des joues, ne demeure du péché ; voici la causerie d’avant, à propos de la pièce nouvelle, ou du bal à l’ambassade, ou de la forme des chapeaux qu’on portera.

Et il est des indulgences pour ces fautes occultées de silence et d’odorant crépuscule, si peu réelles d’avoir si peu duré, plutôt soupçonnées d’ailleurs qu’avérées, que les coupables elles-mêmes, coupables à peine, oublieront au point de ne pas les retrouver dans leur mémoire, les matins de balbutiement au confessionnal de Saint-Thomas d’Aquin ou de Saint-Philippe du Roule. Comme le directeur de conscience, à qui l’on n’a pas tout dit, Paris, qui n’ignore rien, absout.

Car il n’a plus le droit d’être équitable ! juge chargé de crimes, réduit à la clémence par la crainte du ridicule qu’encourrait Lacenaire à blâmer un voleur de pommes de l’autre côté du mur, ou le marquis de Sade à rougir d’un creux d’enlacement, resté entre les blés foulés ; car, — semblable à un homme qui, par les pores ouverts de toute sa peau, verrait grouiller sa pourriture interne, — il contemple, effaré de soi-même, et plein de la honte, de l’orgueil aussi, d’être incomparable entre les villes damnées, ses abjections et les hypocrisies de ses dernières vertus : toutes les augustes chimères, avilies ou bafouées, la patrie, prétexte, l’art, commerce, l’ironie de l’encens au pied des statues et la spéculation de la prière devant les autels ; les filles vendues par le père et la mère, gens pratiques, d’accord, bon ménage, destinées à la prostitution dès le premier balancement du berceau — qui pourtant ressemble à un refus, — avec méthode, avec la patience qu’implique le choix d’une carrière, et comme après une résolution prise en conseil de famille ; les seins des duchesses décolletées, que chez les entremetteuses poissèrent de baisers sentant le sherry ou le porto des rastaquouères saoûls ; plus détestables, ces vierges donneuses de leur bouche et de leur gorge et de tout leur corps nu, qui, pour la fierté du ventre sans ride ou pour s’épargner le souci du fœtus coupé en morceaux puis jeté aux latrines, restent vierges en leurs lits obscènes ; et, chez les notaires matrimoniaux qui vont partir pour Bruxelles ou reviennent de Mazas, le nom échangé contre l’argent, pas beaucoup d’argent ! on se mésallie au rabais ! de sorte que c’est comme si les extrêmes neveux des races illustres, camelots de la gloire immémoriale, hurlaient sur les boulevards : « Demandez, demandez ! achetez ! Rosbecque ! Rocroy ! Fontenoy ! dernière édition ! » S’il s’observe plus profondément, Paris voit ses bas-fonds hideux, et plus vils, comme des plaies que l’on aurait aux pieds ; l’odeur de ses faubourgs, de ses banlieues, tout ce qu’exhale, crasse et sang mêlés, l’innombrable peuple des prostituées, et des tueurs, rôdant de réverbère en réverbère dans la ritournelle des bals-musettes et rassemblé d’un coup de sifflet qui saute d’un angle de rue à un coin de boulevard, l’écœure d’une fadeur de lupanar et d’abattoir ; et dans les bagarres nocturnes frémissent des lueurs de couteau. Pourtant, si profonde, si irrémédiable s’assombrit toujours davantage l’extinction du jour moral sur les hauteurs, que Paris se demande enfin si ce n’est point des plus sales bas-fonds que se lèvera la clarté future, attendue, nécessaire, incendie peut-être, clarté cependant ; il y a, dans la crapule populacière, quelque chose comme une épouvantable candeur, de la barbarie qui ressemble à de l’enfance ; est-ce un commencement d’aurore et d’avril, qui sait, cette grisaille boueuse, çà et là rose de meurtre ? l’avenir s’allumera peut-être à l’eustache des chourineurs.

En attendant, Paris, qui se connaît, n’ose plus se courroucer parce que, dans un boudoir, deux amies pareilles sous la poussée du même désir aux deux fleurs d’une tige que courbe le même vent, ne purent se défendre, transgressant une incertaine loi, de rapprocher leurs parfums de roses meilleures. Et il pardonne, en souriant. Sourire, suprême ressource de ceux à qui répugne le mélodrame des malédictions, courtoisie du mépris ; ressource aussi contre l’horreur de soi, élégance de la mélancolie, dandysme du désespoir et du remords.

Même pour d’autres bouches féminines, mêlées, Paris a des complaisances. Dans la folie des champagnes nocturnes, de belles filles éprises, la chevelure et la jupe envolées, oublient la différence du permis au défendu ; eh ! que leur parleriez-vous de cela ? elles sont grises de la griserie heureuse des lumières dans les yeux, grises du frôlement des bras nus, et des fraises mangées à quatre lèvres pour l’amusement des desserts, et de l’odeur des maquillages qui ne tiennent plus et coulent le long des peaux comme les gouttes d’un rut artificiel ; et la sueur des valses qu’elles valsèrent ensemble entre les tables poussées vers le mur, — les seins de l’une penchés dans l’ouverture du corsage où battent les seins de l’autre, — les enveloppe d’une moite exhalaison de chairs en laquelle il est doux de se pâmer. Elles sont, inconsciemment, ces parisiennes, ces païennes, les ménades d’un triomphe de Bacchus, où le dieu ivre groupe entre ses genoux, dans le char dont les roues écrasent sans les distraire des couples enlacés, des nymphes saoûles de raisins mûrs et les fait, dans son embrassade, s’étreindre. Ce qu’il y eut d’effréné dans le déchirement de leurs robes, innocente l’impudence de leur nudité ; comme parmi le pêle-mêle des chutes et des abandons sur les tapis, sur les sophas, sur le désordre des linges déchirés de cristaux et de porcelaines brisées, leur rire qui échevelle de noires ou rousses chevelures, leur rire retentissant ainsi qu’une sonnerie de métaux clairs, excuse l’infamie de leurs baisers. Ce sont les très amoureuses folles ! amoureuses, de qui, de quoi ? de toutes, de tous, de tout. Elles sont, descendues des cadres afin de vivre les mythologies du baiser, les faunesses et les hamadryades des peintures, mêlant pour leur plaisir et pour le plaisir des autres, la neige et l’or, ou le vivant ivoire chevelu d’ébène, de leurs corps qui se veulent et qui s’offrent ! Et Paris, cet artiste, sorte de Néron devenu la ville même que le beau tyran-poète aurait bâtie sur les ruines de Rome incendiée, aime les chœurs fougueux de ses blanches corybantes.

Mais la baronne Sophor d’Hermelinge ne ressemble ni aux tristes filles d’amour qui demandent au baiser femelle la revanche de la virile injure ; ni aux mondaines distraites, oublieuses bientôt du plaisir que peut-être elles n’ont pas eu ; ni aux belles extravagantes, buveuses de luxure dans toutes les coupes où elle mousse.

Et l’on s’étonne d’elle, en s’alarmant.

On est en présence d’un monstre qui va jusqu’à la perfection dans la monstruosité. Elle est, dans le mal, sans défaillance ; son péché ne fait jamais de faute ; elle est irréprochable ; c’est ce qui produit l’épouvante. « Homo sum ! » s’écrie la Messaline de Juvénal ; avec raison ! puisque ce sont des mâles qu’elle espère dans la logette des prostituées de Suburre. Mais la femme qui se virilise définitivement, se déshumanise.

Imperturbable, hautaine, officielle, dirait-on, la baronne Sophor d’Hermelinge, en sa fixité sinistre, en sa pâleur de morte mal ressuscitée, est l’impératrice blême d’une macabre Lesbos.

De son attitude, de la légende abominable qui la suit, se dégage l’idée d’un crime continu, méthodique, sans emportement, qui ressemble à l’exercice d’une fonction, à l’accomplissement d’un devoir. Il semble qu’elle ne veut pas son vice, qu’il lui est indifférent, odieux même, mais qu’elle y est obligée, qu’elle y est soumise comme à une insecouable loi ; qu’elle a été condamnée aux travaux forcés de l’immonde plaisir. Pas d’arrêt possible ni d’atermoiement ; elle réalise sa damnation, sans halte, tout droit, comme une pierre tombe ; rien ne la détourne, ni ne la dérègle, elle va, directe.

En ce temps où la science découvre des vérités pareilles aux prétendus mensonges des antiques magismes et des sorcelleries, où l’expérimentation cesse de démentir les intuitions anciennes, où ce professeur, au milieu de ses démentes, rappelle Urbain Grandier parmi ses nonnes, où cet autre démontre l’hystérie par les moyens dont usait le démonologue Bodin pour prouver la Possession, qui donc affirmera que les mystérieuses névroses sont autre chose en réalité (les noms changèrent, non les effets) que les Charmes, les Vénéfices, les Envoûtements pratiqués par les sorciers ou les empuses ? Et sait-on si les délires des intoxications où fatalement s’adonnent les âmes surchargées d’angoisse, tristes chercheuses d’oubli, ne sont pas les sursauts et les frénétiques témulences d’une incarnation démoniaque ? Un maître a écrit : « Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail. » Il y a peut-être mieux qu’un rapport, il y a peut-être identité parfaite entre les Fausts conquis par les Méphistophélès et tous les convoiteurs de Paradis artificiels qui demandent à la puissance décevante des Drogues la réalisation, dans l’humanité, du plus qu’humain. On les croit ivres, ils sont possédés. Puisque la toute-vertu céleste a sa présence réelle dans le Pain et le Vin, il se pourrait que la diabolique malice fût consubstantielle à l’opium, au haschich, à la morphine ; l’avaleur d’alcool boit Satan ; l’hémétique est un exorciste.

Si les mauvais esprits peuvent hanter l’homme et s’installer en lui, c’est un morne démon ou une morne démone — car pourquoi les tentateurs n’auraient-ils pas l’un ou l’autre sexe, plus brutaux d’être mâles, plus sournois et plus insinuants d’être femelles ? — qui tient la baronne Sophor d’Hermelinge.

Ce qu’on sait d’elle déconcerte par la mesure, la précision, la netteté dans le forfait. Elle se montre épouvantable, posément. Morose en ses affreuses joies, elle est perverse avec gravité et pervertit sans tendresse, ni passion, ni charme ; elle ne séduit pas celles qu’une exécrable norme la contraint de choisir : elle les conquiert, les prend, les courbe, avec l’à-coup-sûr d’un despotisme ; son regard commande, le silence de sa bouche ordonne ; sa froide convoitise est comme un grappin de glace. Des vierges sont allées à elle, sans qu’elle leur eût fait signe de venir, vaincues et stupéfaites de l’être ; de belles jeunes femmes, mondaines ou comédiennes, heureuses, joyeuses, détournèrent en vain la tête quand elle passa et bientôt la suivirent avec la décision de la résistance impossible, avec la pensée nulle et les yeux écarquillés du vertige ; les filles d’amour, qu’elle dédaigne d’élire elle-même, qu’elle se fait envoyer par les entremetteuses, — comme en sa fainéantise quelque princier libertin, — essayent de rire et de hausser l’épaule (elles en ont vu bien d’autres !) en montant l’escalier de l’hôtel dont on leur a conté les subtils et barbares mystères, mais, au moment d’entrer, elles frissonnent, une sueur aux tempes ; pourtant elles entrent, rapides, furtives, en fermant les yeux, comme on glisse dans un trou.

Et toutes celles qui subirent sa caresse lentement crispée et tenace, tyrannique, s’en souviennent comme un évadé se rappelle la froide muraille, la chaîne et le carcan. Même dans les abominables débauches qu’elle se plaît à confesser parfois d’une phrase brève et simple qui défend la surprise, même dans l’extrême enragement des concupiscences, elle se contient, ou, véritablement calme, n’a pas besoin de se contenir, furieuse et froide comme la torsion d’une statue de marbre ; et elle rit d’une dent lente et dure. Le jour où une jeune servante, — cette histoire, depuis longtemps, on la sait et on la chuchote, — s’enfuit éperdument à travers les arbres d’un jardin de guinguette, les gens vite accourus qui pénétrèrent sous la tonnelle, virent la baronne Sophor d’Hermelinge debout contre la table, impassible et la gorge pas haletante, qui les regardait, les yeux nuls, très pâle, mais de son habituelle pâleur, avec un peu de rougeur mouillée à la bouche.

Cependant, parmi le retour des victorias et des coupés, elle revient du Bois dans la voiture à deux places, légère sur ses hautes roues grêles ; même le long des Champs-Élysées où pourtant les fiacres sont plus nombreux, où beaucoup de promeneurs bourgeois montent, descendent à gauche et à droite de la chaussée, ce murmure : « La baronne Sophor d’Hermelinge ! » la devance ou la suit ; c’est, autour d’elle, une espèce d’outrageant triomphe, ce qu’il peut y avoir d’admiration dans le mépris. Faustine, Isabeau, Lucrèce ont connu à ce point la gloire de l’injure.

Après avoir tourné dans la rue Marbeuf, la voiture ralentit son mouvement devant un hôtel très vaste, ni grille, ni jardin, rien que de la pierre blanche, où s’ouvrent trois hautes voûtes, froides, sans sculptures ; s’engage en le plus large de ces tunnels pâles, et s’arrête. La baronne descend, une main sur le coude du valet. Elle a des mouvements nets, mesurés, précis, qui font penser à ce qu’il y aurait de statique réalisée dans un parfait automate ; elle monte un escalier, marches de marbre entre des plantes grasses, ne répond que d’un geste qui écarte aux deux femmes de chambre empressées sur le palier du premier étage, soulève une tenture qui retombe pesamment derrière elle, traverse un salon, un autre salon, une chambre, — luxes durs et clairs, d’étoffes blanches, très lisses, avec des rosaces d’acier, de meubles carrés, incrustés d’étain, de glaces sans nombre où se multiplient et s’infinissent les reflets des pâleurs brutales et des formes précises, ― arrive dans un cabinet tout d’albâtre brut et de faïence nue, spacieux, sans fanfreluches ni parfums, où les mille objets de toilette, argent mat, ivoires neufs, imitent, sur les marbres, des parallélismes d’armes rangées, et, aux murs, des complications régulières de panoplies. Quelque chose comme le cabinet de toilette d’une Penthésilée. C’est la ressource de la femme qui cesse d’être, — selon l’une ou l’autre de ses fonctions, — ménagère ou tendrement coquette, de se différencier jusqu’à la guerrière ; Mlle de Maupin, — non celle du divin roman, — tirait l’épée à tout propos et tua, d’une pointe en plein ventre, le jour des noces, le mari de la mariée qu’elle aimait. De n’être pas demeurée dans le normal, la femme est contrainte à l’extrême ; pour elle, pas de séjour, même d’un instant, entre la banalité à peine dépassée et l’au-delà de l’excès. Dans les bals masqués, les filles en travesti montrent plus d’impudence que les hommes ; on exagère tout ce qu’on usurpe.

À peine arrivée dans son cabinet de toilette, la baronne Sophor d’Hermelinge marche droit vers un grand miroir. Son visage n’a pas changé d’expression ; il a toujours, — si blafard et sans remuement, — cette fixité dominatrice, coutumière, où s’immobilise l’effroi. D’une main vite tendue, elle prend une houpe à poudre de riz, — étant parisienne, — s’en pâlit d’une pâleur moins blême. Mais elle ne sourit pas à son image, comme font les jeunes femmes devant la glace. Elle ne se mire pas, elle se constate.

Puis, sa toque et sa veste ôtées, elle se retourne et s’étend sur un sopha, long, dur, sans coussins, de bois blanc presque fruste, avec des ornements de bronze, un sopha emprunté au décor des tragédies et où abonde le mauvais goût d’une peau de léopard ; le coude au dossier, ses pieds hors des bottines dont, de l’orteil, elle a poussé le talon, la baronne Sophor d’Hermelinge a l’air de rêver.

Rêve-t-elle ?

À sa gloire ?

Car, dans la ville à qui l’on reconnaît l’habitude de s’étonner rarement, c’est une gloire enfin que d’être un objet quotidien de surprise et d’épouvante. Ce Paris, toutes les grandeurs et toutes les vilenies, toutes les sciences du bien et du mal, n’accorde que peu fréquemment sa curiosité ; et l’on vaut quelque chose quand on mérita qu’il vous considère avec stupeur. Être exceptionnel à Gomor ou à Sédôm aurait de quoi chatouiller la vanité même d’Héliogabale ou du divin Marquis. Elle rêve sans doute, l’effroyable et morne triomphatrice, à toute cette popularité autour d’elle, faite d’indignation et d’outrage, tumultueuse et sale comme un océan de boue, grandiose aussi. Elle sait qu’elle est le point lointain et blafardement lumineux où convergent toutes les attentions des affolées et des détraquées ; elle sait que pas un vice, entre femmes, ne se réalise dans les élégantes alcôves ou sur les bancs des promenades ou dans les fossés de banlieues, sans s’autoriser de son extraordinaire exemple. Elle est la reine, pas présente, mais acceptée, de la cour des Miracles femelles du mal ; c’est vers elle, vers le dressement, dans une ombre rousse, et touffue, de sa féminilité stérilisée, que monte comme un étrange encens l’universelle odeur des sexes de femme, ouverts ! Et elle a cette fierté de ne pas pouvoir être calomniée. Elle a conçu et parachevé plus qu’on ne croit qu’elle a pu faire. Elle a dépassé l’hypothèse des solitudes et des hystéries. Elle est véritablement la parfaite damnée ! Et si c’est d’un mauvais esprit qu’elle est possédée, le démon, — ou la démone, — qui l’acquit, n’a point triché ni lésiné en l’accomplissement du pacte, puisqu’à cette créature, riche, noble, qui fut belle, et l’est encore, — quoique si blême, — il a donné, en échange d’une âme vouée à l’incertain enfer, toute l’immonde gloire et l’orgueil sans doute de l’incomparable péché.

Mais, pendant qu’elle rêve, voici que ses paupières, sur la fixité des prunelles, palpitent en des sursauts comme sanglotants, et, dans ses yeux ronds, d’un gris de fer, sans cils ni sourcils, où tout à l’heure s’approfondissait une transparence de néant, dans ses yeux plus écarquillés, montent, affleurent, descendent, remontent des ombres pareilles à ces fumées de boue qui s’évasent dans de l’eau remuée. La baronne d’Hermelinge s’est presque redressée ; ses deux mains derrière elle, crispées au bois brut du sopha, elle considère en des affres de peur on ne sait quoi d’invisible. Ce regard-là, c’est celui de Macbeth vers le fauteuil occupé par une spectrale absence. Puis, tout à coup, en un dodelinement désespéré de la tête, elle met ses paumes à ses oreilles, comme pour ne pas entendre. Entendre, quoi ? il n’y a sinon elle-même personne dans la chambre, ni aucun bruit ; qu’est-ce donc que perçoit son ouïe ? est-ce en ses oreilles qu’il est né, qu’il persiste, qu’il s’acharne, le son sans doute épouvantable, car elle frissonne entière, par saccades, et balbutie des mots qui demandent pitié ? Rigide naguère, sa face, le front, la joue et les lèvres, devenue, de pâle, livide, de livide, terreuse, se détend, s’allonge, défaille en une lâcheté comme pâteuse et grassement fluide ; on dirait d’une momie qui va couler en putréfaction. Jamais aucun visage humain n’a exprimé avec une plus parfaite hideur le découragement d’avoir vécu, l’aveu d’une irrémédiable agonie. Oh ! quel dégoût de soi, quel cancéreux remords habite en cette femme et la mange pour que, avant le trépas, elle ressemble au cadavre d’une créature enterrée vive et qu’on vient d’exhumer, pas squelette encore.

Deux ou trois fois elle a tendu l’une de ses mains vers un meuble à tiroirs placé non loin d’elle ; son geste est celui d’un noyé qui veut empoigner une épave, mais, le geste, elle ne l’a pas achevé, comme en l’inanité de toute espérance, comme dans la certitude de l’impossible sauvetage ; même elle doit savoir qu’à tenter le salut s’exaspérerait l’angoisse de son désastre, puisque, rien que d’en avoir eu l’intention, s’ajoute à la peur de sa sinistre face, oui, encore, s’ajoute de la peur.

Cependant, tout à coup retournée, — avec la décision longtemps combattue d’un affamé qui va voler du pain, — elle se précipite vers le meuble, en ouvre l’un des tiroirs, saisit un flacon doré et un mince étui de nacre où, le couvercle levé, apparaît, tout petit, long, effilé, un instrument de métal et de cristal, qui s’achève en aiguille, — la seringue de Pravaz ; et la baronne l’emplit de la morphine contenue dans le flacon, puis, sa jupe levée au-dessus de la jarretière, elle trouve tout de suite sur sa peau, vers le bas de la cuisse, la place accoutumée, un calus gris et noir, rond, large comme un sou, qui se hausse, à peu près semblable aux arêtes écailleuses d’un cheval ; c’est hideux, sur la pâle soie crème de la chair, parmi les bouffements de batiste et de valenciennes, à côté du ruban rose qui serre le bas noir, la croûte un peu bouffie et sèche de cette espèce de plaie. L’aiguille creuse de la seringue prise entre le pouce et le médius, a pénétré dans la chair, élargissant d’une piqûre le cercle du calus ; et par une pression, légère, adroite, d’un seul ongle, celui de l’index, la liqueur se répand sous le derme, s’insinue, rayonne comme une tiédeur, gagne en une glissante descente la paume des mains, le dessous des pieds, remonte, monte encore, en passant serre le cœur, d’une caresse reconnue, qui signifie : « Tu sais, c’est moi, » s’infiltre jusqu’au cerveau, — les paupières, calmes, ne battent plus, les yeux toujours grand ouverts se sont mouillés d’une lueur liquide, — fait éclore sous le crâne un développement de lumineuses et lentes rêveries où l’esprit enlizé s’ensommeille comme dans le hamac d’une sieste au soleil. Alors (car le royal et miséricordieux Poison verse très vite ses largesses en ceux qui ont coutume de les implorer, ainsi qu’un Dieu s’empresse d’exaucer ses fidèles), c’est l’infini bien-être sans le reproche d’aucun devoir, le dédain de tout ce qui n’est pas la minute actuelle (minute ? éternité peut-être !), la fonte de toutes les amertumes en une doucereuse langueur, l’ignorance d’hier et de demain, la vie arrêtée au plus exquis moment de toujours, la paix, l’oubli, le rien divin. Le visage de la baronne Sophor d’Hermelinge, — rappelant ces singulières fleurs fanées, fripées, loques du printemps mort, qui, trempées dans une mixture, reprennent la splendeur souriante des anciens midis, — s’ouvre, s’épanouit, rayonne béatifiquement. Un long temps, un très long temps, comme non vivante, avec la visible extase d’une défunte qui rêverait du paradis, elle demeure en cette délicieuse inertie… Mais voici qu’elle s’agite, faiblement d’abord, en même temps qu’une expression de gêne déforme le calme de son sourire ; et de ses deux mains, qui s’élèvent et battent l’air, elle voudrait, dirait-on, comme un dormeur, inconsciemment, chasse une mouche, écarter de ses oreilles l’importunité d’un frôlement ou d’un bruit ; sans doute, elle n’y réussit pas, car elle s’agite plus violemment, les jambes tendues, puis ramenées, puis ouvertes jusqu’à l’écartellement ; ensuite, la tête entre ses deux poings clos, elle se lève d’un seul élan ; et l’œil exorbité, les traits zigzagant comme en des tics de démoniaque ou d’hystérique, une mousse blanche aux lèvres, elle se met à courir par la chambre ! En fuyant, — car, sans quitter la pièce, elle a l’air de fuir, — elle regarde derrière elle, vers le tapis, comme si quelque grouillement invisible de bêtes la poursuivait pour la mordre ou lui grimper aux jambes ; cette fuite ne s’arrête pas, allant d’un mur à l’autre, évitant les miroirs ; et maintenant, la baronne Sophor d’Hermelinge pousse les longs cris d’un chien qu’on bat ou d’un loup qui aboie à la lune ! Oh ! quels hurlements ! et, tout à coup, dans une plus déchirante clameur que suit un silence, elle s’effondre toute, le front vers la cheminée. Là, elle se torsionne, roule deux fois sur soi-même, saisit entre ses dents le cuivre des chenets et le mord, une bave plus abondante aux lèvres ; quiconque la verrait, hésiterait à lui porter secours, tant elle paraît, en cette crise, hideuse et formidable ; et, durant les rares accalmies, quand s’apaise le bouleversement de tout son être, quand se ralentit la palpitation de sa poitrine et de son ventre, elle a, dans ses yeux ronds, d’un gris de fer, fixes, sans cils ni sourcils, le morne néant des définitives désespérances.