Métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Doctrine du droit/Préface

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Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 3-11).


PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.



Après la critique de la raison pratique venait nécessairement le système ou la métaphysique des mœurs, qui se divise en éléments métaphysiques de la Doctrine du droit[1] et éléments métaphysiques de la Doctrine de la vertu[2] (et qui forme le pendant des éléments métaphysiques de la Science de la nature[3], déjà publiée). L’introduction qui va suivre exposera et rendra en partie sensible cette division de la forme du système en deux branches.

La Doctrine du droit ou la première partie de la doctrine morale[4] veut être traitée comme un système qui procède de la raison et auquel on pourrait donner le nom de Métaphysique du droit. Comme le concept du droit, tout pur qu’il est, se rapporte pourtant à la pratique (ou trouve son application en des cas offerts par l’expérience), dans les divisions d’un système métaphysique du droit que l’on voudrait rendre complètes (ce qui est une condition indispensable dans l’établissement d’un système rationnel), il faudrait encore tenir compte de la variété de ces cas empiriques ; mais, d’un autre côté, il est impossible d’obtenir une parfaite division des éléments empiriques[5], et, quelque effort que l’on fasse (au moins pour en approcher), les concepts de cette nature ne sauraient entrer dans le système comme parties intégrantes et ne peuvent que servir d’exemples dans les scolies. C’est pourquoi le seul titre qui convienne à la première partie de la métaphysique des mœurs est celui d’Éléments métaphysiques de la doctrine du droit ; car, relativement aux cas où elle s’applique, on ne peut espérer d’arriver à un véritable système, mais seulement d’en approcher. Nous suivrons donc ici encore la méthode déjà employée dans les éléments métaphysiques de la science de la nature : le droit, qui rentre dans le système tracé a priori, formera le texte ; mais les droits, qui se rapportent aux cas particuliers fournis par l’expérience, seront l’objet de scolies quelquefois étendus ; autrement il serait difficile de bien distinguer ce qui appartient ici à la métaphysique de ce qui est l’application empirique du droit.

On m’a souvent reproché d’être obscur dans l’exposition de mes idées philosophiques[6], et même de l’être à dessein, pour affecter l’apparence de la profondeur ; je ne puis mieux prévenir ou éviter ce reproche qu’en m’empressant de me soumettre au devoir que M. Garve, un philosophe dans le vrai sens du mot, impose à tous les écrivains, particulièrement aux écrivains philosophiques ; et je m’engage pour ma part à ne m’en écarter qu’autant que l’exigera la nature de la science, qu’il s’agit de corriger et d’étendre.

Ce philosophe a raison de vouloir (dans son ouvrage intitulé Mélanges[7], p. 352 et suiv.) que toute doctrine philosophique, sous peine de rendre son auteur suspect d’obscurité dans les idées, puisse arriver à la popularité (c’est-à-dire à un degré suffisant de clarté pour être comprise de tout le monde). J’accorde cela volontiers, pourvu qu’on fasse une exception en faveur du système de la critique de la raison même et de tout ce qui ne peut être déterminé que par elle ; car il s’agit alors de distinguer dans notre connaissance de ce qui est sensible ce qui est suprasensible, mais est pourtant du ressort de la raison. Ce système ne peut jamais devenir populaire, et il en est de même en général de toute métaphysique formelle, quoique les résultats en puissent être rendus évidents pour la simple raison (d’un métaphysicien sans le savoir). Il ne faut point songer ici à la popularité (au langage vulgaire) ; mais, dût-on être traité d’écrivain pénible[8], rechercher l’exactitude scolastique[9] (car il y a un langage d’école[10]) ; c’est le seul moyen d’amener la raison, si prompte dans ses affirmations dogmatiques, à se comprendre elle-même avant de les risquer.

Que si des pédants s’avisent (dans leurs chaires ou dans des écrits populaires) de parler au public un langage technique, qui n’est fait que pour l’école, le philosophe critique en est tout aussi innocent que le grammairien des sottises d’un éplucheur de mots[11] (logodœdalus). Le ridicule ne peut tomber ici que sur l’homme, mais non sur la science.

Il semble arrogant, orgueilleux, injurieux même pour ceux qui n’ont pas encore renoncé à leur ancien système, de soutenir que « avant l’apparition de la philosophie critique il n’y avait pas encore de philosophie. » – Mais, pour être en droit de juger cette apparente présomption, il faudrait avoir résolu la question de savoir s’il peut y avoir plus d’une philosophie. Sans doute il y a plusieurs manières de philosopher et de remonter aux premiers principes de la raison, afin d’y fonder un système plus ou moins heureux ; j’ajoute qu’il en devait être ainsi, et que chacun de ces nombreux essais a son mérite aux yeux de la philosophie actuelle. Mais, de même qu’au point de vue objectif il ne peut y avoir qu’une raison humaine, de même il ne peut pas y avoir plusieurs philosophies ; c’est-à-dire que, si l’on veut procéder en philosophie par principes, il n’y a qu’un seul vrai système possible, si diverses et si contraires qu’aient été souvent les opinions des philosophes sur une seule et même question. C’est ainsi que le moraliste a raison de dire qu’il n’y a qu’une vertu et une doctrine de la vertu, c’est-à-dire un seul système qui ramène à un principe tous les devoirs de vertu ; le chimiste, qu’il n’y a qu’une chimie (celle de Lavoisier) ; le médecin, qu’il n’y a qu’un principe sur lequel on puisse fonder le système de la classification des maladies (celui de Brown), sans prétendre, parce que le nouveau système exclut tous les autres, rabaisser le mérite des prédécesseurs (moralistes, chimistes ou médecins). Sans les découvertes, en effet, ou sans les tentatives même malheureuses de nos devanciers, nous ne serions point arrivés à cette unité qu’exige le vrai principe de la philosophie pour former de toute cette science un système. — Quand donc quelqu’un annonce un système de philosophie comme son propre ouvrage, c’est comme s’il disait : « Avant cette philosophie il n’y en a pas encore eu d’autres. » Car accorder qu’il y en a eu une autre (vraie), ce serait reconnaître qu’il y a eu sur les mêmes objets deux espèces de vraies philosophies, ce qui est contradictoire. — Ainsi, lorsque la philosophie critique se donne pour une philosophie avant laquelle il n’y en avait point encore, elle ne fait autre chose que ce qu’ont fait, feront et doivent faire tous ceux qui construisent une philosophie d’après leur propre plan.

Une objection qui aurait une moindre importance, mais n’en serait pourtant pas tout à fait dépourvue, ce serait qu’une idée, qui servirait à distinguer essentiellement cette philosophie, au lieu d’en être le propre fruit, eût été empruntée à une autre (ou aux mathématiques). Telle est la découverte que prétend avoir faite un critique de Tubingue : selon lui la définition de la philosophie en général, que l’auteur de la critique de la raison pure donne pour une idée venant de lui et n’étant pas à dédaigner, aurait été, il y a bien des années déjà, donnée par un autre presque dans les mêmes termes[Note de l’auteur 1]. Je laisse à chacun le soin de décider si les mots intellectualis quædam constructio ont pu faire naître la pensée de l’exhibition d’un concept donné dans une intuition à priori[12], cette pensée qui, du même coup, servit à distinguer d’une manière très-déterminée la philosophie des mathématiques[13]. Je suis sûr que Hausen lui-même se serait refusé à admettre cette définition de son expression ; car il n’aurait pu constater la possibilité d’une intuition à priori et reconnaître que l’espace est une intuition de ce genre, et non pas simplement (comme le définit Wolf) la juxtaposition, donnée dans l’intuition empirique (dans la perception), des divers coexistants placés les uns en dehors des autres, sans sortir par cela seul de son terrain, et sans s’engager en des recherches philosophiques qui l’eussent entraîné beaucoup trop loin. En parlant d’exhibition faite en quelque sorte par l’entendement, ce profond mathématicien ne voulait parler d’autre chose que de cette représentation imparfaite[14] (empirique) d’une ligne qui correspond à un concept, et où l’on ne songe qu’à la règle, en faisant abstraction des déviations inévitables dans l’exécution, comme il arrive en géométrie même dans la construction des figures égales.

Mais ce qui a le moins d’importance pour l’esprit de cette philosophie, c’est à coup sûr ce désordre dont quelques maladroits imitateurs ont donné l’exemple, en introduisant dans le langage ordinaire des expressions qui, dans la critique de la raison pure elle-même, ne sauraient sans doute être remplacées convenablement par des termes vulgaires, mais qu’il ne faut pas employer hors de là. Certes c’est là un désordre qu’on a raison de relever, comme le fait M. Nicolaï, bien qu’il évite de se prononcer lui-même sur le manque absolu d’expressions dont se plaint la Critique dans son propre champ, comme s’il ne s’agissait pour elle que de dissimuler partout la pauvreté des idées. — Je veux cependant qu’on s’égaye beaucoup plus sur le compte des pédants qui fuient la popularité[15] que sur celui des ignorants sans critique[16] (il est juste en effet de ranger dans cette dernière classe ces métaphysiciens entichés de leur système qui repoussent toute critique, quoiqu’ils n’ignorent volontairement que ce qu’ils ne veulent pas entendre, ou ce qui ne rentre pas dans leur vieille routine). Mais si, comme le dit Shaftesbury, ce n’est pas une pierre de touche à dédaigner, quand on veut juger de la vérité d’une doctrine (particulièrement d’une doctrine pratique), que de voir si elle supporte le rire, les philosophes critiques pourraient bien avec le temps avoir aussi leur tour, et rire d’autant mieux qu’ils riraient les derniers : ils n’ont qu’à regarder comment les systèmes de ceux qui parlèrent longtemps si haut s’écroulent les uns après les autres comme des châteaux de cartes[17] et perdent tous leurs partisans ; car c’est là le sort qui leur est inévitablement réservé.

Vers la fin de l’ouvrage j’ai donné à quelques sections moins de développement qu’on n’en pourrait attendre en comparaison des sections précédentes : c’est que, d’une part, elles m’ont paru pouvoir se déduire aisément des autres ; et d’autre part, ces dernières sections (celles qui concernent le droit public) sont, à l’heure qu’il est, la matière de tant de discussions, et ont cependant une si haute importance, qu’il est bien permis d’ajourner à quelque temps un jugement décisif.


Notes de Kant[modifier]

  1. « Porro de actuali constructione hic non quæritur, cum ne possint quidem sensibiles figuræ ad rigorem definitionum effingi ; sed requiritur cognitio eorum, quibus absolvitur formatio, quæ intellectualis quædam constructio est. » (C. A. Hausen, Élem. Mathes, pars. I, p. 86. A. 1734).


Notes du traducteur[modifier]

  1. Rechtslehre.
  2. Tugendlehre.
  3. Naturwissentschaft.
  4. Sittenlehre.
  5. Das Empirischen
  6. Cf. Critique de la raison pratique, Préface. J. B.
  7. Vermischte Aufsaetze
  8. Peinlichkeit.
  9. Scolastische Pünklichkeit.
  10. Schulsprache.
  11. Wortklauber.
  12. Darstellung eines gegebenen Begriffs in einer Anschauung a priori.
  13. Voyez pour l’éclaircissement de ce point la Critique de la raison pure, Méthodologie. J. B.
  14. Verzeichnung.
  15. Ueber den unpopulaeren Pedanten.
  16. Ueber den unkritischen Ignoranten.
  17. Je me sers de cette expression pour traduire l’épithère que Kant donne aux systèmes dont il parle ici : papiernen Systeme, mot à mot des systèmes de papier. J.B.