Métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Doctrine du droit/Introduction/Appendice

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APPENDICE


À L’INTRODUCTION DE LA DOCTRINE DU DROIT.

DU DROIT ÉQUIVOQUE.
(Jus æquivocum.)

Tout droit dans le sens strict (jus strictum) implique la faculté de contraindre ; mais on peut encore concevoir un droit dans le sens large (jus latum), où la faculté de contraindre ne puisse être déterminée par aucune loi. — Or ce droit, vrai ou supposé, est de deux espèces : l’équité[1] et le droit de nécessité[2] ; la première qui admet un droit sans contrainte, et la seconde une contrainte sans droit. Mais il est aisé de voir que cette ambiguïté vient précisément de ce qu’il y a des cas où le droit est douteux et où l’on ne peut s’en rapporter à la décision d’aucun juge.

I.
ÉQUITÉ, (Æquitas.)

L’équité (considérée objectivement) n’est point du tout un principe au nom duquel on réclame des autres l’accomplissement de certains devoirs éthiques[3] (leur bienveillance et leur bienfaisance) ; celui qui exige quelque chose au nom de ce principe se fonde sur son droit ; seulement il ne remplit pas toutes les conditions dont le juge a besoin pour pouvoir déterminer jusqu’à quel point et de quelle manière on doit satisfaire à sa réclamation. Celui qui, dans une association commerciale où les avantages doivent être égaux, a plus fait que les autres, ayant aussi perdu davantage dans les mauvaises affaires, peut, au nom de l’équité, réclamer de la société quelque chose de plus pour sa part qu’un égal partage. Mais, selon le droit proprement dit (strict), c’est-à-dire si l’on suppose un juge ayant à prononcer sur ce cas, celui-ci, n’ayant pas de données (data) déterminées pour décider ce qui lui revient aux termes du contrat, le renverrait de sa demande. Le domestique à qui, à la fin de l’année, on paye ses gages en une monnaie qui a perdu de sa valeur dans l’intervalle, et avec laquelle il ne peut plus acheter ce qu’il aurait pu se procurer à l’époque où il a contracté son engagement, ne peut invoquer son droit, pour repousser le dommage qu’on lui cause en lui comptant le nombre convenu de pièce de monnaie, mais qui n’ont plus la même valeur ; il ne peut qu’en appeler à l’équité (cette divinité muette qui ne sait se faire entendre) ; car rien n’a été stipulé à cet égard dans le contrat, et un juge ne peut prononcer là les conditions n’ont pas été parfaitement déterminées.

Il suit de là qu’un tribunal d’équité[4] (dans les conflits qui s’élèvent entre les hommes sur leurs droits) implique contradiction. Seulement, lorsqu’il s’agit des droits mêmes du juge et que sa propre affaire est remise à sa disposition, il peut et doit même ouvrir l’oreille à l’équité. Par exemple, la Couronne supportera elle-même les pertes que d’autres ont essuyées à son service, et qu’elle est priée de réparer, quoique, suivant le droit strict, elle pût rejeter cette demande, sous prétexte qu’ils s’y sont exposés à leurs risques et périls.

Cette sentence (dictum) : « l’extrême droit est l’extrême injustice (summum jus, summa injuria) » est donc celle de l’équité ; mais c’est là un mal auquel on ne peut trouver de remède dans la voie même du droit[5], quoiqu’il s’agisse d’une chose fondée en droit[6] ; car l’équité ne ressort que du tribunal de la conscience[7](forum poli), tandis que toute question de droit proprement dit[8] est de la compétence du tribunal civil[9] (forum soli s. civile).


II.
DROIT DE NÉCESSITÉ.
(Jus necessitatis.)


Ce prétendu droit serait la faculté que j’aurais, dans le cas où ma propre existence serait en danger, d’ôter la vie à quelqu’un qui ne m’aurait fait aucun tort. Il est évident qu’il doit y avoir ici une contradiction du droit avec lui-même ; — car il ne s’agit pas d’un injuste agresseur qui en veut à ma vie et que je préviens en lui ôtant la sienne (jus inculpatæ tutelæ), auquel cas la modération (moderamen) n’est nullement un devoir de droit, mais une chose de vertu ; il s’agit d’une violence licite à l’égard de quelqu’un qui ne m’en a fait aucune. Il est clair que cette assertion ne doit pas être entendue objectivement, c’est-à-dire selon la prescription de la loi, mais seulement d’une manière subjective, c’est-à-dire selon la sentence qui serait portée en justice. En effet, il ne peut y avoir de loi pénale qui condamne à mort celui qui, dans un naufrage, repousse un de ses compagnons d’infortune de la planche à l’aide de laquelle il s’était sauvé, afin de se sauver lui-même. Car la peine dont la loi menacerait le coupable ne pourrait être plus grande pour lui que la perte de la vie. Or une loi pénale de ce genre n’aurait pas l’effet qu’elle se proposerait : la menace d’un mal encore incertain (de la mort infligée par un arrêt de la justice) ne saurait l’emporter sur la crainte d’un mal certain (celui de se noyer). L’action qui consiste à employer la violence pour se conserver soi-même échappe donc à la punition[10](impunibile), quoiqu’on ne puisse la regarder comme non coupable[11] (inculpabile) ; et c’est par une étrange confusion que les juristes prennent cette impunité subjective pour une impunité objective (pour une chose légitime).

« Nécessité n’a pas de loi (necessitas non habet legem) » : telle est la maxime du droit de nécessité ; et pourtant il ne peut y avoir de nécessité qui rende légitime ce qui est injuste.

On voit que, dans les deux sortes de jugements en matière de droit que nous venons d’indiquer (dans ceux qui se rapportent au droit d’équité et au droit de nécessité), l’équivoque[12] (æquivocatio) vient de ce que l’on confond les principes subjectifs de la pratique du droit avec les principes objectifs (les sentences des tribunaux avec celles de la raison). Ce que chacun juge juste par lui-même et avec fondement peut ne pas se trouver confirmé par les tribunaux, et ce qu’il doit juger lui-même injuste peut obtenir d’eux l’absolution. C’est que dans ces deux cas le concept du droit n’est pas pris dans le même sens.




DIVISION


DE LA DOCTRINE DU DROIT.


A.
division générale des devoirs de droit


On peut très-bien établir cette division d’après Ulpien, en donnant à ses formules un sens qu’elles n’avaient peut-être pas très-clairement dans son esprit, mais qu’il est très-permis d’en tirer ou d’y introduire. Les voici :

1. Vis honnêtement[13] (honeste vive). L’honnêteté juridique[14] (honestas juridica) consiste à soutenir sa dignité d’homme dans ses rapports avec les autres. Ce devoir s’exprime dans cette proposition : « ne sois pas pour les autres un pur moyen, mais sois aussi une fin pour eux. » Il sera défini dans la suite une obligation résultant du droit de l’humanité dans notre propre personne (lex justi).

2. Ne fais tort à personne (neminem læde), fallût-il pour cela rompre toute liaison avec les autres et fuir toute société (lex juridica).

3. Entre (si tu ne peux éviter autrement ce dernier mal) dans une société chacun puisse conserver ce qui lui appartient (suum cuique tribue). — Cette formule serait absurde si on la traduisait ainsi : « donne à chacun le sien, » car on ne peut donner à quelqu’un ce qu’il a déjà. Si donc elle a un sens, ce ne peut être que celui-ci : « entre dans un état de choses où la propriété de chacun puisse être mise à l’abri des attaques d’autrui » (lex justitiæ).

Ainsi ces trois formules classiques servent en même temps de fondement à une division du système des devoirs de droit en devoirs internes, en devoirs externes, et en devoirs contenant les derniers par subsomption, en tant qu’ils dérivent du principe des premiers.


B.
division générale du droit.


1. Le droit, en tant qu’il forme une science systématique, se divise en droit naturel[15], lequel repose uniquement sur des principes à priori, et en droit positif[16], lequel émane de la volonté d’un législateur.

2. Le droit, considéré comme la faculté (morale) d’obliger les autres, c’est-à-dire comme un titre légitime à leur égard (titulus), se divise en droit inné[17] et droit acquis[18] ; le premier est le droit que chacun tient de la nature, indépendamment de tout acte juridique ; le second, celui qui suppose un acte de ce genre.

Le mien et le tien innés peuvent encore être appelés internes (meum vel tuum internum) ; car le mien ou le tien extérieur est toujours nécessairement acquis.


Il n’y a qu’un seul droit inné.


Ce droit unique, originaire, que chacun possède par cela seul qu’il est homme, c’est la liberté (l’indépendance de toute contrainte imposée par la volonté d’autrui), en tant qu’elle peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de chacun. — L’égalité naturelle, c’est-à-dire cette indépendance qui fait qu’on ne peut être obligé par les autres à rien de plus que ce à quoi on peut les obliger soi-même à son tour ; par conséquent, cette propriété qu’a l’homme d’être son propre maître (sui juris) ; en même temps la qualité d’honnête[19] homme (justi), qu’on peut revendiquer, lorsque, antérieurement à tout acte juridique, on n’a fait d’injustice à personne ; enfin la faculté de faire à l’égard des autres quelque chose qui ne leur ôte rien du leur et où ils n’attachent aucun intérêt sérieux, comme de leur communiquer simplement ses pensées, de leur raconter ou de leur promettre quelque chose, que ce soit vrai et sincère ou faux et trompeur (veriloquium aut falsiloquium), parce qu’il dépend absolument d’eux de vous croire ou de ne pas vous croire[Note de l’auteur 1] : tous ces droits sont déjà contenus dans le principe de la liberté innée, et n’en diffèrent réellement pas comme membres d’une division fondée sur un concept supérieur du droit.

La raison pour laquelle on a introduit une division de ce genre dans le système du droit naturel (en tant qu’il concerne ce qui est inné) est celle-ci : on a voulu que, si une contestation s’engage sur un droit acquis et qu’on élève la question de savoir sur qui retombe la charge de faire la preuve (onus probandi), soit d’un fait douteux, soit, si le fait est avéré, d’un droit douteux, on a voulu, dis-je, que celui qui décline cette obligation puisse en appeler méthodiquement et comme à divers titres à son droit inné de liberté (lequel se spécifie suivant ses diverses relations).

Mais, comme relativement à ce qui est inné, par conséquent au mien et au tien intérieurs, il n’y a pas des droits, mais un droit, on pourra rejeter dans les prolégomènes la division précédente, qui se compose de deux membres tout à fait inégaux par leur contenu, et réduire la division de la doctrine du droit au mien et au tien extérieurs.




DIVISION


DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS EN GÉNÉRAL.




I.


Tous les devoirs sont ou des devoirs de droit (officia juris), c’est-à-dire des devoirs susceptibles d’une législation extérieure, ou des devoirs de vertu (officia virtutis, s. ethica), c’est-à-dire des devoirs qui ne comportent point une législation de ce genre. Ces derniers échappent à toute législation extérieure, parce qu’ils se rapportent à une fin, qui est en même temps un devoir (ou qu’il est de notre devoir de poursuivre). Il n’y a pas en effet de législation extérieure qui puisse faire que l’on se propose un certain but (car c’est là un acte intérieur de l’esprit). On peut sans doute prescrire ainsi des actions extérieures qui y conduisent, mais non pas contraindre le sujet à les prendre pour fin.

xxMais pourquoi la doctrine des mœurs (la morale) est-elle ordinairement désignée (entre autres par Cicéron) sous le nom de doctrine des devoirs, et ne l’est-elle pas aussi sous celui de doctrine des droits ? Pourtant les uns sont corrélatifs aux autres. La raison en est que nous ne connaissons notre propre liberté (de laquelle émanent toutes les lois

morales et par conséquent aussi tous les droits comme tous les devoirs) que par l’impératif moral, lequel est un principe de devoir, d’où l’on peut ensuite dériver la faculté d’obliger les autres, c’est-à-dire le concept du droit.


II.


Comme, dans la doctrine des devoirs, l’homme peut et doit être considéré au point de vue de la propriété qu’il a d’être libre, laquelle est toute supra-sensible, par conséquent aussi dans ce qui constitue essentiellement en lui l’humanité, c’est-à-dire comme une personnalité indépendante de toute détermination physique (homo noumenon), ce qu’il faut bien distinguer de ce qu’il est à un autre point de vue, en tant qu’il relève du monde physique, ou de ce qu’il est comme homme (homo phænomenon) ; l’idée de droit et celle de fin, rapportées à leur tour au devoir sous ce double point de vue, donnent lieu à la division suivante.

DIVISION


FONDÉE SUR LE RAPPORT OBJECTIF DE LA LOI AU DEVOIR.




DEVOIRS PARFAITS.
DEVOIRS
ENVERS
SOI-MÊME.
1.
DROIT DE L’HUMANITÉ
dans notre
propre personne.
DEVOIRS DE DROIT.
2.
DROIT DES HOMMES.
DEVOIRS
ENVERS
AUTRUI.
3.
DROIT DE L’HUMANITÉ
dans notre personne.
DEVOIRS DE VERTU.
4.
FIN DES HOMMES.
DEVOIRS IMPARFAITS.


III.


Comme les sujets, à l’égard desquels on peut considérer le rapport du droit au devoir (qu’il y ait lieu ou non de l’admettre), sont susceptibles de relations diverses, on peut établir à ce point de vue une nouvelle division.


DIVISION


FONDÉE SUR LE RAPPORT SUBJECTIF DES OBLIGEANTS ET DES OBLIGÉS.
1. 2.
Rapport juridique de l’homme
à des êtres n’ayant ni droit ni
devoir
.
Rapport juridique de l’homme
à des être ayant des droits et
des devoirs.
Vacat. Adest.
Car ce sont des êtres privés de
raison, qui ne nous obligent pas
et par lesquels nous ne pouvons
être obligés.
Car c’est un rapport d’homme à
homme.
3. 4.
Rapport juridique de l’homme
à des êtres n’ayant que des
devoirs et pas de droits.
Rapport juridique de l’homme
à un être n’ayant que des droits
et pas de devoirs (Dieu).
Vacat. Vacat.
Car ce seraient des hommes
sans personnalité (des serfs,
des esclaves).
Du moins dans la pure philo-
sophie, car ce ne peut être un
objet d’expérience.

Il n’y a donc que le no 2 qui contienne un rapport réel entre le droit et le devoir. La raison pour laquelle il n’y en a point aussi dans le no 4, c’est qu’il y aurait alors un devoir transcendant, c’est-à-dire un devoir auquel ne pourrait être donné, comme correspondant, aucun sujet extérieur capable d’obliger ; par conséquent le rapport au point de vue théorétique est ici purement idéal, c’est-à-dire qu’il porte sur un être de raison que nous nous faisons à nous-mêmes, quoique ce concept ne soit pas entièrement vide, mais qu’il soit au contraire fécond pour nous et pour notre moralité intérieure, partant sous le rapport pratique ; c’est en cela aussi que consiste uniquement, à ce point de vue purement idéal, tout notre devoir immanent (praticable).


DE LA DIVISION DE LA MORALE, EN TANT QUE
SYSTÈME DES DEVOIRS EN GÉNÉRAL.
DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE. MÉTHODOLOGIE.
Devoirs de droit. Devoirs de vertu. Didactique. Ascétique.
Droit privé. Droit public,
et en outre tout ce qui ne concerne pas
seulement la matière, mais aussi la forme architectonique d’une morale scientifique, dont on a entièrement découvert les principes généraux dans les Éléments métaphysiques.



La principale division du droit naturel ne réside pas (comme on l’admet quelquefois) dans la distinction du droit naturel et du droit social[20], mais dans celle du droit naturel et du droit civil[21], ou dans ce qu’on appelle le droit privé et le droit public. En effet, ce qui est opposé à l’état de la nature, ce n’est pas l’état social, mais l’état civil, car il peut bien y avoir société dans l’état de la nature ; seulement ce n’est pas une société civile (garantissant le mien et le tien par des lois publiques), et c’est pourquoi le droit dans ce cas prend le nom de droit privé.







Notes de Kant[modifier]

  1. On a coutume, il est vrai, de désigner sous le nom de mensonge (mendacium) toute fausseté dite à dessein, quoique légèrement, parce qu’elle peut nuire au moins en ce que celui qui y ajoute foi devient la risée des autres à cause de sa crédulité. Mais dans le sens juridique, on n’applique le mot mensonge qu’à une fausseté portant directement atteinte au droit d’autrui, comme par exemple si, pour dépouiller quelqu’un de son bien, on allègue faussement un traité conclu avec lui (falsiloquium dolosum), et cette distinction entre deux concepts très-voisins n’est pas sans fondement. En effet, lorsqu’on se borne à exposer simplement ses idées aux autres, ils restent toujours libres de les prendre pour ce qu’ils veulent, quoique la réputation méritée d’homme à la parole duquel on ne peut ajouter foi touche de si près à l’accusation de menteur, qu’on distingue à peine la ligne de démarcation qui sépare ici ce qui appartient au Jus et ce qui revient à l’Éthique.


Notes du traducteur[modifier]

  1. Billigkeit.
  2. Nothrecht.
  3. Ethische Pflicht.
  4. Gerichtshof der Billigkeit.
  5. Auf dem Wege Rechtens.
  6. Rechtsforderung.
  7. Gewissensgericht.
  8. Jede Frage Rechtens.
  9. Bürgerliche Recht.
  10. Unstrafbar.
  11. Unstraeflich.
  12. Doppelsinnigkeit.
  13. Sey ein rechtlicher Mensch.
  14. Die rechtliche Ehrbarkeit.
  15. Naturrecht.
  16. Positive (statutarische) Recht.
  17. Angeborne.
  18. Erworbene
  19. Eines unbescholtenen Menschen.
  20. Gesellschaftliche.
  21. Bürgerliche.