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Méphistophéla/03-6

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E. Dentu (p. 535-559).

VI

Être une mère ! aimer l’enfant que l’on porta, que l’on mit au monde ! ne vivre que pour lui, le dorloter, le choyer, le serrer sur son cœur, et le parer, le trouver plus beau que tous les autres enfants, et, la nuit, se lever pour aller écouter, au bâillement de la porte, s’il dort bien sur l’oreiller que dans la blancheur des rideaux protègent des ailes de séraphins ! Sophor savait bien qu’elle n’était pas de celles à qui de telles joies sont permises ; elle se souvenait de l’instant, autrefois, où elle regarda sa fille et s’enorgueillit de ne pas sentir son cœur battre. Oui, elle s’était enorgueillie de ne pas être une mère. Comme on change ! comme elle aurait voulu, à présent, être capable de l’émotion jadis redoutée et méprisée ! Hélas, elle n’avait pas assez changé. Toujours la même incompréhension de la tendresse qui incline la femme vers les berceaux ; la seule différence, c’était, pour un surcroît de désolation, qu’elle ne se faisait plus gloire d’être comme elle était. À son remords, — parce qu’il n’était pas le repentir, parce qu’il était seulement l’ennui de la satiété, — elle devait l’horreur du mal, non la possibilité du bien ; chose affreuse : ne pas pouvoir, se haïssant et se méprisant, devenir tout à fait différente de soi ! Elle n’espérait pas qu’elle aimerait jamais l’enfant qui était né d’elle ; et, de ne pas l’aimer, elle se détesterait davantage ; seul résultat du conseil que lui avait donné Urbain Glaris.

Pourtant il eût été si doux de ne pas être toujours un monstre, que, d’un réveil d’illusion, elle se raccrochait à l’idée d’être une mère, elle aussi, comme tant d’heureuses personnes. Des groupes d’enfants, aperçus dans les promenades, des pièces qu’elle avait vu jouer, de ses lectures, elle évoquait des scènes maternelles ; s’efforçant de s’incarner en les jeunes femmes qui rient à de petits garçons ou à de petites filles ; se demandant quelquefois, — au fond d’elle, quelle cruelle réponse ! — s’il était bien sûr qu’elle n’aurait pas plaisir à caresser les boucles blondes d’une mignonne tête. Mais la main qu’elle étendait vers un front imaginaire, retombait découragée.

Alors elle s’imagina que le rêve seul n’avait pas assez de puissance pour faire naître en elle un sentiment qui lui était si étrange ; il fallait sans doute à cette éclosion la force active de la réalité. Ah ! mon Dieu, si, tout à coup, en voyant Carola, — elle disait : Carola, exprès, répétait ce nom, très souvent, pour s’habituer, — elle allait éprouver une ardente et pure tendresse ! devenir folle de bonheur ! s’écrier : « Ma fille », comme dans les mélodrames ! Quelle joie d’aimer une enfant à qui l’on serait chère, de ne plus songer qu’à elle, de se dévouer à elle, toute entière. Ces idées, sans espérance encore, l’emplissaient d’une douceur qu’elle n’avait jamais connue. Elle résolut de partir, d’aller au couvent de Carola. Enfin ce n’était pas impossible, — si effrayante, si horrible qu’elle fût, — qu’il lui restât quelque chose d’humain. Et voici que, dans le wagon, — elle était partie à une heure de l’après-midi, arriverait avant le soir, — Sophor éprouvait une mansuétude qui ressemblait à un pressentiment de salut. La maternité lui avait paru odieuse surtout à cause des rudesses du mâle, des hideurs de l’enfantement, à cause des nouveau-nés qui s’acharnent au sein des nourrices, — oh ! Emmeline tétée ! — à cause de toutes les malpropretés de l’hymen et de la première enfance. Mais à présent elle ne se souvenait presque plus de l’époux, de la grossesse, de l’accouchement ; et Carola était une grande personne. Du premier âge, elle n’avait plus les vilenies, la puérile animalité ; elle n’en gardait que les saines innocences et la fraîcheur nouvelle. Pourquoi Sophor ne serait-elle pas heureuse d’être la mère d’une belle demoiselle, intelligente, bonne, chaste, pieuse ? Et bien que, dans l’intimité de son être, quelqu’un la raillât, — tantôt ne voulant pas croire qu’elle fût sincère, tantôt la menaçant d’une désillusion suprême, — elle s’efforçait ardemment vers cette vertu, vers cette santé, vers cette rédemption : chérir sa fille. Elle n’osait pas croire tout à fait qu’elle la chérirait ! elle le voulait tant qu’elle le croyait presque. Enfin, le voyage qu’elle faisait, était une preuve déjà qu’elle n’était pas indifférente à l’égard de cette enfant. Si rien ne l’appelait, pourquoi serait-elle partie ? elle ne s’avouait pas que la perspective d’au moins quelque répit dans ses transes était la seule chose qui l’attirait. « Carola ! Carola ! » En vérité, ce nom n’était point si déplaisant qu’il lui avait paru autrefois ; Magalo n’avait pas eu tort de… Magalo ! elle répudia ce souvenir, se reprocha d’avoir songé à cette fille. Il s’agissait bien de Magalo ! Entre Magalo et Carola, rien de commun. C’était vraiment absurde et coupable d’avoir mêlé dans la même pensée deux personnes à tel point différentes. Carola devait être si candide, si ignorante de tout ce qui est mal : une espèce de petit ange, en habit de pensionnaire. Adorer cette jeune âme encore céleste, quel religieux charme, quel oubli de tout le péché ! Sophor eut un serrement de cœur, comme le train, après une station, se remettait en marche. Elle se rappelait que, pleine d’un espoir plus vraisemblable que celui d’à présent, elle avait naguère tenté un voyage, — le voyage vers Emmeline ; elle avait rencontré, dès l’arrivée, le plus abject des désenchantements. Mais il eût été stupide d’assimiler le mauvais désir qui l’avait entraînée vers son amie, — il avait été, ce désir, justement puni — et l’honnête dessein qui la conduisait vers sa fille ! Cette fois elle méritait de ne pas être déçue. Les providences avaient eu raison, naguère, de la bafouer ; elles auraient tort, aujourd’hui, si elles lui refusaient la félicité sacrée qu’elle ambitionnait. Sophor se blâmait presque autant d’avoir songé à Emmeline, qu’elle s’était blâmée tout à l’heure d’avoir évoqué Magalo. Il fallait s’occuper de Carola, de Carola seulement. Elle la rêvait très modeste, grande, un peu pâle, avec des cheveux châtains. La voix de la chère enfant devait être infiniment douce, mais nette, sans intonation trop tendre, une voix habituée à chanter des cantiques. Et que feraient-elles, après s’être embrassées ? elles partiraient tout de suite ; Sophor ne laisserait pas sa fille au couvent. Des gens racontent que les jeunes personnes dans les dortoirs ont parfois, l’une pour l’autre, des amitiés trop tendres, prennent de mauvaises habitudes. Sophor frémit ! elle avait eu tort de laisser Carola dans ce cloître. La crainte que sa fille ne fût pas aussi ingénue que les plus jeunes saintes la bourrelait cruellement. Elle changea de pensée ; elle ne voulait rien imaginer de triste, d’attentatoire à son rêve ; elle revint à son projet de prompt départ. Assurément, elles n’iraient pas à Paris. Oh ! non ! pas à Paris. Un frisson la parcourait toute à l’idée que son enfant pourrait loger dans l’affreuse maison où tant de femmes… jamais ! Elles feraient un grand voyage en Angleterre ou en Italie. Carola serait ravie de toutes les belles choses qu’elle verrait. Ils seraient adorables, les mots qu’elle trouverait pour dire les naïvetés de sa surprise et de son admiration. « Ah ! mon Dieu ! si j’allais ne pas l’aimer ! » Sophor éloignait cette alarme. Elle l’aimerait ! elle l’aimerait ! parce que Carola devait être digne d’affection, et, surtout, parce qu’une mère doit aimer sa fille. C’est naturel, cela. De plus en plus, Mme d’Hermelinge se persuadait que l’intérêt de son repos, de sa conscience rassérénée, n’était pour rien dans son attirance vers l’enfant inconnue ; elle croyait décidément qu’elle n’obéissait qu’à un très cher et très noble devoir ; et elle trouvait la quiétude d’une espèce de rédemption déjà dans la conviction de son désintéressement. Puis, après le grand voyage, quand elles reviendraient en France, elles habiteraient Auteuil, ou Versailles, dans une maison un peu isolée, d’aspect bourgeois. Elles seraient bien tranquilles, toutes les deux. Elles feraient de la musique ensemble, liraient à haute voix, l’une après l’autre. Cependant, Sophor ne savait pas si elle permettrait à sa fille de lire. Pour les jeunes filles, tous les livres sont mauvais, même les plus chastes, parce qu’ils suscitent en ces jeunes âmes le souci de l’inconnu, de l’irréel ; et il ne faut pas être romanesque. Pas de musique non plus ; les mauvais anges, les esprits tentateurs planent dans le vague des sons ; c’est le mystérieux battement de leurs ailes qui rythme les mélodies. Au lieu de lire, au lieu de jouer des nocturnes ou des sonates, elles travailleraient. On avait dû instruire assez mal Carola dans ce couvent de province ; Sophor recommencerait l’éducation de sa fille. Elle réapprendrait pour les lui enseigner les histoires, les sciences. Pas de maîtres, pas de maîtresses (pourquoi donc, à ce mot, frissonna-t-elle ?) elle-même, elle seule, serait l’institutrice de son enfant. Les professeurs qu’on paie font leur devoir, rien de plus ; c’est encore bien heureux quand ils n’inculquent pas de mauvaises pensées à leurs élèves. Surtout Carola ne resterait jamais seule avec les domestiques ; une jeune fille entend un vilain mot, ne le comprend pas, y rêve, finit par le comprendre, étrangement. Ensuite, quand Carola aurait vingt ans, — pas plus tôt — il arriverait qu’un homme très honnête, très sain d’esprit et de cœur, s’éprendrait d’elle, l’épouserait. Alors, que deviendrait Sophor ? eh bien ! elle vivrait avec la jeune femme et le jeune mari. Comme l’on serait loin de toutes les vilenies, de toutes les angoisses ! Comme il serait bon d’être heureux ensemble, avec des gamins et des gamines pas plus hauts que ça, — voici qu’elle s’intéressait, oui, même à la plus petite enfance ! — et, pour passer la belle saison, ils auraient une propriété à la campagne, loin de Paris, où ils dîneraient au crépuscule sous la tonnelle. Ne plus souffrir, ne plus languir ! Ne plus être à soi-même un objet d’horreur et de dégoût ! Être une mère ! une grand’mère ! les petits, au dessert, lui grimperaient aux jambes et s’asseoiraient sur ses genoux.

Ce fut par une longue allée de platanes, presque déserte, silencieuse, que le lourd fiacre ancien où Sophor monta en sortant de la gare, la conduisit vers le couvent.

Dans la clarté encore d’avant le crépuscule, presque point de passants ; sur un banc, une très vieille femme, dodelinant de la tête, qui est restée toute la journée où on l’a mise, et qu’une servante va venir chercher à l’heure du dîner ; plus loin, quelque officier en retraite, la moustache grise et le nez rougissant, qui fume une pipe éteinte, et du bout de la canne, entre ses jambes écartées, fait des ronds dans le cailloutis. Et pas un bruit, sinon, au lointain, vers les champs, un sifflet de locomotive, ou, vers la ville, l’aboi perdu d’un chien. Cette paix, cette rareté de vie, ne déplaisait pas à Sophor, l’emplissant de silence et de solitude, lui mettant dans le cœur comme un décor propice à l’apparition, bientôt, d’une enfant calme et réservée, qui parle à peine, baisse les yeux.

C’est une grande façade, carrée, de pierres noircies, celle du cloître des dames de la Salutation ; sur le bois de la haute porte, le marteau fit, en retombant, ce bruit profond du lourd dans le creux, que l’on entend lorsqu’on laisse choir un morceau de roche sur un sol autrefois volcanique ; derrière un treillis de fer, les yeux de la tourière furent comme de vieilles petites flammes mortes. Et lorsque Mme d’Hermelinge, après s’être nommée, après avoir dit qu’elle était attendue, — car, par une dépêche, elle avait annoncé sa visite, — fut entrée sous le porche, froid et morne, qui s’allongeait vers une cour là-bas, elle eut l’impression de pénétrer dans une vaste tombe où le sommeil s’éternise, doucement taciturne.

Ce fut à ce moment-là qu’elle s’aperçut d’une chose si douce à laquelle, depuis plusieurs heures, elle devait, sans y avoir pris garde, un repos, une accalmie de toutes ses angoisses : elle n’entendait plus le Rire dans son oreille, elle ne sentait plus sortir d’elle l’Odeur, comme si quelque chose ou quelqu’un de railleur et de nauséabond, qu’elle portait en soi, s’était dérobé, n’était plus là ; elle avait en tout son être une disparition d’anxiété ; c’est cela que les possédés doivent éprouver après l’exorcisme.

La tourière l’introduisit dans le parloir en disant : « Mme la supérieure va venir, avec Mlle d’Hermelinge. » Sophor resta seule, assise devant une grille, dans la chambre aux murs nus. Elle attendait, elle espérait. Elle était, vers cette grille, comme une prisonnière attentive à un signal que va donner une cloche lointaine ; signal de joie ou de désespérance… de joie, à coup sûr ! de tranquille et rassérénante joie ! Ce ne fut pas derrière la grille que Mlle d’Hermelinge apparut ; une porte s’ouvrit, et, presque poussée par une religieuse bleue et blanche, une jeune personne entra, la tête détournée, les bras le long du corps.

— Voici votre mère, embrassez-la, dit la Supérieure.

L’enfant n’osait pas s’approcher davantage, n’osait pas regarder la visiteuse, et par faiblesse, ou par un instinct de respect, elle tomba sur les deux genoux ; puis, les mains sous le menton, se mit à dire une prière. Eh bien ! pourquoi Sophor ne lui ouvrait-elle pas les bras, ne l’étreignait-elle pas, en criant : « Ma fille ! » Elle avait espéré ce brusque essor de tendresse. Elle ne bougeait pas, l’observait. Elle ne la trouvait pas très jolie. Point laide cependant. Assez grande, au long buste, et maigre, pâlotte, avec des taches de rousseur sous les yeux. Mlle d’Hermelinge ressemblait un peu à ces fillettes, élevées par la miséricorde des communautés, qu’on rencontre dans les promenades. Et Sophor n’était pas plus émue que le jour où elle considéra fixement la nouvelle-née présentée par la sage-femme. Quoi donc ? était-elle à jamais incapable de connaître le maternel amour ? aucune tendresse ne s’éveillerait en elle pour l’être qu’elle avait enfanté ? Eh ! ce qui l’empêchait d’être émue, c’était la présence de la religieuse, et le froid de cette pièce, et aussi la timidité de Carola qui aurait dû lui sauter au cou. Aussi résolut-elle de s’éloigner tout de suite. Elle s’excusa d’un si bref séjour, prétexta la nécessité de rentrer sans retard à Paris, l’heure du train express ; quelques instants après, — elle n’avait pas même donné le temps de faire les malles de l’enfant — elle remontait dans le fiacre avec sa fille, jetait au cocher l’ordre de retourner à la gare, très vite. Dès qu’elles furent seules dans la voiture, elle saisit les deux mains de Carola, la regarda dans les yeux, cherchant une flamme où quelque chose en elle s’allumerait ! La pensionnaire était bien troublée ; ne savait que dire ni que faire ; se tournait vers la rue, balbutiait des mots qu’elle-même n’entendait pas. Voir sa mère, ainsi, tout à coup, quand on ne l’a jamais vue ; quitter le couvent pour aller elle ignorait où, avec une personne inconnue, c’était effrayant ! Mais aussi c’était très doux d’avoir une maman, qui se montre enfin, qui vous emmène… Tout à coup, elle pencha sa tête vers l’épaule de Sophor, et elle avait de courts sanglots qui ressemblaient à de petits cris de joie. Puis elle se mit à bavarder, fillette, en pleurant de plaisir. Ah ! qu’elle était contente ! elle avait bien cru que tout était fini pour elle ; qu’on ne la tirerait jamais de ce cloître où on était très bon pour elle, mais où elle s’ennuyait tant. Alors, vraiment, elle serait comme les autres demoiselles ? elle ne ressemblerait plus aux orphelines, aux abandonnées ? Comme ce doit être bon de ne pas être seule ! « Maman ! maman ! » Et son père, est-ce qu’elle le verrait aussi ? oui ? bientôt ? quel bonheur ! Mais elle disait surtout : « maman ». Ce mot qu’elle n’avait jamais dit, lui paraissait si charmant à prononcer qu’elle le répétait à tout propos, à toute minute. Oui, sans doute, elle avait de bonnes amies qui devaient être bien tristes de son départ ; elle irait les voir de temps en temps. Mais, une camarade de classe, ce n’est pas une maman. Il y a les petites mères, en pension, ce ne sont que de plus grandes amies, ce ne sont pas des mamans véritables. Ah ! Dieu ! être la fille d’une belle dame qui vous cajole, qui vous embrasse, qui vous dit qu’elle vous aime, c’est cela qui doit être meilleur que le paradis ! Parmi ces bavardages, Carola, avec ses doigts grêles, envoyait à sa mère, de tout près, des baisers que, timide encore, elle n’osait pas lui donner des lèvres. Ces tendres, ces ingénues mignardises s’insinuaient en Mme d’Hermelinge comme une fraîcheur gaie, comme un réveil matinal, qui éclaire, rassérène, amuse ; c’était quelque chose comme ce gazouillis des petits oiseaux qui entre dans la chambre, après les mauvaises nuits, par la fente lumineuse des volets. C’était très vif et très doux. Sophor n’avait pas éprouvé, dès l’apparition de Carola, l’emportement de tendresse qu’elle avait souhaité ; mais, à cela, rien d’extraordinaire ; c’est seulement dans les romans, dans les drames, que les passions ont de ces soudainetés ; puis elle n’avait pas l’habitude d’être une mère, elle n’avait pas passé sa vie à attendre la minute où elle retrouverait sa fille perdue ; il était donc naturel que sa maternité n’eût pas éclaté en sanglots, en cris de joie, et le peu à peu de cette affection nouvelle était un signe peut-être qu’elle serait plus profonde, plus durable. Oui, très profonde et très durable, délicieuse aussi ! Pendant que sa fille lui parlait, elle sentait en elle des éclosions de bienveillance, d’aise ; depuis des heures elle n’avait pas eu une mauvaise pensée ! À vrai dire elle ne trouvait pas son enfant tout à fait semblable à la jeune fille qu’elle s’était imaginée ; un peu niaise, Carola ne disait pas toujours les mots qui auraient véritablement ému. Mais cette maladresse impliquait une candeur qui la faisait plus aimable. Sophor ne regrettait pas non plus que sa fille fût à peine jolie. D’être presque laide avec son teint trop pâle, et ses taches de rousseur, et ses lèvres pas assez roses, elle semblait plus virginale, plus filiale. Trop de beauté ne l’eût pas révélée aussi pure ; sa disgrâce était comme une pudeur de plus. Sophor ne l’avait pas encore embrassée, lui avait à peine touché les mains, un instant ; mais elle avait la certitude que bientôt elle aimerait tout à fait cette petite fille et qu’elle serait vraiment une mère, avec des tendresses calmes, sans nul souvenir des vaines agitations de jadis.

Le train express venait de partir lorsqu’elles arrivèrent à la gare. Par bonheur, il y avait, à minuit vingt minutes, un autre train pour Paris. Un train omnibus. N’importe, elles le prendraient. Seulement, que faire pendant quatre heures environ ? « Si nous retournions chez les Dames de la Salutation ? » dit Carola. Il était beaucoup plus simple d’entrer dans l’une des hôtelleries voisines du chemin de fer, de s’y reposer en attendant le moment du départ. Elles allèrent vers une auberge qui avait assez bonne apparence, demandèrent une chambre. À cause de tant d’émotions, la pensionnaire était si lasse, qu’à peine entrée, elle tomba dans un fauteuil ; elle avait aussi une envie de dormir, parce que c’était l’heure où on se couche au couvent. « Oui, oui, dit d’Hermelinge, dormez, je vous éveillerai quand il sera temps. » Et dans le grand fauteuil, Carola, mi-étendue, ensommeillée, avait aux lèvres le sourire bon et charmant de s’endormir, là, loin de la pension, si près de sa maman ; Sophor, sous l’abat-jour d’une lampe, pas défaite, en chapeau, en manteau, les coudes à la table, contemplait sa fille.

Elle se sentait heureuse, fière aussi, à cause de sa victoire sur elle-même. Donc Urbain Glaris avait eu raison ! L’amour maternel peut chasser les mauvaises hantises, triompher des douleurs et des faux désirs. Cet amour, elle ne le connaissait encore qu’à demi ; mais ce qu’elle en éprouvait lui était comme une promesse qu’elle l’éprouverait tout entier. Déjà elle ne pensait plus qu’à Carola, ne se souvenait plus des péchés, des remords. Toute différente de ce qu’elle avait été jusqu’à ce jour. Un devoir à remplir, voilà ce qui l’occupait. Elle s’imaginait une vie pleine de calme et de douceur. Véritablement, elle était apaisée. Et elle était sauvée. Une longue série de jours placides, — pareille à l’allée de platanes par où elle était allée vers le couvent, — s’ouvrait devant elle, silencieuse et déserte, interminable…

Elle regardait toujours la dormeuse, en souriant.

Elle avait eu tort tout à l’heure de ne pas la trouver jolie. Les cheveux, châtains en effet, mettaient sur le front étroit une ombre si douce ; il y avait une transparence bleue au renflement des paupières baissées. La bouche était un peu trop grande, mais entre les minces lèvres les dents étaient bien rangées et très blanches, claires jusqu’à la diaphanéité. Et sous le corsage de pensionnaire, le lent mouvement des seins révélait la puberté récente. Sophor frissonna… Elle avait cru entendre dans son oreille le petit bruit pareil à un rire… Non, non, elle regardait sa fille, elle l’emmènerait, elles seraient heureuses toutes les deux ; les choses d’autrefois étaient comme si elles n’avaient pas été. Ah ! bien, ce n’était pas ici que la tentatrice oserait la railler ! elle était bien vaincue, la démone ! Sophor pensait à la grande maison, bourgeoise, en un faubourg, où longtemps, bien longtemps, et si paisible, elle vivrait seule avec sa fille.

Carola, tout à fait endormie, se tourna dans le fauteuil. Elle avait quelque rêve qui l’oppressait, la fatiguait. Elle respirait d’un air de malaise. Instinctivement, d’une main qui tâtonne, elle dégrafa, sans s’éveiller, le haut de son corsage. Un peu de chair pâle, sous le menton, apparut, glissée de blancheur lisse vers les jeunes seins vierges, et Sophor, — tandis que le rire sonnait plus distinctement dans son oreille, — se penchait sous la lampe, regardait cette blancheur pâle, humait, les narines gonflées, un parfum reconnu, plus doux de sortir d’une plus fraîche fleur…

Miséricorde ! Elle se dressa, se prit la tête à deux mains, se jeta hors de la chambre, descendit l’escalier, se trouva dans la nuit, dans la solitude, et elle s’en allait, s’en allait, ne reviendrait jamais sur ses pas, parce que c’était épouvantable, ce qu’elle venait de ressentir dans cette chambre, là-haut, parce qu’elle était monstrueuse, inguérissablement ! Oh ! que c’était hideux ! près de cette enfant, exquisement pure, près de cette enfant, pas même jolie, et qui était sa fille (sa fille ! suprême crime ! infamie extrahumaine !) elle avait subi la diabolique poussée qui la jeta vers tant de détestées créatures. Aucun désir, non ! il y avait longtemps que le désir était mort en elle ; mais l’habitude invétérée survivait à la convoitise, l’obligeait au recommencement du mal. Elle ne pouvait pas ne pas être immonde. À vrai dire, elle n’aurait pas soupçonné qu’elle pût l’être à ce point ! ceci, vraiment, c’était trop. Qu’une telle abomination fût possible, elle s’en étonnait ! D’un ricanement elle complimenta la perfection de son ignominie. Et dire qu’elle n’avait pas le courage de se rompre le crâne, là, contre le mur, sous ce réverbère ! Elle courait le long des maisons, s’arrêtait un instant pour reprendre haleine, se remettait à courir, aurait voulu courir plus vite, être loin de toutes les choses, être loin d’elle-même surtout. Hélas ! on ne laisse pas tomber en chemin ses vilenies, comme les ordures d’une tonne défoncée ; où qu’elle allât elle emporterait avec elle et son vice et ses affres. Certes ! si abjecte qu’elle se jugeât, elle espérait bien qu’elle ne le serait jamais assez pour céder à la tentation qui tout à l’heure l’avait assaillie ; faible, et lâche, et vaincue, elle trouverait un reste de volonté pour se refuser à l’incomparable forfait, pour ne pas regarder sa fille avec des yeux d’amante. Mais, n’importe, l’attentat qu’elle n’achèverait point, elle l’avait conçu ! La sacrilège idée, un instant, s’était insinuée en elle ; et ne dût-elle, chassée, jamais revenir, le seul fait de l’avoir eue défendait à Sophor les familiarités maternelles. Emmener Carola, vivre auprès d’elle, l’écouter, se plaire à la voir sourire, lui était interdit. Elle ne pourrait pas embrasser sa fille sans se souvenir qu’elle avait songé à une plus ardente étreinte ; sa bouche au front de l’enfant ne se distrairait pas de la préoccupation d’une bouche si proche. Comme elle se haïssait ! comme elle se plaignait aussi ! et bientôt elle n’osa même plus chercher un réconfort dans la conviction qu’elle demeurerait effectivement innocente. Avait-elle le droit, après tant de veules capitulations, de croire à la fermeté de son honnête dessein ? Malgré la sincérité de sa résolution actuelle, pouvait-elle affirmer à elle-même que cette résolution ne faiblirait jamais ? Oh ! quelle abominable chose si, quelque soir, dans la maison tranquille, à Auteuil ou à Versailles, éveillée par la nécessité du mal, elle se glissait, en l’ombre du corridor, haletante, les mains en avant, vers la chambre où, dans un lit de mousseline et de pudeur, Carola endormie… Exécrable accomplissement des destinées ! Elle ne pouvait pas tenter la maternité sans s’exposer à l’inceste, oh ! à quel effroyable inceste encore inimaginé ! Sa suprême ressource de salut lui serait une occasion de plus de crime, de plus de honte, d’une plus irrémédiable damnation. Et elle comprenait bien que c’en était fait d’elle.

Elle s’était assise, comme une chose tombe, sur une borne, près d’une porte cochère. Un genou entre ses mains jointes, elle regardait, sans le voir, le pavé, avec des yeux fixes et vides. On eût dit qu’elle ne vivait pas. Pourtant elle songeait, si douloureusement ! Elle était là, immobile, depuis plus d’une heure, lorsqu’une horloge sonna dans le ténébreux silence. Sophor se leva. Elle paraissait calme, comme après une résolution prise. Elle regarda autour d’elle. Elle devina, dans l’ombre, l’allée de platanes vers la gare. Elle se mit à marcher, sans trop de hâte, d’un pas ferme, pareille à quelqu’un qui sait où il va, et qui arrivera, malgré tout obstacle.

Dans la chambre, Carola dormait encore. Sophor, sans la toucher, en la nommant, l’éveilla ; elle se tenait près de la fenêtre, loin du fauteuil. Elle ajouta : « C’est l’heure, venez. » L’enfant se leva, empressée, offrit son front ; mais Sophor : « Nous n’avons pas de temps à perdre, allons ». Elles sortirent de l’hôtel, traversèrent une place, entrèrent, après les billets pris, dans la salle d’attente. Elles n’échangeaient pas une parole. Surprise, épouvantée de l’air froid, presque sinistre, qu’avait sa mère, Carola n’osait pas lui parler ; elle s’isolait, les yeux baissés, dans une appréhension. Et, durant le voyage, ce fut le même silence. Assise un peu loin de Carola, Mme d’Hermelinge, le front à la vitre, regardait la nuit. Parfois, sous la lueur de la petite lampe, elle consultait un indicateur des chemins de fer ; puis elle revenait vers son coin, restait là, attentive aux ténèbres. La pensionnaire avait cette impression qu’il se passait quelque chose de triste, de mauvais, — qu’il valait mieux ne pas bouger, se taire ; si elle s’était approchée, caressante, si elle avait parlé, elle eût été repoussée sans doute, d’un geste dur, d’un mot qui glace. Une seconde — car ils se refermèrent tout de suite — elle vit les yeux de sa mère ; elle frissonna. Cependant les heures nocturnes s’écoulaient. Mme et Mlle d’Hermelinge, un peu avant le jour, descendirent de wagon, s’assirent sur un banc de bois, sous une marquise, et attendirent. Puis, elles montèrent dans un autre train. Carola eut l’intuition qu’elles n’allaient plus où d’abord elles avaient dû aller, que sa mère avait changé d’avis, modifié leur itinéraire. Quand ce fut l’aube, elle ne vit pas le visage de Mme d’Hermelinge ; celle-ci avait baissé sa voilette très épaisse qui lui mettait un masque de dentelle. Qu’y avait-il derrière ce masque ? l’enfant s’imaginait une figure très blême, avec des yeux fixes, effrayants. À cause du matin, à cause de sa crainte, elle avait froid. Elle s’enveloppa toute de son manteau, feignit de dormir. Vers dix heures du matin, le train se ralentissant, un employé cria : « Gemmilly ! — Nous sommes arrivées », dit Mme d’Hermelinge. Elles traversèrent le quai, la gare ; sur le seuil de l’hôtellerie, une grosse femme, rougeaude, au ventre énorme, attendait des voyageurs. Elles pénétrèrent dans une salle du rez-de-chaussée, suivies par l’aubergiste dont les sandales sonnaient sur les carreaux. Mme d’Hermelinge demanda de quoi écrire, traça quelques lignes, ferma l’enveloppe, puis, après ces mots à l’hôtesse : « Je reviens dans un instant, » elle fit signe à sa fille de la suivre, et sortit. Tout ceci s’accomplissait sans hâte ni lenteur, avec une précision de rite. Elles commencèrent de monter une route ensoleillée et fleurie de fleurs tombées, entre une double file d’acacias remués par la brise ; au sommet s’élevait une maison de briques roses, à la façade escaladée de vignes folles et de lierres grimpants.

Sophor fit halte à mi-côte. Elle dit à Carola :

— Vous voyez cette habitation, là-haut ? C’est là que vous allez, c’est là que vous vivrez, avec votre père. Voici une lettre pour lui.

— Oh ! maman ? dit Carola en tendant les mains.

— Non, je ne peux pas vous suivre. Adieu.

— Mais, maman, toute seule…

— Soyez sans crainte ; il n’y a personne sur la route ; et, dans cette maison, vous serez bien reçue. Allez, je le veux.

Elle n’avait pas levé sa voilette. Elle parlait comme de très loin à travers la dentelle obscure. L’enfant courba le front, prit la lettre, continua de monter la côte. Sophor, sans mouvement, toute sombre au milieu de la gaieté de la matinée et des fleurs, la regardait s’éloigner. L’enfant se retournait quelquefois, espérant un geste qui rappelle ou qui veut dire : « Je viens aussi. » Rien. Elle montait toujours. Elle arriva devant la grille. Elle tira le cordon de fer de la clochette : ce fut un bruit clair, joyeux, pétillant, que Sophor entendit, qui lui entra dans le cœur comme vingt blessures rapides et légères. Et la grille fut ouverte par une servante. Carola, après un dernier regard vers sa mère, disparut. Ce qui disparaissait, ce qui entrait chez le baron d’Hermelinge, dans la maison familiale, dans l’honnêteté et la paix du foyer, c’était le dernier espoir de Sophor. Elle attendit longtemps. Carola ne se remontra point. On l’avait accueillie. Alors la baronne Sophor d’Hermelinge revint sur ses pas, sans un coup d’œil en arrière, prit le train pour Paris, rentra dans l’irrémissible…

FIN DU LIVRE TROISIÈME