Aller au contenu

Méphistophéla/04

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 561-568).


C’en est fait, elle ne résiste plus ; depuis longtemps vaincue, voici qu’elle est esclave avec soumission ; elle veut bien du vice sans plaisir, du châtiment aux rares trêves, accepte la captivité dans le mal sans espoir d’évasion. Elle n’essaye même plus de vouloir mourir ! Et ceux qui la voient s’étonnent d’elle, en s’alarmant. Entre la toque qui cache tous les cheveux et le col de toile ferme qui serre le cou, son visage est blafard, avec des yeux ronds, striés de sang, sans cils ni sourcils. Elle regarde droit devant elle, il semble qu’elle ne voit rien, mais qu’elle vient d’assister à quelque spectacle terrible. Son immobilité est celle d’une stupéfaction où se perpétue un reste d’épouvante. Ses traits qui certainement se convulsèrent de peur, gardent la distension d’une grimace dans la paix pâle et morte où ils se sont figés ; la rectitude aussi de toute sa pose est un frisson pétrifié. D’avoir contemplé Méduse on devait demeurer tel. Elle suscite l’idée de l’après de quelque chose d’horrible, de la minute qui suit le forfait, — c’est cette minute, éternisée, qui sera l’enfer, — et, fardée, elle apparaît comme la momie d’un remords. À vrai dire, sous les mépris et les haines, elle garde encore une apparence de fierté. Imperturbable, hautaine, officielle, dirait-on, la baronne Sophor d’Hermelinge, en sa fixité sinistre, en sa pâleur de morte mal ressuscitée, semble l’impératrice blême de quelque macabre Lesbos. Mais, lorsque nul ne l’observe, lorsqu’elle est rentrée dans l’hôtel que décrient de sinistres légendes, lorsqu’elle est seule, alors elle est pitoyable. Voici que ses paupières, sur les mornes prunelles, palpitent en des sursauts comme sanglotants, et dans ses yeux ronds, sans cils ni sourcils, où tout à l’heure s’approfondissait une transparence de néant, dans ses yeux plus écarquillés, montent, affleurent, descendent, remontent des ombres pareilles à ces fumées de boue qui s’évasent dans de l’eau remuée ; et elle considère en des affres de peur… quoi donc ? Ce regard-là, c’est celui de Macbeth vers le fauteuil occupé par une spectrale absence. Puis, tout à coup, en un dodelinement désespéré de la tête, elle porte ses mains à ses oreilles, comme pour ne pas entendre. Il n’y a personne dans la chambre sinon elle-même, ni aucun bruit ; qu’est-ce donc que perçoit son ouïe ? est-ce en ses oreilles qu’il est né, qu’il persiste, qu’il s’acharne, le son sans doute épouvantable, car elle frissonne entière, par secousses, balbutie des mots qui demandent pitié ; et, rigide naguère, sa face, — le front, la joue et les lèvres, — devenue, de pâle, livide, de livide, terreuse, se détend, s’allonge, défaille en une lâcheté comme pâteuse et grassement fluide ; on dirait d’une momie qui va couler en putréfaction. Jamais aucun visage humain n’a exprimé avec une plus parfaite hideur le découragement d’avoir vécu, l’aveu d’une irrémédiable agonie. Oh ! quel dégoût de soi, quel cancéreux remords habite en cette femme et la mange pour que, avant le trépas, elle ressemble au cadavre d’une créature enterrée vive et qu’on vient d’exhumer, pas squelette encore ? Par instants elle tend l’une de ses mains vers un meuble à tiroirs placé non loin d’elle ; son geste est celui d’un noyé qui veut empoigner une épave, mais, le geste, elle ne l’achève pas, comme en l’inanité de toute espérance, comme dans la certitude de l’impossible sauvetage ; même elle doit savoir qu’à tenter le salut s’exaspérerait l’angoisse de son désastre, puisque, rien que d’en avoir eu l’intention, s’ajoute à la peur de sa sinistre face, oui, encore, s’ajoute de la peur. Cependant, tout à coup retournée, avec la décision longtemps combattue d’un affamé qui va voler du pain, elle se précipite vers le meuble, en ouvre l’un des tiroirs, saisit un flacon doré et un mince étui de nacre où, le couvercle levé, apparaît, tout petit, long, effilé, un instrument de métal et de cristal qui s’achève en aiguille, — la seringue de Pravaz ; et la baronne l’emplit de la morphine contenue dans le flacon, puis, sa jupe levée au-dessus de la jarretière, elle trouve tout de suite sur sa peau, vers le bas de la cuisse, la place accoutumée, un calus gris et noir, rond, large comme un sou, qui se hausse, à peu près semblable aux arêtes écailleuses d’un cheval ; c’est hideux, sur la pâle soie crème de la chair, parmi les bouffements de batiste et de Valenciennes, à côté du ruban rose qui serre le bas noir, la croûte un peu bouffie et sèche de cette espèce de plaie. L’aiguille creuse de la seringue prise entre le pouce et le médius, pénètre dans la chair, élargissant d’une piqûre le cercle du calus ; et par une pression, légère, adroite, d’un seul ongle, celui de l’index, la liqueur se répand sous le derme, s’insinue, rayonne comme une tiédeur, gagne en une glissante descente la paume des mains, le dessous des pieds, remonte, monte encore, en passant serre le cœur, d’une caresse reconnue, qui signifie : « Tu sais, c’est moi, » s’infiltre jusqu’au cerveau, — les paupières, calmes, ne battent plus, les yeux toujours grand ouverts se sont mouillés d’une lueur liquide, — fait éclore sous le crâne un développement de lumineuses et lentes rêveries où l’esprit s’ensommeille comme dans le hamac d’une sieste au soleil. Alors, — car le royal et miséricordieux Poison verse très vite ses largesses en ceux qui ont coutume de les implorer, ainsi qu’un Dieu s’empresse d’exaucer ses fidèles, — c’est, un instant, l’infini bien-être sans le reproche d’aucun devoir, le dédain de tout ce qui n’est pas la minute actuelle (minute ? éternité peut-être !) la fonte de toutes les amertumes en une doucereuse langueur, l’ignorance d’hier et de demain, la vie arrêtée au plus exquis moment de toujours, la paix, l’oubli, le rien divin. Le visage de la baronne Sophor d’Hermelinge, — rappelant ces singulières fleurs fanées, fripées, loques du printemps mort, qui, trempées dans une mixture, reprennent toute la splendeur souriante des anciens midis, — s’ouvre, s’épanouit, rayonne béatifiquement. Mais voici qu’elle s’agite, faiblement d’abord, en même temps qu’une expression de gêne déforme le calme de son sourire ; et de ses deux mains, qui s’élèvent et battent l’air, elle voudrait, dirait-on, — comme un dormeur, inconsciemment, chasse une mouche — écarter de ses oreilles l’importunité d’un frôlement ou d’un bruit ; sans doute elle n’y réussit pas ; car elle s’agite plus violemment, les jambes tendues, puis ramenées, puis ouvertes jusqu’à l’écartellement ; ensuite, la tête entre ses deux poings clos, elle se lève d’un seul élan ; et, l’œil exorbité, les traits zigzagant comme en des tics de démoniaque ou d’hystérique, elle se met à courir par la chambre ! En fuyant, — car, sans quitter la pièce, elle a l’air de fuir, — elle regarde derrière elle, sur le tapis, comme si quelque grouillement invisible de bêtes la poursuivait pour la mordre ou lui monter aux jambes ; cette fuite ne s’arrête pas, allant d’un mur à l’autre, évitant les miroirs ; et maintenant la baronne Sophor d’Hermelinge pousse les longs cris plaintifs d’un chien qu’on bat ou d’un loup qui aboie à la lune ! Oh ! quels hurlements ! et, tout à coup, dans une plus déchirante clameur que suit un silence, elle s’effondre toute, le front vers la plinthe ou vers la cheminée. Là elle se torsionne, roule deux fois sur soi-même, saisit la planche entre ses dents ou le cuivre des chenets, et mord, une mousse blanche aux lèvres ; quiconque la verrait, hésiterait à lui porter secours, tant elle paraît, en ces crises, hideuse et formidable ; et, durant les rares accalmies, quand s’apaise le bouleversement de tout son être, quand se ralentit la palpitation de sa poitrine et de son ventre, elle a dans ses yeux le morne néant des définitives désespérances. Et telle sera sa vie, jusqu’au jour qui la verra, vieillissante, l’âme éteinte, semblera-t-il, dans l’hébétude et le corps enlizé dans l’inertie, devenir, — pour le parfait accomplissement d’une atavique fatalité ou pour le triomphe de la Démone tentatrice — pareille aux idiotes hagardes qui, les mains sous le menton, se tiennent assises dans la cour des Salpétrières ; exemplaire lamentable de la Névrose ou de la Possession, elle bavera, face grasse et livide sous d’éparses mèches grises, la nausée des sales baisers ; mais la totale inconscience ne lui sera pas accordée ! toujours, sans fuite possible, elle croira voir grouiller, et grimper sur elle, comme un assaut de vermine, la fourmilière de ses anciens péchés ; et c’est en vain qu’elle voudra se réfugier en l’aveugle et sourde imbécillité, car un bruit, pour tenir son âme éveillée, sonnera dans son oreille : l’étrange et détestable bruit ! persistant symptôme d’un mal héréditaire, ou bien rire effrayant de Méphistophéla.