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Méphistophéla/01-1

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E. Dentu (p. 25-89).

LIVRE PREMIER

I

Cette après-midi-là, dans la forêt vernale, il pleuvait et il faisait soleil, de sorte que toutes les feuilles, celles des bouleaux, des tilleuls et des saules penchants, et, le long de la large avenue, celles des grands platanes aussi, étaient criblées d’une innombrable averse de petites gouttes d’or. Sous un vent léger, si léger qu’on ne le sentait point, qu’on le devinait seulement au va-et-vient des plus flexibles branches, des égrènements d’ondée, ronds comme des perles, lumineux comme des diamants, pleuvaient aussi du balancement des bruyères, dans les éclaircies du sous-bois, sur les brins d’herbe qui, alourdis d’un peu d’eau, comme, d’une larme, un cil, penchaient, laissant glisser chacun une goutte vite évanouie en la tiédeur humide du sol. Dans l’espace ensoleillé des clairières, des rayons, directs, issus d’ovales d’azur parmi les nuages d’ouate comme des regards d’yeux bleus d’entre de blanches paupières, élargis, déployés en prismatiques éventails à travers la pluie drue et fine au point de se mêler en une mouvante brume, ressemblaient à ces échelles de clartés, sorte d’arcs-en-ciel détendus, qui, dans les images de sainteté, glissent de dessous le trône de Dieu le père, et le long desquelles montent et descendent des anges. Et c’était, de la lisière à la lisière, dans un embrun clair, sans autre bruit que le cliquetis de l’ondée, — car, un instant, furtifs, les oiseaux s’étaient tus, — l’immense fraîcheur des verdures, la saine exhalaison de la terre et des écorces mouillées.

Mais, la pluie cessante, — plus rien que l’égouttement des hautes ramures sur les basses branches, de celles-ci sur les broussailles, — il y eut, partout à la fois, comme à un lever de jour, le grésillement menu de mille oiselets voletant et froufroutant parmi les arbres, ou bien, d’un jet, deux par deux, quelquefois toute une volée, traversant le soleil des avenues ; en même temps, d’entre un fourré de citronnelles vite écartées, des rires s’élancèrent ! vifs, clairs, heureux, répétés, multipliés, comme si toute la belle humeur des arbustes adolescents et des récentes feuilles célébrait le beau temps revenu ; puis, le fossé franchi d’un élan, d’un envolement eut-on dit, deux jeunes filles, deux fillettes, se posèrent sur le cailloutis de la grande avenue, et elles riaient toujours, et elles se mirent à sauteler çà et là dans le remuement de leurs jupes, de leurs rubans, de toutes leurs fanfreluches d’où s’éparpillaient des gouttes ; jolis secouements de fauvettes mouillées.

Ce n’étaient pas des filles de la campagne, mais deux demoiselles de la ville voisine, en promenade dans la forêt, pas loin de la grande grille d’or, et qui, surprises par l’averse, se réfugièrent sous les branches pour que leurs beaux habits ne fussent point gâtés. Car elles étaient très bien mises. Des toilettes pareilles : robes d’étoffe légère, à fleurs, grands chapeaux de tulle blanc, agrémentés de brindilles et de muguets, et qui, larges comme des ombrelles, leur mettaient au visage de petites ombres mouvantes où transparaissait le rose de la peau. Sœurs ? non, bien qu’on les aurait pu croire jumelles, à cause des dix-sept ans de l’une et des dix-sept ans de l’autre ; mais, entre elles, aucune ressemblance, sinon de l’âge avec l’âge ; celle-ci, les cheveux bruns, d’un brun çà et là strié de mèches rousses, petite et presque maigre, avec une vigueur d’arbuste qui poussera haut ; celle-là, d’un blond pâle, assez grande, mais comme lasse d’avoir grandi et un peu grasse déjà en sa gracilité penchée ; une force auprès d’une douceur, avec l’égal charme exquis de ne pas être encore tout ce qu’on sera. Et leur adolescence s’accordait bien avec la jeunesse puérile de la nature ; nouvelles dans le renouveau.

Sans cesser de rire, celle qui était blonde, Emmeline, s’avisa qu’elle avait les cheveux tout mouillés de pluie.

— Tiens, vois, Sophie, mais vois donc, touche !

L’autre dit :

— Les miens aussi, on croirait que je les ai trempés dans l’eau.

— J’ai une idée.

— Pour sécher nos cheveux ?

— Oui, très amusante.

Emmeline ôta son chapeau qu’elle alla suspendre à une branche d’arbre, revint au milieu de l’allée, dénoua le lourd chignon qui lui descendait entre les épaules, fit tomber d’un trémoussement ses cheveux longs, très longs, si abondamment légers, et se mit à tourner sur elle-même, tourna plus vite, plus vite encore, de sorte que toute sa chevelure virait horizontalement autour d’elle, si rapide qu’elle semblait un grand parasol fait d’une fumée d’or blanc. Puis, brusquement, l’enfant se baissa, s’accroupit, au risque de salir sa robe au gravier pas encore sec, et, ses cheveux la couvrant toute comme d’une gerbe refermée, elle riait dessous. Son amie n’avait pas manqué de l’imiter. Moins longue, plus épaisse, avec des rudesses de crinière, sa chevelure cédait moins docilement à l’impulsion rotatrice, et, pour disparaître à demi sous la rousse et brune retombée, Sophie dut se courber jusqu’au sol ; son visage resta visible comme derrière une grille de métal rouillé. Elles imaginèrent un autre amusement. Elles se tenaient par les mains, cambrant le buste, les pointes des pieds aux pointes des pieds, et, pendant qu’elles viraient encore, mais ensemble, plus éperdument, leurs cheveux derrière leurs têtes, en deux évasements de rayons, faits de flammes diverses, tourbillonnaient sans jamais s’atteindre, comme deux feux d’un phare tournant. Enfin, essoufflées, n’en pouvant plus, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec l’inconscient ravissement d’être, dans la jeune saison, cette exquise et troublante chose, la nubilité amicale de deux vierges. On eut dit les deux naïs éprises d’une angélique oarystis ; et qu’elles fussent des demoiselles bourgeoises en robes de jaconas vert et rose ajoutait un ragoût singulier à leur emportement de filles forestières. Mais elles ne savaient rien, elles ne comprenaient rien, sinon qu’elles, étaient bien contentes d’avoir été mouillées par la pluie, de s’être secouées, d’avoir fait voler autour d’elles leurs cheveux, et de s’embrasser sous la volée qui se pose de leurs chevelures mêlées. Elles s’embrassaient encore, riant davantage, la bouche sur la bouche, la peau frôlant la peau, la palpitation des cils sous les cils palpitants ; leur joie était telle que d’avoir vécu mille années en des extases ininterrompues il ne leur serait pas resté le souvenir d’un délice égal à celui de s’éteindre, si ingénûment, — car, enfin, des gamines, — parmi les criailleries mélodieuses de tous les petits oiseaux et sous le grand soleil qui s’allumait davantage de les tenir ainsi toutes deux, mêlées et remuées de rires, en la tendresse de sa caresse. Rien ne vaut l’union de Paul et Virginie sous les arbres, sinon celle d’un couple, où, pour plus de pureté, ce sont deux Virginie qui s’enlacent dans le bois. Baiser de deux bouches de fillettes qui ne se baisent pas exprès ! battement, seins contre seins, presque pas seins encore, de deux poitrines de qui la sexualité s’ignore, en un enlacement si pur, par qui pourtant sera moins doux et moins réalisateur des songes le rude corps-à-corps de la nuit nuptiale ! ô puériles délices des sens qui n’expérimentèrent pas les différences ! chasteté sacrée, quoique si amoureuse déjà, de l’amour avant l’amour ! désir non pas conscient, ni satisfait, redoublé en l’impossibilité, pas même soupçonnée pourtant, de sa réalisation ! Les vierges amies — celles à qui une pudeur parfaite ne permit pas une minute d’entrevoir l’ignominie du faute-de-mieux, — sont l’enchantement des poètes, contemplateurs attendris de vos adolescentes, ô Erinnas ! ô Saphos ! et l’épouvante des penseurs qui, sans avoir le droit d’une malédiction, — car, ces innocences, les maudire ! — considèrent la fin des choses humaines, et, après tant de stériles tendresses, l’inutilité, faute de cadavres, des cimetières.

Celles-ci, ces enfants, Sophie, Emmeline, s’aimaient si tendrement. Depuis toujours, pensaient-elles, depuis le commencement de vivre. Parce que la maison de Sophie, à Fontainebleau, était voisine de la maison d’Emmeline (une porte presque jamais fermée entre les deux jardins), elles avaient, toutes petites, joué ensemble, déchiré leurs jupes aux mêmes épines ; c’étaient, le soir, des appels impatients d’une mère à cette fenêtre-ci, d’une mère à cette fenêtre-là : « Eh bien ! Emmeline, viendras-tu, enfin ? — allons, Sophie, voilà l’heure de se coucher ! » Après les rentrées auxquelles Sophie, plus garçonnière (« un vrai gamin », disait la maman), résistait davantage, les deux amies, dans leurs chambres, ne s’endormaient pas sans s’être jeté d’une croisée à l’autre des baisers et des bonsoirs ; le lendemain les jeux recommençaient dans les allées des deux jardins. Qui aurait grondé Emmeline ou Sophie, aurait fait pleurer Sophie ou Emmeline. Mais on ne les grondait guère. On aimait cette amitié entre les deux mignonnes qui faisaient des échanges de poupées, mangeaient ensemble, dans le petit bosquet, les desserts que, sorties de table avant la fin des repas, elles s’apportaient l’une à l’autre. Quand, après s’être saluées par dessus la haie, comme il sied entre bonnes voisines, les deux mères se promenaient ensemble, devisant des choses de la ville, cela les amusait de rencontrer tout à coup dans l’écartement d’un rosier les deux têtes ébouriffées de Sophie et d’Emmeline, riant aux éclats ; et derrière les branches les enfants se tenaient par la taille. Il y avait au fond de l’un des jardins une espèce de maisonnette en bois, cahute plutôt que maisonnette, où le jardinier laissait ses instruments de travail, pioches, pelles, râteaux, et où l’on avait oublié un vieux hamac, hors de service, suspendu d’une paroi à l’autre. Si l’on n’entendait pas courir et rire Sophie avec Emmeline, on était sûr de les trouver là, couchées dans le hamac, enlacées, mêlant leurs bras et leurs jambes ; c’était Sophie qui avait imaginé cette cachette ; et si on venait les chercher pour quelque leçon, elle disait : « Tout à l’heure, nous avons bien le temps, nous jouons au petit mari et à la petite femme ; » elle ajoutait avec une fierté, en secouant ses cheveux : « Le petit mari, c’est moi ! » Mais Emmeline avait l’air très embarrassé, comme si on l’eût prise en faute ; elle se cachait, avec une peur d’être grondée, derrière les épaules de Sophie.

Une fois, il arriva — les petites avaient alors huit ou neuf ans, — que les deux mères eurent une fâcherie à propos d’une querelle des domestiques ; vieillissantes, veuves toutes les deux, la solitude les avait faites hargneuses, promptes aux réparties acerbes. Ces brouilles entre voisines, acrimonieuses au début, deviennent souvent enragées, à cause justement des rencontres inévitables qui en exaspère l’irritation initiale. La porte entre les deux jardins fut fermée à double tour, des cadenas s’ajoutèrent à la serrure ; et un matin, comme le déjeuner s’achevait, Mme Luberti, la mère de Sophie, signifia rudement à celle-ci qu’elle lui défendait de jouer désormais avec Emmeline ; il n’y avait pas à revenir là-dessus, c’était décidé. D’abord, l’enfant qui, à cette minute, portait à ses lèvres une petite timbale d’argent, ne parut pas émue ; sans doute elle n’avait pas compris, comme il arrive quand on reçoit la nouvelle de quelque désastre imprévu ; mais, lorsque la vieille dame eut réitéré son ordre, Sophie devint plus blanche que la nappe, saisit entre ses dents la timbale d’une morsure si forte qu’elle en bossela l’argent, renversa sa chaise d’un bondissement contre le dossier, et tomba à la renverse, la tête la première, sur le plancher, pendant que ses pieds faisaient rouler de la table secouée les faïences et les verres.

Immobile, les poings clos, une grimace lui tordant la face, et toute froide, elle ressemblait à une petite morte en colère.

Le médecin appelé à la hâte, trouva la fillette, qu’on avait eu de la peine à déshabiller tant elle avait les membres roides, couchée dans le lit d’une chambre dont la fenêtre ouvrait non pas sur le jardin mais sur la rue ; c’était là que Sophie logerait désormais, pour qu’il ne lui fût pas possible de correspondre par signes, d’une croisée à l’autre, avec la fille de la voisine. Parmi l’effarement de Mme Luberti et des deux domestiques, le médecin parla, un peu au hasard, d’attaque de nerfs, de catalepsie. « Peut-être la croissance… peut-être une influence du temps orageux… » Au surplus, rien de très grave, sans doute. Le pouls battait sans trop de fièvre, les mouvements du cœur étaient presque réguliers ; cette crise s’achèverait en un sommeil naturel d’où l’enfant s’éveillerait bientôt, reposée, paisible, guérie. Il griffonna quelques lignes, attendit, en considérant sous le regard interrogateur de Mme Luberti la malade comme gelée en sa crispation immobile, que la servante fût revenue de chez le pharmacien. Mais il essaya en vain d’introduire dans la bouche de Sophie la cuiller où il avait versé un peu de la potion ; les dents étaient serrées avec une force tout à fait imprévue chez une enfant. « Allons, allons, dit-il, — car c’était un bon vieil homme, — il faut laisser agir la nature. » Si la crise continuait, il y aurait lieu d’appeler en consultation des docteurs de Paris. Mais il avait bon espoir. Cela ne serait rien.

Soudain, vers le soir, la rigidité du petit corps sans se détendre tressaillit, et Sophie, avec des claquements de dents, sursauta ! Voici que, les membres tordus, elle se roulait dans les draps, puis se cambrait toute jusqu’en un demi-cercle presque parfait ; ne touchant le lit que de la tête et des talons. Et, pendant que les servantes s’efforçaient de la maintenir, en pleurant de pitié et aussi avec un peu de cette épouvante que l’on aurait devant les gesticulations d’une possédée, elle, la face convulsée, les yeux écarquillés et secs, elle proférait cent paroles : « Emmeline… jamais plus… poupées… dans le jardin, toutes les deux… le hamac… petit mari, petite femme… jamais plus… » Elle parlait aussi d’un bruit, d’un bourdonnement, d’une espèce de rire, qui lui faisait du mal ; très souvent elle se plaignait de l’entendre, et des deux mains elle se bouchait les oreilles ; mais elle ôtait très vite ses mains, comme si, les oreilles closes, elle l’avait mieux encore entendu, ce rire. Enfin, vers le lever du jour, elle fondit en larmes, avec la soudaineté d’une rupture d’écluse ; et, après de longs sanglots, elle parut calmée, pourtant elle ne dormait pas.

Cette journée et la nuit suivante, et le jour d’après, elle ne souffrit pas ou du moins ne sembla pas souffrir. Elle était là, couchée, tout le corps abandonné dans une veulerie de chiffon, sans parole ni plainte, sans lueur en ses yeux à demi clos. Certainement, la crise était passée. Le médecin ne jugea pas nécessaire de consulter des docteurs de Paris. Sophie se remettrait d’elle-même, reprendrait des forces, et, grâce à une nourriture saine, au bon air…

Une nuit, un cri assez faible, une vague plainte, lointaine, traversa douloureusement le silence de la chambre.

Mme Luberti, qui ne dormait qu’à peine, étendue près du lit parmi les coussins d’un canapé, se dressa sur son séant, inquiète. C’était Sophie qui avait crié ! La mère sauta vers le chevet, dans la pénombre de la veilleuse. « Sophie ! Sophie ! Eh bien ! voyons, où es-tu ? qu’as-tu ? réponds ! » Elle parlait en vain, tâtonnait en vain. Personne, la couche vide. Et du froid sur le cou — le froid de la nuit d’automne — l’avertit de la fenêtre ouverte. Sophie, pendant le mi-sommeil de sa mère, avait dû se jeter dans la rue. « Au secours ! » Tandis que, penchée hors de la croisée d’où descendaient les gros échalas d’une vigne vierge, Mme Luberti criait : « Sophie ! Sophie ! » essayant de discerner une forme sur le trottoir, les domestiques accoururent, mal réveillées, en camisoles ; on descendit très vite, dans des bousculades ; il fallut un assez long temps pour décrocher les chaînes, pour tirer les barres de la porte d’entrée. Une fois dehors, on prêta l’oreille. Aucun bruit dans la nuit très obscure. « Une lampe ! dépêchez-vous, une lampe ! » La cuisinière revint, portant une lanterne. On chercha sous les fenêtres. Rien, sinon des branches cassées. Sophie ne s’était peut-être pas élancée : elle avait descendu en se cramponnant aux ceps de la plante grimpante. Mais où s’était-elle enfuie ? Mme Luberti, vers les maisons, appelait les voisins, demandant qu’on lui vînt en aide, implorant les volets fermés. Déjà, çà et là, s’entr’ouvraient les croisées d’où s’avançaient des têtes dans les pâleurs des coiffes nocturnes, avec des paroles : « Eh bien ! quoi ? quoi donc ? qu’est-ce ? que se passe-t-il ? que veut-on ? » Mais, tandis que les domestiques, le front vers les fenêtres, expliquaient les choses, Mme Luberti ne répondait pas ; elle s’était tournée vers la grande grille de fer doré qui séparait de la rue le jardin de sa voisine ; une idée, par un instinct, lui était venue ; elle courut, empoigna le cordon de fer de la cloche, tira, tira, sonna, carillonna. C’était dans les ténèbres comme le bruit d’un tocsin plus lamentable d’être grêle et fêlé[cf. éd. 1903, p. 30.. Toutes les maisons aux alentours s’éclairaient, avec des va-et-vient, derrière les rideaux, de gens qui s’habillent à la hâte, et il y eut de l’autre côté de la grille un bruit de pas sur les cailloux d’une allée.

La mère d’Emmeline s’avançait, une lampe en l’air, et l’écartant pour voir dans l’ombre devant elle.

— Sophie doit être chez vous ! cria Mme Luberti.

En reconnaissant son ennemie, la voisine, furieuse d’ailleurs de ce réveil nocturne, faillit s’en retourner, mais sa fille l’avait suivie, mignonne avec la nudité déjà grasse, sous un manteau qui ne tenait pas, de ses bras et de ses jambes. « Maman ! c’est Sophie que l’on cherche ! ah ! mon Dieu ! où est-elle ? » et la grille fut ouverte. Servantes, gens sortis des maisons, tout le monde se précipita dans le jardin ; on courait, on revenait, on s’interrogeait, et, tout à coup, Emmeline jeta un cri ! Là, sous sa propre fenêtre, sur la terre sèche et dure d’un massif, elle venait de voir Sophie en chemise, étendue, pareille, dans la pâleur de la toile, à un frêle cadavre à moitié enseveli ; et, mourant de peur et de joie, elle se laissa tomber le long de son amie. Alors, parmi le groupe des assistants rapprochés en demi-cercle, Sophie remua un peu, tendit les bras, et, bien qu’elle n’eût pas rouvert les yeux, elle reconnaissait Emmeline, « Emmeline, Emmeline ! » et elle l’embrassait, la serrait sur sa petite poitrine. Ce fut un grand attendrissement chez toutes les personnes présentes, rien n’était plus touchant que la tendresse de ces deux petites filles. On devinait bien ce qui avait dû se passer. Pour rejoindre sa camarade, la convalescente, avec une bravoure au-dessus de son âge, avec cette force que donne la fièvre, avait glissé de sa fenêtre le long de la vigne vierge, puis s’était cramponnée aux barreaux de la grille, l’avait franchie ; ceci, c’était extraordinaire : une grille si haute avec des pointes si menaçantes ! un chat n’aurait osé cette escalade. Une fois dans le jardin, elle était allée — en chemise ! par cette nuit d’automne ! qu’elle avait eu froid ! — vers la croisée d’Emmeline, au rez-de-chaussée ; elle avait voulu grimper, les ongles au mur, n’avait pu aller bien haut, était tombée sur l’âpre sol, évanouie, après un cri. Beaucoup de gens, à cause de cette aventure, avaient des larmes dans les yeux ; les deux mères n’y purent tenir : elles se réconcilièrent ; et, tandis que les voisins regagnaient le repos interrompu, on porta les deux enfants dans le lit de Sophie, où, à demi pâmées, mais souriantes d’un sourire de chérubins extasiés, elles s’ensommeillèrent dans les bras l’une de l’autre, ouvrant un œil pour se voir, le refermant, heureuses de s’être vues, et se baisant de leurs petites lèvres fraîches ; sur la couche, si grêles et demi nues, et se serrant avec de vagues sursauts parfois, elles avaient l’air de deux petits oiseaux presque sans plumes qui se frôlent dans le même nid.

La convalescence de Sophie fut assez lente, soit que la crise eût été plus grave que n’avait dit le médecin, soit que, par une tendre ruse instinctive, l’enfant se plût à la prolonger pour avoir toujours auprès d’elle Emmeline, petite garde-malade, jamais lasse de dire : « Tu vas mieux ? tu n’as plus mal ? » qui était si mignonne à voir quand elle sucrait les tisanes et les goûtait la première. Les nuits, elles dormaient ensemble ; si elles s’éveillaient, elles se contaient leurs rêves ; et, c’était curieux, ils étaient toujours les mêmes, ces rêves : promenades à deux dans la forêt, dînettes communes sur la table du jardin, habillement et déshabillement de la poupée en mêlant leurs doigts. Les jours, Emmeline, assise sur le bord du lit, et Sophie, la tête sur l’oreiller, se disaient des histoires, ou bien jouaient aux dames, ou bien regardaient les images d’un album ; elles préféraient se dire des histoires, parce que pour parler on n’a pas besoin de se quitter les mains. Et comme elles étaient jolies ! l’une, avec sa rousseur sombre, mêlée de phosphorescences, et sa blancheur d’ivoire, l’autre, plus blonde, toute jeune soleil et jeunes roses ; quand elles se penchaient, leurs cheveux mêlaient des brasillements d’ombre orageuse à de l’or tendre d’aurore.

Enfin Sophie se remit tout à fait. Même, de cette crise, elle sortit grandie et renforcie, l’ossature de ses jeunes membres comme solidifiée, et, dans les yeux, une joie, un orgueil de danger vaincu. Seulement elle portait quelquefois ses mains à ses oreilles en une brusque peur. C’était singulier vraiment, elle entendait encore, mais plus lointain, plus vague, comme un écho qui se meurt, le petit rire des nuits de crise. Le médecin étonné lui demandait si, avant d’être malade, elle s’était aperçue de cette espèce de bourdonnement, de ce tintouin. Elle n’aurait pas pu dire au juste, elle ne se souvenait pas très bien ; oui, peut-être, toute petite, de temps en temps, elle avait entendu cela, mais elle n’en était pas sûre. Puis qu’importait ! elle était guérie, tout à fait guérie. Ce furent les jeux de naguère dans les jardins à la porte rouverte.

Rien, désormais, ne les sépara. Au contraire, par une éducation commune, elles s’unirent davantage. On ne les envoya pas dans un couvent ; la mère d’Emmeline et la mère de Sophie, l’une fort attachée pourtant aux bienséances religieuses, l’autre, personne assez bizarre, d’un passé obscur, très peu dévote et hasardant au dessert des plaisanteries d’un goût médiocre sur les choses sacrées, étaient tombées d’accord sur ce point qu’il faut garder les filles au logis. Les deux petites amies s’instruisirent aux mêmes livres, des mêmes maîtres, comme on mange à la même table ; leurs esprits se confortaient ensemble. D’ordinaire, les devoirs d’Emmeline, c’était Sophie, d’un esprit plus vif, qui les faisait. Et survinrent les exercices préparatoires de la première communion qui les emportèrent, mêlées, dans un idéal d’images saintes et d’encens.

Dès les premières leçons de catéchisme, elles se livrèrent aux délices de croire et de prier ; l’une avec une langueur de paresseuse descente, l’autre avec une ardeur d’élancement, Emmeline comme on glisse, Sophie, comme on se précipite ; si, dans leurs rêves pieux, elles ne furent pas séparées, ce fût que celle-ci entraînait celle-là. Destinée déjà manifeste en leurs très jeunes ans : Sophie serait toujours la dominatrice, Emmeline toujours l’obéissante. D’heure en heure Sophie se jeta plus avant dans le mysticisme des oraisons et des pénitences passionnées. Elle ne se borna point aux livres recommandés, elle chercha, elle trouva, elle lut, avec une ferveur grandissante, les psaumes, les cantiques, les proses sacrées. Elle apprit, dans le livre de l’ascète, ce que Jésus-Christ répond au Bien-Aimé, elle entra avec sainte Thérèse dans le Château des Âmes. Après des jeûnes, qu’on voulait en vain lui interdire, elle connut les extases. Elle se mourait pleine de joie pour celui qui est mort plein de pitié. Elle le suivait, comme dans une forêt merveilleuse où il est doux d’avoir peur, dans les obscurités des paraboles. Elle l’aimait, parce qu’il aimait, — et aussi parce qu’il n’aimait pas. La tendresse de Jésus se répandait sur tous, ne se réservait à personne. Il avait pardonné à la femme adultère, il avait agréé, sur ses pieds, les parfums de la Madeleine, mais ni l’épouse ni la courtisane n’avaient détourné vers la terre ses yeux pleins de l’unique amour du ciel, pleins d’étoiles en leur azur ; il conseillait les virginités et les vierges veuvages, la solitude des lits. Il était l’ennemi des noces ! Elle l’adorait, de n’avoir pas eu, parmi ses apôtres, une femme, elle l’adorait d’avoir eu un ami ; il lui apparaissait comme autorisant, comme ordonnant la séparation du mâle d’avec la femelle ; il divisait l’humanité en sexes non mariés, et il n’empêchait pas d’espérer que, de chaque groupe, des couples, près de devenir des anges, s’envoleraient vers le paradis ! Ces sentiments, en elle, n’étaient point nets ; on l’eût grandement surprise si on les lui avait exprimés en termes précis. Instinctives rêveries. Prochaines pensées. Mais elle se plaisait dans le vague de ses étranges ferveurs, et s’y enfonçait toujours davantage, avec un délice de vertige.

Dans la chambre que les deux enfants avaient choisie pour y étudier leurs leçons, Sophie avait placé sur la cheminée, entre deux porcelaines d’où s’érigeaient des lys, une grande poupée, tout de satin blanc vêtue ; elle avait mis à cette image un diadème de marguerites et de muguets, l’avait parée de leurs bijoux de fillettes, colliers de petites perles, bagues avec un seul saphir, broches d’or léger ; et puisque, cette poupée, c’était la vierge Marie, sous ses mignons souliers de soie il y avait, avec sa tête de lézard d’or vert, aux yeux de rubis, un bracelet déroulé qui signifiait le Serpent. Ainsi, en leur religion puérile, Sophie et Emmeline, sans le savoir, imitaient les peuples enfantins décorateurs d’idoles ; leur poupée ressemblait à ces figurines en riches vêtements, surchargées d’or et de pierreries, qui, aux heures cérémonielles, sortent de leurs tabernacles élégants comme un salon, et s’avancent sur deux rails jusqu’au bord de l’autel, dans les églises espagnoles. Elles, devant la divine Vierge, longuement, longuement, elles priaient, à genoux, la tête d’Emmeline sur l’épaule de Sophie ; et voici qu’après les longues litanies, quand le crépuscule du soir accumulait dans la chambre les rougeurs, les chaleurs du pompeux et mélancolique couchant, une langueur les envahissait, serrées l’une contre l’autre, sentant à travers les étoffes la tiédeur et les battements de la vie, et les faisait se pâmer presque, un remuement sous le front, en une fuite de tout leur être vers un seul point, épanoui ; si défaillantes que, ne priant plus, et, de leurs mains disjointes battant l’air, elles tombaient en arrière. Elles restaient immobiles, sans paroles, les yeux mi-clos, vivantes à peine par le tressaillement quelquefois des paupières, par la montée et la descente de leurs poitrines, et par leurs souffles, qui, dans le silence crépusculaire, faisaient le bruit de deux petites abeilles invisibles se suivant rythmiquement. Et elles étaient très pâles. C’était Sophie qui s’éveillait la première de cette torpeur, lentement, avec un haussement peu à peu de la paupière, et une hésitation de sa main, sur le tapis, vers Emmeline ; puis, tout à coup, de l’avoir touchée, elle revivait ardemment, et secouant, avec une fierté de petite bête fauve qui aurait déjà une crinière, tous ses courts cheveux drus, elle parlait, après avoir relevé Emmeline vers l’image sacrée ! Quelles paroles ? presque un conte qui serait un religieux poème ; à des futilités d’histoires enfantines se mêlaient des emportements de dévotion : elles iraient au ciel par la grâce de la sainte Vierge, elles y seraient transportées un beau jour, après avoir été bien sages et avoir bien prié, en un magnifique carrosse d’or attelé de douze grands chevaux blancs ouvrant de grandes ailes ; et, là-haut, ce serait très amusant ; même les palais bâtis par les enchanteurs ne sont pas aussi splendides que le paradis du bon Dieu. Elles entendraient des musiques comme on n’en a jamais entendu sur la terre, des musiques faites avec de la clarté sonore ; et elles auraient une maison bâtie de diamants et de perles, dont les fenêtres ouvriraient sur cette grande route blanche qui est la plus fréquentée du ciel et qu’on appelle le chemin de Saint-Jacques. Oh ! elles recevraient beaucoup de visites dans leur belle maison, parce que tous les élus seraient très flattés de faire connaissance avec elles à cause de leur bonne renommée ; mais, même au ciel, ce n’est pas bien agréable de voir le monde ; sans être impolies avec personne, elles aimeraient, rentrées au logis après avoir rempli leurs devoirs de séraphins sur les marches du céleste trône, après avoir chanté les cantiques et remué les encensoirs, rester seules, ensemble. Pourtant elles feraient quelquefois une promenade, avec plaisir, le soir, sur la voie lactée, pour respirer l’air céleste. Là, des millions d’astres sont le cailloutis du chemin, là on passe entre des buissons de roses blanches qui sont des fleurs de flamme, mais on peut les cueillir sans se brûler les doigts, parce que, dans le ciel, bien différent du méchant et vilain enfer, la flamme ne brûle pas ; et l’on s’assied sur des bancs de nuages lumineux qui sont comme de l’ouate d’or. Parfois Emmeline disait : « Ce doit être bien haut dans l’air, la voix lactée ; si l’on tombait, ce serait épouvantable ! » car elle était timide, volontiers effarée, et, si enfantin qu’il fût avec ses réminiscences de féeries, le paradis de Sophie lui semblait encore bien grandiose et redoutable. Mais Sophie : « Eh ! non, on ne peut tomber, on est aussi légère que l’air et les nuées ; puis, tomber, cela ne ferait rien, puisque je te rattraperais vite, et, si tu étais fatiguée, je t’enlèverais entre mes ailes, et de temps en temps, nous nous arrêterions à quelque étoile, pour nous reposer. »

Le matin de la cérémonie, un ruisselant soleil, à travers les vitraux, incendiait çà et là l’église où les communiantes, en deux files, sans bouger, s’épanouissaient évasées et blanches, en leurs mousselines empesées, comme des chardons en fleur régulièrement plantés. La plupart d’entre elles, sur des faces rouges soit à cause de l’émotion sacrée, soit par l’effet d’un reflet de vitrail, montraient cette niaiserie, ce ridicule de la conviction bête, qui attendrit jusqu’aux larmes, et les plus laides étaient les plus touchantes : on sentait bien que celles-ci surtout se jugeaient augustes, en leur solennité de petites idoles ; ce leur eût semblé un sacrilège, on le devinait aux précautions de leur raideur, que leur voile un peu fripé, qu’une déchirure à leur robe ; elles avaient la responsabilité, déjà, du dieu qui serait en elles tout à l’heure.

La première communiante de chaque file était, à droite, Emmeline, à gauche, Sophie ; hasard, ou intention de faire honneur aux deux mères, qui, si simplement qu’elles vécussent, comptaient parmi les plus riches personnes de la ville.

Des ferveurs héroïques éclataient sur le visage de Sophie ! Elle éveillait, si pure et si ardente, avec une piété comme chevaleresque dans les yeux, avec sa robustesse maigre qu’une robe étroite serrait d’une armure de soie couleur de neige, l’idée d’une petite guerrière sacrée, d’une nonnain templière. Elle était hautaine, presque archangélique, mignonne pourtant dans le défi altier de sa foi ! elle allait, vraiment, à la conquête du salut ; et on eût été mal venu à lui faire résistance, car elle aurait défoncé à coups d’épée les portes du paradis. Au contraire, une martyrisée heureuse, que le supplice, par quelque pitié, n’acheva point, et qui, avant d’expirer, veut une dernière fois rendre témoignage à Dieu, voilà, en sa langueur toute penchée, en la dolente extase d’une invisible blessure, comme apparaissait Emmeline, déjà grasse ; sur son doux front tendrement vaincu, où les pâleurs mêmes étaient roses, tremblait le nimbe frisottant de ses cheveux si pâlement blonds, d’argent doré par le soleil.

Quand les communiantes, après la marche processionnelle, se furent rangées dans le chœur, devant l’autel, quand toutes ces blancheurs se furent agenouillées sous les voiles, Sophie et Emmeline, au milieu de leurs compagnes, se trouvèrent encore voisines ; et, au moment où un prêtre d’un côté, un prêtre de l’autre côté, allant de fillette en fillette, donnaient Dieu à ces enfants, le jour, en un hasard de rayons groupés, isola les deux amies d’une clarté séparatrice qui était comme un autre voile fait de lumière ; on eût dit, en cet endroit, devant l’autel, deux petites mariées, sans mariés.

Les prêtres, celui qui venait de droite, celui qui venait de gauche, arrivèrent devant elles ; délicieusement elles attendaient, bouche mi-ouverte, l’hostie ; presque en même temps toutes deux la reçurent ; ce fut dans le cœur de Sophie une chaleur dévoratrice ! et, dans le cœur d’Emmeline, une tiède neige fondante ; car Dieu est différent selon les âmes. Or voici que, tout à coup, Sophie se dressa, elle semblait souffrir étrangement, elle porta ses mains à ses oreilles comme si elle avait entendu quelque intolérable bruit ! Les prêtres qui donnaient la communion s’approchèrent d’elle, inquiets… Mais déjà un sourire d’une sérénité passionnée lui épanouissait toute la face ; et, violemment, irrésistiblement, elle prit Emmeline dans ses bras, et, à cette place où les fiancés reçoivent la bénédiction nuptiale, elle étreignit son amie et la baisa sur les lèvres.

Cela aurait causé quelque scandale si les fidèles n’étaient accoutumés aux désordres nerveux que produit sur quelques enfants l’incarnation divine ; on emporta les deux petites jointes encore, à demi pâmées ; le lendemain, on s’accordait, parmi les dévotes de la ville, à louanger l’excès de ferveur qu’avaient montré en communiant la fille de Mme Luberti et la fille de Mme d’Hermelinge.

Le catéchisme oublié, Sophie, à quatorze ans, s’éprit de poésie et de musique. Elle obligea Emmeline, qui, si languissamment, l’avait suivie vers le paradis où s’éternise la joie des couples angéliques, à venir avec elle, à se perdre, guidée et soutenue pourtant, dans les sublimités de l’épopée et de l’ode. À vrai dire, Sophie ne s’attarda que peu de mois à l’admiration enthousiaste des poèmes. Dans les vers, c’étaient si souvent les maîtresses conquises par le victorieux désir des amants, le baiser triomphant du mâle ; les femmes y apparaissaient comme des cœurs soumis ou des lèvres obéissantes, ne trouvant que dans les coquetteries ou les vaines rébellions des refus la revanche de la tyrannie virile. Sophie, sans savoir pourquoi, s’irritait de cela. Puis, les poètes, même les plus épris des chimères, précisent, par le mot et l’image, l’idéal, le font comme visible et tangible ; et son inconsciente prédestination, son instinct d’elle ne savait quoi d’impossible peut-être, se trouvait mal à l’aise, ainsi qu’entre des murs, en ces songes trop réels. La musique, avec son mutisme sonore qui a l’air de ne pas pouvoir proférer quelque adorable ou sinistre rêve, qui est toujours sur le point de parler et jamais ne s’exprime, s’accordait mieux à l’âme de Sophie, ignorante de soi-même, et en qui l’exaltation continue était comme le symptôme violent mais vague d’un mal encore latent. Elle aima, d’une sororale passion, la musique, parce qu’il lui sembla tout de suite que celle-ci s’efforçait de dire, sans le dire jamais, ce qu’elle-même sentait et ignorait en soi ; convaincue d’ailleurs que, le sachant, elle le tairait ; et la musique aussi se taisait en mélodieuses réticences. Les arrangements, pour piano, des opéras, et les danses, même les langoureuses valses, — tous ces morceaux que lui faisait étudier une maîtresse de piano en cheveux gris, très ancien accessit d’un Conservatoire de province, — cessèrent bientôt de lui suffire ; elle entra résolument, éperdument dans le songe terrible de Bach et de Beethoven. Six heures durant, chaque jour, elle déchiffrait avec des yeux incertains les partitions recéleuses de tant d’espérances et de tant de mélancolies, obligeait le clavier, sous ses doigts d’abord maladroits, puis assouplis, à révéler, presque, les hyperphysiques convoitises des mélodies, à confesser, presque, le tourment des harmonies désespérées. Elle riait, elle pleurait, elle mourait et revivait de pénétrer toujours plus avant dans l’œuvre lumineuse et ténébreuse des poètes du son, dans le divin bruit sans verbe ! Le verbe, c’est la virilité souveraine et créatrice, et, selon une loi pas encore précisée de sa nature, elle s’affolait de la musique, cette femelle. Emmeline se serait fort bien contentée, blonde et grasse, souriante, pas excessive, d’en demeurer aux quadrilles, aux polkas ; quelque lente phrase où se meurt, vers les points d’orgue, le trémolo des violoncelles, aurait suffi à la formulation de sa banale rêverie. Mais Sophie, tyranniquement, l’entraîna dans le noir et fulgurant opium des symphonies ; elle la contraignait de travailler tout le jour, d’épeler, de lire, d’entendre, elle la précipitait dans la musique, comme on pousserait quelqu’un dans l’obscurité d’un trou plein de flamme, et l’aimable jeune fille cédait au despotisme presque brutal de sa redoutable compagne. Pendant deux ans, pendant trois ans ce fut leur commune folie de faire chanter et crier sous leurs doigts les voix sans paroles de la passion et de l’angoisse, d’enfoncer leurs âmes, comme en un céleste enfer, dans la torture délicieuse de tout sentir et de ne rien comprendre, dans l’infini de l’inexprimé. On disait par la ville que ces deux demoiselles étaient d’excellentes musiciennes ; mais que, vraiment, elles choisissaient des « morceaux » bien difficiles, qui n’amusaient pas tout le monde. Pourtant, on avait pris l’habitude — oisiveté provinciale — d’ouvrir la fenêtre, le soir, pour les entendre, ou même de se grouper, comme on fait aux heures de musique militaire, sous la croisée de la chambre où elles jouaient. Elles ne savaient pas qu’on les écoutait. Assises l’une à côté de l’autre devant le clavier, tourmentant les touches, arrachant à l’instrument des appels et des râles, elles mêlaient leurs propres voix à l’envolement des sonorités ; toujours plus éperdues d’éprouver sans penser, de s’écouter elles-mêmes sans se deviner. Lorsque les gens, las de bruit, presque effrayés enfin de cette maison d’où sortait une musique comme démoniaque, étaient rentrés chez eux, à l’heure où rarement, dans le silence, sonnait le pas titubant de quelque soldat ivre regagnant la caserne, elles, seules, parmi tout le sommeil de la ville et le calme du ciel, continuaient, furieusement, ou, parfois, avec de si défaillantes douceurs, d’interroger ou de faire clamer en vain l’obscure pythonisse de la Delphes sans oracles ; et elles s’acharnaient, exigeant des réponses aux curiosités de leur adolescence, aux urgences de leur nubilité, croyant saisir dans chaque son le commencement d’une parole révélatrice, n’obtenant que la promesse d’un autre son qui parlerait peut-être, et ne parlait pas ! Tant qu’enfin, haletantes, rompues, n’en pouvant plus, ayant surmené le désir, sans le réaliser, dans l’exaspération toujours plus violente de l’effort, elles laissaient glisser leurs mains, fléchissaient dans les bras l’une de l’autre, roulaient, des chaises, sur le tapis, et pleuraient abondamment sous leurs cheveux mêlés, pendant que la fenêtre, ouverte que ce fût l’hiver ou l’été, laissait entrer dans la chambre la nuit qui les baignait, enlacées, d’une caresse de lune ou d’une fraîcheur de pluie.

Quelqu’un s’inquiétait de cette intimité ardente où se mariaient leurs âmes.

L’une des deux mères.

Non pas Mme d’Hermelinge, vieille femme débonnaire, très grasse, lourde, la face béatement indifférente entre le crêpe à coques noires de son bonnet de deuil ; regardant peu, ne songeant guère, uniquement occupée après la messe, — car elle allait tous les matins à l’église, — de l’éternelle tapisserie où s’obstinait sa patience ; n’ayant un éveil dans l’œil qu’à la pensée de son fils, un brave et fort soldat, sorti de Saint-Cyr, maintenant capitaine de cuirassiers, ou de son mari qu’elle avait adoré avec l’étonnement extatique d’être la femme de ce hardi et brillant gentilhomme, elle, fille de fermier, presque fille de ferme, qui n’avait jamais pu avoir les mains blanches et qu’un mariage aristocratique avait à peine faite bourgeoise.

Non, celle qui s’inquiétait des deux jeunes filles, ou plutôt qui les observait parfois, à la dérobée, avec un petit ricanement muet, c’était la mère de Sophie, Mme Luberti ; elle avait l’air de comprendre, sans s’étonner d’ailleurs, sans se courroucer non plus ; il y avait dans sa façon de considérer ces petites, je ne sais quoi qui ressemblait, avec un imperceptible clignement des paupières, à ce « eh ! eh ! » des vieux débauchés qui écoutent quelque histoire égrillarde. Elle paraissait, dans ces moments-là, savoir beaucoup de choses, beaucoup de choses mauvaises, cette sèche et maigre femelle, grisonnante de cheveux et de peau, toujours vêtue de lainages sombres, austère, revêche, qui était venue, seize ans auparavant, s’établir à Fontainebleau, dans une grande maison du faubourg, et qui, à ce qu’on croyait, était la veuve d’un diplomate italien ; elle avait choisi Fontainebleau à cause du voisinage de la forêt, dont l’air est salutaire aux personnes qui toussent. Elle acquit très vite et garda, parmi les bonnes gens de la ville, la réputation d’une femme sur qui en somme il n’y a rien à dire, un peu rude, assez avare, — ce dernier défaut peut passer pour une qualité ; et on l’estimait généralement, bien que, à cause de sa négligence à remplir les devoirs de la religion et par suite de la liberté souvent brutale de ses propos, on la soupçonnât d’être protestante. En réalité, c’était maintenant une de ces quinquagénaires dépourvues de tout amour, de tout désir, de toute espérance, qui, secrètement hantées, avec l’ennui pourtant de la vie, par la peur de l’inévitable tombeau, demandent à la paix d’un séjour comme stagnant, au sommeil dès neuf heures du soir, au réveil matinal, à la nourriture modérée, à l’absence de toute secousse et de toute émotion, le fonctionnement prolongé de leur ressort vital, presqu’usé. Une seule passion : celle d’amasser, comme dans l’armoire du linge sur du linge, les revenus d’une fortune qu’on supposait considérable. Passion sans trouble, à cause de la facilité qu’elle trouvait à se satisfaire sans exciter la surprise ni la réprobation parmi les mœurs économes de la province. Une ville, même grande, près de Paris, c’est plus de province encore, par un naturel effet d’antithèse. Et Mme Luberti était une brave femme tout à fait irréprochable.

Derrière cette paisible apparence grouillait un hideux passé comme de la vase remuée de têtards sous la nappe de lentilles d’un étang.

À douze ans, nièce d’une ouvreuse de baignoires, — on ne sut jamais au juste qui était sa mère ni qui était son père, — presque toujours fourrée chez le concierge du théâtre, dégringolant les escaliers entre les jambes des comparses, jouant des rôles de petits garçons dans les pièces où des couples bourgeois se promènent avec un enfant parmi les foules, ayant aussi la gloire, parfois, de figurer quelque Chérubin ou quelque Amour, cuisses maigres en des maillots trop larges, parmi les feux de bengale des apothéoses, Phédora (on disait plus souvent Phédo) avait pour fonctions principales de porter, de la salle dans les coulisses, les billets, les bouquets que d’ingénus étrangers envoyaient aux actrices célèbres, — la tante, Mme Sylvanie, empochait les louis, donnait des sous à la petite, pour l’encourager, — ou d’aller avertir une comédienne près d’entrer en scène, que le monsieur sérieux, celui dont il faut tenir compte, se promenait le long du trottoir devant l’entrée des artistes et que « madame » ferait bien, si elle s’en allait ce soir avec le jeune homme qui jouait les pères nobles, de sortir par la porte du public. Les commissions faites, essoufflée parce qu’elle avait monté vite, elle s’asseyait dans un coin de loge, ou s’affalait, c’était son mot, contre quelque décor ; regardant, avec des yeux qui jugent la chair, se déshabiller, se rhabiller les belles filles, ou attentive aux gestes du second régisseur qui pousse en scène les figurantes avec de grosses mains fourrées sous la jupe. En ces apprentissages, elle se fût pervertie jusqu’à la moelle si, de nature, elle n’eut été perverse au point de défier les mauvais exemples. Elle avait l’incorruptibilité de la corruption accomplie. Il était aussi inutile de lui enseigner un vice, qu’il le serait de verser du poison dans un calice d’aconit ou de belladone. L’insalubrité des coulisses ne faisait qu’entretenir son mal ; il n’y avait pas de différence entre l’air qu’elle y aspirait et celui qu’elle y expirait. Elle recevait et rendait les mêmes miasmes. Ce sont là les mystères des enfances vouées à l’infamie par quelque obscure loi d’atavisme ou par l’inexplicable volonté d’une mauvaise providence. Il y a des berceaux qui sont de petits lits de prostituées.

Elle eut des aventures.

Une fois, un bout de rôle, assez jolie, dodue, les seins sortant du corsage, et qui allumait la salle à ses dessous de bras effrontément offerts dans l’évasement de la soie noire, une fille pas encore arrivée, qui n’avait même pas sa voiture au mois mais déjà soupait tous les soirs dans les endroits chic (il y a commencement à tout), lui dit, avec un air d’indifférence, comme s’il s’agissait d’autre chose, — car il faut se défier, les fillettes, ça peut jacasser et il y a des parents pas meilleurs que les autres, mais plus malins, qui parlent vite du commissaire de police, — « À propos, petite, tu ne sais pas ? cette dame, l’autre soir, qui t’a donné pour moi un sac de bonbons, eh bien, elle m’a demandé, en parlant de toi : qu’est-ce que c’est donc que cette gamine ? elle est amusante. Moi, j’ai répondu : J’t’en fiche, elle a sa tante, qui est très honnête. Enfin, la dame voulait que tu viennes avec nous, ce soir ; je lui ai fait comprendre que ce n’est pas possible, tu es trop jeune. » L’enfant ne rentra chez elle que le lendemain. Mais elle remit deux pièces d’or à Mme Sylvanie dans un morceau de journal déchiré. Sa tante lui demanda : « Et où as-tu couché, dis voir un peu ? — Chez Mme Ernestine, qui est très gentille pour moi. — C’est différent. »

D’autres aventures : des séjours prolongés dans la loge de la troisième danseuse, qui s’ennuyait entre le ballet du deux et le ballet du quatre, et dans celle d’un vieux comique, sale, du tabac au nez, gros, tout pendant, connu pour son plaisir de se faire mettre ou ôter son maillot par des toutes petites ; on savait çà, on en riait ; c’était un brave homme au fond, qui avait chez lui femme et enfants.

Pourtant, parmi toutes ces vilenies, et les rencontres des machinistes sur l’échelle des dessous, et les aplatissements entre le mur et n’importe qui dans l’angle d’une porte poussée par la sortie en tumulte des figurants, Phédo était vierge, de la vaine virginité du corps ; souillée aussi dans sa chair, du reste, dans sa grêle chair maigrie ; ne gardant des closes pudeurs que ce qu’il en peut rester après l’acharnement des féminilités ou des séniles impuissances, et, après, dans quelque couloir pas assez sombre, la brutalité, sous la jupe courte, des doigts qui n’ont pas le temps.

Un grand bonheur survint.

Parce que la petite Thevenard, alors célèbre, se mourait d’une grippe aggravée en phtisie, le directeur s’avisa de donner à Phédo un rôle assez important dans un drame que l’on montait. Il s’agissait de personnifier une enragée gamine, qui était comme la petite providence diabolique d’une bande de cambrioleurs. C’était elle qui devait dire, en soulevant l’édredon sous lequel on venait d’étouffer un vieux bonhomme : « Non, ce qu’il pionce, ce particulier ! » Elle prononça cette parole, et d’autres analogues, d’un accent si joliment voyou, avec tant d’espièglerie dans la crapule, qu’elle eut un succès ; après son acte, on la rappelait trois fois ; de sorte qu’elle fit, à elle seule, la fortune de la pièce ; le directeur, qui était un honnête homme, lui donnait sept francs de feux. C’était énorme. Vers la cinquantième représentation, on ajouta un tableau où la gamine, éveillée par l’arrivée de la police, descendait d’une fenêtre le long d’une corde, en chemise, sans maillot. Naturellement, si elle avait été une femme, ou seulement un peu grasse, le directeur, honnête homme, aurait dit : « Il faut un maillot », bien qu’il fût très soucieux de la vérité dans l’art. Mais, pour une enfant si maigriotte, il n’était pas besoin d’un enveloppement de soie ou de coton ; il aurait fallu être joliment canaille pour avoir des idées à propos d’une mioche qui n’a que la peau et les os ! Même on ne trouva pas déplacé, — la vérité avant tout, — qu’elle s’arrêtât dans sa descente, un instant, à la hauteur de l’entresol, pour ressaisir plus fortement la corde qui avait failli lui échapper. Et l’on faisait des recettes de fauteuils d’orchestre à cause des petits genoux nus. Le directeur donna dix francs de feux.

Malgré toute cette « veine », la tante n’était pas satisfaite. Un succès, oui, qui ne durerait pas ; Phédo réussissait parce que, d’être petiote, elle était intéressante ; mais, jeune fille, jeune femme, ce ne serait pas la même chose ; car, malgré ses cheveux très longs et si fins, — elle n’avait que ça pour elle — elle n’était pas jolie, ne le deviendrait pas en grandissant, avec son nez trop long et ses yeux trop petits, et ses minces lèvres déjà défleuries, et sa peau sèche, presque rugueuse, bossuée de gros os. On ne chicane pas sur la qualité des primeurs, mais Phédo serait tout à fait banale, pas appétissante, quand elle ne serait plus tout à fait extraordinaire. Pour du talent, du vrai talent, savait-on si elle en aurait ? Puis, l’ouvreuse, à cause de la spécialité de son expérience, n’attribuait qu’une médiocre valeur à cette chose, le talent ; pour se faire une position au théâtre, ce qu’il faut, c’est être belle fille et pas bête. Pas bête, bon, Phédo l’était, mais belle, va-t’en voir s’ils viennent. De sorte que Mme Sylvanie considéra comme une chance inespérée la proposition que vint lui faire, un matin, un personnage très bien mis, gras, imposant, sans barbe ni moustache, qui parlait avec un accent étranger en tenant, à la main, un chapeau de soie tout neuf où semblait marquer une cocarde, — l’air d’un grand seigneur qui serait un domestique. Un domestique, en effet. Le comte son maître, l’autre soir, au théâtre, avait fort apprécié la gentillesse de la petite Phédo ; comme il était amateur passionné de comédie, il offrait d’emmener l’enfant en Russie où il lui donnerait des maîtres et la mettrait à même de débuter sur un théâtre de Saint-Pétersbourg ; naturellement, étant très riche et aussi généreux qu’on pouvait le désirer, il n’hésiterait à faire, dès à présent, à la tante de l’enfant des avances considérables sur les appointements que Phédo ne manquerait pas de gagner un jour. « Des avances, bien ! » pensa l’ouvreuse. Après quelques plaisanteries : « Est-ce qu’il est bâti, le théâtre où jouera ma nièce ? » et « Quel âge a-t-il, votre maître ? soixante ans ? oui ? alors, c’est qu’il veut adopter la petite ? » elle se mit tout de suite à débattre les conditions de l’affaire, à demander des détails précis. Le nom du comte Tchercélew leva toutes les difficultés. Il était connu, ce Russe, il en avait dépensé de l’argent avec les cocottes, depuis six mois qu’il était à Paris ! C’était lui qui avait acheté un hôtel à cette maigrichonne d’Anatoline Meyer, Et, avec lui, profits sans peine. Il ne ressemblait pas à ces vieux, plus fatigants que les jeunes, qui sont toujours après une femme. Non, on le savait, même avec les plus jolies il n’était pas exigeant. Sa manie, une manie tranquille, bien honnête, c’était de déshabiller la personne jusqu’à la ceinture, et de la peigner d’abord avec un peigne d’or, ensuite avec les doigts ; ça l’amusait et ça lui suffisait. Donc, séance tenante, marché conclu : une somme, tout de suite consentie, — « je n’ai pas demandé assez ! » — serait déposée à Paris, à la Banque de France, au nom de Mme Sylvanie ; et Phédo partirait quand on voudrait. Seulement, sa tante, sa seconde mère, l’accompagnerait. Sans cela, ce voyage, ça n’aurait pas été convenable.

Quinze jours après, on se mit en route. Dans le même compartiment, le gentilhomme, l’ouvreuse, et la petite, qu’on avait habillée en garçon, pour les convenances toujours. Avec sa pesanteur comme fondante de vieillard obèse, — la face énorme et molle, où des yeux sans vie, longs, des yeux de Tartare, presque fermés, mettaient une ligne jaune entre la bouffissure blafarde des paupières, où une langue pâle comme une viande exsangue pendait vers le menton glabre, — le comte Tchercélew, dans un coin, ressemblait à un éboulement de chair ; et il tenait la fillette assise sur une de ses larges cuisses ; de ses doigts, très courts, très fins, tout menus, sortant d’une paume démesurément grasse et large, il peignait lentement, comme des dents pointues d’un démêloir, toute la longueur déroulée des cheveux de l’enfant. Quelquefois, la ligne jaune de son regard — comme les yeux d’une bête gourmande qui lape, — s’éteignait tout à fait sous des rides de graisse.

À Saint-Pétersbourg, Phédo fut pendant très longtemps, dans la maison Tchercélew, une espèce de petite bête familière à qui l’on fait faire des tours. Elle montait sur la table à la fin des soupers, pour amuser les convives ; et elle dansait en chantant des chansons, entre les verres et les bouteilles, tantôt garçonnet, tantôt fillette. Ce fut une des préoccupations du vieux comte, d’imaginer des travestissements qui rendraient plus piquantes les chansons et les danses de la petite Parisienne ; aux desserts, elle apparut tour à tour tzigane, tcherkesse, égyptienne, bourgeoise russe ; quelquefois elle portait une robe de prieuresse ou un habit d’archimandrite, et c’était divertissant, tout à fait divertissant, à cause de l’imprévu contraste, de l’entendre dire des flonflons de goguettes, sous le voile des religieuses, avec un accent de gamine faubourienne, ou de la voir, pour faire tinter de sa bottine les pendeloques du lustre, lever une jupe de moine. Quant au dévêtement complet, le comte Tchercélew ne l’exigea jamais. Il avait — décent à sa façon — horreur de la nudité, sinon jusqu’à la ceinture. Malgré cette espèce de vertu, la présence de Phédo dans la maison d’un des plus hauts dignitaires de la cour impériale, et les anecdotes qui, à ce propos, coururent la ville, ne manquaient pas de produire quelque scandale ; après plusieurs années de patience, l’autorité dut s’émouvoir enfin à cause d’une aventure plus brutale, restée mystérieuse, où la nappe du souper ne fut pas rouge de vin seulement ; de haut lieu, le comte fut prié de se retirer dans son domaine de Finlande et d’y séjourner jusqu’à nouvel ordre. L’impossibilité de désobéir lui conseilla la soumission souriante. Phédo n’envisagea pas avec autant de résignation ce changement de résidence. Pétersbourg, sans doute, ce n’est pas Paris ; elle s’y ennuyait joliment, même les jours de danse sur la table. Pourtant une grande ville, avec des gens à peu près civilisés. Et maintenant qu’elle était femme, — sa tante, ayant de la suite dans les idées, lui faisait encore porter des jupes courtes — cela ne lui déplaisait pas d’avoir çà et là quelque caprice, les soirs où le comte, par ordonnance du médecin, observait la diète, pour un étudiant qui l’emmenait boire dans un traktir, ou pour un officier qui lui offrait à souper dans un restaurant à la mode. Ces soirs-là, elle se déshabillait, tout à fait, avec plaisir. Même lorsqu’elle n’a ni cœur ni sens, même lorsque toutes les forces vives de son être s’atrophièrent dans le surchauffement des précocités, une femme ne peut éviter d’éprouver, à un moment, quelque chose qui ressemble à de l’amourette ou à du désir. « C’est la nature qui veut ça, disait Mme Sylvanie, indulgemment, mais ça ne dure guère. » Ça durait encore chez Phédo ; l’idée d’aller s’enterrer dans un pays de sauvages lui était insupportable. Pour un peu, elle aurait fait ses malles, s’en serait retournée à Paris. Par bonheur, la tante était là, qui n’avait encore amassé que cent quarante ou cent cinquante mille roubles et comptait sur un legs inscrit dans le testament du comte Tchercélew. Elles partirent donc pour la Finlande avec les domestiques ; le maître devait les rejoindre bientôt, ses affaires mises en ordre. Il ne les rejoignit pas. Au milieu d’une dernière fête, une quinte de toux, dont il fut pris ivre-mort, lui décrocha la vie du ventre, et il rendit l’âme dans un vomissement. Les deux femmes n’apprirent cet accident que déjà arrivées en Finlande. Il leur fut pénible ? sans excès, puisque l’ancienne ouvreuse était sûre du testament ; et Phédo s’écria : « Bon ! c’est fini ! en route pour le Boulevard du Crime ! » Mais Mme Sylvanie n’était pas une personne disposée à se satisfaire d’une modeste aisance. Qu’est-ce qu’elles auraient, après le testament ouvert, en comptant la somme déposée à la Banque ? six ou sept cent mille francs, pas davantage ; elle était ambitieuse, elle voyait grand ; si elle revenait jamais à Paris, ce serait pour y briller ! elle répondit à Phédo : « Filer ? es-tu bête ! eh bien ! et l’héritier ? » Il y avait un héritier, en effet, le fils unique du comte Tchercélew, jeune, trente ans, qui, infirme dès sa naissance, n’avait jamais quitté ce château de Finlande, demeure de ses plus vieux ancêtres.

Tout le jour, vêtu de fourrures noires d’où s’érigeait, au bout d’un chauve cou de vautour, un visage glabre et lisse, presque sans largeur, tout tiré en long comme les figures que l’on voit dans un miroir convexe, il se tenait assis, les jambes mortes, les paumes aux genoux, — des blancheurs de lèpres sur le dos des mains, — dans un fauteuil roulant, au milieu d’une grande salle à la dallure de marbre alternativement blafarde et noire, aux parois de noyer sombre, aux fenêtres toujours closes, au très haut plafond d’où pendait, incessamment allumée, une lampe de fer ; il avait l’aspect d’un mort assis dans un sépulcre. La vie, une vie ardente, violente, souvent furieuse, avec du mépris et de la haine, ne persistait que dans les yeux de ce presque cadavre. La faculté de se mouvoir que les jambes n’avaient pas eue, et presque abolie dans les bras, s’était concentrée dans ces yeux terribles ; et, par eux, il voulait, ordonnait, détestait. Mais ce qu’il y avait de plus épouvantable en cet être moins qu’humain, ne bougeant guère, entendant mal, parlant rarement, d’une voix grêle et claire, sautelante et saccadée comme des cassures de cristal, — une voix de nain qui bégaie — c’était que, par instants, il riait. Sans qu’une joie s’allumât sous ses paupières, avec un sursaut seulement des fourrures sur le ventre, il riait, non de tout le visage, mais de la bouche et d’une part des joues, et du menton trépidant. Rire qui montrait, sous le retroussement des lèvres, des dents atroces de bête, jusqu’aux gencives. Cette grimace sans voix ressemblait au secouement de mâchoires que peut produire sur un cadavre une décharge électrique. Elle éveillait aussi l’idée, — en cette étrange face pâle — d’une macabre parodie de la joie, mimée par un Pierrot spectral. Si habitués pourtant aux façons de l’estropié qu’ils avaient mission de veiller et de soigner, les quatre valets du jeune comte, et même M. Luberti, espèce d’intendant, — italien, jadis maître de musique, déchu de ses rêves d’artiste jusqu’aux fonctions de garde-malade — ne pouvaient s’empêcher de frissonner à cause de ce rire, symptôme persistant d’un mal familial, ou bien, s’il en fallait croire les chuchotements des plus vieux serfs, signe de la très antique damnation qu’avaient encourue les Tchercélew. Une légende, comme avec de noires ailes de corbeau, planait sur ce château de Finlande, légende de fenêtres éclairées à l’heure où tout le monde dort, de filles emportées et mises à mal sous le flamboiement des lustres, dans l’exaspération des vins et des eaux-de-vie, et de nudités puériles mangées à même le plat par des convives presque loups et presque sangliers, gueules et groins, tandis que le Diable, oui, lui-même, le Diable, debout dans une niche dont il avait culbuté la Panagia ou le saint Alexandre, éclatait de rire, plein de satisfaction, et d’un souffle si violent qu’il en éteignait tous les flambeaux de la salle. Certes, M. Luberti, homme pratique, qui avait été loueur de petites filles et de petits garçons dans les cafés de Gênes, où il pinçait de la guitare, n’attribuait aucune importance à ces propos de serfs saouls de wodki ou troublés par les histoires de revenants que l’on raconte, à la tombée du jour, dans les cabarets des villages. La vérité, c’était que, autrefois, les Tchercélew, maîtres dans le château et dans toute la contrée, avaient mené, comme on dit, une vie de polichinelle avec les filles du pays, et que, las des fatigues des papas, leur dernier fils n’en pouvait plus. Et il n’y avait rien de plus simple. Cette explication n’empêchait pas M. Luberti, tout sérieux et rassis qu’il était, dénué de rêverie, d’avoir froid dans le dos, quand tout à coup riait le comte Stéphan Tchercélew, silencieusement, dans la grande salle.

Ce fut la conquête de cet infirme qu’entreprirent les deux Parisiennes, Mme Sylvanie, vieille coupable, et Phédo, jeune femme, plus horrible.

Cette fois, il ne s’agissait point de quelque faible somme déposée à la Banque de France ou d’un legs médiocre, mais d’une fortune presque inévaluable, mines de platine, palais à Moscou, palais à Saint-Pétersbourg, cinq domaines en Finlande, où pullulaient les serfs avec des grouillements de fourmilières ; et, de la volonté d’un malade, paralysé, presque aphone, ne vivant que par les yeux, — suprême héritier d’une opulente et abjecte race — il dépendait que cette fortune leur appartînt, à elles ! Un seul obstacle : la ruse de Luberti, arrivé le premier, et à qui le malade était lié par l’habitude d’en être habillé, déshabillé, lavé, essuyé. Mais si l’on ne pouvait évincer ce compétiteur, on en ferait un complice ; et, dans un regard, dans un long regard fixe qu’elles échangèrent après de vagues paroles, la tante et la nièce conçurent la possibilité du triomphe. Ce fut, dans leurs convoitises harmoniées, quelque chose comme la stupeur de joie de deux voleurs de profession qui verraient tout à coup, à portée de leurs mains, la clé d’un coffre-fort plein d’or et de liasses.

Le comte Stéphan accueillit les étrangères, n’opposa point, apparemment, de résistance à leur dessein. Ces deux femmes, remuantes autour de lui, divertissaient son immobilité. Faisait-il quelque différence entre la vieille et la jeune ? personne ne l’aurait pu dire. En un lent demi-tour de la tête sur son long cou érigé des fourrures, il les suivait du regard dans leurs allées et venues ; acceptait volontiers qu’elles lui racontassent les choses de Paris, en français, avec l’accent du boulevard. Après les heures où il se faisait lire par M. Luberti, polyglotte, — ayant été interprète à Constantinople, — des livres allemands ou des livres anglais, de préférence les ouvrages où la science, déjà, observait les faits, étudiait les lois des désespérants atavismes, il écoutait avec une espèce de satisfaction les bavardages de ces Parisiennes ; et, alors, s’il riait, son rire n’effrayait pas autant que naguère, moins horrible d’avoir un prétexte vraisemblable.

La vie des deux femmes était morne comme un séjour entre les quatre murs d’un sépulcre, dans cette solitude, auprès de cet immobile, sans autre distraction que des parties de bésigue avec Luberti, aux heures où le comte Stéphan, fermant les yeux, sans incliner la tête, le buste toujours droit, avait l’air de dormir. Dormait-il ? quelquefois, comme en songe, il riait. Les parties de besigue duraient longtemps, avec le crissement des cartes sur le tapis vert de la table-à-jeu apportée près du fauteuil roulant ; et dans les intervalles des coups, on parlait à voix basse. Des mois, des années se passèrent, de très nombreuses années. Toujours la même existence : veiller sur cette espèce de mort, essayer de lui complaire. Une telle monotonie quotidienne, en vue d’un avenir si lointain peut-être, si incertain d’ailleurs, — car sa fortune, cet infirme, la leur laisserait-il ? — aurait découragé les cupidités les plus obstinées. Mme Sylvanie, les jours de neige, se demandait si, déjà riche, elle ne ferait pas mieux de renoncer à son espérance, de revenir à Paris, où elle pourrait faire figure, en somme, avec les rentes de son capital. C’était Phédo maintenant qui s’acharnait à l’opulence empoignée déjà, lui semblait-il, et, se desséchant dans l’ennui, vieillissant double dans la plus longue durée des heures, elle ne voulait pas lâcher prise. En cette âme où jamais rien de lumineux ni de fier ne se leva, à qui la précocité des dépravations instinctives avait interdit même cet amusement : la nouveauté des vices, il n’y avait plus qu’une seule pensée, saisir emporter, posséder, garder cette fabuleuse richesse ; et il lui venait, par l’idée fixe, une cambrure plus aquiline du nez, avec une habitude de mains en avant, crochues ; on eût dit que, comme chez les oiseaux de proie, toute son énergie vitale s’assemblait, se résumait, en un courbe allongement de bec et de griffes qui capteront. Mme Sylvanie, en vérité, l’admirait. L’ancienne ouvreuse, nostalgique enfin des couloirs, des coulisses, des loges de petites cabotines qui font monter des moss ou du champagne, ne trouvait pas dans sa liaison avec Luberti — « tu sais, comme ça, nous le tenons ! » — une compensation suffisante à ses renoncements ; et elle s’étonnait, avec une espèce de vénération, de cette femme encore jeune qui oubliait tout en l’unique convoitise d’une fortune qui leur échapperait peut-être. Et la stupéfaction de Mme Sylvanie, un jour, fut sans bornes !

— Mais… mais… balbutia-t-elle en regardant Phédo, on dirait que tu es… enceinte !

L’autre répondit :

— Oui, enceinte,

— Oh ! de qui ?

— Du comte, tiens !

— Ce n’est pas possible. Tu t’ennuies, tu as pris quelqu’un, un domestique, Luberti peut-être.

— Tu es bête ! c’est du comte, pas d’un autre, que je suis enceinte. Hein ? c’est fort, ça ? Allons, finiras-tu de me regarder avec des yeux écarquillés ? C’est du comte, puisque je te le dis.

Alors Mme Sylvanie sauta au cou de sa nièce ! Ce résultat : être enceinte du comte — du comte Stéphan, toujours cloué dans son fauteuil, paralysé des jambes, presque paralysé des bras, n’ayant de vie, semblait-il, que dans ses yeux et dans son rire spectral, — révélait un tel prodige de patiente volonté et de complaisances subtiles, et, pendant quelque absence des valets, d’adroite soudaineté, impliquait, en un mot, tant d’impossibilité vaincue, qu’elle pleurait et sanglotait de joie comme une femme qui apprendrait tout à coup quelque inouï héroïsme d’un enfant où elle aurait mis son orgueil ! Phédo, mère d’un rejeton des Tchercélew, peut-être d’un fils continuateur de la race, quelle glorieuse et utile aventure ! l’héritage assuré.

Mais il se passa une chose terrible.

Le jour où, dans la grande salle mal éclairée d’une obscure lampe, en présence du seul Luberti qui avait approuvé et admiré la conduite de Phédo, Mme Sylvanie, tenant par la main sa nièce rougissante, s’avança vers l’infirme, commença de lui faire, non sans modération, quelques honnêtes reproches d’avoir abusé, lui, le maître, de l’innocence d’une personne si longtemps irréprochable, ce jour-là, à cette minute, dès qu’il eût compris de quoi on lui parlait, le comte Tchercélew, se dressant tout debout sur ses jambes depuis quarante ans immobiles, et remuant les bras, cria d’une voix déchirante comme celle d’un martyr dont on arrache la peau :

— Pas d’enfant ! je n’aurai pas d’enfant ! je ne veux pas qu’un enfant me naisse. Elle mourra avec moi, elle est déjà morte, puisque je suis une espèce de cadavre, la race abominable de qui je porte comme un fardeau d’ordures les antiques péchés. Le mal dont je souffre, c’est le vice des miens, devenu lèpre en leur dernier héritier ; la grimace qui crispe ma bouche est l’affreux rire amer de leur damnation. Mais on ne vous a donc rien dit, femmes qui êtes venues de loin ? Vous n’avez rien appris, en votre long séjour dans cette solitude maudite ? Ils savent pourtant, mes vieux serfs, l’histoire de ma famille ; elle est l’horrible légende dont les hommes et les femmes s’entretiennent à voix basse, que l’on ne raconte pas aux enfants. Mon père, le vieillard qui a vomi son âme avec de la viande et du vin, mon père, non point gras de graisse, mais bouffi des purulences de son intime crapule, fut le moins hideux d’entre ceux qui portèrent notre nom. Le passé des miens est le joyeux étonnement de l’enfer ! Si notre engeance eût été une dynastie ou un lignage princier, elle aurait, — hommes, femmes, vieux, jeunes, — laissé dans le souvenir consterné des peuples une traînée illustre d’abomination, comme les Césars et les Borgias. Entre les murs de ce château, et dans nos palais de Pétersbourg ou dans nos palais de Moscou, chacune de nos générations, héritière et légatrice des hontes, eut des Caligulas et des Lucrèces, des Messalines et des Alexandres. Par quelle immémoriale malédiction, châtiment peut-être d’un forfait initial, ou par quelle fatale transmission, d’engendrement en engendrement, de l’exécrable idiocrasie d’un aïeul, fûmes-nous contraints à la perpétuité du mal ? j’ai pensé parfois qu’elles ne mentent pas, les vieilles fables qui planent, avec leurs ailes d’oiseau noir, sur cette demeure ; et peut-être en effet le Démon présidait-il à nos nocturnes joies. Moi-même, si mes jambes avaient pu se mouvoir, c’est vers le crime qu’elles m’eussent porté ; car elle est en moi, telle qu’elle était en eux, l’âme abjecte des aînés ; j’ai été sauvé des actes vils par l’impossibilité d’agir ; c’est à mon infirmité que je dois mon innocence. Mais j’ai eu d’horribles pensées ! Et ma race ne mourrait pas toute en moi ? L’ancienne infamie se réincarnerait en un fils ou en une fille, qui serait digne des aïeux, et qui, engendrant ou enfantant à son tour, propagerait jusqu’à la fin des jours l’immondice héréditaire ? Non, cela ne sera pas, je ne veux pas que cela soit ! Et si vous ne mentez pas, si tu es grosse en effet, toi, femme, prostituée ou goule, qui es venue, un soir, par d’ignominieuses et toutes-puissantes caresses que ne pouvait repousser mon inertie de momie, hélas ! vivante encore, m’extorquer du ventre la semence des monstres, sache que tu n’accoucheras pas d’un vivant, mais avec ces mains ressuscitées et de qui les ongles dans l’immobilité poussèrent en griffes, je t’ouvrirai les flancs pour en arracher le fœtus pas encore né et déjà coupable !

Il s’avançait, les paumes ouvertes, vers les deux femmes épouvantées qui reculaient, le front sous le bras, vers un angle de la salle, tandis que Luberti, prudent, se glissait du côté de la porte ; et l’héritier des Tchercélew était si effrayant avec son air, vraiment, de défunt en marche, sorti de la mort pour accomplir quelque épouvantable action justicière, que l’excès de l’effroi, enfin, rendit quelque courage à Mme Sylvanie. Comme le comte Stéphan étendait ses bras dans une intention peut-être d’étouffement, elle se rua sur lui ! et le prit à la gorge avec une force de folle. Elle lui enfonçait les ongles dans le cou, et serrait encore ! Elle lâcha prise lorsque, à cause de la lourdeur du corps qui s’abandonnait, elle pensa que peut-être le comte ne vivait plus. Il tomba tout de son long sur les dalles comme s’abat une planche et, après quelques râles, expira.

Ce fut plus tard une question fréquemment agitée entre la tante et la nièce, de savoir ce qui avait causé cette mort subite. Phédo disait : « Sûrement, tu l’as étranglé. » Mais Mme Sylvanie objectait : « Bon, c’est à peine si je l’ai touché ! il devait avoir une maladie de cœur, et l’effort, l’émotion, crac ! plus personne. »

D’abord, cet accident les troubla ; il n’alarma pas moins l’italien Luberti qui avait tout à fait lié ses intérêts à ceux des deux Parisiennes. Que les gens de justice s’inquiétassent de la mort du comte, c’était peu probable ; il y avait si longtemps qu’il était malade ! puis, enfin, elles étaient innocentes. Mais le certain, c’était que la brusquerie de ce trépas rompait leurs projets. Tchercélew ne se relèverait pas pour tester en leur faveur ! et, de l’invention de Phédo qui, dans l’espérance d’une succession, peut-être d’un mariage, avait osé une espèce d’abominable viol, il ne résulterait qu’un enfant sans père ; elle dit : « Comme ça, c’est moi qui ai eu et qui aurai toute la peine, sans profit ». Mais ils n’étaient point gens à se décourager. Au défaut de ce qu’on n’aura point il faut se contenter de ce qu’on peut avoir. Mme Sylvanie, qui depuis tant d’années veillait au grain, comme on dit, connaissait les coffres et les armoires où s’amassaient les sommes apportées par les fermiers du comte, savait où trouver les clefs des tiroirs pleins de valeurs et de bijoux. Après les funérailles qui furent très belles, — tous les serfs, avec d’abondants sanglots, suivaient le corps du maître — les trois complices quittèrent le pays dans un télègue suivi de chariots plus grands, chargés de malles qui n’étaient point vides ; on les laissa partir sans leur demander où ils allaient ni ce qu’ils emportaient, — qui donc eût osé interroger des personnes qui avaient eu la confiance et l’amitié du comte ? — et, durant le voyage, la tante et la nièce, dans des causeries à voix basse, supputaient le chiffre de leur fortune, additionnant les sommes diverses, depuis celle qui fut déposée à la Banque de France et qui avait produit naturellement des intérêts — plus que doublée, cette somme — jusqu’aux valeurs considérables qu’elles s’étaient appropriées. « Cent mille livres de rentes, » concluait Mme Sylvanie ; Phédo disait : « Mieux que cela » ; puis elles pensaient, les yeux fermés, très pressées d’être de l’autre côté de la frontière. Seul, Luberti, qui ne possédait quasi que le produit de ses vols quotidiens, éprouvait quelques transes. Si elles le lâchaient, ses amies ? ce serait donc sans avantage pour lui-même qu’il les aurait aidées à tirer les marrons du feu ? Mais il se taisait, attendant. D’un commun accord, on se rendait à Paris. Ce fut là seulement qu’ils débattirent cette question grave : l’attribution équitable des bénéfices. Les deux femmes tombèrent vite d’accord : « Part à deux », dirent-elles presque en même temps ; il fut convenu que la fortune totale, réalisée en espèces, serait divisée en moitiés dont l’une appartiendrait à Phédo, l’autre à Mme Sylvanie ; puis la tante et la nièce s’en iraient chacune de son côté, où elles voudraient. Maintenant elles avaient une hâte de se quitter. Désir naturel à ceux qui firent ensemble quelque mauvais coup. Il leur semble que la gêne du crime commis diminue par la disparition de l’un des coupables, et, un complice absent, c’est une part d’innocence retrouvée. « Très bien ! mais moi ? demanda Luberti. — Toi, dit Phédo, tu n’es pas le plus malheureux, tu m’épouseras. — Hein ? — Oui, si ma tante n’est pas jalouse ». Il n’y avait, dans les paroles de Phédo, aucune intention de plaisanterie. Riche maintenant, elle aspirait à être honorable : il fallait un père à l’enfant qui allait naître ; et, à cet emploi, Luberti convenait mieux qu’aucun autre, obligé à la discrétion par le péril d’une brouille avec des complices. D’ailleurs, être la femme, véritablement, de ce coquin, c’était à quoi elle n’avait pas songé une minute. « Nous nous marions, je te donne soixante mille francs, et tu pars pour Hombourg où tu te fais sauter la cervelle si tu ne fais pas sauter la banque. — Non, dit-il, je ne joue pas à la roulette. À la roulette on ne peut pas tricher. » Mais il accepta le mariage et les soixante mille francs. Tous comptes réglés, Phédo se trouva seule, et ravie de l’être. D’abord un orgueil lui conseilla de s’installer à Paris, de donner des fêtes, d’humilier les anciennes camarades de théâtre, beaucoup plus vieilles et beaucoup moins riches qu’elle. Mais de longues années de cupidité avaient développé en elle une effroyable avarice ; avec la même ardeur qu’elle avait volé l’argent des autres, elle voulait garder le sien. Certes, elle ne craignait pas de se laisser aller à des faiblesses pour quelque cabotin bellâtre, qui l’eût battue et ruinée ; le cœur, les sens, si elle en avait jamais eu, c’était bien mort en elle. De ce côté, pas de danger. Mais, recevoir du monde, donner des bals, des dîners, cela coûte gros ; et ceux qui se sont amusés chez vous, sont les premiers à se moquer de vous. Puis, pour triompher, il faut être jolie ; elle savait bien qu’elle ne l’était guère, pas vieille pourtant, trente-deux ans à peine, mais desséchée, atrophiée par le vice sans joie, par le plaisir des autres, et par la longue idée fixe, torturante, de l’argent à conquérir. Ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de devenir, — n’était-elle mariée, mariée pour de vrai ? — une personne tout à fait respectable, sur laquelle il n’y a rien à dire, et qui vit seule, tranquillement, heureusement. Durant quelques mois, moins d’une année, elle demeura à Paris, dans un petit appartement pas cher, sommairement meublé ; elle allait quelquefois au théâtre, n’y reconnaissant personne, s’ennuyant ; et dès que son enfant — sa fille, Sophie — fut née, elle se dit que le mieux serait de s’établir en province, dans un climat très sain, parce qu’elle toussait un peu, ayant eu froid en Russie. Elle pensa à Fontainebleau, y acheta une maison spacieuse, avec un jardin, s’installa, fut une honnête bourgeoise, riche, estimée, se nourrissant bien, se couchant tôt, se soignant et se ménageant pour vivre aussi longtemps que possible, économisant sa vie comme elle économisait ses rentes. Bonne mère ? oui, pourquoi pas ? sans tendresse, mais très convenablement alarmée chaque fois que Sophie souffrait de quelque bobo enfantin. Peut-être, à l’égard de cette enfant, de vagues ambitions. Et ce fut une existence de calme et d’aise. Aucun incident, sinon à cinq ans d’intervalle, deux nouvelles également heureuses ; celle de la mort de Mme Sylvanie dont elle hérita la part de leurs bénéfices communs qu’elle lui avait abandonnée, celle de la mort de Luberti, qui la délivrait du souci de le voir apparaître, mal habillé, sans le sou et emprunteur. Aujourd’hui en cette provinciale de quarante-huit ans, maigre, un peu dure, presque austère, qui avait de quoi, en cette veuve d’un agent diplomatique italien mort au service de la France, en la respectable amie de Mme d’Hermelinge, rien, — sinon de hasardeux propos, çà et là, étranges, brutaux, où s’avouaient des réminiscences de coulisses et de soupers lucratifs, — n’aurait pu faire reconnaître la toute petite cabotine qui avait dégringolé sans maillot, le long d’une corde, d’un second étage, en s’arrêtant à l’entresol, et qui, avant d’être l’exécrable violatrice d’un infirme presque cadavre, dansa, sur la table du comte Tchercélew en habit de prieuresse ou d’archimandrite.