Métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Doctrine du droit/Droit privé/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER.

DE LA MANIÈRE D’AVOIR COMME SIEN QUELQUE CHOSE D’AUTRUI.

§ I.

Le mien de droit[1] (meum juris) est ce qui est avec moi dans un tel rapport que je me trouverais lésé, si un autre en faisait usage sans mon consentement. La condition subjective de la possibilité de l’usage en général est la possession[2].

Mais quelque chose d’extérieur ne saurait être mien, que si je puis me supposer lésé par l’usage qu’un autre ferait d’une chose en possession de laquelle je ne serais pourtant pas. — Avoir quelque chose comme sien est donc contradictoire, si le concept de la possession n’est pas susceptible de deux sens différents, c’est-à-dire si l’on ne peut distinguer la possession sensible et la possession intelligible, en entendant par la première la possession physique et par la seconde la possession purement juridique du même objet.

L’expression : un objet est hors de moi[3] peut signifier, ou bien que cet objet est simplement distinct de moi (du sujet), ou bien qu’il est placé (positus) ailleurs dans l’espace ou dans le temps. Or ce n’est que dans le premier sens que la possession peut être conçue comme une possession rationnelle ; dans le second, elle ne serait qu’une possession empirique. — Une possession intelligible (si une telle possession est possible) est une possession sans détention[4] (detentio).

§ II.
Postulat juridique de la raison pratique.

Il est possible que j’aie comme mien un objet extérieur quelconque de mon arbitre, c’est-à-dire qu’une maxime d’après laquelle, si elle avait force de loi, un objet de l’arbitre devrait être en soi (objectivement) sans maître[5] (res nullius) est contraire au droit.

En effet, un objet de mon arbitre est quelque chose dont j’ai physiquement le pouvoir de me servir. Or, pour qu’il fût absolument impossible que cet objet fût juridiquement en mon pouvoir, c’est-à-dire que l’usage ne s’en pût concilier suivant une loi générale avec la liberté de chacun (qu’il fût injuste), il faudrait que la liberté se privât elle-même de l’usage de son arbitre relativement à un objet de cette faculté en mettant hors de tout usage[6] possible des objets pouvant servir[7], c’est-à-dire qu’elle les anéantît sous le rapport pratique et en fît des res nullius, encore que, dans l’usage des choses, l’arbitre s’accordât formellement, suivant des lois générales, avec la liberté extérieure de chacun. — Mais, comme la raison pure pratique n’établit d’autres lois que des lois formelles de l’usage de l’arbitre, et qu’ainsi elle fait abstraction de la matière de cette faculté, c’est-à-dire des autres qualités de l’objet, ne demandant qu’une seule chose, qu’il soit simplement un objet de l’arbitre, elle ne peut, relativement à un objet de ce genre, contenir aucune défense absolue d’en faire usage ; car la liberté extérieure serait alors en contradiction avec elle-même. — Un objet de mon arbitre est une chose dont j’ai la faculté physique de faire l’usage qui me plaît, ou dont l’usage est en mon pouvoir[8] (potentia) : ce qui n’est pas la même chose que de tenir cet objet en ma puissance[9] (in potestatem meam redactum), auquel cas il n’y a pas seulement faculté, mais acte de l’arbitre. Pour concevoir une chose simplement comme objet de mon arbitre, il suffit que j’aie conscience de l’avoir en mon pouvoir. — C’est donc une supposition à priori de la raison pratique qui me fait considérer et traiter tout objet de mon arbitre comme un mien ou un tien objectivement possible.

On peut appeler ce postulat une loi permissive[10] (lex permissiva) de la raison pratique, c’est-à-dire une loi qui nous donne une faculté[11] que nous ne saurions tirer des seuls concepts du droit en général, celle d’im­poser à tous les autres l’obligation, qu’ils n’auraient pas d’ailleurs, de s’abstenir de l’usage de certains objets de notre arbitre, que nous avons pris d’abord en notre possession. La raison veut qu’il ait la valeur d’un principe ; elle le veut comme raison pratique, s’étendant ainsi elle-même par ce postulat à priori.

§ III.

Il faut que je sois en possession d’une chose pour pouvoir affirmer qu’elle est mienne ; car, si je ne l’avais pas en ma possession, je ne pourrais être lésé par l’u­sage qu’en feraient les autres sans mon consentement. En effet, si quelque chose en dehors de moi, avec quoi je n’ai aucun rapport juridique, affecte cet objet, moi-même (le sujet) je ne puis en être affecté et me plaindre d’une injustice commise à mon égard.

§ IV.
Exposition du concept du mien et du tien extérieurs.

Il ne peut y avoir que trois espèces d’objets exté­rieurs de mon arbitre : 1° une chose (corporelle) hors de moi ; 2° l’arbitre d’un autre relativement à un fait dé­terminé (præstatio) ; 3° l’état d’un autre par rapport à moi. Elles représentent les catégories de la substance, de la causalité, et de la réciprocité entre les objets extérieurs et moi au point de vue des lois de la liberté.

xxa. Je ne puis appeler mien un objet placé dans l’espace (une chose corporelle), que si, sans en être physiquement en possession, je puis pourtant affirmer que j’en ai une autre espèce de possession qui est réelle (et qui par conséquent n’est pas physique). — Ainsi je n’appellerai pas mienne une pomme, parce que l’ai dans la main (que je la possède physiquement), mais seulement si je puis dire : je la possède, quoique je l’aie déposée quelque part. De même je ne puis dire du sol sur lequel je me suis couché qu’il est mien pour cette raison ; je ne puis le qualifier ainsi que si je puis affirmer qu’il sera encore en ma possession lorsque j’aurai changé de place. En effet, dans le cas où je ne ferais que posséder l’objet physiquement, celui qui voudrait m’enlever la pomme des mains, ou me renvoyer de la place que j’occupe, me léserait sans doute quant au mien intérieur (quant à ma liberté), mais non pas quant au mien extérieur, puisque je ne pourrais affirmer que je serais en possession de l’objet, même sans le détenir ; je ne pourrais donc pas non plus appeler miens ces objets (la pomme et le sol).
xxb. Je ne puis appeler mienne la prestation[12] de quelque chose par l’arbitre d’un autre, si je ne puis rien dire sinon qu’elle est tombée en ma possession en même temps que mon engagement[13] (pactum re initum) ; mais il faut que je puisse affirmer que je suis en possession de l’arbitre de cet autre (c’est-à-dire en possession de le déterminer à la prestation), quoique le temps de la prestation soit encore à venir. L’engagement de celui-ci fait alors partie de mon avoir (obligatio activa) ; je puis la regarder comme mon bien, et cela, non-seulement si je suis déjà en possession de la chose promise[14], mais alors même que je ne la possède pas encore. Il faut donc que je puisse me concevoir comme étant indépendant de cette possession d’un objet qui est soumise à la condition du temps, par conséquent de la po session

empirique, et pourtant comme étant en possession de cet objet.

xxc. Je ne puis appeler miens une femme, un enfant, un domestique, ou en général toute autre personne, parce que je leur commande actuellement comme à des gens appartenant à ma maison, ou parce que je les tiens sous mon pouvoir et en ma possession ; je ne le puis que si, alors même qu’ils se sont soustraits à mon pouvoir, et que par conséquent je ne les possède plus (empiriquement), je puis encore dire que je les possède par ma seule volonté, tant qu’ils existent, en quelque lieu et en quelque temps que ce soit, c’est-à-dire d’une manière purement juridique. Ils ne font partie de mon avoir qu’autant que je puis affirmer cela.
§ V.
Définition du concept du mien et du tien extérieurs.

La définition de nom, c’est-à-dire celle qui sert simplement à distinguer un objet de tous les autres et découle de l’exposition complète et déterminée du concept de cet objet, serait celle-ci : le mien extérieur est la chose hors de moi dont on ne pourrait m’empêcher d’user à mon gré sans me léser (sans porter atteinte à ma liberté, en tant qu’elle peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de chacun). Mais la définition de chose de ce concept, c’est-à-dire celle qui suffit aussi à sa déduction (à la connaissance de la possibilité de l’objet), s’exprime ainsi : le mien extérieur est celui dont on ne peut me ravir l’usage sans me léser, encore que je n’en sois pas en possession (que je ne sois pas détenteur de l’objet). — Pour qu’un objet extérieur puisse être appelé mien, il faut que je le possède de quelque manière ; autrement celui qui en disposerait contre ma volonté ne me toucherait point par là, et par conséquent ne me léserait pas. Donc, pour qu’il puisse y avoir un mien ou un tien extérieur, il faut admettre comme possible, conformément au § IV, une possession intelligible (possessio noumenon). La possession empirique (la détention) n’est plus alors que la possession phénoménale[15] (possessio phænomenon), quoique l’objet que je possède ne soit pas ici considéré, ainsi qu’il arrive dans l’analytique transcendentale, comme un phénomène, mais comme une chose en soi. Là, en effet, il s’agissait pour la raison de la connaissance théorétique de la nature des choses et de la question de savoir jusqu’où elle peut aller ; ici il s’agit de la détermination pratique de l’arbitre d’après les lois de la liberté, de quelque façon d’ailleurs que l’objet puisse être connu, qu’il le soit par les sens ou seulement par l’entendement pur, et le droit est un concept pratique, purement rationnel, de l’arbitre, en tant qu’il est soumis aux lois de la liberté.

D’après cela, il ne serait pas juste de dire que l’on possède un droit sur tel ou tel objet, mais il faudrait dire plutôt qu’on possède cet objet d’une manière purement juridique ; car le droit est déjà une possession intellectuelle d’un objet, et posséder une possession serait une expression dépourvue de sens.

§ VI.
Déduction du concept de la possession purement juridique d’un objet extérieur (possessio noumenon).

La question de savoir comment est possible un mien et un tien extérieurs se résout dans celle-ci : comment une possession purement juridique (intelligible) est-elle possible ? et celle-ci à son tour dans cette troisième : comment est possible une proposition de droit à priori et synthétique ?

Toutes les propositions de droit sont des propositions à priori, car elles sont des lois de la raison (dictamina rationis). La proposition de droit à priori qui est relative à la possession empirique est analytique ; car elle ne dit rien de plus que ce qui résulte de cette possession suivant le principe de contradiction, c’est-à-dire que, si je suis le détenteur d’une chose (si je suis ainsi lié à elle physiquement), celui qui s’en empare sans mon consentement (celui, par exemple, qui m’arrache une pomme des mains) affecte et diminue le mien intérieur (ma liberté), et par conséquent suit une maxime directement en contradiction avec l’axiome du droit. La proposition qui a pour objet la légitimité d’une possession empirique ne dépasse donc pas le droit d’une personne par rapport à elle-même.

Au contraire, la proposition qui exprime la possibibilité de la possession d’une chose hors de moi, abstraction faite de toutes les conditions de la possession empirique dans l’espace et dans le temps (par conséquent la supposition de la possibilité d’une possessio noumenon), dépasse ces conditions restrictives ; et, puisqu’elle établit comme nécessaire au concept du mien et du tien extérieurs une possession même sans détention, elle est synthétique et peut servir de problème à la raison : il s’agit de montrer comment est possible une telle proposition à priori, qui dépasse le concept de la possession empirique.

Ainsi, par exemple, la possession d’un fonds de terre particulier est un acte d’arbitre privé[16], sans être pourtant une usurpation[17]. Le possesseur se fonde sur la possession originairement commune du sol de la terre et sur la volonté générale, conforme à priori à cette possession, qui permet une possession privée de ce même sol (autrement il faudrait admettre que des choses sans possesseur auraient été faites naturellement et suivant une loi pour n’avoir pas de maîtres), et il acquiert à l’origine, par la première possession, un fonds de terre déterminé : aussi résiste-t-il à bon droit (jure) à quiconque lui porte obstacle dans l’usage privé qu’il en fait, quoique, dans l’état naturel, il n’agisse pas au nom d’un droit reconnu[18] (de jure), puisque dans cet état il n’existe pas encore de loi publique.

Aussi, quand même on considérerait une terre comme libre, c’est-à-dire comme ouverte à l’usage de chacun[19], et quand on la qualifierait de cette manière, on ne pourrait pas dire pour cela qu’elle est libre par nature et originairement avant tout acte juridique ; car il y aurait là un rapport à une chose, c’est-à-dire au sol de la terre, qui se refuserait à la possession de chacun. Cette liberté du sol ne peut signifier qu’une défense faite à chacun de s’en servir[20] ; or cela suppose une possession commune qui ne peut avoir lieu sans contrat. Une terre qui ne peut être libre que par l’effet d’un contrat doit donc réellement appartenir à tous les individus (réunis entre eux) qui s’en interdisent réciproquement ou en suspendent l’usage.

Cette communauté originaire de la terre et avec elle de toutes les choses qui s’y trouvent (communio fundi originaria) est une idée qui a de la réalité objective (une réalité juridiquement pratique), et il faut bien la distinguer de cette communauté primitive (communio primæva), qui n’est qu’une fiction. Celle-ci, en effet, n’aurait pu être qu’une communauté instituée[21], c’est-à-dire n’aurait pu résulter que d’un contrat, par lequel tous auraient renoncé à toute possession privée, et où chacun, en joignant sa possession à celle de tous les autres, l’aurait transformée en une propriété commune, et l’histoire en devrait conserver quelque trace. Mais il y a contradiction à considérer cette manière de procéder comme la prise de possession originaire, et à croire que la possession particulière de chaque homme a pu et dû se fonder là-dessus.
Il faut encore distinguer de la possession[22] (possessio) la résidence[23] (sedes), et de la prise de possession du sol, qui a pour but l’acquisition ultérieure, l’établissement de domicile[24] (incolatus), possession privée et prolongée d’un lieu qui dépend de la présence du sujet sur ce lieu. Il n’est pas ici question d’un établissement de domicile, comme d’un second acte juridique qui peut suivre la prise de possession ou peut n’avoir pas lieu ; car ce ne serait pas une possession originaire, mais une possession dérivée du consentement d’autrui.
La simple possession physique (la détention) du sol est déjà un droit sur une chose, quoique sans doute elle ne suffise pas encore pour que je puisse le considérer comme mien. Par rapport aux autres, elle est, comme première
possession (autant qu’on peut le savoir), d’accord avec la loi de la liberté extérieure, et en même temps contenue dans la possession originairement commune, qui renferme à priori le principe de la possibilité d’une possession privée ; par conséquent on ne peut troubler le premier détenteur d’une terre, dans l’usage qu’il en fait, sans le léser. La première prise de possession a donc par elle-même un fondement juridique[25] ( titulus possessionis), qui est la possession originairement commune ; et cette proposition : tant mieux pour celui qui est en possession (beati possidentes) ! personne n’étant obligé de prouver sa possession, est un principe de droit naturel, qui fait de la prise de possession juridique un principe d’acquisition, sur lequel peut se fonder tout premier possesseur.
S’il s’agissait d’un principe théorétique à priori, il faudrait (d’après ce qu’on a vu dans la critique de la raison pure) subsumer une intuition à priori sous le concept donné, et par conséquent ajouter quelque chose au concept de la possession de l’objet ; mais, comme il s’agit ici d’un principe pratique, on procédera tout autrement : il faut écarter toutes les conditions de l’intuition, qui fondent la possession empirique (en faire abstraction), afin d’étendre le concept de la possession au delà de la possession empirique, et de pouvoir dire : tout objet extérieur de l’arbitre que j’ai en ma puissance (et en tant seulement que je l’ai en ma puissance), sans en être en possession, peut-être réputé mien juridiquement.
{{StdT|s|La possibilité d’une possession de ce genre, par conséquent la déduction du concept d’une possession non empirique, se fonde sur le postulat juridique de la raison pratique, savoir que « c’est un devoir de droit d’agir envers autrui, de telle sorte qu’il puisse regarder comme siennes les choses extérieures (les choses utiles), » et elle est liée en même temps à l’exposition de ce concept, qui fonde le mien extérieur sur une possession non physique. La possibilité de ce concept ne peut être nullement prouvée ou saisie en elle-même[26] (car c’est un concept rationnel auquel nulle intuition ne peut être donnée), mais elle est une conséquence immédiate du postulat en question. En effet, s’il est néces­saire d’agir suivant ce principe de droit, il faut que la con­dition intelligible (d’une possession purement juridique) soit possible. — On ne doit pas s’étonner d’ailleurs que les principes théorétiques du mien et du tien extérieurs, se per­dent dans l’intelligible, et ne représentent aucune extension de connaissance, car la possibilité du concept de la liberté, sur lequel ils reposent, n’est elle-même susceptible d’aucune déduction théorétique, et ne peut être conclue que de la loi pratique de la raison (de l’impératif catégorique), comme d’un fait de cette raison même.}}
§ VII.
Application du principe de la possibilité du mien et du tien extérieurs à des objets d’expérience.

Le concept d’une possession purement juridique n’est pas un concept empirique (dépendant des condi­tions de l’espace et du temps), et pourtant il a une réalité pratique, c’est-à-dire qu’il doit être applicable à des objets d’expérience dont la connaissance dépend de ces conditions. — Voici comment on doit procéder à l’égard du concept du droit dans son rapport à ces objets, considérés comme mien et tien extérieurs pos­sibles : on ne peut appliquer immédiatement le concept du droit, qui réside uniquement dans la raison, à des objets d’expérience et au concept d’une possession empirique, mais il faut l’appliquer d’abord au concept purement intellectuel[27] d’une possession en général, de manière à concevoir, au lieu de l’idée de détention (detentio), ou de la représentation empirique de la possession, celle d’avoir[28], qui est indépendante de toutes les conditions de l’espace et du temps, et ne signifie autre chose sinon que l’objet est en ma puissance (in potestate mea positum esse) ; l’expression d’extérieur ne désigne pas alors un autre lieu que celui où je suis, ou un autre temps que celui où m’a été offerte pour la première fois une chose que je me suis décidé à accepter, mais seulement un objet différent de moi. La raison pratique exige par sa loi du droit que je conçoive le mien et le tien dans leur application à des objets, et par conséquent aussi leur possession, indépendamment de toute condition sensible, puisqu’il s’agit d’une détermination de l’arbitre qui se fonde sur les lois de la liberté ; il n’y a qu’un concept intellectuel[29] qui puisse être subsumé sous ceux du droit. Je dirai donc que je possède un champ, quoiqu’il soit dans un tout autre lieu que celui où je me trouve réellement ; car il ne s’agit ici que d’un rapport intellectuel entre l’objet et moi, en tant que je l’ai en ma puissance (c’est là un concept intellectuel de la possession qui est indépendant des conditions de l’espace) ; l’objet est mien parce que ma volonté, en se déterminant à en faire l’usage qui lui convient, n’est point en contradiction avec la loi de la liberté extérieure. C’est justement parce que la raison pratique veut que, faisant abstraction de la possession phénoménale[30] (de la détention) de l’objet de mon arbitre, on conçoive la possession, non d’après des concepts empiriques, mais d’après des concepts intellectuels, c’est-à-dire d’après des concepts qui puissent en contenir à priori les conditions ; c’est justement pour cela que cette espèce de concept de la possession (possessio noumenon) a la valeur d’une législation universelle ; car l’idée de législation universelle est renfermée dans cette expression : « cet objet extérieur est mien, » puisqu’il en résulte pour tous les autres une obligation, à laquelle ils ne seraient pas assujettis sans cela, celle de s’abstenir de l’usage de cet objet.

La manière d’avoir comme sien quelque chose d’extérieur à soi indique donc une liaison purement juridique de la volonté du sujet avec l’objet, considéré indépendamment de toute condition d’espace et de temps et au point de vue d’une possession intelligible. — Un lieu de la terre n’est pas un mien extérieur, par cela seul que je l’occupe avec mon corps (car il ne s’agit ici que de ma liberté extérieure, par conséquent de la possession de moi-même, non d’une chose extérieure à moi, et c’est pourquoi il n’y a là qu’un droit interne) ; mais, si je continue de le posséder, encore que je m’en sois éloigné et que je me sois transporté dans un autre lieu, alors seulement je puis parler de mon droit extérieur. Vouloir m’imposer, comme condition de la possession de cette place, la nécessité de l’occuper constamment de ma personne, ce serait ou bien soutenir qu’il n’est pas possible d’avoir à titre de sien quelque chose d’extérieur (ce qui est contraire au postulat § II), ou bien exiger que, pour le pouvoir, je fusse en même temps en deux endroits, ce qui reviendrait à dire que je dois être et n’être pas dans un lieu, chose contradictoire. Cela peut aussi s’appliquer au cas où j’ai accepté une promesse ; car mon avoir et ma possession, en ce qui concerne la chose promise, ne sont pas périmés parce que le prometteur, après m’avoir dit dans un temps : cette chose doit t’appartenir, me dira dans un autre temps : je ne veux plus maintenant que cette chose t’appartienne. En effet ce sont ici les mêmes rapports intellectuels que si cette personne avait dit, sans laisser aucun intervalle entre les deux déclarations de sa volonté : je veux que cette chose t’appartienne, et je ne veux pas qu’elle t’appartienne, ce qui est contradictoire.

La même chose s’applique encore au concept de la possession juridique d’une personne, en tant qu’elle fait partie de l’avoir du sujet (ma femme, mon enfant, mon serviteur). Cette communauté domestique et la possession mutuelle de tous ses membres n’est pas détruite par la faculté qu’ils ont de se séparer localement[31] les uns des autres ; car c’est un rapport juridique qui les unit, et ici, comme dans les cas précédents, le mien et le tien extérieurs reposent uniquement sur la supposition de la possibilité d’une possession purement rationnelle ou sans détention.

xxxLe concept du mien et du tien extérieurs force la raison juridiquement pratique à invoquer la critique, pour résoudre l’antimonie des propositions auxquelles donne lieu la possibilité d’une telle possession ; c’est-à-dire que l’inévitable dialectique, dans laquelle la thèse et l’antithèse prétendent toutes deux avoir une égale valeur, quoiqu’elles représentent deux conditions opposées, oblige la raison, dans sa fonction

pratique (en ce qui concerne le droit), à faire une distinction entre la possession comme phénomène et celle que l’entendement seul peut concevoir.

xxThèse : Il est possible d’avoir comme sien quelque chose d’extérieur, encore qu’on n’en soit pas en possession.
xxAntithèse : Il n’est pas possible d’avoir comme sien quelque chose d’extérieur, si l’on n’en est pas en possession.
xxSolution : Les deux propositions sont vraies : la première, si l’on entend par possession une possession empirique (possessio phænomenon) ; la seconde, si l’on entend sous ce même mot une possession purement intelligible (possessio noumenon). — Mais la possibilité d’une possession intelligible, par conséquent aussi du mien et du tien extérieurs, ne se laisse point saisir en elle-même[32] ; il faut la déduire du postulat de la raison pratique. Il y a encore ici une chose singulièrement remarquable, c’est que la raison pratique, sans avoir besoin d’intuitions, même d’une intuition à priori, est capable d’établir à priori, par la seule élimination des conditions empiriques, élimination autorisée par la loi de la liberté, des propositions de droit extensives[33] et par conséquent synthétiques, dont la preuve (comme nous le montrerons bientôt) peut être donnée ensuite analytiquement au point de vue pratique.
§ VIII.

Il n’est possible d’avoir quelque chose d’extérieur comme sien que dans un état juridique, sous un pouvoir législatif public, c’est-à-dire dans l’état civil.

Quand je déclare (verbalement ou par un fait) que je veux que quelque chose d’extérieur devienne mien, je déclare chacun obligé de s’abstenir de l’objet de mon arbitre, et c’est là une obligation à laquelle personne ne serait soumis sans cet acte juridique de ma part. Mais cette prétention suppose que réciproquement l’on se reconnaît soi-même obligé vis-à-vis de chacun de s’abstenir également du sien extérieur ; car l’obligation dérive ici d’une règle générale des rapports extérieurs juridiques. Je ne suis donc pas tenu de respecter ce que chacun déclare sien, si chacun ne me garantit de son côté qu’il se conduira vis-à-vis de moi d’après le même principe ; et cette garantie n’a besoin d’aucun acte juridique particulier : elle est déjà contenue dans le concept d’une obligation extérieure juridique, car l’universalité, et par conséquent aussi la réciprocité, est le caractère de l’obligation qui dérive d’une règle générale. — Or la volonté individuelle[34], quant à une possession extérieure, et par conséquent accidentelle, ne peut servir à chacun de loi de contrainte, car cela porterait atteinte à la liberté, en tant qu’elle se règle d’après des lois générales. Il n’y a donc qu’une volonté obligeant chacun, c’est-à-dire une volonté collectivement générale (commune) et toute-puissante[35], qui puisse donner à chacun cette garantie. — Or l’état qui repose sur une législation générale extérieure (c’est-à-dire publique) et ayant la force à son service est l’état civil. Il ne peut donc y avoir de mien et de tien extérieurs que dans l’état civil.

Corollaire. Pour qu’il soit juridiquement possible d’avoir comme sien quelque chose d’extérieur, il faut qu’il soit permis à chacun de contraindre[36] tous ceux avec lesquels il peut avoir quelque contestationde mien et de tien sur un objet de cette nature à entrer avec lui dans un état de constitution civile.

§ IX.
Il peut cependant y avoir dans l’état de nature un mien et un tien extérieurs réels, mais seulement provisoires


Le droit naturel, dans l’état de constitution civile (c’est-à-dire tout ce qui dans cet état peut être dérivé de principes à priori), ne peut recevoir aucune atteinte des lois positives de cet état, et ainsi ce principe juridique conserve toute sa force, à savoir que « celui-là me lèse qui se conduit d’après une maxime telle qu’il me soit impossible d’avoir comme mien un objet de mon arbitre ; » car la constitution civile n’est autre chose qu’un état juridique qui assure à chacun le sien, mais, à proprement parler, ne le constitue pas et ne le détermine pas. — Toute garantie suppose donc déjà que chacun puisse avoir quelque chose comme tien (puisqu’elle l’assure). Par conséquent, il faut admettre comme possible, antérieurement à la constitution civile (ou abstraction faite de cette constitution), un mien et un tien extérieurs, et en même temps le droit de contraindre tous ceux avec lesquels nous pouvons être en relation de quelque manière à entrer avec nous dans un état constitué où ce mien et ce tien puissent être garantis. — Dans l’attente et la préparation de cet état, qui ne peut être fondé que sur une loi de la volonté commune, et qui par conséquent s’accorde avec la possibilité de cette volonté, toute possession a un caractère provisoirement juridique, tandis que celle qui a lieu dans un état civil réellement existant est une possession péremptoire. — Avant d’entrer dans cet état, où il est disposé à entrer, le sujet a le droit de résister à ceux qui, refusant de s’y soumettre, veulent le troubler dans sa possession provisoire ; car si la volonté de tous les autres, moins la sienne, songeait à lui imposer l’obligation de s’abstenir d’une certaine possession, ce ne serait toujours qu’une volonté unilatérale[37], et par conséquent elle n’aurait pas plus de force légale[38] pour contester (cette force légale ne résidant que dans la volonté générale) que la première pour affirmer, et celle-ci a d’ailleurs l’avantage de tendre à la création et à l’établissement d’un état civil. — En un mot, le mode de possession de quelque chose d’extérieur dans l’état de nature est une possession physique, qui a pour elle cette présomption juridique, quelle tend à faire de cet état un état juridique, en s’accordant avec la volonté de tous dans une législation publique, et qui, en attendant, a comparativement la valeur d’une possession juridique.

xxxCette prérogative du droit, qui résulte du fait de la possession empirique suivant la formule : Tant mieux pour celui qui est en possession (beati possidentes), ne consiste pas en ce que le possesseur, étant présumé honnête homme, n’est pas tenu de prouver que sa possession est légitime (ce qui n’est nécessaire que dans les cas litigieux), mais en ce que, suivant le postulat de la raison pratique, chacun a la faculté d’avoir comme sien un objet extérieur de son arbitre : il suit de là en effet que toute détention est un état, dont la légitimité se fonde sur ce postulat au moyen d’un acte antérieur de volonté, et qui, si quelque autre ne possédait pas plus anciennement le même objet, m’autorise provisoirement, en vertu de la loi de la liberté extérieure, à interdire à quiconque ne veut pas entrer avec moi dans un état légal

de liberté publique toute prétention à l’usage de cet objet, et à soumettre à mon usage, conformément au postulat de la raison, une chose qui sans cela serait pratiquement annihilée.




Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. Das Rechlich-Meine
  2. Besitz
  3. Ausser mir.
  4. Ohne Inhabung.
  5. Herrenlos.
  6. Gebrauch.
  7. Brauchbare. Il n’y a pas en français d’adjectif tiré du mot usage qui puisse rendre l’adjectif allemand brauchbar tiré du substantif Gebrauch, et reproduire le rapport que Kant établit ici dans les mots.
  8. In meiner Macht.
  9. In meiner Gewalt zu haben.
  10. Erlaubnissgesetz.
  11. Die Befugniss.
  12. Leistung.
  13. Versprochen.
  14. Das Versprochene.
  15. Besitz in der Erscheinung.
  16. Ein Act der Privatwillkühr.
  17. Eigenmaechtig.
  18. Von Rechtswegen.
  19. Sans pouvoir devenir la propriété de personne en particulier. — J’ajoute ces mots qui ne sont pas dans le texte pour rendre plus claire la pensée que Kant veut exprimer. xxxxxxx J. B.
  20. En qualité de propriétaire. — J’ajoute aussi ces mots pour préciser la pensée de Kant. En général, tout ce paragraphe manque de clarté : j’ai dû, en le traduisant aussi littéralement que possible, en modifier un peu la rédaction. xxxxxxxx J. B.
  21. Gestiftete.
  22. Besitz.
  23. Sitz.
  24. Niederlassung, Ansiedelung.
  25. Rechtsgrund.
  26. Eingesehen.
  27. Auf reinen Verstandesbegriff.
  28. Des Habens.
  29. Verstandesbegriff.
  30. Besitz in der Erscheinung.
  31. Œrtlich.
  32. Laesst sich nicht einsehen.
  33. Erweitere.
  34. Der einseitige Wille.
  35. Collectiv-allgemeiner (gemeinsamer) und machhabender Wille.
  36. Zu noethigen.
  37. Einseitig.
  38. Gesetzliche Kraft.