Métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Doctrine du droit/Droit privé/Chapitre 2

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été instituée parmi les hommes dans les premiers temps de leurs rapports juridiques, et qui ne peut être fondée, comme la première, sur des principes, mais seulement sur l’histoire. Cette dernière n’en devrait pas moins être considérée comme acquise et dérivée (communio derivativa).

Le principe de l’acquisition extérieure est celui-ci : ce que je soumets à ma puissance (suivant la loi de la liberté extérieure) et dont j’ai le pouvoir de faire usage comme d’un objet de mon arbitre (suivant le postulat de la raison pratique), ce que je veux enfin qui soit mien (conformément à l’idée d’une volonté collective possible) est mien.

Les moments (attendenda) de l’acquisition originaire sont donc : 1° l’appréhension d’un objet, qui n’appartient à personne ; sans quoi cette acquisition serait contraire à la liberté d’autrui, en tant qu’elle est réglée par des lois générales. Cette appréhension est la prise de possession dans l’espace et le temps de l’objet de l’arbitre ; la possession où je me place est donc une possessio phænomenon. 2° La déclaration[1] (declaratio) de la possession de cet objet et de l’acte de mon arbitre, par lequel j’en interdis l’usage à tout autre. 3° L’appropriation[2] (appropriatio), comme acte émanant (en idée[3]) d’une volonté dictant des lois extérieures universelles et obligeant chacun à s’accorder avec mon propre arbitre. — La légitimité du dernier moment de l’acquisition, sur lequel s’appuie cette conclusion, à savoir que l’objet extérieur est mien, ou la valeur ' purement juridique de la possession (possessio noumenon), se fonde sur ce que tous ces actes sont juridiques, par conséquent procèdent de la raison pratique, et qu’ainsi, dans une question de droit, par cela même qu’on peut faire abstraction des conditions empiriques de la possession, on passe légitimement dans la conclusion de la possession sensible à la possession intelligible.

L’acquisition originaire d’un objet extérieur de l’arbitre se nomme occupation[4] (occupatio), et ne peut porter que sur des choses corporelles (des substances). Pour qu’elle puisse avoir lieu, il faut que la possession empirique ait pour condition la priorité de temps sur quiconque voudrait s’emparer de la chose (qui prior tempore, potior jure). Comme acquisition originaire, elle n’est que l’effet d’un seul arbitre[5] ; car, si elle en exigeait plus d’un[6], elle résulterait d’un contrat entre deux (ou plusieurs) personnes, et par conséquent elle dériverait de ce qu’autrui regarderait comme sien. — On ne voit pas aisément comment un acte de l’arbitre tel que celui-là peut fonder le sien pour chacun. — Cependant la première acquisition n’est pas pour cela l’acquisition originaire ; car l’acquisition d’un état de droit public, qui résulterait de la réunion de toutes les volontés en vue d’une législation générale, serait telle qu’elle ne devrait être précédée d’aucune autre, et pourtant elle dériverait de la volonté particulière de chacun et supposerait le consentement de toutes les parties[7], tandis qu’une acquisition originaire ne peut procéder que de la volonté individuelle[8].


DIVISION
DE L’ACQUISITION DU MIEN ET DU TIEN EXTÉRIEURS.


1° Au point de vue de la matière (de l’objet), j’acquiers ou une chose corporelle (une substance), ou la prestation[9] (la causalité) d’une autre personne, ou cette autre personne même, c’est-à-dire son état, en tant que j’obtiens le droit d’en disposer (d’entretenir commerce avec elle).

2° Au point de vue de la forme (du mode d’acquisition), le droit est ou réel[10] (jus reale), ou personnel[11] (jus personale), ou personnel d’espèce réelle[12] (jus realiter personale), c’est-à-dire le droit de posséder (mais non de traiter) une personne comme une chose.

3° Au point de vue du titre[13] (titulus) de l’acquisition, lequel n’est pas proprement un membre particulier de la division des droits, mais un moment de leur mode d’exercice, quelque chose d’extérieur s’acquiert par l’acte d’un seul arbitre, de deux ou de tous ensemble[14] (facto, pacto, lege).


PREMIÈRE SECTION.
DU DROIT RÉEL.

§ XI.
Ce que c’est que le droit réel.

La définition ordinaire du droit sur une chose (jus reale, jus in re) à savoir « le droit envers tout possesseur de cette chose, » est une bonne définition de mot. — Mais qu’est-ce qui fait que je puis revendiquer une chose extérieure auprès de quiconque en serait le détenteur et le contraindre (per vindicationem) à m’en remettre en possession ? Ce rapport juridique extérieur serait-il un rapport immédiat de mon arbitre à une chose corporelle ? Il faudrait alors, le devoir correspondant toujours au droit, que celui qui pense que son droit ne se rapporte pas immédiatement à des personnes, mais à des choses, se représentât (bien que d’une manière obscure) la chose extérieure comme demeurant obligée à l’égard de son premier possesseur, quoiqu’elle fût sortie de ses mains, c’est-à-dire comme se refusant à tout autre soi-disant possesseur, puisqu’elle est déjà obligée vis-à-vis du premier ; de telle sorte que mon droit, semblable à un génie qui accompagnerait les choses et les garantirait de toute attaque extérieure, me signalerait toujours le possesseur étranger. Il est donc absurde de concevoir l’obligation d’une personne envers des choses et réciproquement, quoiqu’il soit très-permis de rendre sensible par cette image le rapport juridique et de s’exprimer ainsi.

La définition réelle se formulerait donc ainsi : le droit sur une chose est le droit d’user particulièrement d’une chose, que l’on possède (originairement ou par suite d’un contrat) en commun avec tous les autres. Cette possession commune est en effet la seule condition qui puisse me permettre d’exclure tout autre possesseur de l’usage particulier de la chose (jus contra quemlibet hujus rei possessorem) ; car, si l’on ne présuppose pas cette commune possession, il est impossible de concevoir comment moi, qui ne suis pas en possession de la chose, je puis être lésé par ceux qui la possèdent et s’en servent. — Je ne puis, au nom de ma volonté individuelle, obliger personne à s’abstenir de l’usage d’une chose, au sujet de laquelle il n’aurait d’ailleurs aucune obligation ; je ne puis donc le faire qu’au nom de la volonté collective de tous ceux qui possèdent cette chose en commun[15]. Autrement il faudrait concevoir le droit sur une chose, comme si cette chose avait envers moi une obligation, et que de là dérivât le droit à l’égard de tout autre possesseur, ce qui est une idée absurde.

Par l’expression droit réel (jus reale) on n’entend pas d’ailleurs seulement le droit sur une chose (jus in re), mais aussi l’ensemble de toutes les lois qui concernent le mien et le tien réels. — Il est clair qu’un homme qui serait tout seul sur la terre ne pourrait proprement avoir ou acquérir comme sien aucun objet extérieur, puisque entre lui, comme personne, et tous les autres objets extérieurs, comme choses, il n’y a aucun rapport d’obligation. Il n’y a donc aussi, à proprement parler et à prendre les choses à la lettre, aucun droit (direct) sur une chose ; mais on appelle ainsi le droit de quelqu’un à l’égard d’une personne qui est avec toutes autres (dans l’état civil) en communauté de possession.


§ XII.
La première acquisition d’une chose ne peut être que celle du sol.


Il faut considérer le sol (par où l’on entend toute terre habitable) comme une substance relativement à tous les choses mobiles qui s’y trouvent, et l’existence de ces choses comme étant liée à la première par un rapport d’inhérence ; et, comme dans le sens théorétique, les accidents ne peuvent exister en dehors de la substance, de même, dans le sens pratique, ce qui se meut sur le sol ne peut être revendiqué par quelqu’un comme sien, si ce sol ne se trouve pas déjà juridiquement en sa possession (s’il n’est pas sien).

Supposez en effet que le sol n’appartienne à personne : je pourrai alors déplacer, jusqu’à ce qu’elles aient entièrement disparu, toutes les choses mobiles qui s’y trouvent, pour en prendre moi-même la place, sans porter par là aucune atteinte à la liberté des autres, qui ne sont pas actuellement les détenteurs de ce sol. Mais tout ce qui peut être détruit, un arbre, une maison, etc., est (du moins quant à la matière) chose mobile[16] ; et, si l’on donne le nomme d’immeuble[17] à la chose qui ne peut être mue sans que l’on en détruise la forme, le mien et le tien, à l’égard de cette chose, s’entendent, non de la substance, mais de ce qui y est adhérent et n’est point la chose même.

§ XIII.

Tout sol peut être originairement acquis, et le principe de la possibilité de cette acquisition est la communauté originaire du sol en général.

La première de ces deux propositions se fonde sur le postulat de la raison pratique (§ II) ; la seconde, sur la preuve suivante. Tous les hommes sont originairement (c’est-à-dire antérieurement à tout acte juridique de leur arbitre[18]) en possession légitime[19] du sol, c’est-à-dire qu’ils ont le droit d’être là la nature ou le hasard les a placés (sans leur volonté). La possession (possessio), qui est distincte de la résidence[20] (sedes), c’est-à-dire d’une possession permanente, volontaire, et par conséquent acquise, est une possession commune, à cause de l’unité de lieu que présente la surface sphérique de la terre ; car, si celle-ci était une surface plane infinie, les hommes pourraient s’y disperser de telle sorte qu’ils ne formeraient plus entre eux de communauté et que cet état ne serait pas une conséquence nécessaire de leur existence sur la terre. — La possession de tous les hommes sur la terre, qui est antérieure à tout acte juridique de leur volonté (qui est constituée par la nature même), est une possession commune originaire (communio possessionis originaria), dont le concept n’est pas empirique et ne dépend pas des conditions du temps, comme le concept imaginaire et indémontrable d’une possession commune primitive ; car c’est au contraire un concept rationnel pratique, contenant à priori le principe qui seul permet aux hommes de se servir, suivant les lois du droit, de la place qu’ils ont sur la terre.

§ XIV.

L’acte juridique de cette acquisition est l’occupation[21](occupatio).

La prise de possession (apprehensio), considérée comme le commencement de la détention d’une chose corporelle dans l’espace (possessionis physicæ), ne s’accorde avec la loi de la liberté extérieure de chacun (par conséquent à priori) qu’à la condition d’avoir l’avantage de la priorité dans le temps, c’est-à-dire d’être la première prise de possession (prior apprehensio), laquelle est un acte de l’arbitre. Mais la volonté de faire sienne la chose (par conséquent aussi un lieu déterminé et circonscrit sur la terre), c’est-à-dire l’appropriation (appropriatio), ne peut être dans une acquisition originaire qu’un acte individuel[22] (voluntas unilateralis s. propria). Or l’acquisition d’un objet extérieur de l’arbitre par un acte individuel de volonté est l’occupation. L’acquisition originaire de cet objet, par conséquent aussi d’un fonds de terre déterminé, ne peut donc avoir lieu que par l’occupation (occupatio). —

La possibilité de ce mode d’acquisition ne peut être ni aperçue en aucune façon[23] ni démontrée par des principes ; mais elle est une conséquence du postulat de la raison pratique. La volonté ne peut justifier une acquisition extérieure qu’autant qu’elle est contenue dans une volonté collective à priori (c’est-à-dire résultant de l’union de toutes les volontés de ceux qui peuvent avoir entre eux des rapports pratiques) et commandant absolument ; car la volonté individuelle (par où il faut entendre aussi celle de deux personnes, mais agissant à titre d’individus) ne peut imposer à chacun une obligation, qui par elle-même serait contingente ; il faut pour cela un volonté générale[24] qui ne soit pas contingente, mais à priori, qui par conséquent soit nécessairement commune et par cela même législative. Car ce n’est que d’après ce principe qu’est possible l’accord du libre arbitre de chacun avec la liberté de tous, par conséquent le droit en général, et par conséquent encore le mien et le tien extérieurs.

§ XV.
Il n’y a d’acquisition péremptoire que dans l’état civil ; dans l’état de nature, toute acquisition n’est que provisoire.

L’état civil, quoique la réalité en soit subjectivement contingente, est pourtant nécessaire objectivement, c’est-à-dire comme devoir. Il y a donc réellement, à l’égard de cet état et de son établissement, une loi de droit naturel, à laquelle est soumise toute acquisition extérieure.

Le titre empirique de l’acquisition était la prise de possession physique (apprehesio physica), fondée sur la communauté originaire du sol ; et, comme il n’y a qu’une possession phénoménale[25] qui puisse être ramenée au concept rationnel d’une possession juridique, à ce titre empirique doit correspondre celui d’une prise de possession intellectuelle (considérée indépendamment de toutes les conditions empiriques de l’espace et du temps), sur laquelle se fonde cette proposition ; « ce que je soumets à ma puissance, suivant les lois de la liberté extérieure, et que je veux qui soit mien, est mien. »

Mais le titre rationnel de l’acquisition ne peut résider que dans l’idée d’une volonté générale collective à priori (c’est-à-dire de l’union nécessaire de toutes les volontés), et cette idée est ici tacitement supposée comme une condition indispensable (conditio sine qua non) ; car une volonté individuelle ne saurait imposer aux autres une obligation qu’ils n’auraient pas autrement. — Or l’état qui résulte de l’union de toutes les volontés réellement formée en vue d’une législation générale est l’état civil. Ce n’est donc que conformément à l’idée d’un état civil, c’est-à-dire en se plaçant au point de vue de cet état et de son établissement, mais avant qu’il ne soit réalisé (car autrement l’acquisition serait dérivée), que l’on peut acquérir originairement quelque chose d’extérieur ; mais cette acquisition ne peut être que provisoire. – L’acquisition péremptoire n’a lieu que dans l’état civil.

Pourtant cette acquisition provisoire est une véritable acquisition ; car, d’après le postulat de la raison juridiquement pratique, la possibilité de cette acquisition, quel que puisse être l’état des hommes entre eux (fût-ce même l’état de nature), est un principe du droit privé, qui autorise chacun à employer la contrainte nécessaire pour sortir de l’état de nature et entrer dans l’état civil, seul capable de rendre cette acquisition péremptoire.

  On élève la question de savoir jusqu’où s’étend le droit de prendre possession d’une terre ; je réponds : aussi loin que la faculté de l’avoir en sa puissance, c’est-à-dire aussi loin que peut la défendre celui qui veut se l’approprier, C’est comme si elle disait : si vous ne pouvez me protéger, vous ne pouvez non plus me commander, il faut aussi résoudre de la même manière la question de savoir si la mer est libre ou fermée ; par exemple, personne ne peut, dans le rayon de la portée du canon, se livrer à la pêche du poisson ou de l’ambre jaune, etc., sur la côte d’un pays qui appartient déjà à un certain État. — On demande en outre si, pour acquérir une terre, le travail est nécessaire (comme bâtir, labourer, dessécher, etc.). Non ; car, comme ces formes (spécifiques) ne sont que des accidents, elles ne constituent pas la possession immédiate d’un objet, et ne peuvent appartenir au sujet qu’autant que la substance est déjà tenue pour sienne. Le travail, lorsqu’il s’agit de la première acquisition, n’est rien de plus qu’un signe extérieur de la prise de possession, que l’on peut remplacer par beaucoup d’autres moins pénibles. — Autre question : Peut-on empêcher quelqu’un dans son acte de prise de possession, de telle sorte qu’aucun des deux ne jouisse du droit de propriété, et qu’ainsi la terre, n’appartenant à personne, reste libre ? Il est absolument impossible d’admettre une pareille faculté : car, pour pouvoir agir ainsi, il faudrait se trouver soi-même
sur quelque terre voisine, d’où l’on pourrait être aussi repoussé, et par conséquent un empêchement absolu serait une contradiction. Que s’il s’agit d’une certaine terre (intermédiaire), qu’on voudrait laisser inculte, comme un terrain neutre, servant à séparer deux terres voisines, il n’y a rien là qui ne puisse s’accorder avec le droit d’occupation ; mais alors cette terre est réellement la propriété commune des deux voisins, et, parce que tous deux s’en servent pour se séparer l’un de l’autre, elle n’est pas pour cela sans maître[26] (res nullius). — Autre question encore : Peut-on, sur une terre dont personne n’a le droit de dire sienne aucune partie, avoir quelque chose en propre ? Oui. C’est ainsi que dans le Mogol chacun peut laisser à terre ses bagages, ou revendiquer comme sien le cheval qu’il a laissé échapper, parce que, toute la terre appartenant au peuple, chaque individu peut en faire usage. Mais que quelqu’un puisse avoir comme sienne une chose mobile sur la terre d’un autre, c’est ce qui n’est possible que par le moyen d’un contrat. — On peut aussi demander si deux peuples voisins (ou deux familles voisines) peuvent se refuser à adopter une certaine espèce d’usage de la terre que l’un voudrait imposer à l’autre : par exemple, si un peuple chasseur peut résister dans ce sens à un peuple pasteur, ou à des agriculteurs, ou ceux-ci à des planteurs, etc. Sans doute ; car leur manière de s’établir sur la terre, pourvu qu’ils ne sortent pas des limites de leur territoire, est une chose dont ils sont tout à fait les maîtres (res mercæ facultatis).
xxEnfin on peut encore demander si, lorsque notre propre volonté, je ne dis pas la nature ou le hasard, nous a placés dans le voisinage d’un peuple qui ne nous offre aucune chance de liaison politique, nous n’avons pas le droit, dans la dessein de fonder cette liaison et de faire entrer ces hommes dans l’état civil (par exemple les sauvages de l’Amérique, les Hottentots, les habitants de la Nouvelle-Hollande), d’établir des colonies par la force, ou (ce qui ne vaut guère mieux) au moyen d’un achat fictif, et de nous approprier ainsi leur territoire, grâce à notre supériorité, quoiqu’ils en
soient les premiers possesseurs. La nature même (qui a horreur du vide) ne semble-t-elle pas l’exiger ? Autrement de vastes contrées, dans les autres parties du monde, qui sont aujourd’hui très-bien peuplées, seraient restées (ou même devraient rester à jamais) vides d’habitants civilisés, et ainsi le but de la création serait manqué. Mais il est aisé de percer ce voile de l’injustice (ce jésuitisme), qui justifie tous les moyens d’arriver à de bonnes fins ; cette manière d’acquérir le sol est donc très-condamnable. xxL’indétermination des objets extérieurs susceptibles d’acquisition, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la qualité, rend ce problème de l’acquisition extérieure (originaire et unique) singulièrement difficile à résoudre. Il faut pourtant bien qu’il y ait quelque acquisition originaire des choses extérieures ; car toute acquisition ne peut pas être dérivée. On ne peut donc pas non plus l’abandonner comme insoluble et impossible en soi. Quand même on le voudrait résoudre par l’idée d’un contrat primitif, à moins que ce contrat ne s’étendit à tout le genre humain, l’acquisition ne serait toujours que provisoire.
§ XVI.
Exposition du concept d’acquisition originaire du sol.

Tous les hommes sont originairement en possession commune de tout le sol de la terre (communio fundi originaria), et ils ont naturellement (chacun) la volonté d’en faire usage (lex justi) ; mais, à cause de l’opposition naturelle qui éclate inévitablement entre le libre arbitre de l’un et celui de l’autre, tout usage en deviendrait impossible, si l’on n’admettait en même temps une loi régulatrice de la liberté, d’après laquelle chacun pût avoir sur le sol commun une possession particulière déterminée (lex juridica). Mais la loi distributive du mien et du tien sur le sol (lex justitiæ distributiva) ne peut émaner, d’après l’axiome de la liberté extérieure, que d’une volonté collective originairement et à priori (laquelle n’a besoin, pour avoir ce caractère, d’aucun acte juridique), et par conséquent n’est possible que dans l’état civil, car seule cette volonté détermine ce qui est juste[27], ce qui est juridique[28], et ce qui est de droit[29]. Mais, avant l’établissement de cet état et en vue de cet état même, c’est-à-dire provisoirement, c’est un devoir d’agir conformément à la loi de l’acquisition extérieure, et par conséquent la volonté a aussi la faculté juridique[30] d’obliger chacun à reconnaître l’acte de prise de possession et d’appropriation, encore qu’il soit purement individuel[31]. Il peut donc y avoir une acquisition provisoire du sol, avec toutes ses conséquences juridiques.

Cette acquisition réclame cependant et obtient en effet une faveur[32] de la loi (lex permissiva), relativement à la détermination des bornes de la possession juridiquement possible : car elle est antérieure à l’état juridique, et, comme elle ne fait qu’y préparer, elle n’est pas encore péremptoire. Cette faveur ne peut s’étendre que jusqu’au moment où les autres (copartageants) consentent à établir cet état ; mais, tant qu’ils refusent d’y entrer, elle a tout l’effet d’une acquisition légitime, puisque ce passage est une chose de devoir.

§ XVII.
Déduction du concept de l’acquisition originaire

Nous avons trouvé le titre de l’acquisition dans une communauté originaire du sol, par conséquent sous des conditions d’espace d’une possession extérieure, et le mode d’acquisition dans les conditions empiriques de la prise de possession (apprehensio), jointe à la volonté de faire sien l’objet extérieur. Maintenant il est encore nécessaire de déduire des principes de la raison pure juridiquement pratique l’acquisition même, c’est-à-dire le tien et le mien extérieurs, qui résultent des deux conditions données, à savoir la possession intelligible (possessio noumenon) de l’objet, selon ce que contient ce concept.

Le concept juridique[33] du mien et du tien extérieurs, en tant qu’il s’agit d’une substance, ne peut, pour ce qui concerne l’expression extérieur à moi, désigner un autre lieu que celui où je suis : car c’est un concept rationnel[34] ; mais, comme on n’y saurait subsumer qu’un concept purement intellectuel[35], il ne peut signifier que quelque chose de distinct de moi et celui d’une possession non empirique (d’une appréhension en quelque sort permanente), c’est-à-dire seulement celui d’avoir en ma puissance[36] l’objet extérieur (l’union de cet objet avec moi, comme condition subjective de la faculté d’en faire usage), ce qui est un concept purement intellectuel. Or l’élimination ou l’abstraction de ces conditions sensibles de la possession, considérée comme un rapport de la personne à des objets qui ne sont susceptibles d’aucune obligation, n’est autre chose que le rapport d’une personne à des personnes, c’est-à-dire l’obligation que la première impose à toutes les autres par sa volonté, relativement à l’usage des choses, en tant que cette volonté est conforme à l’axiome de la liberté extérieure, au postulat de cette faculté et à l’universelle législation de la volonté conçue à priori comme collective, ce qui est par conséquent la possession intelligible des choses, c’est-à-dire celle qui dérive du droit pur, encore que l’objet (la chose que je possède) soit un objet sensible.

  Il est de soi-même évident que le premier travail, le premier abornement, ou en général la première transformation[37] d’un champ ne peut nous donner aucun titre à l’acquisition de ce champ, c’est-à-dire que la possession de l’accident ne peut servir de fondement à la légitime possession de la substance, mais qu’au contraire, d’après la règle (accessorium sequitur suum principale) le mien et le tien doivent dériver de la propriété de la substance et qu’ainsi celui qui a dépensé son activité sur une terre qui ne lui appartenait pas déjà auparavant, a perdu sa peine et son travail. Cela est si clair qu’il est difficile d’attribuer l’opinion contraire, si ancienne pourtant et si répandue, à une autre cause qu’à l’influence secrète de l’illusion qui consiste à personnifier les choses et à se croire un droit immédiat à leur égard, comme si quelqu’un pouvait les obliger, par le travail qu’il y consacre, à ne reconnaître d’autre maître que lui. Autrement il est vraisemblable qu’on n’eût point glissé si légèrement sur cette question naturelle (dont il a déjà été fait mention plus haut) : « Comment un droit sur une chose
est-il possible ? » Car, à l’égard de tout possesseur d’une chose, le droit ne signifie que la faculté qu’a l’individu d’user à son gré de cette chose[38] en tant que cette faculté peut être conçue comme contenue dans une volonté synthétiquement universelle et comme s’accordant avec la loi de cette volonté.
xxQuant aux corps placés sur une terre qui m’appartient déjà, ils m’appartiennent aussi, s’ils n’appartiennent pas d’ailleurs à quelque autre, sans que j’aie besoin pour cela d’aucun acte juridique particulier (non facto, sed lege). En effet, ils peuvent être considérés (jure rei meæ) comme des accidents inhérents à la substance, à laquelle appartient aussi tout ce qui est tellement lié à ma chose qu’on ne pourrait l’en séparer sans changer cette chose même (par exemple la dorure, le mélange d’une étoffe qui m’appartient avec d’autres matières, l’avantage qu’a mon terrain d’être baigné par une rivière contiguë, ou même l’agrandissement qui résulterait du changement de lit de cette rivière, etc.). Il faut décider d’après les mêmes principes la question de savoir si la propriété que je puis acquérir peut s’étendre au delà de la terre ferme, et embrasser une certaine étendue de la mer (si par exemple elle me donne exclusivement le droit de pêcher sur mes côtes du poisson ou de l’ambre, etc.). Ma possession va jusqu’où s’étend, à partir du lieu où je réside, mon pouvoir mécanique de la défendre contre toute entreprise étrangère (par exemple jusqu’où va la portée des canons qui gardent la côte), et la mer est fermée jusque-là (mare clausum). Mais, comme en pleine mer il n’y a pas même de domicile possible, la possession ne peut s’étendre jusque-là, et la haute mer est libre (mare liberum). Mais les hommes ou les choses à eux appartenant qui viennent échouer sur le rivage, le naufrage n’étant pas une chose volontaire, ne peuvent être considérés comme revenant au propriétaire du rivage ; car il n’y a pas de lésion commise (il n’y a pas même d’acte[39] en général), et la chose qui est venue échouer sur une terre appartenant à
quelqu’un, ne peut être considérée par celui-ci comme une res nullius. Au contraire, un fleuve peut être acquis originaire­ment, comme toute terre, sous les conditions mentionnées, par celui qui est en possession des deux rives, aussi loin que s’étend cette possession.
* * *
xxL’objet extérieur, que quelqu’un peut revendiquer comme sien quant à la substance, est une propriété[40] (dominium), sur laquelle tous les droits lui appartiennent (comme les accidents à la substance), et dont par conséquent le pro­priétaire (dominus) peut disposer à son gré (jus disponendi de re sua). Il suit de là naturellement qu’un pareil objet ne peut être qu’une chose corporelle (envers laquelle on n’a aucune obligation). Car un homme peut bien être maître de lui-même (sui juris), mais il ne saurait être pro­priétaire de lui-même (sui dominus) (disposer de lui-même à son gré) et à plus forte raison des autres hommes, puisqu’il est responsable de l’humanité qui réside en sa propre per­sonne. Ce point d’ailleurs, qui appartient au droit de l’hu­manité, non à celui des hommes, ne trouve point ici sa place spéciale, et il n’est indiqué qu’en passant et pour l’in­telligence de ce qui vient d’être dit. — Ajoutons qu’il peut y avoir deux pleins propriétaires d’une seule et même chose, sans qu’il y ait pour cela un mien et un tien communs, mais seulement comme possesseurs communs d’une chose q’un seul peut revendiquer comme sienne : c’est ce qui arrive lorsque, des propriétaires en question (condomini), à l’un appartient toute la possession sans l’usage, à l’autre tout l’usage avec la possession, celui-là (dominus directus) imposant à celui-ci (dominus utilis) la condition restrictive d’une prestation constante, sans lui limiter pour cela l’usage de la chose.
DEUXIÈME SECTION.
DU DROIT PERSONNEL.

§ XVIII.

La possession de l’arbitre d’une autre personne, comme faculté de le déterminer par mon propre arbitre à une certaine action compatible avec les lois de la liberté (le mien et le tien extérieurs relativement à la causalité d’autrui) est un droit (j’en puis avoir plusieurs de ce genre envers la même personne ou envers d’autres) ; mais l’ensemble (le système) des lois d’après lesquelles je puis jouir de cette possession est le droit personnel, qui est unique.

L’acquisition d’un droit personnel ne peut jamais être originaire et arbitraire (car une telle acquisition ne serait pas conforme au principe de l’accord de mon libre arbitre avec celui de chacun, et par conséquent serait injuste). Je ne puis non plus l’acquérir par le fait d’une injuste action d’autrui (facto injusto alterius) ; car, quand cette lésion aurait été commise envers moi-même, et quand j’aurais le droit d’en exiger satisfaction, tout ce que je pourrais faire légitimement, ce serait de maintenir intact ce qui m’appartient, mais je ne saurais acquérir rien de plus que ce que j’avais déjà.

L’acquisition qui a lieu par le fait d’autrui, fait auquel je le détermine d’après des lois de droit, est donc toujours dérivée de ce qui appartient à un autre ; et cette dérivation, comme acte juridique, ne peut avoir lieu par un acte négatif, tel que l’abandon[41], ou une renonciation[42] au sien (per derelictionem aut renunciationem), car par un acte de ce genre ce qui appartient à tel ou tel cesse d’être sien, mais n’est point pour cela acquis à un autre ; — elle ne peut avoir lieu que par translation[43] (translatio), laquelle n’est possible que par le moyen d’une volonté commune, qui fait que l’objet est toujours en la puissance de l’un ou de l’autre, et qu’aussitôt que l’un renonce à sa part de communauté, l’autre, en acceptant l’objet (par conséquent en vertu d’un acte positif de l’arbitre), le fait sien. — La translation de sa propriété à un autre est l’aliénation[44]. L’acte de volonté collective de deux personnes, par lequel en général ce qui appartient à l’une passe à l’autre, est le contrat[45].

§ XIX.

Dans tout contrat il y a deux actes juridiques préparatoires et deux constitutifs ; les deux premiers (qui composent l’action de traiter[46]) sont l' offre[47] (oblatio) et le consentement[48] (approbatio) ; les deux autres (qui forment la conclusion de l’affaire[49] (sont la promesse[50] (promissum) et l’acceptation[51] (acceptatio). — En effet, on ne peut appeler une offre promesse, avant d’avoir jugé que la chose offerte (oblatum) est quelque chose qui peut être agréable à celui à qui on l’offre, ce qui ne peut résulter que des deux premières déclarations, lesquelles d’ailleurs ne constituent par elles seules aucune acquisition.

Mais ni la volonté particulière du promettant ni celle de l’acceptant ne suffisent pour que ce qui appartient au premier puisse passer au second ; il faut pour cela la réunion des deux volontés, et par conséquent leur déclaration simultanée. Or cette simultanéité est impossible dans les actes empiriques de la déclaration, lesquels se succèdent nécessairement dans le temps et ne sont jamais simultanés. En effet, si j’ai promis et que l’autre veuille maintenant accepter, je puis, dans l’intervalle (si court qu’il soit), m’être repenti de ma promesse, puisque je suis encore libre avant l’acceptation ; par la même raison, l’acceptant ne doit pas, de son côté, se tenir obligé par la déclaration qui a suivi la promesse. — Les formalités extérieures (solennia), suivies dans la conclusion d’un contrat [comme de se toucher réciproquement la main, ou de briser ensemble une paille (stipula)], et toutes les confirmations faites de part et d’autre de la déclaration antérieure, prouvent au contraire l’embarras des contractants sur la manière de représenter comme existant simultanément dans le même moment des déclarations qui sont toujours nécessairement successives ; ce qu’ils ne peuvent faire d’ailleurs, précisément parce que ce sont des actes qui se succèdent toujours dans le temps, et que, quand l’un a lieu, l’autre ou bien n’est pas encore, ou bien n’est déjà plus.

Il n’y a que la déduction transcendentale du concept de l’acquisition par contrat qui puisse lever toutes ces difficultés. Dans un rapport juridique extérieur, ma prise de possession de l’arbitre d’un autre (et réci­proquement), comme cause qui doit déterminer celui-ci à une certaine action, est, il est vrai, conçue d’abord empiriquement dans le temps, comme condition sen­sible de l’appréhension, au moyen des déclarations de chacun de nos deux arbitres, déclarations qui sont deux actes juridiques nécessairement successifs ; mais, puisque ce rapport (comme rapport juridique) est pure­ment intellectuel, et que cette possession, comme possession intelligible (possessio noumenon), est repré­sentée par la volonté, en tant que puissance législative de la raison, comme faisant partie du mien ou du tien, au point de vue des concepts de la liberté et abstraction faite des conditions empiriques dont nous parlions tout à l’heure, les deux actes, celui de la promesse et celui de l’acceptation, ne sont point représentés comme suc­cessifs, mais (pour ainsi dire à l’image du pactum re initum) comme procédant d’une volonté commune ne faisant qu’une (ce qui est exprimé par le mot simulta­nément), et l’objet (promissum) est considéré comme ac­quis, au moyen de l’élimination des conditions empi­riques et selon la loi de la raison pure pratique.

xxQue ce soit là la vraie déduction et la seule possible du concept de l’acquisition par contrat, c’est ce qu’attestent suffisamment les pénibles mais vains efforts des jurisconsultes (par exemple de Moses Mendelsohn dans sa Jéru­salem) pour trouver la preuve de cette possibilité. — La question était de savoir pourquoi je dois tenir ma promesse ; car que je le doive, c’est ce que chacun com­prend par lui-même. Mais il est absolument impossible de donner encore la preuve de cet impératif catégorique ; de même qu’il est impossible à un géomètre de démontrer par des raisonnements que, pour construire un triangle, il faut prendre trois lignes (proposition analytique), dont deux ensemble doivent être plus grandes que la troisième (proposition synthétique ; mais les deux sont à priori). C’est un postulat de la raison pure (qui fait abstraction de toutes les conditions sensibles de l’espace et du temps, en ce qui concerne le concept du droit), et la doctrine qui montre comment il est possible de faire abstraction de ces conditions, sans supprimer pour cela la possession, est la déduction même du concept de l’acquisition par contrat, de même que dans le titre précédent la déduction était la doctrine de l’acquisition par l’occupation des choses extérieures.
§ XX.

Mais qu’est-ce que j’acquiers à l’extérieur par le contrat ? Comme il ne s’agit ici que de la causalité de l’arbitre d’un autre relativement à une promesse qui m’est faite, je n’acquiers point par là immédiatement une chose extérieure, mais un acte de la personne, au moyen duquel la chose passe en ma puissance et devient mienne. — Je n’acquiers donc par le contrat que la promesse d’un autre (non la chose promise), et pourtant mon avoir extérieur s’en trouve accru ; je suis devenu plus riche[52] (locupletior) par l’acquisition d’une obligation active que je puis imposer à la liberté et aux facultés d’un autre. — Mais ce droit qui m’appartient n’est qu’un droit personnel, c’est-à-dire c’est le droit d’exiger d’une personne physique déterminée et de sa causalité (de son arbitre) qu’elle me fournisse quelque chose ; ce n’est pas un droit réel, ou un droit sur cette personne morale, laquelle n’est autre chose que l’idée de la volonté générale et collective à priori, et laquelle seule me confère un droit sur tout possesseur de la chose, ce qui est en effet le caractère de tout droit sur une chose,

xxLa transmission du mien par contrat s’opère suivant la loi de la continuité (lex continui), c’est-à-dire que la possession de l’objet n’est pas un seul moment interrompue pendant la durée de cet acte ; car autrement j’acquerrais un objet comme une chose qui n’aurait point de possesseur (res vacua), et par conséquent cette acquisition serait originaire, ce qui est contraire à l’idée de contrat. — Mais cette continuité veut que ce ne soit pas l’un des deux contractants (promittentis et acceptantis) en particulier, mais leur volontés réunies qui transportent le mien de l’un à l’autre, de telle sorte que l’on ne peut considérer le promettant comme abandonnant d’abord (derelinquens) sa possession au profit de l’autre, ou renonçant à son droit (renuntians), et l’autre comme survenant aussitôt, ou bien réciproquement. La translation est donc un acte dans lequel l’objet appartient un moment à deux personnes ensemble ; il en est ici comme d’une pierre lancée dans l’espace : lorsqu’elle est arrivée au sommet de sa course parabolique, elle peut être considérée un moment comme s’élevant et tombant tout à la fois, et elle passe ainsi sans discontinuité du mouvement de l’ascension à celui de la chute.
§ XXI.

Une chose n’est pas acquise dans un contrat par l’acceptation (acceptatio) de la promesse, mais seulement par la tradition[53] (traditio) de la chose promise. En effet, toute promesse a pour objet une prestation[54] ; et, si ce qui est promis est une chose, cette prestation ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un acte par lequel l’acceptant est mis en possession de la chose par le promettant, c’est-à-dire au moyen de la tradition. Avant cette tradition et la réception la prestation n’a donc pas encore eu lieu ; la chose n’a pas encore été transmise de l’un à l’autre, et par conséquent n’est point acquise par celui-ci. Par où l’on voit que le droit qui résulte d’un contrat est un droit purement personnel, et ne devient un droit réel que par la tradition.

xxLe contrat, qui est immédiatement suivi de la tradition (partum re initum), exclut tout intervalle de temps entre la conclusion et l’exécution, et n’a besoin ultérieurement d’aucun acte particulier, par lequel l’un transmette le sien à l’autre. Mais, lorsque entre ces deux choses un temps (déterminé ou indéterminé) est accordé pour la tradition, la question est de savoir si, avant la tradition, la chose est déjà devenue, par l’effet du contrat, la propriété de l’acceptant[55], et si le droit de celui-ci est un droit sur la chose, ou bien s’il faut encore pour cela un contrat particulier, qui concerne uniquement la tradition, et si par conséquent le droit qui résulte de la simple acceptation est un droit purement personnel et ne peut devenir un droit sur la chose que par la tradition. — C’est cette dernière solution de la question qui est la vraie, comme on va le voir par ce qui suit.
xxSi je conclus un pacte sur une chose, par exemple sur un cheval que je veux acquérir, et que je conduise aussitôt cet animal dans mon écurie ou que je le mette de quelque autre manière en ma possession physique, il est alors mien (vi pacti re initi), et mon droit est un droit sur la chose ; mais, si je le laisse entre les mains du vendeur, sans rien décider spécialement avec lui sur la question de savoir lequel des deux aura la possession physique (la détention) de la chose, jusqu’à ce que j’en aie pris moi-même possession (apprehensio), et par conséquent avant le changement de possesseur, alors ce cheval n’est pas encore mien, et le droit que j’acquiers n’est autre chose qu’un droit envers une personne déterminée, à savoir envers le vendeur, celui d’être mis par lui en possession de l’objet (poscendi traditionem), afin d’en pouvoir faire l’usage qui me convient, car c’est là la condition subjective de cette faculté. Mon droit n’est que le droit personnel d’exiger du vendeur l’exécution (præstatio) de la promesse qu’il m’a faite de me mettre en possession de la chose. Si donc le contrat ne contient en même temps la tradition (comme pactum re initum’), et si par conséquent il s’écoule un temps entre la conclusion du contrat et la prise de possession de la chose acquise, je ne puis dans ce temps arriver à la possession autrement qu’au moyen d’un acte juridique particulier, à savoir d’un acte possessoire[56] (actum possessorium), qui constitue un contrat particulier, lequel consiste à dire que je ferai prendre la chose (le cheval) et que le vendeur y consent. Car que celui-ci doive garder une chose à ses risques et périls pour l’usage d’un autre, c’est ce qui ne va pas de soi-même ; il faut pour cela un contrat particulier, d’après lequel celui qui aliène sa chose en reste encore propriétaire pendant le temps convenu (et doit courir tous les risques qui peuvent survenir), et l’acquéreur ne peut être considéré par le vendeur comme ayant reçu livraison de la chose que quand il a laissé passer ce temps. Avant cet acte de possession toute chose acquise par contrat n’est qu’un droit personnel, et l’acceptant ne peut acquérir une chose extérieure que par tradition.

TROISIÈME SECTION.
DU DROIT PERSONNEL D’ESPÈCE RÉELLE[57]

§ XXII.

Ce droit est celui qui consiste à posséder un objet extérieur comme une chose, et à en user comme d’une personne. — Le mien et le tien qui se fondent sur ce droit portent le nom de domestiques[58], et le rapport qui constitue l’état domestique est un rapport de communauté entre des êtres libres, qui, par l’influence qu’exerce réciproquement la personne de l’un sur celle de l’autre, suivant le principe de la liberté extérieure (de la causalité), forment une société, un ensemble de membres (de personnes vivant en communauté) qu’on appelle la famille. — Le mode d’acquisition de cet état et celui qui a lieu dans cet état n’est dû ni à un fait arbitraire (facto), ni à un simple contrat (pacto), mais seulement à une loi (lege), qui, n’étant pas simplement un droit envers une personne, mais en même temps aussi une possession de cette personne même, doit être un droit en dehors du droit réel et personnel, à savoir le droit de l’humanité résidant en notre propre personne, lequel a pour conséquence une loi naturelle qui nous permette[59] une acquisition de ce genre et par la faveur de laquelle elle soit possible.

§ XXIII.

L’acquisition qui se fonde sur cette loi est, quant à son objet, de trois espèces : l’homme acquiert une femme, le couple acquiert des enfants, et la famille, des domestiques. — Tous ces objets qui peuvent être acquis sont en même temps inaliénables, et le droit de leur possesseur est le plus personnel de tous[60].


TITRE PREMIER DU DROIT DOMESTIQUE.
DROIT CONJUGAL.

§ XXIV.

La communauté sexuelle[61] (commercium sexuale) est l’usage réciproque des organes et des facultés sexuels de deux individus (usus membrorum et facultatum sexualium alterius). Ou bien cet usage est naturel (c’est celui par lequel on peut procréer son semblable) ; ou bien il est contre nature[62] et celui-ci a lieu ou avec une personne du même sexe, ou avec un animal d’une autre espèce. Ces transgressions des lois, ces vices contre-nature (crimina carnis contra naturam), qu’on ne peut pas même nommer, sont des attentats à l’humanité résidant en notre personne, qu’aucune restriction ou aucune exception ne peut sauver d’une réprobation absolue.

Quant au commerce naturel des sexes, ou bien il n’obéit qu’à la nature animale (vaga libido, venus vulgivaga, fornicatio), ou bien il se conforme à la loi. — Dans le second cas, c’est le mariage (matrimonium), c’est-à-dire l’union de deux personnes de sexe différent, mettant en commun, pour toute la durée de leur vie, la possession de leurs facultés sexuelles. — Le but de procréer et d’élever des enfants peut bien être celui que s’est proposé la nature en donnant aux deux sexes une inclination réciproque, mais l’homme qui se marie n’est pas obligé, pour rendre son union légitime, de se proposer cette fin ; car autrement, dès que cesserait la procréation, le mariage se dissoudrait de lui-même.

Même dans la supposition où l’homme et la femme ne se proposeraient d’autre but que le plaisir qui résulte de l’usage réciproque de leurs facultés sexuelles, le contrat de mariage ne serait pas chose facultative, mais la loi même de l’humanité le proclame nécessaire, c’est-à-dire que, si l’homme et la femme veulent jouir l’un de l’autre au moyen de leurs facultés sexuelles, ils doivent nécessairement se marier, et que cette nécessité leur est imposée par les lois juridiques de la raison pure.

§ XXV.

En effet, l’usage naturel qu’un sexe fait des organes sexuels de l’autre est une jouissance pour laquelle l’une des deux parties se livre à l’autre. Dans cet acte l’homme fait de lui-même une chose, ce qui est contraire au droit de l’humanité qui réside en sa propre personne. Cela n’est possible qu’à une condition, c’est qu’en même temps que l’une des deux personnes est acquise par l’autre, comme une chose, elle l’acquiert aussi réciproquement ; car de cette façon elle rentre en possession d’elle-même et rétablit sa personnalité. Mais l’acquisition d’une partie de l’homme est en même temps celle de toute la personne, — car la personne est une unité absolue ; — par conséquent non-seulement l’offre et l’acceptation de la jouissance réciproque des sexes sont permises dans le mariage, mais elles ne sont possibles qu’à cette seule condition. Ce qui prouve d’ailleurs que ce droit personnel est aussi un droit d’es­pèce réelle[63], c’est que, si l’un des époux s’est échappé ou s’est mis en la possession d’une autre personne, le second époux a toujours et incontestablement le droit de le faire rentrer en sa puissance, comme une chose.

§ XXVI.

Par les mêmes raisons le rapport des époux est un rapport d’égalité de possession, tant des personnes (ce qui ne peut avoir lieu que dans la monogamie, car dans la polygamie la personne qui se donne n’acquiert qu’une partie de celle à laquelle elle se livre tout entière, et elle fait ainsi d’elle-même une chose), que des biens, quoiqu’ils aient le droit de renoncer à l’usage d’une partie de ces biens, mais seulement au moyen d’un contrat particulier.

Il suit du principe précédent que le concubinage n’est susceptible d’aucun contrat valable en droit, pas plus que le marché que l’on fait avec une personne pour un moment de jouissance (pactum fornicationis). Car, pour ce qui est de ce dernier contrat, tout le monde conviendra que la personne qui l’a conclu ne peut être légitimement mise en demeure de tenir sa promesse, si elle s’en repent ; et ainsi s’évanouit aussi le premier contrat, celui du concubinage (comme pactum turpe), puisque ce serait un contrat de location[64] (locatio, conductio), ayant pour but de faire servir à l’usage d’une personne une partie d’une autre personne, et par conséquent, à cause de l’indissoluble unité de toutes les parties de la personne, la personne entière, qui se livrerait comme une chose à la discrétion d’autrui ; chacune des deux personnes peut donc rompre quand il lui plaît le contrat conclu avec l’autre, sans que celle-ci soit fondée à se plaindre d’être lésée dans son droit — Il en est de même encore des mariages de la main gauche, dont le but est de tourner l’inégalité de condition des deux parties au profit de la domination de l’une sur l’autre ; car dans le fait ces sortes de mariage ne se distinguent pas, au regard du droit naturel, du concubinage, et ne sont pas de véritables mariages. — Ici se présente la question de savoir si c’est une loi contraire à l’égalité des époux, comme tels, que celle qui dit à l’homme, dans son rapport avec la femme : tu seras le maître (tu seras la partie qui commande, et elle celle qui obéit). On ne saurait la considérer comme contraire à l’égalité naturelle d’un couple humain, si cette domination n’a d’autre but que de faire tourner au profit de la communauté la supériorité naturelle des facultés de l’homme sur celles de la femme et le droit au commandement qui se fonde sur cette supériorité ; car elle peut être elle-même rattachée au devoir de l’unité et de l’égalité relativement à la fin.
§ XXVII.

Le contrat de mariage n’est accompli que par la cohabitation conjugale (copula carnalis). Un contrat entre deux personnes de sexe différent, convenant en secret de s’abstenir de toute liaison charnelle, ou sachant que l’une d’elles ou toutes deux y sont impuissantes, est un contrat simulé et ne fonde point de mariage : il peut donc aussi être dissous à volonté par chacune des deux parties. Mais, si l’impuissance n’est venue qu’ensuite, le droit du mariage ne peut souffrir de cet accident indépendant de la volonté.

L’acquisition d’une épouse ou d’un époux n’a donc pas lieu facto (par la cohabitation) sans contrat préalable, ni pacto (par un simple contrat matrimonial, sans cohabitation ultérieure), mais seulement lege, c’est-à-dire comme conséquence juridique de l’obligation où nous sommes de ne former de liaison sexuelle qu’au moyen de la possession réciproque des personnes, laquelle ne peut se réaliser que par l’usage également réciproque de leurs facultés sexuelles.


TITRE DEUXIÈME.
DROIT DES PARENTS.

§ XXVIII.

Tout comme du devoir de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire envers l’humanité qui réside en sa personne, il est résulté pour les deux sexes le droit (jus personale) de s’acquérir réciproquement comme personnes par le mariage d’une manière réelle[65], de même il résulte de la procréation qui est l’œuvre de cette communauté le devoir d’élever les fruits qui en naissent et de leur donner les soins qu’ils exigent ; c’est-à-dire que les enfants, comme personnes, ont aussi par là originairement, comme un avantage inné[66] (non comme une chose transmise héréditairement), droit aux soins de leurs parents, jusqu’à ce qu’ils soient capables de se conserver eux-mêmes, et ce droit leur est immédiatement accordée par la loi (lege), sans qu’il soit besoin d’acte juridique particulier.

En effet, comme le fruit produit est une personne et qu’il est impossible de s’expliquer par une opération physique la production d’un être doué de liberté[Note de l’auteur 1], c’est, au point de vue pratique, une idée tout à fait juste et même nécessaire que de considérer la procréation comme un acte par lequel nous avons mis au monde une personne sans son consentement et d’une façon tout arbitraire, et qui nous impose l’obligation de lui rendre aussi agréable que nous le pouvons faire cette existence que nous lui avons donnée. — Les parents ne peuvent détruire leur enfant, comme si c’était une œuvre mécanique[67] (car on ne peut considérer ainsi un être doué de liberté) et leur propriété, ni même l’abandonner au hasard ; car ce n’est pas seulement une chose[68] mais un citoyen du monde[69] qu’ils ont produit, et l’existence qu’ils lui ont donnée ne peut, suivant les idées du droit, leur être indifférente.

§ XXIX.

De ce devoir résulte aussi nécessairement pour les parents, tant que leur enfant n’est pas encore lui-même en état de faire usage de son corps et de son esprit, outre le soin de le nourrir et de l’élever, le droit de le diriger[70] et de le former sous le rapport pragmatique, afin qu’il puisse plus tard pourvoir lui-même à son existence et à ses besoins, comme aussi sous le rapport moral, car autrement la faute de leur négligence retomberait sur eux. Mais, dès que l’âge de l’émancipation (emancipatio) est arrivé, ils doivent renoncer à leur droit paternel de commander, comme aussi à toute prétention de dédommagement pour les soins et les peines qu’ils ont eus jusque-là, et l’obligation que l’enfant leur doit en échange, une fois son éducation achevée, ne peut être considérée par eux comme un simple devoir de vertu, c’est-à-dire comme un devoir de reconnaissance.

Il suit encore de la personnalité des enfants que, ne pouvant jamais être considérée comme la propriété des parents, quoiqu’ils fassent néanmoins partie pour eux du mien et du tien (puisque les enfants sont comme des choses en la possession des parents, et qu’ils peu­vent, même contre leur volonté, être enlevés à la possession de tout autre pour rentrer dans celle de leurs parente), le droit des enfante n’est pas un droit purement réel, et par conséquent n’est pas aliénable (jus personalissimum) ; mais ce n’est pas non plus un droit purement personnel : c’est un droit personnel d’espèce réelle.

Il est donc évident par là qu’il faut nécessairement ajouter, dans la doctrine du droit, aux titres du droit réel et du droit personnel, celui du droit personnel d’espèce réelle, et que la division jusqu’ici adoptée n’est point complète, puisque, quand il s’agit du droit des parents sur leurs enfants comme partie de leur maison, les premiers ne se bornent pas à en appeler au devoir des seconds pour les faire rentrer en leur possession, lorsqu’ils se sont échappés, mais qu’ils sont autorisés à mettre la main sur eux comme sur des choses (comme sur des animaux domestiques échappés) et à les tenir enfermés.


TITRE TROISIÈME.
DROIT DU MAITRE DE MAISON[71].

§ XXX.

Les enfants de la maison, qui avec les parents constituaient une famille, deviennent majeurs (majorennes), c’est-à-dire leurs propres maîtres (sui juris), sans qu’il soit besoin d’un contrat qui les affranchisse de leur ancienne dépendance, mais par ce seul fait qu’ils sont devenus capables de se suffire à eux-mêmes (ce qui résulte en partie du cours de la nature en général qui leur donne une majorité naturelle, en partie de leurs dispositions particulières). Ils acquièrent donc ce droit en dehors de tout acte juridique particulier, et par conséquent en vertu de la loi seule (lege) qui les libère en même temps de toute dette à l’égard de leurs parents pour l’éducation qu’ils en ont reçue, de même qu’elle affranchit à leur tour les parents de toute obligation à l’égard de leurs enfants ; de telle sorte que les uns et les autres acquièrent ou recouvrent leur liberté naturelle, et que la société domestique, qui était nécessaire d’après la loi, est maintenant dissoute.

Les deux parties peuvent encore former une seule et même maison[72], mais à un autre titre, au même titre qui unit le maître de maison et ses domestiques (ses serviteurs de l’un et de l’autre sexe). De là une nouvelle société domestique (societas herilis[73]), qui se fonde sur un contrat conclu par le père de famille avec ses enfants devenus majeurs, ou, quand la famille n’a point d’enfants, avec d’autres personnes libres (entrant dans sa domesticité), mais qui n’est point établie sur le pied de l’égalité, puisqu’elle se compose d’une personne qui commande, ou d’un maître, et de personnes qui obéissent, ou de domestiques (imperantis et subjecti domestici).

Les domestiques font partie de ce que le maître de maison peut regarder comme sien, au moins quant à la forme (à l’état de possession[74]), comme s’il s’agissait d’un droit réel : car le maître de maison peut, lorsque son domestique s’évade, le remettre en sa puissance par son seul arbitre ; mais, quant à la matière, c’est-à-dire à l’usage qu’il peut faire de ses domestiques, il n’a pas le droit de les traiter comme s’il en était le propriétaire (dominus servi) : car ils ne sont sous sa puissance qu’en vertu d’un contrat. Or un contrat par lequel une des parties abdique en faveur de l’autre toute sa liberté, par conséquent se dépouille de sa personnalité, par conséquent encore ne reconnaît plus le devoir d’observer un contrat, mais simplement la force, un tel contrat est contradictoire en soi, c’est-à-dire qu’il est nul et de nul effet. (Il n’est pas ici question du droit de propriété sur celui qui a perdu sa personnalité par un crime).

Le contrat conclu entre le maître et les domestiques est donc de telle nature que l’usage ne doit jamais dégénérer en abus, et ce n’est pas seulement le maître de maison, ce sont aussi les domestiquée qui en sont juges (ils échappent ainsi à la servitude). On ne peut donc le conclure pour toute la durée d’une vie, mais seulement pour un temps déterminé, pendant lequel chacune des deux parties peut donner congé à l’autre. Les enfants (même ceux d’une personne devenue esclave par suite de quelque crime) sont toujours libres. Tout homme, en effet, naît libre, puisqu’il n’a pas encore commis de crime, et les frais qu’exige son éducation jusqu’à l’époque de sa majorité ne peuvent lui être attribués comme une dette qui retomberait sur lui. Car l’esclave devrait, s’il le pouvait, élever aussi ses enfants sans exiger d’eux aucun dédommagement ; le propriétaire de l’esclave hérite donc de l’obligation que celui-ci est incapable de remplir.

On voit ici encore, comme dans les deux titres précédents, qu’il y a un droit personnel d’espèce réelle (celui du maître sur ses domestiques) ; car on peut les réclamer et les revendiquer comme siens auprès de tout autre possesseur, comme s’il s’agissait d’une chose extérieure, avant même que l’on ait examiné les raisons qui ont pu les pousser à s’échapper et le droit qu’ils peuvent faire valoir.


division dogmatique

de tous les droits susceptibles d’être acquis par contrat

§ XXXI.

On peut exiger d’une doctrine métaphysique du droit qu’elle indique à priori, d’une manière exacte et complète, les membres de sa division (divisio logica), et qu’elle en forme ainsi un véritable système ; toute division empirique au contraire est purement fragmentaire (partitio), et nous laisse toujours incertains de savoir si un plus grand nombre de membres ne sont pas nécessaires pour compléter la sphère du concept spécial dont il s’agit. — Or on peut appeler dogmatique une division qui est faite d’après un principe à priori (qui n’est pas une division empirique).

Tout contrat, considéré en lui-même ou objectivement, se compose de deux actes juridiques : la promesse et l’acceptation ; l’acquisition par cette dernière (quand il ne s’agit pas d’un pactum re initum, lequel exige une tradition) n’est pas une partie intégrante, mais la conséquence judiridiquement nécessaire du contrat.— Mais, au point de vue subjectif, c’est-à-dire quant à la question de savoir si cette conséquence, nécessaire selon la raison (qui devrait être l’acquisition), suivra réellement (sera une conséquence physique), l’acceptation de la promesse ne me donne aucune garantie[75] à cet égard. Cette garantie est donc, en tant qu’elle se rattache extérieurement à la modalité du contrat, c’est-à-dire à la certitude de l’acquisition qui en doit être la conséquence, un élément qui sert à compléter les moyens propres à atteindre le but du contrat, savoir l’acquisition. Trois personnes sont nécessaires à cet effet : la personne qui promet[76], celle qui acceptes[77] et celle qui sert de caution[78]. L’acceptant ne retire de celle-ci et de son contrat particulier avec le promettant rien de plus quant à l’objet, mais il y gagne des moyens de contrainte pour obtenir ce qui lui revient.

D’après ces principes logiques (rationnels) de division, il n’y a proprement que trois espèces de contrats simples et purs. Quant aux contrats mixtes et empiriques, qui aux principes purement rationnels du mien et du tien ajoutent des conditions particulières et conventionnelles, il y en a un nombre infini ; mais ils sortent de la sphère de la doctrine métaphysique du droit, qui doit seule ici nous occuper.

Tous les contrats ont pour but ou bien A, une acquisition unilatérale (contrat à titre gratuit[79]) ; ou B, une acquisition bilatérale (contrat à titre onéreux[80]) ; ou seulement C, au lieu d’une acquisition, la garantie du sien (garantie qui peut être gratuite d’une part, mais aussi onéreuse de l’autre).

A. Contrat à titre gratuit (pactum gratuitum) :

a. Conservation d’un bien confié (depositum).

b. Prêt d’une chose (commodatum) ;

c. Donation (donatio).

B. Contrat onéreux : I. Contrat de permutation en général[81] (permutatio iate sic dicta) :
a. Échange[82] (permutatio stricte sic dicta), marchandise contre marchandise ;
b. Achat et vente (emtio, venditio), marchandise contre argent ;
c. Prêt de consommation[83] (mutuum), aliénation que l’on fait d’une chose à la condition de la recouvrer sous la même espèce (par exemple blé contre blé ou argent contre argent).
H. Contrat de louage[84] (locatio, conductio) :
a. Louage de ma chose à un autre pour son usage (locatio rei). Si cette chose ne peut être restituée que in specie, elle peut aussi entraîner des intérêts, comme contrat onéreux (pactum usurarium).
b. Louage d’ouvrage[85] (locatio operœ), c’est-à-dire concession de l’usage de mes forces à un autre pour un prix déterminé (merces) ; d’après ce contrat, le travailleur est mercenaire (mercenarius).
c. Contrat de procuration[86] (mandatum) : gestion à la place et au nom d’un autre. Quand la gestion a lieu seulement à la place d’un autre, mais non pas en son nom (au nom de celui que l’on remplace), c’est une gestion sans délégation[87] (gestio negotii) ; mais, quand elle a lieu en son nom, elle prend le nom de mandat, et le mandat est ici, comme contrat de louage, un contrat onéreux (mandatum onerosum). C. Contrat de caution[88] (cautio) :

a. Gage donné et reçu[89] (pignus) ;

b. Caution[90] pour la promesse d’un autre (fidejussio) ;

c. Caution personnelle[91] (præstatio obsidis).

xxDans ce tableau de tous les modes de translation (translatio) du mien et du tien de l’un à l’autre, on rencontre des concepts d’objets ou d’instruments de cette translation, qui sont tout à fait empiriques, et ne peuvent même, quant à leur possibilité, trouver proprement leur place dans une doctrine métaphysique du droit, dont les divisions doivent être fondées sur des principes à priori, et où par conséquent il faut faire abstraction de la matière de l’échange (laquelle pourrait être conventionnelle) et ne regarder qu’à la forme. Tel est, sous le titre de l’achat et de la vente, le concept de l’argent, par opposition à toutes les autres choses aliénables, c’est-à-dire à la marchandise ; tel est encore celui d’un livre. — Mais on verra que ce concept du plus grand et du plus utile de tous les moyens que les hommes peuvent employer dans le commerce des choses, que l’on appelle la vente et l’achat, comme celui d’un livre, ce moyen par excellence du commerce des pensées, peut se ramener à des rapports purement intellectuels, et qu’ainsi le tableau des contrats purs n’est altéré par aucun mélange empirique.
I.
Ce que c’est que l’argent.

L’argent est une chose dont on ne peut faire usage qu’en l’aliénant. C’est là une bonne définition de mot (suivant Achenwall), c’est-à-dire une définition qui suffit à distinguer de toute autre cette espèce d’objets de l’arbitre ; mais elle ne nous éclaire nullement sur la possibilité de cette chose. Pourtant il est déjà aisé de voir : 1° que cette aliénation n’a pas pour but dans les relations une donation, mais une acquisition mutuelle (au moyen d’un pactum onerosum) ; 2° que, n’étant considéré (chez un peuple) que comme un moyen de commerce universellement agréé, mais qui n’a en soi aucune valeur, à la différence de ce qui est marchandise (c’est-à-dire de ce qui a une valeur et se rapporte au besoin particulier de l’un ou de l’autre dans le peuple), il représente toutes les marchandises.

Un boisseau de blé a directement la plus grande valeur comme moyen de satisfaire un besoin de l’homme. On peut en nourrir les animaux qui, à leur tour, servent à nous nourrir, à porter et à travailler à notre place, et concourent ainsi à la conservation et à la multiplication des hommes, lesquels non-seulement peuvent toujours obtenir de la nature de nouvelles productions, mais encore venir en aide à tous nos besoins au moyen des produits de l’art, ou nous être utiles pour la construction de nos demeures, la confection de nos habillements et, en général, pour toutes ces jouissances recherchées et toutes ces commodités qui constituent les biens de l’industrie. La valeur de l’argent au contraire n’est qu’indirecte. On ne peut en jouir directement ni l’employer immédiatement, comme tel, à quelque usage ; mais il n’en est pas moins un moyen qui est entre toutes choses de la plus haute utilité.

On peut fonder provisoirement sur ce qui précède cette définition réelle : l’argent est un moyen général pour les hommes d’échanger entre eux les produits de leur travail[92], de telle sorte que la richesse nationale, en tant qu’elle a été acquise au moyen de l’argent, n’est proprement que la somme du travail avec lequel les hommes se payent entre eux, et qui est représenté par l’argent en circulation dans le peuple.

La chose à laquelle peut convenir le nom d’argent doit donc avoir coûté elle-même à ceux qui l’ont produite ou procurée aux autres hommes, un travail équivalent à celui qu’a coûté la marchandise (les produits de la nature ou de l’art) et contre lequel on l’échange. En effet, s’il était plus facile de se procurer la matière nommée argent que la marchandise, il y aurait sur le marché plus d’argent que de marchandise ; et, comme le marchand aurait dépensé plus de travail pour se procurer sa marchandise que l’acheteur pour se procurer son argent, qui lui viendrait vite et en abondance, le travail que nécessite la confection des marchandises et l’industrie en général, ainsi que l’activité commerciale, source de la richesse publique, décroîtraient et dépériraient rapidement. — Aussi les billets de banque et les assignats ne peuvent-ils être considérés comme de l’argent, quoiqu’ils en tiennent lieu pendant un temps ; ils ne coûtent presque aucun travail, et leur valeur se fonde uniquement sur cette opinion que l’on pourra continuer de les échanger contre de l’argent comptant. Dès qu’on s’aperçoit que l’argent n’est pas en quantité suffisante pour un échange facile et sûr, cette opinion, s’évanouissant tout à coup, rend inévitable la perte du remboursement. Ainsi le travail de ceux qui exploitent les mines d’or et d’argent au Pérou ou au Nouveau-Mexique, surtout si l’on songe à toutes les tentatives malheureuses et à toutes les peines inutiles que coûte la recherche des veines métalliques, est vraisemblablement plus considérable que celui qu’exige la confection des marchandises en Europe ; et, n’étant plus payé, par conséquent tombant de lui-même, il aurait bientôt réduit ces pays à la misère, si, de son côté, l’industrie de l’Europe, excitée précisément par l’appât de ces matières, ne s’était développée proportionnellement, de manière à entretenir chez eux, par les objets de luxe qu’elle leur offrait, le goût de l’exploitation des mines. C’est ainsi que toujours le travail suscite la concurrence du travail.

Mais comment est-il possible que ce qui était d’abord marchandise soit devenu à la fin de l’argent ? Cela arrive lorsque le souverain d’un pays faisant une grande consommation d’une matière qui ne servait d’abord qu’à l’ornement et à l’éclat de ses serviteurs ou de sa cour (par exemple l’or, l’argent, le cuivre ou cette espèce de beaux coquillages appelés cauris, ou encore, comme dans le Congo, une espèce de nattes nommées makate, ou, comme dans le Sénégal, des lingots de fer, ou même, comme sur les côtes de la Guinée, des esclaves nègres), lorsque, dis-je, ce souverain exige que ses sujets lui payent certains impôts en cette matière (comme marchandise), et qu’à son tour, les poussant ainsi à travailler pour la fournir, il les paye avec la même matière, d’après les lois du commerce qui s’établit entre eux et avec eux en général (sur un marché ou dans une bourse). — C’est de cette manière seulement (selon moi) qu’une marchandise a pu fournir aux sujets un moyen légal d’échanger entre eux les produits de leur travail, et par là aussi une source de richesse nationale, c’est-à-dire de l’argent.

Le concept intellectuel, auquel est subordonné le concept empirique de l’argent, est donc celui d’une chose qui, comprise dans la circulation de la possession (permutatio publica), détermine le prix de toutes les autres choses (de toutes les marchandises), parmi lesquelles il faut compter même les sciences, en tant qu’on ne les enseigne pas gratuitement aux autres. L’abondance de l’argent chez un peuple constitue son opulence[93] (opulentia). Car le prix (pretium) est le jugement public porté sur la valeur (valor) d’une chose, relativement à la quantité proportionnée de ce qui est le moyen universel et représentatif de l’échange réciproque des produits du travail (de la circulation). C’est pourquoi, là où le commerce est grand, ni l’or ni le cuivre ne sont considérés proprement comme monnaie[94], mais seulement comme marchandise, parce qu’il y a trop peu de l’un et trop de l’autre pour qu’on puisse les mettre aisément en circulation et les avoir en même temps en aussi petites parties qu’il est nécessaire pour les échanger contre des marchandises dans les plus petites acquisitions. Le métal d’argent[95] (plus ou moins allié de cuivre) est donc regardé dans le grand commerce du monde comme la matière propre de la monnaie[96], et comme la mesure qui doit servir à calculer tous les produite. Les autres métaux (à plus forte raison les matières non métalliques) ne peuvent avoir cours que chez un peuple qui fait peu de commerce. Les deux premiers, quand ils ne sont pas seulement pesés, mais encore estampés, c’est-à-dire marqués d’un signe qui en indique la valeur, sont de l’argent légal, c’est-à-dire de la monnaie[97].

« L’argent[98] est donc (suivant Adam Smith) un corps dont l’échange est le moyen et en même temps la mesure de l’activité[99] avec laquelle les hommes et les peuples font le commerce entre eux. » — Cette définition ramène le concept empirique de l’argent à un concept intellectuel, en ne considérant que la forme des prestations réciproques dans le contrat onéreux (et en faisant abstraction de leur matière), c’est-à-dire en ne considérant que le concept du droit dans l’échange du mien et du tien en général (commutatio late sic dicta), afin de représenter convenablement le précédent tableau d’une division dogmatique à priori, par conséquent du système de la métaphysique du droit.

II.
Ce que c’est qu’un livre.

Un livre est un écrit (manuscrit ou imprimé, de peu ou de beaucoup de feuilles, peu importe ici), représentant un discours que quelqu’un adresse au public au moyen des signes visibles du langage. — Celui qui parle au public en son propre nom s’appelle l’auteur[100] (auctor) ; celui qui s’adresse au public dans un écrit au nom d’un autre (de l’auteur) est l’éditeur[101]. Il l’est légitimement, s’il a la permission de l’auteur ; mais, s’il ne l’a point, il agit contrairement au droit, il est contrefacteur[102]. La somme de toutes les copies de l’original (de l’exemplaire)[103] est l’édition[104].

La contrefaçon des livres est contraire au droit.

Un écrit n’est pas immédiatement la représentation d’un concept (comme par exemple une gravure qui représente une personne déterminée sous la forme d’un portrait, ou un plâtre qui la représente en buste), mais un discours adressé au public, c’est-à-dire que l’auteur parle au public par le moyen de l’éditeur. — Quant à celui-ci, il parle (par le moyen de l’imprimeur qui est son operarius), non pas en son propre nom (car il se donnerait alors lui-même pour l’auteur), mais au nom de l’auteur, ce qu’il n’est fondé à faire qu’en vertu d’un mandat[105](mandatum) à lui octroyé par ce dernier. — Or le contrefacteur, dans une édition qu’il a faite de son propre chef, parle bien au nom de l’auteur, mais sans en avoir reçu de mandat (gerit se mandatorium absque mandato) ; par conséquent il commet un délit à l’égard de l’éditeur, autorisé par l’auteur (et par conséquent seul légitime), en le frustrant des avantages que celui-ci pourrait ou voudrait retirer de l’usage de son droit (furtum usus). Donc la contrefaçon des livres est contraire au droit.

Ce qui donne une apparence de légitimité à cette contrefaçon, dont l’illégitimité est pourtant si flagrante au premier aspect, c’est qu’un livre est, sous un rapport, un produit matériel de l’art (opus mecanicum), qui peut être imité (par celui qui en possède légitimement un exemplaire), et que par conséquent il y a là un droit réel[106]. Mais, sous un autre rapport, c’est aussi un simple discours de l’auteur au public, et nul ne peut reproduire ce discours publiquement (præstatio operæ) sans avoir reçu la permission de l’auteur, de telle sorte qu’il y là un droit personnel. L’erreur consiste à confondre ces deux droits.

La confusion du droit personnel avec le droit réel est encore dans un autre cas, relatif au contrat de louage (B. II. a), c’est-à-dire dans le cas de location[107] (jus incolatus), une cause de contestations. — On demande en effet si un propriétaire qui avait d’abord loué à quelqu’un sa maison (ou sa terre), et qui la vend ensuite à un autre, avant l’expiration du bail, est tenu d’ajouter au contrat de vente la clause conditionnelle de la continuation du bail, ou si l’on peut dire que la vente rompt le louage (réserve faite du temps déterminé par l’usage pour le congé). — Dans le premier cas, la maison aurait réellement une charge[108] (onus) à supporter ; ce serait une chose grevée d’un droit que le locataire aurait acquis sur elle. Or cela peut bien arriver (au moyen d’une clause particulière incorporée au contrat de louage), mais il y aurait alors autre chose qu’un simple contrat de louage, car il en faudrait encore un autre (auquel peu de propriétaires souscriraient). Le principe est donc « que la vente rompt le louage, » c’est-à-dire que le plein droit sur une chose (la propriété) domine tout droit personnel, qui ne peut coexister avec lui. Toutefois le locataire conserve le droit d’intenter une action judiciaire au propriétaire, pour se faire indemniser du dommage à lui causé par la rupture du contrat.

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Section épisodique

De l’acquisition idéale d’un objet extérieur de l’arbitre.


§ XXXII.

J’appelle idéale l’acquisition qui ne se rapporte à aucune causalité tombant dans le temps, et qui par conséquent a pour fondement une simple idée de la raison pure. Elle n’en est pas moins une acquisition véritable, non imaginaire ; et, si on ne l’appelle pas réelle, c’est uniquement parce que l’acte d’acquisition n’est pas empirique, puisque le sujet acquiert d’un autre, ou qui n'est pas encore (dont on admet seulement la possibilité d'existence) ou qui cesse d’être, ou qui n’est plus, et que par conséquent l’accès à la possession est une simple idée pratique de la raison. — Il y a trois modes d'acquisition de ce genre : 1° par usucapion[109] ; 2° par héritage[110] ; 3° par mérite immortel[111] (merritum immortale) : je veux parler du droit à une bonne renommée après sa mort. — Ces trois modes d’acquisition ne peuvent sans doute avoir leur effet que dans un état publiquement juridique, mais ils ne se fondent pas seulement sur la constitution de cet état et sur ses statuts arbitraires : on peut aussi les concevoir à priori dans l'état de nature, et même cela est d'abord nécessaire, pour qu'on puisse établir en conséquence les lois dans la constitution civile (sunt juris naturœ).


I.

Acquisition par usucapion.


§ XXXIII.

Si j’acquiers la propriété d'un autre simplement par une longue possession (usucapio), ce n’est pas parce que je puis légitimement présumer son consentement à cet égard (per consensum prœsumptum), ni parce que, ne rencontrant pas d’opposition de sa part, je puis supposer qu’il a abandonné sa chose (rem derelictam), mais parce que, y eût-il véritablement quelqu'un (un prétendant) qui élevât des prétentions sur la propriété de cette chose, je puis cependant l’exclure par le seul fait de ma longue possession, ignorer son existence antérieure, et me conduire comme si au temps de ma possession il n’avait existé que comme un être de raison, encore que j’aie pu être informé ultérieurement de son existence aussi bien que de ses prétentions. — On nomme ce mode d’acquisition d’une manière qui n’est pas tout à fait exacte, en l’appelant une acquisition par prescription[112] (per præscriptionem) ; car l’exclusion ne doit être considérée que comme la conséquence de cette acquisition même ; il faut que celle-ci précède. Il s’agit maintenant de prouver la possibilité de ce mode d’acquisition.

Celui qui ne fait pas continuellement acte de possession[113] (actus possessorius) sur une chose extérieure, comme sienne, est considéré à bon droit comme n’existant pas (en tant que possesseur) ; car il ne peut se plaindre d’aucune lésion, tant qu’il ne s’autorise pas de son titre de possesseur ; et, si plus tard, quand un autre a déjà pris possession de la chose, il la revendique, il ne peut dire autre chose, sinon qu’il a été propriétaire avant lui, mais non pas qu’il l’est encore, et que la possession est restée interrompue par l’absence d’un acte juridique continuel. — Il n’y a donc qu’un acte juridique de possession, et encore un acte continuellement entretenu et documenté[114], qui puisse être un titre capable d’assurer le sien pendant un long espace de temps où l’on n’en fait point usage. Supposez en effet que l’omission de cet acte de possession n’ait pas cette conséquence, qu’un autre puisse fonder sur une possession régulière et de bonne foi (possessio bonæ fidei) une possession irréfragable en droit[115] (possessio irrefragabilis), et regarder comme acquise par lui la chose qui est en sa possession, il n’y aurait pas d’acquisition péremptoire (assurée), mais toutes seraient purement provisoires (intérimaires), car l’histoire ne saurait faire remonter ses investigations jusqu’au premier possesseur et à son acte d’acquisition. — La présomption[116] sur laquelle se fonde l’usucapion (usucapio) n’est donc pas seulement légitime (permise, justa) comme conjecture[117], mais elle a aussi un caractère juridique[118] (præsumptio juris et de jure) comme supposition légale (suppositio legalis). Celui qui néglige de documenter son acte de possession a perdu son droit sur les possesseurs ultérieurs, et la longueur du temps pendant lequel il a commis cette négligence (qui ne peut être déterminé et n’a pas besoin de l’être) ne sert qu’à donner plus de certitude à cette omission. Car qu’un possesseur jusque-là inconnu puisse toujours revendiquer la chose (dominia rerum incerta facere), quand l’acte de possession a été interrompu (sans même qu’il y eût de sa faute), c’est ce qui est contraire au précédent postulat de la raison juridiquement pratique.

Que s’il est membre d’un État, c’est-à-dire s’il vit dans la société civile, l’État peut (en le représentant) lui maintenir sa possession, quoiqu’elle ait été interrompue comme possession privée, sans que le possesseur actuel puisse prouver son titre d’acquisition jusqu’au premier possesseur ou se fonder sur celui d’usucapion. Mais, dans l’état de nature, ce dernier titre est légitime, non pas proprement comme moyen d’acquérir une chose, mais de se maintenir en possession de cette chose sans un acte juridique ; on a coutume de donner aussi le nom d’acquisition à cet affranchissement de toute revendication. — La prescription de l’ancien possesseur appartient donc au droit naturel (est juris naturæ).

II.

Droit d’hérédité[119].
(Acquisitio hereditatis).


§ XXXIV.

L’hérédité est la translation[120] (translatio) de l’avoir et du bien d’un mourant à un survivant par le moyen du concours de leurs volontés. — L’acquisition de l’héritier[121] (hæredis instituti) et l’abandon du testateur[122] (testatoris) ou, en d’autres termes, cet échange du mien et du tien se fait en un instant (articulo mortis), c’est-à-dire juste au moment où ce dernier cesse d’être et ainsi il n’y a pas proprement de translation (translatio) dans le sens empirique, ce qui supposerait deux actes successifs, savoir d’abord celui par lequel l’un abandonne sa possession et ensuite celui par lequel l’autre la recueille, mais une acquisition idéale. — Comme l’hérédité sans disposition testamentaire[123] (dispositio ultimæ voluntatis) ne peut se concevoir dans l’état de nature, et que la question, s’il y a ici un contrat de succession[124] ou une disposition testamentaire unilatérale[125] (testamentum), dépend de celle de savoir si et comment est possible, au moment même où le sujet cesse d’être, la transmission du mien et du tien, la question de savoir comment est possible l’acquisition par hérédité doit être examinée indépendamment des diverses formes possibles de l’exécution de ce mode d’acquisition (lesquelles n’ont lieu que dans une société constituée).

« Est-il possible d’acquérir par testament[126] ? » — Le testateur Caius, déclarant sa volonté dernière, promet à Titus, qui ne sait rien de cette promesse, de lui laisser son avoir, en cas de mort, et ainsi il en reste, tant qu’il vit, l’unique propriétaire. Or nul ne peut rien transmettre à autrui par sa seule volonté[127], mais il faut encore, outre sa promesse, l’acceptation (acceptatio) de l’autre partie et une volonté simultanée[128] (voluntas simultanea), qui manque ici ; car, tant que Caïus vit, Titus ne peut accepter expressément pour acquérir par ce moyen, puisque le premier n’a promis que pour le cas de mort (autrement la propriété serait un instant commune, ce qui ne peut être la volonté du testateur). — Cependant Titus acquiert tacitement[129], comme un droit réel, un droit particulier à la succession, à savoir le droit exclusif de l’accepter (jus in re jacente), et c’est pourquoi on la nomme au moment de la mort hæreditas jacens. Or, comme chaque homme accepte nécessairement un tel droit (puisqu’il n’a rien à y perdre, tandis qu’il peut y avoir quelque chose à gagner), que par conséquent il l’accepte même tacitement, et qu’après la mort de Caïus, Titus est dans ce cas, il peut acquérir la succession par l’acceptation de la promesse, et elle n’est pas dans l’intervalle tout à fait sans maître[130] (res nullius), mais seulement vacante[131] (res vacua), puisqu’il avait exclusivement le droit d’opter, c’est-à-dire de vouloir ou de ne pas vouloir faire sien l’avoir à lui laissé.

Les testaments sont donc valables, même au seul point de vue du droit naturel (sunt juris naturæ) ; mais il faut entendre cette assertion dans ce sens, qu’ils sont susceptibles et qu’ils méritent d’être introduits et sanctionnés dans l’état civil (quand celui-ci s’établira). Car il n’y a que cet état (ou la volonté générale dans cet état ; qui puisse garantir la possession de la succession, pendant le temps que celle-ci est en quelque sorte suspendue entre l’acceptation et le refus, et qu’elle n’appartient proprement à personne.

III.

Droit de laisser une bonne réputation après sa mort[132].
(Bona dama defuncti.)


§ XXXV.

Il serait absurde de penser que le défunt pût posséder encore quelque chose après sa mort (quand il n’est plus), s’il s’agissait d’une chose. Mais une bonne réputation est un mien ou un tien extérieur naturel[133], quoique purement idéal, qui s’attache au sujet comme à une personne. Je puis et dois faire ici abstraction de la question de savoir si cette personne cesse tout à fait d’être avec la mort, ou si elle subsiste encore à titre de personne, puisque dans mes rapports juridiques avec les autres, je ne considère réellement chaque personne qu’au point de vue de l’humanité qui réside en elle[134], par conséquent comme homo noumenon. C’est ainsi que toute tentative ayant pour but de ternir la réputation de quelqu’un après sa mort est toujours préjudiciable. On peut sans doute élever contre lui une accusation fondée (par conséquent le principe : de mortuis nihil nisi bene, n’est pas exact) ; mais c’est au moins un manque de générosité que de répandre le blâme, sans être parfaitement certain de son dire, sur l’absent qui ne peut se défendre.

Que par une vie sans reproche et une mort qui la termine dignement l’homme acquière une réputation (négativement) bonne, comme un bien qui lui reste, lorsqu’il n’est plus en tant qu’homo phœnomenon, et que les survivants (parents ou étrangers) aient le droit de le défendre en justice (puisqu’une accusation sans preuve les menace tous d’un semblable traitement après leur mort) ; que l’homme dont je parle puisse acquérir un tel droit, c’est là un phénomène singulier, mais incontestable, de la raison législative à priori, laquelle étend ses commandements et ses défenses même au delà des limites de cette vie. — Si quelqu’un accuse un homme qui est mort d’un crime qui l’eût rendu infâme ou seulement méprisable pendant sa vie, quiconque est capable de prouver que cette accusation est sciemment fausse et mensongère, peut dénoncer publiquement comme calomniateur celui qui l’a portée, et le déshonorer lui-même. Or c’est ce qu’il ne pourrait faire, s’il ne supposait à juste titre que le mort a été par là offensé, quoiqu’il soit mort, et que par cette apologie satisfaction lui a été donnée, quoiqu’il n’existe plus[Note de l’auteur 2]. Il n’a même pas besoin de prouver le droit qu’il s’arroge de prendre le rôle de défenseur à l’égard d’un mort ; car ce droit, tout homme se l’attribue inévitablement, non-seulement comme faisant partie des devoirs de vertu (au point de vue de l’Éthique), mais même comme appartenant au droit de l’humanité en général. Et il n’est pas nécessaire que cette souillure faite à la mémoire du mort attire que dommage particulier et personnel à ses amis et à ses parente, pour que Ton se croie autorisé à la flétrir de cette manière. — Il est donc hors de toute contes­tation que cette acquisition idéale n'est pas sans fon­dement, et que l'homme a réellement après sa mort un droit de ce genre sur les survivants, quoique la possibi­lité de ce droit ne soit susceptible d'aucune déduction.


Notes de Kant[modifier]

  1. On ne conçoit pas comment il est possible que Dieu crée des êtres libres ; car, à ce qu’il semble, toutes leurs actions futures, étant prédéterminées par ce premier acte, seraient comprises dans la chaîne de la nécessité physique, et par conséquent ne seraient pas libres. Mais l’impératif catégorique prouve, au point de vue moralement pratique, que nous sommes libres (nous autres hommes). C’est là comme une décision souveraine rendue par la raison, quoiqu’elle ne puisse nous faire comprendre, au point de vue théorétique, la possibilité de ce rapport de cause à effet, parce que les deux termes sont ici supra-sensibles. — Tout ce que l’on peut exiger d’elle, c’est qu’elle prouve qu’il n’y a point de contradiction dans le concept d’une création d’êtres libres ; et c’est ce qu’elle peut très-bien faire, en montrant que la contradiction n’a lieu que quand on introduit (ce qu’il faudrait réellement faire pour donner au concept de cause de la réalité objective au point de vue théorétique) dans un rapport de choses supra-sensibles, avec la catégorie de la causalité, la condition du temps, condition qui est inévitable relativement aux objets des sens (puisque la raison d’un effet doit être antérieure à cet effet), mais que cette contradiction s’évanouit, quand, au point de vue moralement pratique, par conséquent à un point de vue qui n’est pas sensible, on dégage dans le concept de la création la catégorie de tout élément sensible (on n’y subsume aucun schème).
    Le jurisconsulte philosophe ne regardera pas comme de vaines subtilités, s’égarant dans une obscurité gratuite, ces recherches, poussées dans la métaphysique des mœurs jusqu’aux derniers éléments de la philosophie transcendentale, s’il réfléchit à la difficulté du problème à résoudre et en même temps à la nécessité de donner en ce point satisfaction aux principes du droit.
  2. Que l’on ne conclue pas superstitieusement de là au pressentiment d’une vie future et à des rapports invisibles avec les âmes séparées des corps, car il n’est ici question d’autre chose que du rapport purement moral et juridique que l’on conçoit entre les hommes, même dans cette vie, en faisant logiquement abstraction de tout ce qu’il y a en eux de physique (de ce qui concerne leur existence dans l’espace et le temps), mais sans les dépouiller de cette nature et sans en faire de purs esprits capables de sentir les outrages de leur calomniateurs. — Celui qui, cent ans après moi, répandra quelque calomnie contre moi, m’offense dès à présent ; car, sous le rapport du droit pur, qui est tout à fait intellectuel, il faut faire abstraction de toutes les conditions physiques (du temps), et l’homme qui me déshonorera dans cent ans (le calomniateur) sera alors tout aussi coupable que s’il le faisait de mon vivant à la vérité il sera condamné par aucun tribunal criminel ; mais l’opinion publique, suivant en cela le droit du talion, lui infligera la perte de l’honneur qu’il a voulu ravir à un autre. — Le plagiat même qu’un auteur commet sur un autre qui est mort, est justement flétri comme lésant celui-ci (comme un vol d’homme), car si son honneur ne s’en trouve point offensé, une partie de ce qui lui revient lui est enlevé.


Notes du traducteur[modifier]

  1. Bezeichnung.
  2. Zueignung.
  3. In der Idee.
  4. Bemaechtigung.
  5. Von einseitiger Willkühr.
  6. Eine doppelseitige (sous-entendu Willkühr).
  7. Allseitig.
  8. Aus dem einseitigen Willen.
  9. Leistung.
  10. Sachenrecht.
  11. Persoenliches Recht.
  12. Dinglich-persoenliches.
  13. Rechtsgrunde.
  14. Durch den Act einer einseitigen, oder doppelseitigen, oder allseitigen Willkühr.
  15. Also nur durch vereinigte Willkühr in einem Gesammtbesitze.
  16. Beweglich.
  17. Ein Immobile.
  18. Vor allem RECHTLICHEN Act der Willkühr.
  19. Im RECHTMAESSIGEN Besitz.
  20. En allemand Besitz signifie possession, et Sitz, résidence. — Il y a là un rapport de mots qu’il est impossible de rendre en français.
  21. Bemaechtigung.
  22. Einseitig.
  23. Lasst sich auf keine Weise einsehen.
  24. Allseitiger.
  25. Ein Besitz in der Erscheinung.
  26. Herrenlos.
  27. Was recht.
  28. Was rechtlich.
  29. Was rechtens.
  30. Rechtliches Vermoegen.
  31. Einseitig.
  32. Gunst.
  33. Rechtsbegriff.
  34. Vernunftbegriff.
  35. Ein reiner Verstandesbegriff.
  36. Nur den des in meiner Gewalthabens.
  37. Formgebung.
  38. Die Befugniss der besondern Willkühr zum Gebrauch eines Objects.
  39. Kein Faktum.
  40. Eigenthum.
  41. Verlassung.
  42. Verzichtthuung.
  43. Uebertragung.
  44. Veraeusserung.
  45. Vertrag.
  46. Die des Tractirens.
  47. Angebot.
  48. Billigung.
  49. Des Abschliessens.
  50. Versprechen.
  51. Annehmung.
  52. Vermoegender.
  53. Uebergabe.
  54. Leistung.
  55. Das Seine des Acceptanten.
  56. Besitzact.
  57. Von dem auf dingliche Art persoenlichen Recht.
  58. Das Haeusliche.
  59. Ein natürliches Erlaubnissgesetz.
  60. Das allerpersoennlichste.
  61. Geschlechtsgemeinschaft.
  62. Unnatürlicher Gebrauch.
  63. Auf dingliche Art.
  64. Verdingung.
  65. Auf dingliche Art.
  66. Angeerbtes.
  67. Als ihr Gemaechsel.
  68. Ein Weltwesen.
  69. Weltbürger.
  70. Zur Handhabung.
  71. Das Hausherren Recht.
  72. Hauswesen.
  73. Hausherrliche Gesellschaft. C’est ainsi que Kant désigne cette nouvelle société qui se forme dans la société domestique en général (Hausliche Gesellschaft) ; mais il est impossible de rendre en français, par des expressions correspondantes, la nuance qui distingue en allemand les épithètes hausherrlich et hauslich. xx J. B.
  74. Den Besitzstand.
  75. Sicherheit.
  76. Der Promittent.
  77. Der Acceptant.
  78. Der Cavent.
  79. Wohlthaetiger Vertrag.
  80. Belaestiger Vertrag.
  81. Veraeusserungsvertrag.
  82. Tausch.
  83. Anleihe.
  84. Verdingungs-vertrag.
  85. Lohnvertrag
  86. Bevollmaechtigungevertrag.
  87. Ohne Auftrag
  88. Zusicherungsvertrag.
  89. Verpfaendung und Pfandnehmung.
  90. Gutsagung.
  91. Persoennliche Verbürgung.
  92. Mittel den Fleiss der Menschen gegen einander zu verkehren.
  93. Begüterung.
  94. Geld. Argent, dans le sens de métal monnayé ou de monnaie. — La langue allemande a un autre mot (Silber) pour désigner l’argent, considéré simplement comme métal. Mais la langue française n’a pas cet avantage, et le mot argent y a à la fois les deux sens. C’est pourquoi j’y substitue ici celui de monnaie. xxxxJ. B.
  95. Silber. — Voyez la note précédente.
  96. Des Gelds. — Même remarque que plus haut.
  97. Münze.
  98. Geld.
  99. Des Fleisses.
  100. Schriftsteller.
  101. Verleger.
  102. Nachdrucker.
  103. Urschrift (Exemplare). — Le mot exemplaire s’applique plus ordinairement aux copies qu’à l’original. xxxxxxJ. B.
  104. Verlag.
  105. Vollmacht.
  106. Sachenrecht.
  107. Einmiethung.
  108. Belaestigung.
  109. Durch Ersitzung.
  110. Durch Beerbung.
  111. Durch unsterbliches Verdienst.
  112. Durch Verjaehrung.
  113. Besitzact.
  114. Documentirt.
  115. Einen zu Recht bestaendigen.
  116. Praesumtion.
  117. Als Vermüthung.
  118. Als Voraussetzung nach Zwangsgesetzen.
  119. Beerbung.
  120. Uebertragung.
  121. Erbnehmer.
  122. Erblasser.
  123. Vermaechtniss.
  124. Erbvertrag.
  125. Einseitige Erbeseinsetzegung.
  126. Durch Erbeseinsetzung.
  127. Durch den blossen einseitigen Willen.
  128. Ein gleichzeitiger Ville.
  129. Stillschweigend.
  130. Herrenlos.
  131. Erledigt.
  132. Der Nachlass eines guten Namens nach dem Tode.
  133. Angebornes.
  134. Nach ihrer Menscheit.