Métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Doctrine du droit/Avant-Propos

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Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. i-iv).







AVANT-PROPOS.


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Voici un nouveau fragment du travail de traduction littérale et d’interprétation critique que j’ai entrepris sur les œuvre de Kant, et que, grâce au bienveillant appui de l’Académie française, j’ai pu continuer en ce temps même. Ce volume a pour objet le Droit. A voir combien, malgré tant d’efforts et d’épreuves, ce principe sacré est encore mal démêlé ou mal affermi parmi nous, on se sent parfois saisi d’un profond découragement, et l’on est tenté de ne chercher plus dans la philosophie, à l’exemple des anciens stoïciens, qu’un refuge pour sa dignité personnelle. Mais, lorsqu’on relève la tête pour regarder les choses de plus haut, on voit bien qu’après tout l’idée du droit ne laisse pas de faire son chemin dans notre vieux monde, et l’on retrouve sa trace lumineuse là même où elle semblait entièrement perdue. À ce point de vue, les maux mêmes dont nous souffrons depuis soixante ans ne nous apparaissent plus que comme les péripéties naturelles d’une lutte qui a de trop puissants obstacles à vaincre pour n’avoir pas ses orages, ses revers et ses défaillances. Regardons les progrès acquis, et songeons à la grandeur du but ; il y a bien là de quoi ranimer nos courages. La philosophie n’est que d’hier, disait naguère une voix éloquente ; de quel jour date donc la science du droit naturel, et quand notre société a-t-elle commencé à la prendre pour modèle ? L’ouvrage dont je publie ici la traduction et le commentaire est contemporain de cette mémorable époque ; il en respire l’esprit, il en reproduit les principes’, il est la philosophie de ces principes. Outre l’éternel intérêt d’un tel monument, il’a donc son à-propos. Malheureusement, même traduit, même commenté, il n’est guère accessible qu’à un petit nombre ; et c’est surtout au grand nombre qu’il serait bon d’enseigner aujourd’hui la philosophie, ou mieux la religion du droit. Mais le petit nombre n’en a pas moins besoin que le grand ; s’il était mieux nourri du pain des forts, notre histoire ne nous offrirait pas d’aussi tristes spectacles. J’adresse donc cet ouvrage a tous ceux qui sont capables de quelque étude sérieuse et qui aiment a remonter aux principes. Qu’ils s’en pénètrent : ils y apprendront a comprendre et a aimer la liberté, l’égalité, le droit, qu’ils ne sépareront pas du devoir, en un mot, la justice ; et, avec l’amour du droit et de la justice, ils sentiront croître en eux la haine de la violence et de l’arbitraire. Si ces idées et ces sentiments étaient une fois bien enracinés dans les esprits cultivés, ils ne tarderaient pas à se propager et a se répandre dans tout le peuple, et il ne faudrait pas désespérer de nous !

Quelques mots d’explication maintenant sur le contenu de ce volume.

Les Fondements de la métaphysique des mœurs et de la Critique de la raison pratique, que j’ai traduits et examinés précédemment, n’avaient fait que préparer les bases de la morale : restait à construire l’édifice même de cette science, ou la théorie générale de nos devoirs. L’ouvrage dont je publie aujourd’hui la traduction forme la première partie de cette théorie : celle qui regarde le droit 1[1]. Il parut pour la première fois en 1796, huit ans après la Critique de la raison pratique. Kant en publia une seconde édition deux ans plus tard, en y intercalant des remarques explicatives, qu’il avait déjà fait paraître séparément en réponse à certaines critiques insérées dans le Journal des savants de Gœttingue (1797, n° 28, 18 février) 2[2]. J’ai joint la traduction de ces remarques à celle de l’ouvrage même, dont elles font désormais partie 3[3].

J’y ai ajouté en outre tous les opuscules de Kant qui ont trait au droit naturel, de telle sorte que le lecteur a ici sous les yeux tout l’ensemble des écrits que ce grand penseur nous a laissés sur cette partie de la philosophie.

L’un des plus importants est l’Essai philosophique sur la paix perpétuelle, qui, bien qu’il ait paru avant la Doctrine du droit, en 1795, peut lui servir de conclusion 1[4]. Kant en publia une seconde édition en 1796. En même temps que cette seconde édition parut chez le même éditeur Nicolovius, une traduction française faite sous les yeux de l’auteur, qu’une première version publiée à Berne l’année précédente avait fort mécontenté. J’ai cru devoir en refaire à mon tour une nouvelle traduction, car la dernière me paraissait laisser encore beaucoup à désirer.

Après cet opuscule, celui qui a le plus d’importance est l’écrit intitulé : De ce proverbe : Cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique 2[5]. Ou y trouve aussi développées plusieurs des idées de la Doctrine du droit. Il parut en septembre 1793 dans la Revue mensuelle de Berlin (p. 201-284), où il provoqua, au mois de décembre suivant (p. 518-554), d’intéressantes explications de la part de Fr. Genz. Publié à plusieurs reprises parmi les œuvres de Kant, il n’avait pas encore été traduit en français.

Le petit écrit qui a pour titre : Qu’est-ce que les lumières ? l’un des plus solides et des plus ingénieux de Kant 3[6], servait de réponse à une question posée par un membre du —grand conseil consistorial, Zœllner, dans un mémoire sur le mariage civil publié par la Revue mensuelle de Berlin en 1783. Moïse Mendelsohn avait eu de son côté l’idée d’y répondre, et son travail venait de paraître dans le même recueil en septembre 1784 (p. 193-200), lorsque Kant envoya le sien de Kœnigsberg. Ce dernier fut publié dans le numéro de décembre de la même année (p. 481-494). Il paraît ici traduit pour la première fois, ainsi que les suivants, qui ont d’ailleurs beaucoup moins d’intérêt.

Celui que j’ai placé en tête à cause de la nature du sujet : De l’essai de G. Hufeland sur le principe dit droit naturel 1[7], est un article de la Gazette générale de la littérature publiée a Jena par Schutz. Il remonte à l’année 1786.

Le mémoire Sur l’illégitimité de la contrefaçon des livres 2[8] est d’une date antérieure : il parut dans la Revue mensuelle de Berlin en mai 1783.

Enfin les Deux lettres à Nicolai par lesquelles je clos cette série furent publiées a Kœnigsberg chez Nicolovius en 1798. Quoiqu’elles ne soient pas toujours très-claires pour nous 3[9], j’ai cru qu’il était bon d’en joindre la traduction à celle des autres petits.

Ayant eu soin de rapprocher tous ces écrits, dans mon analyse aussi bien que dans ma traduction, du grand ouvrage de Kant sur le Droit, je n’ai plus, pour les premiers comme pour le dernier, qu’à renvoyer le lecteur au travail qui suit.


Décembre 1853,


JULES BARNI.




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  1. 1 La seconde partie, celle qui a trait à la vertu, est traduite et suivra de près la première.
  2. 2 Voyez la note de la p. 161.
  3. 3 p. 237.
  4. 1 Voyez ci-après mon introduction, p. cxiv ; — seulement, au lieu de « tel est l’objet d’un opuscule publié peu de temps après les Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, » lisez : « peu de temps avant. »
  5. 2 Trad. franc., p. 339. — Analyse, p. lxxiv, lxxv, lxxxiii et cxxxiii.
  6. 3 Trad. franç., p. 281. — Analyse, p. lxxix et p. xci.
  7. 1 Trad. franc., p. 267. Analyse, p. xiii.
  8. 2 Trad franç., p. 271. — Analyse, p. lii-lv.
  9. 3 Trad. franç., p. 381. — Analyse, p. xciv.