Méthode et invention nouvelle dans l’art de dresser les chevaux/Avant-propos

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AVANT-PROPOS.



P Lusieurs perſonnes rabbaiſſent l’entendement du cheval infiniment au deſſous de celuy de l’homme, qui neantmoins, par leurs actions, monſtrent qu’elles croyent, qu’il y a plus d’entendement dans un cheval, que dans un homme ; d’autant qu’un garçon eſt longtemps devant que de connoître ſes lettres, quelque temps après avant que de ſçavoir épeler, & quelques années devant que pouvoir lire parfaitement. Toutes-fois il y en a, qui tout auſſy tôt qu’ils ſont deſſus un jeune cheval tout à ſait ignorant du Manege, penſent qu’en le battant & éperonant ils en feront un cheval dreſſé dès le premier matin. Je voudrais bien demander à de tels ſtupides & lourdaus, ſi en battant un garçon, on l’apprendroit à lire ſans luy monſtrer ſes lettres auparavant ? Certes on pourrait battre un garçon juſques à la mort, devant qu’il ſçeuſt lire. Ne donnés donc, je vous prie, non plus d’entendement à un cheval qu’à un homme, puis qu’un cheval eſt dreſſe en la meſme ſorte qu’on enſeigne les enſans à lire : on leur enſeigne premièrement à connoître, & puis par la ſrequente repetition, à convertir cette connoiſſànce en habitude. Il en eſt tout de meſme de ce que les hommes apprennent. Par exemple, un garçon eſt long-temps devant que pouvoir joüer parſaitement du Lut, mais lors qu’il y eſt parſait, ſes doigts ſe remüent ſans qu’il ſonge à châque note, ou à châque point ; il en faut tout autant dire d’un cheval dans le Manege. Il eſt vray qu’il ne faut que la main & les talons pour faire un cheval parſait ; mais il y a quelqu’autre choſe devant qu’y ſaire obeïr un cheval parſaitement. Quelqu’un tout de meſme pourra dire, qu’il n’y a autre choſe pour étre écolier parfait, que ſçavoir parler Latin, Grec, & Hebreu, & ſçavoir mettre ces langues en pratique ; & pour joüer du Lut, qu’à preſſer d’une main & toucher les cordes de l’autre. Mais il y a beaucoup à dire entre étre un bon écolier, ou venir à la perfection de bien joüer du Lut, & étre bon-Homme de cheval. Nous n’avons que deux choſes pour dreffer un cheval parfaitement, qui ſont, l’eſperance de la récompenſe, & la crainte du châtiment, leſquelles gouvernent tout le monde. Et nous ne ſçavons pas que Dieu ait autre choſe pour éguillonner ſon peuple à la vertu, que la libéralité de ſes ſalaires infinis, & l’horreur des peines preparées à leur forfaits. Il faut plus travailler l’entendement du cheval par bonnes, propres, & frequentes repetitions de ces leçons, que par les jambes ; affin qu’un cheval puiſſe ſçavoir, & par meſme moyen penſer à ce qu’il doit faire. S’il ne penſe point, comme dit de toutes les belles le fameux Philoſophe Monſieur Des Cartes, on ne ſauroit jamais luy enſeigner ce qu’il doit faire par l’efperance de la récompenſe & la crainte du châtiment. Mais vrayement, lors qu’il a été récompenſé, ou châtié, il penfe à ce qui eſt paſſé par la mémoire qu’il en a (or la memoire eſt penſement) & il melure par le jugement du paſſé ce qui eſt à venir (qui eſt encore penſement) tellement qu’il obeït à celuy qui le monte, non pas ſeulement pour éviter le châtiment, mais auſſy pour l’eſperance de la récompenſe. Ces choſes ſont ſi connuës aux Cavallerizzes, qu’il n’eſt pas neceſſàire d’en diſputer. Combien que les chevaux ne tirent pas leur raiſonnement de l’A, B, C, qui ſont les marques des choſes auſſy bien que le langage, comme dit le très-excellent & admirable Philoſophe Monſieur Hobbes, toute-fois il me donnera permiſſion de croire, qu’ils tirent leur raiſonnement des choſes meſmes. Car poſé le cas, que je voie des nuées obſcures, que je voie éclairer, & oïe tonner, & que j’aye été mouillé une fois, après avoir obſervé ces choſes par mes marques : & qu’un cheval étant à l’herbe, ait auſſy été mouillé après ces ſignes, quoy qu’il n’ait pas ces mots, nuée obſcure, éclair, tonnerre, toute-fois nous ne laſſerons, pas luy & moy de nous enſuir ſous des arbres pour nous ſauver de la pluïe, auſſy ſages l’un comme l’autre en cela ; moy en raiſonnant par les marques, qui ſont le langage, & luy en raiſonnant par les choſes, & hors des choſes, ſans ces marques. Il faut faire le meſme jugement de mille autres choſes. Il eſt vray qu’un cheval ne ſauroit faire une propoſition, n’ayant pas les marques de l’A, B, C, de ſorte qu’il a de l’avantage en ce qu’il ne ſait jamais de fauſſss propoſitions, comme font les hommes. Pluſieurs croient, que ce qui eſt cauſe que les hommes parlent, & non les beſtes, ne provient d’autre choſe que de ce que les beſtes n’ont pas cette gloire & cette vanité qu’ont les hommes, leſquelles produiſent le langage en eux. Et nous voions, que la rareté des choſes produit fort peu de langage en pluſieurs Indiens. D’abondant, les beſtes ne ſe divertiſſent point en bracelets, en bâgues émaillées, ni en infinies bagatelles de cette eſpece, mais elles ſuivent ſimplement la nature, ſans avoir ſi grand nombre de phantômes & de poupées en l’eſprit que les hommes, de quoy elles ne ſe ſoucient pas. Quelques-uns auſſy veulent dire, qu’elles n’ont point d’entendement, à cauſe que les hommes les maîtriſent ; mais lors qu’un cheval maîtriſe un homme, ce qui arrive aſſés ſouvent, l’homme n’a-t-il point d’entendement ? La force maîtriſe les hommes auſſy bien que les beſtes. Si le plus ſage homme du monde étoit pris par quelque Prince barbare, & mis à trainer une charrette proportionnée à ſes ſorces, & qu’il fuſt battu, lors qu’il ne feroit pas ſon devoir, il tireroit comme fait un cheval lors qu’il eſt gourmandé ; & quand il auroit faim, il crieroit en la meſme ſorte après le manger. Quelqu’un peut-étre dira, qu’il a l’entendement ſi relevé, qu’il aimeroir mieux mourir que de trainer une charrette, &c, tant eſt plein de courage, qu’il aimeroit mieux ſe jetter par terre ſans ſe remuër. Un cheval en fera tout autant, & je crois, qu’il endurera plus long-temps à étre battu, que ce généreux qui parle de la ſorte : nous appelions les chevaux, qui ſont comme cela, rétifs, & les hommes obſtinés, qui ſont tout-un. Pluſieurs hommes ſont trop ſorts pour un cheval, & pluſieurs chevaux ſauvages un peu trop diſſiciles pour un homme : un homme pourra mener pluſieurs chevaux devant luy, mais ce ſera par education, & ce ne ſeront pas pluſieurs chevaux ſauvages dans une ſoreſt. J’ay ſemblablement veu un petit nombre d’hommes mener deux milles priſonniers devant eux. Les gens de lettres auront beaucoup de peine à donner aucun entendement aux chevaux ; ils leur donnent ſeulement un certain inſtinct, que perſonne n’entend (tant ils ont peur de leur monarchie rationale.) Si on gardoit un homme, dès ſa naiſſance, dans un cachot juſques à l’âge de vint-ans, & qu’après on le mît dehors, on verroit qu’il aurait moins de raiſon que pluſieurs beſtes qu’on a dreſſées & élevées. Je crois, que ce qui fait que ceux qui ſont profeſſion des lettres ſont ſi peu d’eſtime des beſtes, ne provient d’autre choſe, que de la petite connoiſſance qu’ils en ont, & penſans ſçavoir toutes choſes, ils croient en parler pertinemment, au lieu qu’ils n’en connoiſſent pas plus qu’ils en apprennent à monter une haquenée de l’Univerſité à Londres, & de Londres à l’Univerſité : s’ils les étudioient, comme ſont les Cavaliers, ils en parleroient autrement. Car, par exemple, ſi un homme eſt égaré dans l’obſcurité d’une nuit d’hyver, qu’il laſſe ſaire ſon cheval, & il trouvera ſon chemin pour aller où il aura affaire, au lieu qu’un homme ſobre gaſteroit ſon cheval, & ne ſauroit en venir à bout. Cela eſt très-véritable ; car je me ſuis trouvé moy-meſme en cet état-là, & je crois que je me ſerais perdu ſans mon cheval. Quant aux hommes de lettres, quoy qu’ils étudient, ils n’étudient pas la Cavalerie, mais ils font une étude plus proſitable, qui eſt, d’avoir puiſſance ſur les hommes, juſques à ce qu’ils ſoient ſurmontés par l’épée. C’eſt pourquoy on ne doit pas s’étonner, s’ils ſe trompent un peu en ce dont ils ne font proſeſſion, ni n’étudient, & qui plus eſt, n’ont aucune connoiſſance. C’eſt pourquoy il faut auſſy me ſouvenir de ce que dit le très-excellent & très-grand Docteur Monſieur Earles en ſes Caracteres, qu’un écolier & qu’un cheval ſe troublent beaucoup l’un l’autre. Et ainſy je les laiſſeray-là pour leur aiſe & pour la mienne.

Tout ce que j’ay dit ci deſſus, n’eſt que pour vous monſtrer qu’il faut travailler ſur la raiſon d’un cheval. C’étoit un titre fort à propos d’un livre François, traitant de la Cavalerie : Pour mettre un cheval à la raiſon. Or c’eſt aſſés de cette matiere pour le preſent. Quant aux paſſions, un cheval connoit autant des nôtres comme nous faiſons des ſiennes ; parce que nous connoiſſons parfaitement les paſſions les uns des autres, comme l’amour, la haine, l’appetit de vengeance, l’envie, &c. J’ay veu fort peu de Cavaliers coleres l’emporter par leur paſſion au deſſus du cheval ; au contraire, le cheval en avoit toûjours du meilleur. Puis que l’entendement le plus foible eſt toujours le plus paſſionné, il eſt vray-ſèmblable, que le cheval doit l’emporter par deſſus l’homme. Il doit toûjours avoir en cet art un homme & un beſte en paſſion, & non deux beſtes. Vrayement un bon Cavalier ne doit jamais ſe mettre en colere contre ſon cheval, mais le châtier ſans le fâcher comme une eſpece de Divinité au deſſus de luy. Si le Cavalier pique ſon cheval en le mâtinant, le cheval luy répondra de la ſorte en ruant malicieuſement. Ne voions nous pas que les hommes, lors que c’eſt par jeu, s’entre-donnent de grands cotips ſans ſe ſâcher l’un contre l’autre ? mais lors qu’ils ſont en colère, le moindre mouvement forme un duel. Il en arrive autant avec un cheval ; si on ſe ſâche contre luy, il formera une querelle, & lors qu’on n’eſt point fâché, il prendra tout en bonne part, & ne ſe fâchera jamais. De ſorte que la patience eſt un ſecret pour dreſſer les chevaux : il eſt vray pourtant, que la patience ne dreſſera jamais un cheval ſans connoiſſance, & laa connoiſſance dreſſera rarement un cheval ſans la patience. Il faut donc le traiter doucement, & ne prendre que la moitié de ſes ſorces : mais c’eſt une choſe diſſicile ; car s’il ſe met ſur ſa deffenſe, ou il le faut laiſſer étre maître, ou bien il faut avanturer d’entreprendre trop ſur luy pour le reduire. Si on le laiſſe étre maître, c’eſt un cheval perdu ; s’il ſe rend tant ſoit peu, il faut incontinent deſcendre & le careſſer ; s’il ne ſe rend point, il faut plûtoſt attendre à un autre matin, que le gâter ; reduiſés-le au petit pas, mêlant la douceur avec les aides & châtiment. Vous apprendrés d’icy à dreſſer un cheval, tant pour l’uſage, que pour le plaiſir. Quelque railleur demandera peut étre, à quoy eſt bon un cheval qui ne ſçait que danſer & badiner ? Cette ſorte-là de gens qui ſe moquent de tout le monde, & de toutes choſes, par leur mauvaiſe diſpoſition & ſaute de jugement, ne ſont bons eux meſmes à quoy que ce ſoit ; c’eſt pourquoy ils tâchent d’abaiſſer toutes choſes pour ſe les rendre ſemblables. Si ces Meſſieurs-là veulent ôter tout ce qui eſt pour la curioſité & le plaiſir, & ne veulent avoir que ce qui eſt pour l’uſage, il faut qu’ils ſe ſervent d’un arbre creux pour maiſon, qu’ils ſe veſtent de feuilles de figuier Page:Cavendish - L’Art de dresser les chevaux, 1737.djvu/27