Mœurs des Américains/02

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MŒURS DES AMÉRICAINS.[1]


DEUXIÈME ARTICLE.

Nous l’avons dit au début de ces extraits et nous le répétons, rien ne se développe avec plus de logique que les conséquences pratiques d’un principe. Mettez seulement une idée dans la tête d’un peuple et laissez-lui faire : sans que personne s’en mêle, sans que personne s’en doute, des milliers de syllogismes, dont personne n’aura conscience, vont extraire de cette idée des milliers de conséquences rigoureuses, dont le philosophe le plus subtil ne se serait point avisé ; ces conséquences, une fois mises au monde, vont à leur tour en engendrer des milliers d’autres, qui deviendront fécondes à leur tour ; et de proche en proche, sans autre auxiliaire que le temps, par un progrès tacite, mais aussi régulier qu’irrésistible, l’esprit contenu dans l’idée-mère va s’infiltrer dans toutes les parties du corps social, teindre de sa couleur les moindres détails de la vie publique et privée, modifier toutes les idées, altérer toutes les habitudes, transformer toutes les institutions ; personne ne l’a vu passer et il est partout ; personne ne l’a senti se répandre et il inonde tout ; l’insecte le plus fécond est moins fécond, le poison le plus subtil est moins subtil ; bien aveugles sont les hommes qui se tourmentent pour un principe qui entre dans le monde, qui suent sang et eau de peur qu’il ne marche pas ou qu’en marchant il ne s’égare, qui se font tuer de crainte qu’il oublie de produire une de ses conséquences. Ils feraient aussi bien de s’armer en faveur de la gravitation, et de se battre pour assurer la libre arrivée des eaux de la Seine à l’Océan. Dieu n’a pas remis à l’étroite prévoyance, à la mobile volonté, à la débile puissance des hommes les destinées de l’humanité. Il a réglé la succession des idées qui doivent la gouverner, et il a donné aux idées une force propre, pour faire leur chemin et s’établir quand l’heure est venue. Les hommes ont la bonhomie de croire qu’ils font les idées, qu’ils les propagent, qu’ils les mettent au pouvoir et les destituent comme des fonctionnaires ou des députés. De là le mal que se donnent les partis et les journaux, de là les discours et les émeutes, de là les éternelles espérances de ce qui tombe et les éternelles inquiétudes de ce qui arrive. Cette niaise fatuité est à mourir de rire. Elle ferait de la politique la plus bouffonne des comédies, sans les conséquences tragiques qu’elle a, et son utilité dans l’accomplissement même des desseins de la Providence. Cet aveuglement dans l’humanité répond à la fatalité dans la nature ; il en tient lieu. C’est par lui que la liberté qui est dans chaque individu ne joue aucun rôle dans les masses, et que l’humanité qui est libre, marche selon des loix aussi fatales et aussi régulières que la nature qui ne l’est pas. Cette illusion éternelle est la condition du mouvement et des progrès de l’humanité, et le jour où l’humanité en sortirait, ce jour-là serait la fin du monde. Quiconque comprend l’histoire, est par cela même incapable d’y jouer un rôle : il faut être aveugle, pour devenir grand en politique. Heureusement, Dieu en nous façonnant, a pris ses mesures pour que cette erreur fût générale et pour que personne n’y échappât entièrement. Ceux mêmes qui comprennent ceci, ceux mêmes qui l’écrivent, quand ils se trouvent plongés dans le milieu politique, se laissent tomber par moment du point de vue absolu au point de vue relatif ; par moment ils se laissent aller aux préoccupations, aux soucis, aux passions aveugles des partis : de bonne foi ils prennent et jouent un rôle dans la comédie ; de bonne foi ils se mettent comme les autres dans la rivière jusqu’au cou, et comme les autres, de toute la force de leurs bras, et avec le même souci de ne pas réussir, ils poussent ses eaux vers l’Océan, sans s’apercevoir qu’elles y vont bien toutes seules, et que, de plus, elles les y portent, eux qui s’imaginent les y pousser.

Mais finissons-en avec cette digression inutile, et revenons à cette bonne mistress Trollope qui ne se doute pas de toutes ces belles idées, et à cette grande Amérique, qui, sans les apercevoir davantage, en prouve si bien la vérité.

Une des conséquences les plus inévitables de l’égalité, de cette égalité qui n’est pas seulement dans les livres de philosophie d’une nation, mais qui est dans ses lois et dans ses mœurs, c’est d’abaisser la civilisation des classes supérieures de la société, en élevant celle des classes inférieures ; et ici, par classes, je n’entends que ce qu’on peut entendre par ce mot dans un pays d’égalité, c’est-à-dire les catégories inévitables, formées par la différence des fortunes et par celles de l’éducation qui s’en suivent. Les riches et les pauvres, ceux qui travaillent de leurs mains et ceux qui ne travaillent que de leur tête, ceux qui savent le latin et ceux qui ne savent pas même leur langue, ayant les mêmes droits et les exerçant en commun, et cela en toute affaire et tous les jours de l’année, sont perpétuellement mêlés, vivent pour ainsi dire ensemble, et soumis à la nécessité d’échanger et de respecter leurs idées, de subir et de tolérer leurs passions respectives, s’amalgament intimement et complètement. Or, dans cette vie commune et intime, il est impossible que la classe supérieure ne contracte pas quelque chose de la rudesse et de la grossièreté de la classe inférieure, et que celle-ci, à son tour, ne s’éclaire pas aux idées, ne s’adoucisse pas aux manières, ne s’humanise pas aux sentimens de la classe supérieure. L’instinct, autant que la nécessité de s’entendre, produit ce genre de nivellement. Il n’est personne qui, si le hasard le mêle avec des hommes autrement faits que lui, ne se sente incliné par une sympathie instinctive à s’abaisser ou à s’élever à leurs idées et à leurs habitudes. L’orgueil aide à cette sympathie dans la classe inférieure ; le désir de ne pas choquer des égalités susceptibles et le besoin de se les concilier, la secondent, dans les classes supérieures ; et de la sorte il se forme une espèce de civilisation moyenne, où les uns gagnent et les autres perdent : ainsi, quand le vin est mêlé à l’eau, si le vin devient pâle, l’eau devient rouge. Mais remarquons que c’est le plus petit nombre qui perd et que c’est le plus grand qui gagne, en sorte que le résultat est bon. Et c’est ce qui est constamment arrivé, toutes les fois que la civilisation a fait un pas. La civilisation a pour effet invariable d’abaisser la partie au profit du tout. Quand les barbares envahirent l’empire romain, la civilisation romaine perdit ; mais les barbares sortirent de la barbarie. Mais pour être bon, ce résultat n’en blesse pas moins les personnes qui, comme mistress Trollope, sont accoutumées à la vie des classes aristocratiques de l’Europe. Elle a été choquée, et nous le serions comme elle, de la grossièreté des Américains, de l’absence d’élégance et de politesse qui se remarque dans leurs manières et dans leur façon de vivre, de leur peu de goût pour les arts et pour les femmes, de la pauvreté de leur littérature, des bévues de leurs jugemens en toutes les matières qui pour être bien senties, exigent un esprit raffiné dans les longs loisirs d’une vie oisive, et dans l’isolement absolu de tout ce qu’il y a de vulgaire et de trivial dans l’humanité. Le voyage de mistress Trollope est plein de faits qui mettent en lumière toutes ces choses. Nous devons dire toutefois que cette grossièreté de mœurs ne vient pas exclusivement aux États-Unis du principe démocratique. Une part doit en être attribuée à la jeunesse de l’Amérique, encore en lutte avec une nature primitive, et qui n’est qu’à moitié vaincue. Quand on vit au milieu des bois, quand on entend de son salon hurler la panthère et siffler la flèche du sauvage, il est difficile d’être aussi raffiné qu’une belle dame d’Almack ou qu’un fashionable de la rue de Paix.

L’égalité de droit n’empêche pas l’inégalité de fait. La richesse, l’instruction, la capacité, restent des supériorités dans toutes les démocraties du monde ; et ces avantages sont tacitement sentis et vivement desirés par ceux qui ne les ont pas. C’est une raison pour ces derniers d’être susceptibles et fiers en présence de ceux qui en jouissent, et de ne rien négliger pour les acquérir. Dans toute démocratie, ce sont les classes inférieures qui sont orgueilleuses et susceptibles, et les classes supérieures qui sont humbles et patientes. Il y a de plus dans toute démocratie une ambition de parvenir et une avidité d’acquérir extrêmes et générales. Les pauvres veulent combler l’intervalle qui les sépare des riches, et ceux-ci le maintenir. Le pouvoir étant au concours, accessible à tous, et cependant ne pouvant être saisi qu’à certaines conditions de lumières et de fortune, tous les citoyens sont poussés en avant par une émulation dévorante et sans relâche, et se coudoient sur la route avec une jalousie passionnée. L’intrigue et tous les moyens semblent bons pour réussir. La machine électorale, toujours en mouvement, engendre les brigues, l’artifice, la calomnie contre les personnes, anime les haines, et contribue à développer toutes les tristes passions qui accompagnent l’émulation portée à l’excès, l’ambition qu’aucune barrière légale ne contient. On trouve amplement tout cela en Amérique, et tout cela y a prodigieusement choqué mistress Trollope. L’orgueil des basses classes et l’humilité hypocrite des hautes lui ont paru insupportables. L’avidité insatiable, l’ambition effrénée, le défaut général de délicatesse et de probité des Américains l’ont révoltée. Elle juge, et nous croyons qu’elle a raison, la moyenne de la moralité américaine fort inférieure à la moyenne de la moralité anglaise. Enfin, ce mouvement sans fin et sans repos de ce peuple, chez qui tout marche, et où jamais rien ne s’arrête, ne se pose, ne s’établit, a paru horriblement fatigant à ses habitudes. Tout cela devait être ; un tel milieu nous serait insupportable comme à elle. La faible partie de toutes celles que nos institutions nous ont donnée, nous est déjà fort désagréable. Quiconque a assisté à une élection en sait des nouvelles ; quiconque lit tous les matins cinq à six journaux peut en donner.

Le mépris des citoyens pour les magistrats et pour les lois, et le respect des magistrats et des lois pour les citoyens, et de là une extrême mobilité en tout, sont une autre conséquence de la vraie démocratie. Comment la nation souveraine pourrait-elle respecter le magistrat qu’elle vient de faire et qu’il ne tiendra qu’à elle de révoquer demain, la loi qui émane d’elle et qui demain cessera d’être loi, si elle le veut ? Et ce magistrat, comment ne tremblerait-il pas devant son maître ? Et cette loi que le peuple a faite, comment contiendrait-elle des dispositions sévères contre lui ? Et comment se gênerait-il beaucoup pour l’observer, lui qui l’a voulue pour son bien, si son bien lui paraît vouloir qu’il ne l’observe pas ? Et comme tout magistrat a ses défauts, et toute loi ses inconvéniens, est-il possible que l’un ou l’autre résiste long-temps à la critique d’hommes qui sont parfaitement libres de les changer ? Sans compter que cette foule souveraine, étant peu éclairée, est capricieuse, que mille personnes sont toujours intéressées à ce qu’elle change d’opinion ; sans compter enfin qu’elle se plaît à exercer son pouvoir, et que, si elle ne changeait pas d’opinion, elle se ravirait à elle-même les occasions de le faire. De là l’extrême jalousie et l’extrême mobilité des démocraties. En Amérique comme à Athènes, j’allais dire comme à Paris, tout homme qui est en place est un pauvre homme, et toute loi qui règne est une loi détestable. On se hâte de changer, et l’homme ou la chose substitués, subissant à leur tour la même loi, sont changés à leur tour, et ainsi de suite indéfiniment. Aussi rien ne s’assied et ne dure sur le sol américain. L’état change ses lois, chaque province ses institutions, chaque particulier sa profession et ses habitudes, avec une incroyable facilité. C’est précisément le contraire de ce qui arrive dans les aristocraties, et il est impossible que des habitudes formées sous ce dernier régime se trouvent heureuses au sein de cet orage éternel.

Une seule chose est sacrée dans les démocraties : l’individu ; car le souverain en est composé, et il y a égalité entre les élémens. On n’ose pas mettre à mort le criminel en Amérique, et quand vient l’heure du supplice, ce n’est pas le criminel qui est embarrassé, c’est le bourreau qui est honteux, qui hésite, qui n’ose pas, qui supplie le coupable de vouloir bien user d’un des moyens que la loi lui a ménagés pour éviter d’être pendu. Ce respect de la loi pour l’individu, l’individu l’a pour lui-même. Rien n’est bon, rien n’est vrai, que ce qui lui paraît bon et vrai. Il est d’un orgueil, d’une susceptibilité d’indépendance extrêmes. Ne prétendez pas lui enseigner quelque chose, le réformer en quelque chose ; ne vous avisez pas d’oser lui faire du bien, lui éviter du mal : ce serait un attentat à son indépendance ; ce qui lui arrive, ce qu’il pense, le mal comme le bien, l’erreur comme la vérité, tout cela ne regarde que lui, et vous n’avez pas à vous en mêler. De là la jalousie d’indépendance des états particuliers à l’égard du gouvernement fédéral et la faiblesse croissante de celui-ci ; de là celle de chaque canton à l’égard de l’état, et de chaque village à l’égard du canton ; de là enfin celle de l’individu, superbe et majestueuse, et qui domine toutes les autres, parce qu’elle les engendre. De là, aussi, ces religions qui règnent sur une demi-douzaine de fidèles, quelquefois moins, chacun se faisant la sienne, trouvant tout simple d’être à-la-fois le fondateur, le prêtre et le troupeau, et tout naturel cependant, tant il a de respect pour ses idées, de baptiser cette religion personnelle, de la proclamer, et de lui procurer une place dans la liste de celles qui gouvernent la terre, à côté du catholicisme ou de telle autre qui règne sur des millions d’hommes. De là, en un mot, tout ce génie de décomposition, qui en tout pousse à la poussière, et ne s’arrête qu’à l’atome, génie qui est éminemment celui de la démocratie.

Comment des hommes qui pensent ainsi, pourraient-ils faire le moindre cas de ceux qui pensent autrement ? Quelle figure espérez-vous faire à leurs yeux, vous qui reconnaissez des nobles et des rois, vous qui admettez qu’il y ait des hommes plus sages que d’autres, et devant l’opinion desquels il est bien de courber la sienne ; vous, qui en un mot, reconnaissez une autorité supérieure à celle de l’individu ? L’Américain a pitié de vous ; il vous considère comme des aveugles ou des sots, portant le joug des vieux préjugés de l’Europe, infiniment en arrière de la jeune Amérique dans la carrière de la civilisation. Vous lui êtes inférieurs en politique, donc vous lui êtes inférieurs en tout. Vous êtes arriérés en littérature, en peinture, en musique, en philosophie. Il y a lieu de penser qu’un jour vous arriverez en tout cela au point élevé où elle en est : mais il vous faudra bien du temps, et d’ici là, vous en êtes réduits au rôle de l’admiration pour elle, comme elle en est réduite à celui de la compassion pour vous. Tels sont les sentimens des masses américaines pour les Européens ; et à cet égard, ils ne souffrent pas la discussion. On peut juger si cet absurde dédain a beaucoup amusé mistress Trollope. Rien ne l’a plus mortellement blessée en Amérique, d’autant mieux que la vieille Angleterre a plus que sa part dans ce mépris démocratique, et que la pauvre dame ne trouvait aucun allié au milieu de ce monde d’ennemis. Aussi se prit-elle un jour d’une belle passion pour une jeune Allemande qu’elle rencontra dans les rues de Philadelphie, par un beau clair du lune, et qui lui dit naïvement : « Oh ! madame, ils n’aiment pas la musique, ils ne sentent pas la musique, ils ne comprennent pas la musique ; comment pourrait-on vivre dans un tel pays ? j’y mourrai d’ennui ! » Et elle se mit à pleurer, et mistress Trollope fut bien heureuse.

Le mépris pour les femmes est un autre caractère de la véritable démocratie. Comme, en dépit de l’égalité, elles ne font point partie du souverain, elles demeurent étrangères à la vie politique de leurs maris ; et comme cette même vie politique occupe sans cesse ces derniers et les absorbe, il s’ensuit que les hommes et les femmes forment deux races isolées, et qui ne se rapprochent guère que pour les choses indispensables. Ajoutez aux soins de la vie politique, l’activité dévorante qu’elle imprime à toutes les poursuites de l’ambition et de la cupidité, la grossièreté d’habitudes qu’elle engendre, l’éloignement qu’elle inspire pour tous les goûts élégans et pour tous les arts qui rapprochent les deux sexes, en rendant le plus faible aimable au plus fort, et vous comprendrez jusqu’où va cet isolement. Les pauvres femmes sont donc très abandonnées en Amérique ; et ne trouvant aucun avantage à plaire, elles en négligent les moyens, et sont pour la plupart, très insignifiantes et assez sottes. D’ailleurs, quoiqu’on soigne beaucoup leur éducation, qu’on affecte de leur apprendre le latin et le grec, et que le programme de leurs études pût faire honte à l’enseignement d’un de nos meilleurs collèges, l’obligation où elles se trouvent, comme femmes d’autant de Caton et de Cincinnatus et comme égales de leurs servantes, de veiller et de mettre la main à toutes les choses du ménage, contribue à les retenir ou à les rappeler sans cesse dans un cercle d’habitudes tout-à-fait communes et sans élégance. Il faut voir la pitié qu’elles inspirent à notre voyageuse et tout ce qu’elle en dit. Elle se trouve là dans son élément, et n’épargne pas les observations. Femme distinguée du pays du monde où les femmes sont le mieux élevées, elle ne tarit pas de considérations justes, fines, souvent profondes sur la condition des Américaines. Et au fait, elle n’a point tort de s’appesantir sur un tel sujet ; car la condition des femmes est le fait le plus significatif de la civilisation d’un pays : celui-là bien connu, on peut toujours en induire la plupart des autres.

Nous ne connaissons pas mieux la véritable démocratie religieuse que la véritable démocratie politique. Il en est de notre protestantisme comme du gouvernement représentatif : il n’est guère qu’un accommodement entre nos idées et nos habitudes. Il accorde trop ou trop peu, trop pour l’autorité, trop peu pour la liberté, et depuis long-temps son principe l’aurait entraîné, si nos habitudes n’avaient fait résistance. Il faut aller en Amérique pour connaître les véritables conséquences religieuses du principe démocratique. Du même droit que l’individu est roi en politique, il est prêtre en religion ; là, il fait la loi, ici le dogme, et par la même raison ; c’est qu’il n’a que des égaux et point de maître, et que personne n’a plus le droit de décider ce qu’il doit croire, que ce qu’il doit faire. Cela posé, le reste s’ensuit. On élit une religion comme on choisit un métier ; et si on n’en trouve pas à sa guise, on s’en passe, ou on en fait une. Les autres n’ayant rien à voir dans ce choix, l’état reste indifférent : il n’est pas athée, l’expression est mauvaise, car il ne nie pas plus qu’il n’affirme ; il ne pense pas. Mais aussi il ne paie pas : chacun paie son prêtre comme son médecin, et les pauvres s’en passent : ils font comme s’ils étaient sceptiques. Ce système est plus cher peut-être, mais il est plus libre. Loin de tuer l’esprit religieux, ce régime de pleine liberté le mettrait dans la nature humaine s’il n’y était pas. En Europe, un cordonnier reste un cordonnier ; en Amérique, il peut devenir chef de secte, et cela, sans renoncer à son état. Il y a des extravagances pour tout le monde, et du monde pour toutes les extravagances ; qu’il en rêve une, qu’il la prêche, il aura bien du malheur s’il ne convertit pas quelqu’un, ne fût-ce que ses voisines. Le voilà donc à la tête d’une congrégation qui se fanatise à sa voix, qui souscrit, qui remue, qui cabale pour s’accroître aux dépens des autres, et gagner des âmes. Laissez rouler cette boule de neige, qui sait ? elle deviendra peut-être une avalanche, et le cordonnier qui l’a pétrie, un grand homme. En attendant, et n’eût-il que douze partisans, il est un saint, une lumière, un apôtre, et comme tel, on le caresse, on l’admire, on le choie. Qu’on juge si une pareille carrière, si ouverte et si séduisante, est suivie. Aussi le nombre des prêtres est immense en Amérique, et celui des sectes inconnu : le savant abbé Grégoire est mort à la piste. Chaque année en voit naître de nouvelles, et le fanatisme de chacune est en raison inverse de sa masse et en raison directe de son absurdité. Il manquait cette expérience pour apprécier la fécondité de l’esprit humain dans l’extravagant et le bizarre ; la voilà faite, on peut voir. Du reste, ces sectes ne se haïssent pas trop l’une l’autre ; le droit de penser ce qu’on veut est trop reconnu, et d’ailleurs il y aurait trop à faire : l’étendue de la concurrence détruit la rivalité. La religion en Amérique ne consiste pas à appartenir à telle croyance, mais à en avoir une : l’indifférence seule n’est pas soufferte ; à tout prix, il faut penser quelque chose, et quelque chose qui ait un nom. Vous pouvez être athée si vous voulez ; l’athéisme est une opinion ; elle a sa bannière ; mais vous êtes impie si vous n’êtes pas enrôlé. Aussi tout le monde l’est, et chacun à sa guise. La même famille réunit souvent cinq à six religions, et ces cinq ou six religions vivent très familièrement ensemble ; elles badinent, elles joûtent autour de la table à thé ; on parle là de la rédemption ou de la grâce, comme on parle ici du mérite d’un roman ou de la danse d’une actrice : une aimable dunkériste dit son mot ; une charmante athée relève la balle et la renvoie à un swedenborgien fashionable, qui la passe avec grâce à une vieille socinienne en lunettes. Ce serait un horrible scandale pour nous que cette légèreté sur des sujets si graves ; c’est une chose toute simple en Amérique, où cette légèreté n’est que du bon ton, et n’exclut ni la foi, ni le zèle. Ainsi la liberté a produit du même coup en Amérique le fanatisme et la tolérance. La dispute dédommage de la persécution ; polie dans les salons, elle est ardente et sombre dans les chaires, les meetings et les livres. Elle parcourt incessamment le territoire de la république et le ravage comme une fièvre. Des milliers de prêtres ambulans la portent partout, dans les villes, dans les villages, et jusque dans les bois ; le jour, la nuit, à toute heure, en tout lieu, elle retentit à côté de la dispute politique ; il n’y a pas plus d’asile contre l’une que contre l’autre ; et qui veut vivre en paix doit se boucher les oreilles ou fuir l’Amérique. C’est la seule liberté dont on n’y puisse jouir ; toutes les autres conspirent à vous l’ôter.

On se tromperait, toutefois, si l’on s’imaginait que ces deux fièvres de la politique et de la religion travaillent simultanément et avec la même violence toutes les parties de la population américaine : ce serait trop de moitié pour la constitution la plus robuste. La politique et la religion suffisent chacune et au-delà, pour absorber notre débile intelligence ; et quand l’une l’envahit, l’autre ne saurait y conserver une grande place. Dans les monarchies et les aristocraties, le peuple a le loisir d’être religieux et il l’est ; l’irréligion ou l’indifférence sont le privilége des nobles qui gouvernent. Dans les démocraties, le peuple gouvernant lui-même, la politique l’absorbe, et la religion n’a plus sur lui qu’une faible prise. Mais cela n’est vrai que des hommes qui seuls gouvernent, et ne saurait l’être des femmes, enveloppées par la démocratie dans le même délaissement que la religion, et toujours d’autant plus amoureuses de Dieu qu’elles sont plus négligées des hommes. De là aux États-Unis ce singulier phénomène exprimé et résumé par mistress Trollope dans cette phrase concise : « Je ne sache pas un pays où la religion ait tant d’empire sur les femmes et si peu sur les hommes. » La partie mâle de la population, ayant des lois à faire et à défaire, des magistrats à nommer et à révoquer d’un bout à l’autre de l’année, continuellement préoccupée de candidatures, de réformes et de dollars, n’a point le temps de songer beaucoup à Dieu, et ne saurait offrir aux passions religieuses et aux prêtres la matière première qui leur convient. Mais précisément à cause de cela, les femmes sont admirablement disposées à recevoir leur empire et à le subir complètement. Délaissées de leurs maris, exclues des affaires, que voulez-vous que les Américaines fassent de leur cœur et de leur temps ; elles les donnent à Dieu, et elles font bien. D’ailleurs les plaisirs sont chose rare dans les démocraties ; ils suivent et supposent les arts, qui suivent et supposent le loisir et la stabilité. Les Américains sont tristes et ne s’amusent jamais : ils dédaignent le théâtre, ils méprisent le bal et les soirées. De toutes les distractions connues, ils n’aiment que le jeu, qui est encore un calcul. Quand ils ont célébré officiellement l’anniversaire de leur indépendance, l’anniversaire de la naissance de Washington, et deux ou trois autres anniversaires tout aussi respectables, les voilà bien ; ils ont de la joie pour un an. Aussi toutes les réunions de plaisir que nous avons en Europe manquent ou sont peu goûtées en Amérique. Et cependant, comme le dit mistress Trollope, il faut bien aux femmes quelques distractions, et qu’elles aient un lieu où se montrer, elles et leurs rubans. Le temple est ce lieu-là ; le temple c’est l’Opéra, c’est la salle de bal, c’est le salon d’exposition, c’est le jardin des Tuileries des Américaines ; le temple est le débouché de toutes leurs vanités. Ajoutons qu’entre Dieu et elles se placent les prêtres, que ces prêtres sont des hommes, que parmi ces hommes il en est de jeunes et de beaux ; que ne régnant que par les femmes, ils leur accordent cette considération, ces attentions, cette importance dont elles sont si avides et que les habitudes démocratiques leur refusent ; ajoutons enfin que la division infinie des sectes, leurs rivalités, leurs jalousies, leur ambition de dominer, et jusqu’à la subtilité des dogmes qui les divisent, ouvrent un vaste champ à l’activité de détail, à l’esprit d’intrigue et de coterie, à la finesse et au savoir faire, à tous les défauts en un mot et à toutes les qualités du génie féminin ; et l’on concevra aisément quel empire la religion exerce sur les femmes aux États-Unis, avec quelle ardeur elles s’en occupent, et jusqu’à quel degré de fanatisme cette passion exclusive peut être poussée.

Comment chez un peuple aussi actif, aussi ambitieux, aussi remuant, des ministres ambitieux et ardens manqueraient-ils à cet empire de la religion, pour ainsi dire, tout fait, et tout à-la-fois si facile à saisir et si séduisant à exercer ? Qui donc pourrait s’étonner si cet empire est ardemment recherché et disputé, si quelquefois même ceux qui l’exercent en abusent, et si entre les prêtres et les femmes, il s’établit une sympathie intime et comme une alliance secrète à laquelle l’autre moitié, la moitié politique de la société, demeure plus ou moins étrangère ? Cela doit être et cela est. Il y a, pour ainsi dire, deux républiques en Amérique, vivant et se développant côte à côte, l’une exclusivement formée par les hommes, la république politique ; l’autre presque exclusivement par les femmes et les prêtres, la république religieuse. Ces deux républiques se pénètrent sans se confondre et ont chacune leur sphère et leur vie. Aux femmes et aux prêtres la religion, aux hommes la politique ; à ceux-là le temple, où les hommes ne vont guère ; aux hommes le club, où les femmes ne vont pas. Du reste la même activité américaine, le même esprit ardent, factieux, délibérant. Et sous ce rapport, sans parler des prêtres, les femmes ne sont pas en reste. Comme leur nature sympathique les condamne toujours à l’imitation, et qu’elles n’ont malheureusement qu’un modèle, les hommes, toutes les pratiques que suivent leurs maris en politique, elles les répètent en religion : elles s’associent, elles délibèrent, elles souscrivent, elles élisent ; elles font et défont le culte et le dogme ; elles se divisent en factions, en partis, en coteries ; elles intriguent, elles cabalent, elles remuent, elles égalent leurs maris, elles les surpasseraient, s’il était possible, en mobilité démocratique. Car, qu’on ne s’y trompe pas, les deux républiques ont l’air d’offrir des différences dans leur constitution : il y a une aristocratie dans la dernière, celle des prêtres ; c’est même la seule qui existe en Amérique ; mais, au fond, le même principe les anime et les tourmente, le principe démocratique. Ce principe est si fort sur ce sol, qu’il y neutralise cette autorité même du sacerdoce, la plus naturelle et en apparence la plus inévitable de toutes. Il la divise, il la limite, il finira par l’anéantir. Au fond, dans l’ordre religieux comme dans l’ordre politique, ce sont toujours les mêmes principes et les mêmes conséquences : la souveraineté du peuple ou du troupeau, l’égalité des citoyens ou des fidèles, la décomposition à l’infini de l’état ou de l’église, et au bout, de la poussière religieuse ou politique, mais de la poussière libre et vivante.

Telles sont quelques-unes des conséquences développées dans les mœurs des Américains par le principe politique qui les gouverne. Il en est d’autres que nous omettons, parce qu’il est impossible de tout dire.

Si l’on veut y regarder de près, on trouvera qu’il n’est pas une de ces conséquences qui ne découle naturellement du principe, pas une par conséquent dont on doive s’étonner, ou qu’on ait le droit de reprocher au peuple que ce principe gouverne. Toute nation soumise à l’idée démocratique doit arriver là ; aucune puissance humaine ne saurait borner ou détourner le cours fatal de cette logique qui fait l’histoire. Et qu’on ne conclue pas de ces conséquences que le principe démocratique est mauvais : nous avons signalé ses inconvéniens, nous n’avons pas parlé de ses avantages. Il faudrait de plus, pour le juger, mettre en regard les conséquences bonnes et mauvaises du principe opposé ; et Dieu sait alors qui oserait choisir. D’ailleurs ni le choix, ni même le jugement, ne dépendent de nous. Chacun de ces principes a son heure marquée ; quand cette heure est venue, une nation ne choisit pas ; elle tombe comme une proie sous son empire ; et quand elle y est, elle ne peut plus être impartiale, et se trouve aussi incapable de juger qu’elle l’a été de choisir. Et comme une nation n’échappe à l’ascendant d’un principe, que pour tomber sous l’ascendant d’un autre, il s’ensuit que cette liberté de jugement n’existe jamais pour elle.

Je demande pardon de m’être laissé aller à indiquer ces conséquences, au lieu de céder la parole à mistress Trollope, ce qui aurait été, je n’en doute pas, beaucoup plus agréable pour le lecteur. Il n’est pas un de ces résultats à l’appui duquel son livre ne contienne les faits les plus curieux et les plus piquans. Mais, comme il faut choisir, et que nous ne saurions transporter tout son voyage dans cette Revue, nous nous bornerons à quelques-uns de ceux qu’elle a recueillis sur la religion. Les conséquences religieuses de la démocratie sont, de toutes, celles que nous devinons le moins ; elles sont donc, de toutes, les plus instructives pour nous. Si, ce dont nous doutons beaucoup, nos lecteurs trouvaient assez d’intérêt dans ces articles pour n’en pas redouter un troisième, nous pourrions une autre fois satisfaire leur curiosité sur les autres points que nous avons indiqués.

Nous mettrons d’abord sous leurs yeux quelques-unes des scènes religieuses dont mistress Trollope a eu le spectacle en Amérique. Nos idées réclament vivement toute cette liberté dont on jouit sur la terre classique de la démocratie ; il faut voir si nos mœurs s’accommoderaient de ses effets.


« Il n’y avait que peu de mois que nous étions à Cincinnati, quand notre curiosité fut excitée par l’annonce d’un Revival. On ne parlait plus d’autre chose dans la ville : « Le Revival sera très nombreux ; nous serons constamment engagés pendant le Revival », étaient des phrases que nous ne cessions d’entendre, et que nous entendîmes long-temps sans les comprendre. — J’appris à la fin de quoi il s’agissait. — Les sectes américaines n’ayant point, comme la plupart de nos religions d’Europe, l’avantage d’être nationales, ont besoin, pour se soutenir, de ranimer de temps en temps le zèle et l’exaltation de leurs partisans. Tous les ans à des époques fixes, les membres les plus ardens du clergé se mettent en route à cet effet, et parcourent le pays. On voit ces missionnaires arriver dans les bourgs et dans les villes par douzaines ou par centaines selon l’importance du lieu, et y planter leurs tentes, tantôt pour huit jours, tantôt pour quinze, et quelquefois même, si la population est considérable, pour un mois. Durant cet intervalle, les journées tout entières, et souvent la plus grande partie des nuits sont consacrées à des prédications et à des prières dans les différentes églises et chapelles du lieu. — C’est là ce qu’on appelle un Revival.

« Je n’ai rien épargné pour me procurer sur ce sujet des renseignemens exacts ; mais je crains bien d’être accusée d’exagération, en rapportant ce que j’en ai appris. Tout ce que je puis faire, c’est de ne point mériter ce reproche. La matière est d’un haut intérêt, et je ne me pardonnerais pas de la traiter avec légèreté.

« Ces prêtres ambulans appartiennent à toutes les croyances, excepté à celles des unitairiens, des catholiques, des épiscopaux et des quakers. Presbytériens de toutes les espèces, baptistes de toutes les variétés, méthodistes de toutes les dénominations, participent à cet usage. Il n’y a pas de mémoire assez bonne pour retenir les simples noms de toutes ces sectes, et l’on n’en finirait pas si l’on voulait expliquer toutes les nuances de ce christianisme à mille faces. Quoi qu’il en soit, ces missionnaires visitent successivement toutes les cités, tous les bourgs, tous les villages de l’Union. Je n’ai pu savoir d’une manière certaine l’intervalle qui sépare leurs visites. Ils logent en général dans les maisons de leurs coreligionnaires, et tant que dure leur station dans un lieu, toutes les soirées qui ne sont point employées à des prédications dans les églises et maisons publiques d’assemblées, ils les consacrent à ce que d’autres appelleraient des parties de plaisir, mais à ce qu’ils appellent, eux, des réunions pour la prière (prayer-meetings). Ils y passent leur temps à manger, à boire, à prier, à chanter, à entendre des confessions et à convertir. Je n’ai jamais pu réussir à me faire inviter à ces réunions particulières. Mais les mystères m’en ont été révélés par un témoin oculaire, parfaitement digne de foi ; et quand la moitié seulement de ce qu’il m’en a raconté serait vrai, ces réunions ne seraient pas la partie la moins curieuse ni la moins importante du Revival.

« Quand on rapproche les sentimens qui remplissent l’âme et la tête d’une dame méthodiste, qui a eu le bonheur de s’assurer pour son meeting d’un prédicateur célèbre, de ceux qui animent une bleue de Londres, qui a obtenu la promesse d’un poète à la mode pour sa soirée, il est impossible de ne pas sourire à la ressemblance. Le cœur humain est partout le même, et nous sommes toutes, pieuses ou mondaines, de la même famille.

« Les plus beaux appartemens, les plus belles toilettes, les rafraîchissemens les plus délicats, rien n’est épargné pour rendre le meeting aussi brillant que possible. Pendant que les personnes invitées arrivent, des conversations à demi-voix abrègent l’ennui de l’attente. Les personnes qui entrent sont saluées des noms de frères et de sœurs, et les démonstrations de bien-venue sont très tendres. Quand la chambre est pleine, la compagnie, qui est toujours composée en très grande majorité de femmes, prend place et s’assied. Alors commencent, de la part des ministres, les invitations tour-à-tour les plus véhémentes et les plus douces, les plus sévères et les plus caressantes aux frères et aux sœurs, de confesser devant leurs sœurs et leurs frères toutes leurs pensées, toutes leurs fautes, toutes leurs folies.

« Ces confessions sont d’étranges scènes. Comme les fautes avouées en font l’intérêt, plus on en avoue, plus on est encouragé et caressé. Lorsqu’elles sont terminées, tout le monde s’agenouille, et le prêtre improvise une prière ; après quoi on mange et on boit. Les chants, les hymnes, les prières recommencent de nouveau ; puis viennent les exhortations, puis encore la prière et le chant, jusqu’à ce que l’exaltation des assistans atteigne enfin le plus haut degré d’énergie. Telles sont les scènes qui se passent chaque soir tantôt dans une maison, tantôt dans une autre, aussi long-temps que dure le Revival ; souvent même elles ont lieu simultanément dans plusieurs, car les églises ne peuvent donner de l’occupation à la moitié des missionnaires, bien qu’elles demeurent ouvertes toute la journée et une partie de la nuit, et que les ministres s’y succèdent l’un à l’autre sans interruption.

« Ce fut dans la principale des églises presbytériennes de Cincinnati, que je fus deux fois témoin des hideuses scènes que je vais décrire. Chaque jour les ramène avec une parfaite uniformité. Qui connaît l’une de ces représentations les connaît toutes.

« Nous étions au milieu de l’été ; mais le service auquel on nous avait priés d’assister ne devait pas commencer avant la nuit. Le temple était bien éclairé, et il y avait un concours de monde à n’y pas tenir. Nous aperçûmes, en entrant, trois prêtres debout et rangés côte-à-côte dans une espèce de tribune, élevée à l’endroit où se trouve ordinairement l’autel ; cette tribune, qui ressemblait aux chaires de nos temples, était ornée de tapis cramoisis ; nous prîmes place sur un banc qui se trouvait tout auprès de la balustrade qui l’entourait.

Le prêtre qui était au milieu priait ; la prière était d’une extravagante véhémence et d’une familiarité d’expression choquante. Après la prière il chanta un hymne, et ensuite un autre prêtre se mit au milieu et commença à prêcher. Il déploya dans son sermon une éloquence rare ; mais le sujet qu’il avait choisi était affreux. Il décrivit avec une excessive minutie les derniers et tristes momens de la vie humaine ; ensuite il peignit les changemens affreux que le corps subit graduellement après la mort, et il arriva au tableau de la décomposition. Tout-à-coup le ton de son discours, qui jusque-là avait été celui d’une description exacte et simple, changea ; il fit entendre une voix aigre et perçante, et penchant la tête en avant, comme pour fixer ses regards sur un objet qui se trouvait au-dessous de la tribune, il donna à entendre à l’auditoire qu’il voyait la terre ouverte devant lui : c’était, comme on voit, une heureuse invention pour frapper les imaginations faibles par la description de l’enfer. De toutes les images que peuvent fournir le feu, la flamme, le soufre, le plomb fondu, les fourches rougies faisant palpiter des nerfs, des membres, des chairs, aucune ne fut oubliée par le prédicateur. Il suait à grosses gouttes ; ses yeux roulaient avec horreur ; ses lèvres étaient couvertes d’écume, et chacun de ses traits respirait la profonde terreur qu’il aurait ressentie, s’il eût réellement été témoin de la scène qu’il décrivait. Le jeu de l’acteur fut parfait. Enfin il jeta sur ses deux assistans à droite et à gauche un regard languissant où se peignait sa faiblesse : il s’assit et essuya la sueur qui inondait son visage.

« En ce moment les deux autres prêtres se levèrent et entonnèrent un hymne. Tous les assistans, le visage couvert de la pâleur de la mort, étaient frappés de stupeur, et ce ne fut que quelques instans après qu’ils purent unir leurs voix à celle des prêtres. Lorsque les chants eurent cessé, un autre prêtre occupa la place du milieu, et d’une voix douce et pleine d’affection, il demanda aux fidèles si ce qu’avait dit son frère était arrivé jusqu’à leur cœur, s’ils désiraient éviter l’enfer qu’il leur avait fait voir. « S’il en est ainsi, venez, continua-t-il en étendant les bras vers les assistans ; venez à nous, et nous vous montrerons Jésus, le doux et bien-aimé Jésus, qui vous délivrera de l’enfer. Mais il faut que vous veniez à lui ! vous ne devez point avoir honte de venir ! Cette nuit, vous direz au doux Jésus que vous ne rougissez pas de lui. Nous allons vous ouvrir le chemin. Les bancs destinés aux pécheurs inquiets vont vous être ouverts. Venez donc, venez vous asseoir sur le banc d’anxiété (anxious bench), et nous vous ferons voir Jésus ! Venez, venez, venez ! »

« On entonna un hymne, et alors un des prêtres fit évacuer un ou deux bancs qui longeaient la balustrade, et renvoya au fond de l’église ceux qui s’y étaient assis. Les chants ayant cessé, un des trois prêtres exhorta encore les assistans à ne point rougir de Jésus, les invita à venir prendre place sur le banc d’anxiété et reposer leurs têtes sur son sein. « Nous allons chanter encore un hymne, continua le prêtre, afin de vous donner tout le temps de vous résoudre ». Et les chants recommencèrent.

« En ce moment, dans toutes les parties du temple, il se fit un mouvement léger d’abord, mais qui prit par degré un caractère plus décidé. De jeunes filles se levèrent, s’assirent, et puis se levèrent de nouveau. Alors les portes des bancs s’ouvrirent, et l’on vit s’avancer en chancelant plusieurs jeunes filles, les mains jointes, la tête penchée sur la poitrine, et tremblant de tous leurs membres. Les chants continuaient toujours. Ces pauvres créatures s’approchèrent des bancs, et leurs sanglots et leurs gémissemens commencèrent à se faire entendre. Elles s’assirent, l’hymne fut suspendu, et deux prêtres descendant de la tribune, s’avancèrent l’un à droite, l’autre à gauche du banc, et murmurèrent des paroles à l’oreille des jeunes filles qui tremblaient toujours. Ces paroles n’arrivaient point jusqu’à nous ; mais en ce moment les cris et les sanglots s’accrurent d’une manière horrible. Ces faibles créatures, les traits altérés et couverts de pâleur, tombèrent à genoux sur les dalles, et bientôt leur visage alla frapper la terre. Des cris et des gémissemens extraordinaires se faisaient entendre, et de temps en temps une voix s’écriait avec des accens convulsifs : « Oh ! Jésus ! Jésus, mon sauveur ! venez à mon secours ! » et d’autres choses semblables.

« Cependant les deux prêtres continuaient à parler bas aux jeunes filles ; de temps en temps ils montaient sur les bancs, et ils annonçaient à l’auditoire de toute la force de leurs poumons que l’opération du salut s’accomplissait, et alors de toutes les parties de l’église s’élevaient ces cris brefs et perçans : Amen ! Gloire ! Amen ! pendant que les pénitentes, presque étendues sur le pavé, continuaient à recevoir des exhortations murmurées à leur oreille, et de temps en temps des caresses mystiques. Il faut le dire, plus d’une fois je vis le bras du prêtre passé autour du cou d’une jeune fille. Un grand nombre de ces créatures étaient en proie à d’horribles convulsions ; et quand le tumulte fut parvenu à son plus haut point, le prêtre qui était resté à la tribune entonna un hymne d’une voix forte, comme pour essayer de couvrir les cris des pénitentes.

« C’était un spectacle horrible de voir ces pauvres filles, à peine au matin de la vie, frappées de terreur, livrées à d’affreuses convulsions, affaiblies et énervées pour toujours. Je remarquai une de ces faibles créatures, qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans, soutenue dans les bras de ses compagnes plus âgées ; son visage était couvert de la pâleur de la mort, ses yeux hagards étaient privés de tout sentiment, et des flots d’écume ruisselaient sur son menton et sa poitrine. Sur tous ses traits étaient empreintes les apparences d’un idiotisme complet. Un prêtre s’approcha, et prenant la main délicate de cette convulsionnaire : « Jésus est avec elle ! Dieu soit béni ! » dit-il froidement, et il passa.

« Si les Américains estimaient leurs femmes comme il convient que des hommes estiment leurs épouses et leurs filles, souffriraient-ils chez eux des scènes si profanes, si scandaleuses ?

« Est-il nécessaire de dire que les femmes seules obéirent à l’appel des prêtres, et vinrent s’asseoir sur les bancs d’anxiété, et que la plus grande partie étaient de très jeunes femmes. La congrégation avait revêtu ce jour-là ses habits de fête, et les dames les plus jolies et les plus élégantes de la ville assistaient à cette indigne cérémonie. Pendant toute l’époque du Revival, un immense concours de monde afflue toujours dans les temples.

« Tels sont les plaisirs des dames de Cincinnati. Il est défendu d’aller au spectacle ; les jeux de cartes sont interdits ; et comme elles travaillent assidûment dans leurs maisons, elles ont besoin cependant de distractions. Pour mon compte, je suis d’avis que la plus méchante comédie qui jamais ait été écrite, offre moins de dangers à la jeunesse et à l’innocence, que la vue de la scène que je viens de décrire. »


On a beaucoup accusé mistress Trollope d’avoir conclu de la civilisation des états de l’ouest, qui sont moins avancés, à celle des États-Unis en général. Cette accusation peut n’être pas sans quelque fondement. Mais quant aux scènes qu’on vient de lire, elle les a retrouvées absolument les mêmes dans les plus grandes et les plus florissantes cités des états de l’est. Nous ne citerons que le passage suivant sur Baltimore.


« L’église, dit mistress Trollope, était remplie de femmes qui luttaient entre elles de hurlemens et de contorsions. Plusieurs mettaient en pièces leurs vêtemens. En dépit de l’indignation et du dégoût que cette scène m’inspirait, je m’amusai beaucoup de la véhémence des nègres qui se trouvaient là. Ils semblaient déterminés à crier plus fort que les autres, pour prouver tout à-la-fois leur piété et leur égalité.

« Peu de jours auparavant, dans la même église, une femme, dans un accès d’extase, était tombée d’une galerie supérieure sur la tête des assistans. Une jeune négresse, qui nous servait à table, nous assura que cet accident se renouvelait assez souvent. Une autre esclave de la maison nous dit « que pour son compte elle aimait bien la religion, mais qu’elle ne tombait jamais en convulsion, parce que, mettant toujours sa plus belle robe pour aller à l’église, elle craignait de la chiffonner et de la déchirer. »


Voilà ce qui se passe dans les villes. Les campagnes étant moins riches, et la population s’y trouvant beaucoup plus éparpillée, il faut procéder autrement. De là, les camp-meetings, ou réunions dans les bois, dont on va lire la description.


« Ce fut dans le courant de cet été qu’après l’avoir long-temps désirée, je trouvai enfin l’occasion d’assister à un camp-meeting. Un Anglais et sa femme, qui s’y rendaient, m’offrirent dans leur voiture une place, que j’acceptai avec empressement. La scène devait se passer dans un lieu sauvage et écarté, sur les confins de l’état d’Indiana.

« La perspective de passer une nuit dans les sombres forêts d’Indiana n’était assurément pas attrayante ; mais je m’armai de tout mon courage, et je partis, fermement déterminée à voir de mes yeux et à entendre de mes oreilles ce que c’était réellement qu’un camp-meeting. On m’avait dit qu’assister à un camp-meeting, c’était se trouver sur la porte du ciel et le voir ouvert devant soi ; on m’avait dit, d’un autre côté, que c’était avoir franchi les portes de l’enfer et en contempler toutes les horreurs : ce double renseignement avait piqué ma curiosité. Dans les deux cas, ce devait être un spectacle extraordinaire et qui me promettait une suffisante compensation aux fatigues d’une longue course, et à une nuit passée sans dormir à la belle étoile.

« Nous atteignîmes le lieu de la scène à onze heures du soir, et le spectacle le plus pittoresque se présenta à nos regards. Le terrein qu’on avait choisi était situé au milieu d’une forêt vierge. C’était une clairière d’environ vingt acres d’étendue, qui semblait, du moins en partie, avoir été ménagée pour cette cérémonie. Tout autour et le long des bords de la forêt s’élevaient pressées les unes contre les autres, des tentes de diverses grandeurs ; derrière ces tentes, un autre cercle était formé par les voitures et charrettes de toutes les espèces qui avaient amené les spectateurs ; et derrière ces charrettes étaient attachés les chevaux qui les avaient traînées. À travers cette triple barrière défensive, notre œil distinguait les grands feux qui étaient allumés dans l’enceinte. À la clarté de ces feux se joignait celle d’innombrables lampions suspendus aux branches de quelques arbres qu’on avait laissé subsister dans la clairière. La lune, arrivée au plus haut point de sa course, brillait du haut du ciel sur cette vaste scène.

« Nous laissâmes la voiture aux soins d’un domestique qui devait y préparer un lit pour mistress B. et moi, et nous entrâmes dans l’enceinte. Au premier coup d’œil, ces arbres illuminés et ces groupes se promenant sous leur feuillage me rappelèrent le Wauxhall ; mais le second me révéla une scène qui ne ressemblait à aucune chose que j’eusse vue dans ma vie. Quatre échafaudages gigantesques, construits en forme d’autels, s’élevaient aux quatre coins de l’enceinte : ils étaient recouverts d’une couche épaisse de terre, sur laquelle brûlaient d’immenses feux de bois de pin. Sur un des côtés, on voyait une informe estrade préparée pour recevoir les prédicateurs. Il y en avait quinze à la tête de ce meeting. Sauf les courts intervalles réservés pour les repas et les actes de dévotion privée, ils se succédaient sans interruption sur cette estrade, et y prêchaient jour et nuit depuis le mardi jusqu’au samedi.

« Lorsque nous arrivâmes, les prédicateurs se taisaient ; mais de toutes les tentes qui environnaient la place s’échappaient des sons confus, mélange bizarre de prières, de déclamations, de chants et de gémissemens. Les draperies blanches qui servaient de portes à ces tentes étaient en ce moment fermées, et la lumière qui en éclairait l’intérieur les dessinait comme de pâles fantômes sur le fond sombre de la forêt. C’était un spectacle d’une mystérieuse beauté pour l’imagination, et si les sons qui l’animaient eussent été moins étranges et moins discordans, j’en aurais vivement joui. Malheureusement je m’arrêtai pour écouter, à l’angle d’une tente plus bruyante que les autres, et peu d’instans suffirent pour dissiper les illusions naissantes de mon imagination, et me rappeler à des réalités d’une nature trop prononcée pour permettre ou la méprise ou l’oubli.

« Un grand nombre de personnes se promenaient comme nous dans l’enceinte, et, comme nous aussi, semblaient n’être venues là que pour voir. Quelques-unes s’étaient arrêtées près de cette tente, et il s’en trouva qui poussèrent l’indiscrétion jusqu’à entrouvrir la toile à l’un des angles. Grâce à leur curiosité, la nôtre fut satisfaite, et nous pûmes voir parfaitement tout ce qui se passait dans l’intérieur.

« Le sol de la tente était jonché de paille, relevée tout autour en couches plus épaisses, de manière à former comme un divan circulaire où l’on pût s’asseoir ; mais ce divan n’était point en ce moment consacré à cet usage : il soutenait les bras et les têtes d’un cercle pressé d’hommes et de femmes agenouillés sur le sol.

« D’une trentaine de personnes ainsi placées, une demi-douzaine peut-être étaient des hommes. Un de ces derniers, beau garçon de dix-huit à vingt ans, était précisément agenouillé au-dessous de l’ouverture par laquelle nous regardions. Son bras était passé autour du cou d’une jeune fille, à genoux à côté de lui, la chevelure éparse sur ses épaules, et le visage agité de la plus vive émotion. Nous les vîmes bientôt tomber ensemble sur la paille, comme s’ils eussent été incapables de supporter dans une autre attitude la brûlante éloquence d’une grande figure habillée en noir, qui, debout au centre de la tente, débitait avec une incroyable véhémence un discours qui semblait tenir le milieu entre la prédication et la prière. Les bras de cet homme pendaient raides et immobiles à ses côtés, et il avait l’air d’un automate mal construit, mis en action par un moteur si violent, qu’il courait risque d’en être brisé, tant les mots étaient chassés de sa bouche par secousses pénibles et cependant rapides. Le cercle agenouillé ne cessait d’invoquer le nom de Jésus sur tous les tons, et ces invocations étaient accompagnées de sanglots, de gémissemens, et d’une sorte de hurlement sourd, dont l’effet sur l’oreille est inexprimable. Cependant mon attention ne s’arrêta pas long-temps sur le prêcheur et sur ceux qui l’environnaient : elle fut bientôt entièrement absorbée par une figure isolée qui était à genoux au milieu de la tente. C’était la vivante image du Mac-Briar de Walter Scott, aussi jeune, aussi sauvage, aussi terrible. Ses bras amaigris étaient étendus au-dessus de sa tête avec tant de violence, qu’ils sortaient des manches de son habit, nus jusqu’au coude. Ses larges yeux étaient fixes et glacés. Il répétait dans un moment de relâche le mot gloire ! et avec une véhémence qui gonflait ses veines de manière à les rompre. Ce spectacle était trop affreux. Nous ne pûmes le supporter long-temps, et nous nous éloignâmes en frémissant.

« Nous fîmes le tour des tentes en nous arrêtant près de celles d’où partaient des sons plus bizarres ou plus violens. Nous réussîmes à entrevoir ce qui se passait dans plusieurs : c’était partout la même scène. Toutes étaient garnies d’un lit de paille, et les horribles figures, assises, agenouillées ou couchées, qu’elles renfermaient, jointes aux cris convulsifs qui en partaient, leur donnaient à toutes l’air d’autant de cellules de Bedlam.

« Une de ces tentes était exclusivement remplie de nègres. Ils étaient tous en habit de fête, et avaient parfaitement l’air de gens qui jouent la comédie sur un théâtre. Une femme portait une robe de gaze rose, garnie d’une dentelle d’argent ; une autre était en robe de soie jaune pâle ; deux avaient de magnifiques turbans sur la tête ; toutes étaient couvertes d’une profusion d’ornemens. Les hommes étaient en pantalons blancs avec des gilets de couleur. Un de ces derniers, jeune homme fort agréable dans son espèce, débitait un discours avec les gestes les plus outrés, s’élançant de terre de temps en temps et frappant des mains par-dessus sa tête. Si nos sociétés de missionnaires eussent entendu les belles choses qu’il adressait à Dieu en guise de prière, peut-être auraient-elles douté que sa conversion eût éclairé son esprit.

« Cependant minuit arriva ; le son du cor retentit dans le camp ; et l’on nous apprit que c’était le signal qui rappelait le troupeau des fidèles autour de l’estrade. En effet, nous le vîmes sortir des tentes et accourir de tous les côtés. Nous réussîmes ma compagne et moi à nous placer au pied même de l’estrade, le dos appuyé contre les pièces de bois qui la soutenaient. Nous étions en bonne position pour bien voir la scène qui allait suivre. Environ deux mille personnes composaient l’assistance.

« Un des prédicateurs commença d’une voix basse et nazillarde. Il débuta, selon l’usage des méthodistes, par s’étendre sur la dépravation profonde de l’homme quand il sort des mains du créateur, et sur sa parfaite sanctification quand il a assez long-temps et assez vigoureusement lutté avec le Seigneur pour s’emparer de lui, etc., etc. Les cris amen ! amen ! Jésus ! Jésus ! gloire ! gloire ! exprimaient à chaque instant l’admiration de l’auditoire. Mais cette tranquillité comparative ne fut pas de longue durée. Bientôt le prédicateur, poursuivant son discours, leur apprit que le temps était venu pour les pécheurs inquiets de lutter avec le Seigneur ; que cette lutte devait avoir lieu cette nuit même ; que lui et ses frères étaient là pour les aider, et qu’il fallait que ceux qui avaient besoin de leur secours s’avançassent dans le pen. Le pen était l’espace qui s’étendait au pied même de l’estrade ; nous pûmes donc voir et entendre jusques aux moindres détails de cette scène étrange.

« Au mot de pen, la masse d’auditeurs qui était devant nous, recula, de manière à laisser un espace libre au pied de l’estrade. Les prédicateurs descendirent et vinrent se placer au milieu de cet espace, chantant un hymne, et appelant à eux les pécheurs. Tout en chantant, ils parcouraient le cercle qui les entourait, et par degrés les voix de cette multitude se marièrent à la leur. Ce fut le seul moment où cette scène religieuse me présenta quelque chose de cette beauté solennelle qu’on m’avait annoncée. Cette multitude de voix s’élevant harmonieusement au milieu de la nuit et du sein de ces éternelles forêts ; ces visages de jeunes femmes, rendus plus pâles et plus beaux par les rayons de la lune ; ces sombres figures des prêtres s’agitant au milieu du cercle, et ces obscures clartés jetées dans les profondeurs de la forêt par la flamme des bûchers, produisaient un effet sublime et mystérieux qui ne s’effacera point de ma mémoire. Mais au moment même où je commençais à en jouir, la scène changea de nature, et le sentiment religieux que j’éprouvais fit place à l’horreur et au dégoût.

« L’exhortation des prêtres n’avait guère été que la répétition de ce que j’avais entendu au Revival ; mais l’effet fut tout différent. Au lieu d’un petit nombre de femmes, je vis plus de cent personnes, presque toutes femmes aussi, s’avancer vers le pen, poussant des gémissemens si affreux, que je tremble encore d’y penser. Elles semblaient se pousser mutuellement en avant ; mais au mot prions ! prononcé par le prêtre, toutes tombèrent sur leurs genoux. Cependant elles quittèrent bientôt cette posture pour d’autres qui laissassent plus de liberté aux mouvemens convulsifs de leurs membres, et bientôt je n’eus plus sous les yeux qu’une horrible confusion de têtes et de jambes s’agitant pêle-mêle sur le sol. Telle était la violence de ces mouvemens, que je craignais à chaque instant quelque accident sérieux.

« Mais comment décrire les sons qui sortaient de cet amas confus de créatures humaines ; aucun mot de la langue ne saurait les rendre : hoquets hystériques, sanglots convulsifs, sourds gémissemens, cris inarticulés, aigus, rapides, tout se confondait et se distinguait pourtant dans ce bruit affreux. J’étais malade d’horreur. Et comme si la voix ne leur eût pas suffi pour exprimer leur agitation, le bruit des mains violemment frappées l’une contre l’autre ne tarda pas à s’y joindre. J’avais sous les yeux la scène décrite par le Dante.

« Quivi sospiri, pianti, ed alti guai
Risonavau per l’aere .....
... Orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira,
Voci alte e floche, e suon di mari con elle
. »

« Beaucoup de ces malheureuses créatures étaient de jeunes et belles filles. Les prêtres circulaient au milieu d’elles, excitant tour-à-tour et adoucissant leur agonie : J’entendais les mots : « ma sœur ! ma chère sœur ! » murmurés à l’oreille de ces malheureuses victimes ; je voyais des lèvres perfides toucher leurs visages ; je distinguais les paroles à peine articulées de leurs confessions, et la rougeur que produisaient sur leurs joues pâles les consolations à voix basse de leurs bourreaux. Homme, je n’aurais pu me contenir ; je serais intervenu. Il n’existe pas un Anglais qui fût capable de supporter patiemment une telle scène ; sa main obéirait à son indignation et frapperait les coupables, en attendant que la loi leur infligeât la punition plus sévère qu’ils méritent.

« Les pénitentes ne s’en tenaient pas toutes aux gémissemens inarticulés et à la confession à voix basse ; les paroles de quelques-unes se détachaient de temps en temps, sur cette basse confuse, en phrases sonores et distinctes ; et alors le comique le disputait à l’horrible.

« Les plaintes d’une très jolie fille agenouillée devant nous dans l’attitude de la Madeleine de Canova, attirèrent principalement mon attention. Après avoir débité une quantité incroyable de jargon méthodiste, elle fondit en larmes et s’écria : « Anathème ! anathème sur les apostats ! Écoute, écoute, ô Jésus ! lorsque j’avais quinze ans, ma mère mourut, et j’apostasiai ; ô Jésus ! j’apostasiai ! Réunis-moi à ma mère, ô Jésus ! réunis-moi à ma mère, car je suis fatiguée. Ô John Mitchel ! John Mitchel ! » Et après avoir sanglotté dans ses mains, elle montra de nouveau sa figure charmante, pâle comme la mort : « Oh ! quand serai-je assise sur le rivage de l’autre monde avec ma mère ! ma mère, ma chère mère ! ô Jésus ! réunis-moi à ma mère ! »

« Qui aurait pu refuser une larme à ce désir passionné de la mort dans une créature si jeune et si belle ! Mais le lendemain, avant mon départ, je la vis, la main entrelacée dans la main, et la tête appuyée sur la poitrine d’un homme, qu’on aurait pris pour Don Juan, renvoyé sur cette terre comme un être d’une trop méchante nature pour vivre avec les démons eux-mêmes.

« Une autre femme, placée aussi près de nous, ne cessa pas une minute, pendant plus de deux heures que nous fûmes là, d’appeler le seigneur de toutes les forces de ses poumons. À la fin elle s’enroua horriblement, et sa figure devint si tendue et si rouge, que nous nous attendions à la rupture de quelque vaisseau. « Je veux m’attacher à Jésus, s’écriait-elle parmi beaucoup d’autres folies ; je veux me cramponner à lui et ne jamais le lâcher ; ils auront beau vouloir m’entraîner en enfer, je tiendrai ferme, ferme, ferme ! »

« Le chant des prêtres venait de temps en temps se mêler à cet épouvantable vacarme ; mais les mouvemens convulsifs des pauvres maniaques n’en devenaient que plus violens. À la fin, les choses en vinrent à un tel degré de grossièreté que nous dûmes quitter la partie. Nous regagnâmes notre voiture vers trois heures du matin et passâmes le reste de la nuit à écouter de loin le tumulte toujours croissant du pen, car il nous fut impossible de fermer l’œil. À l’aube du jour, le son du cor nous annonça que l’assemblée se séparait et que chacun rentrait dans sa tente. Une heure après nous nous promenions dans l’enceinte, où nous trouvâmes tous nos pénitens de la nuit aussi joyeusement occupés à préparer et à dévorer leur très substantiel déjeuner que s’ils eussent passé la nuit à danser. Je reconnus là plus d’une douce brebis, pâle encore des convulsions au milieu desquelles je l’avais laissée quelques heures auparavant, assise et souriant à côté du berger, à qui elle servait, avec une sollicitude caressante, du café chaud et des œufs. Le saint prédicateur et la pécheresse gémissante paraissaient apprécier avec la même sensualité cette manière de réparer leurs forces.

« Après m’être administré à moi-même une dose de thé que les fatigues d’une nuit si étrangement employée m’avaient rendu très nécessaire, j’allai me promener seule dans la forêt. Je ne me souviens pas d’avoir jamais si bien senti les douceurs de la solitude et du silence.

« Bientôt après nous partîmes. Mais avant notre départ nous eûmes le plaisir d’apprendre qu’une collecte fort satisfaisante avait été faite par les prédicateurs, pour la propagation de la Bible, l’impression des traités religieux, and all other religious purposes. »

Mais ce n’est pas assez pour le zèle des prêtres, et la piété des habitans des campagnes, que ces grandes réunions en plein air. Des missionnaires isolés parcourent les fermes et les villages, pour y répandre la parole, et y recueillir l’obole du pauvre. Mistress Trollope nous raconte les détails d’un meeting auquel elle assista chez sa jardinière, pendant son séjour à la campagne. Comme ce sont toujours les mêmes scènes, nous ne traduirons pas son récit ; nous nous contenterons d’en extraire le passage suivant :


« Je m’informai auprès d’un de mes amis, fort au courant de ces sortes de choses, comment ces prédicateurs ambulans étaient payés de leurs peines. Il me répondit que ce n’était point du tout une mauvaise industrie, et que plus d’une bonne femme prenait sur elle de donner à ces apôtres voyageurs, en récompense de leur zèle, un peu plus que la dime de l’argent que son bon homme lui donnait à garder. Ces noirs ministres s’en vont de village en village et de ferme en ferme, montés sur un bon bidet. Ils ne sont pas seulement aussi vides que le vent, ils lui ressemblent encore par le caprice de leurs démarches ; personne ne sait jamais ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Lorsqu’ils aperçoivent une maison qui leur promet un bon lit et un bon souper, ils y entrent, et disent à la maîtresse : « Ma sœur, prierai-je avec vous ? » Si la réponse est favorable, et il est rare qu’elle ne le soit pas, notre missionnaire s’installe au logis avec son cheval, et y demeure jusqu’au lendemain après déjeuner. Les meilleurs mets, le meilleur vin, la plus belle chambre, sont pour lui, et il ne part guère sans avoir levé une petite contribution en argent, pour le soutien de l’église crucifiée et souffrante.»


On a vu que les femmes jouaient constamment le principal rôle dans les différentes scènes racontées par mistress Trollope ; voici comment elle explique ce phénomène :


« Je n’ai jamais vu peuple aussi dépourvu d’amusemens que les habitans de Cincinnati. Les billards sont défendus par la loi, ainsi que les cartes ; dans l’Ohio, une amende de 50 dollars est infligée à celui qui en vend un paquet. Point de bals, excepté six à Noël ; point de concerts, point de repas. Ils ont un théâtre, mais soit économie, soit défaut de goût, il est très peu suivi. On y voit rarement des femmes, la plupart considérant comme une offense à la religion d’y paraître. Ce n’est que dans les églises et les chapelles qu’on peut les voir réunies et parées ; et je crois qu’à la première vue, un étranger serait tenté de prendre les temples consacrés à Dieu pour les théâtres et les cafés de la ville. Il n’est pas de soirée dans la semaine où ils ne se remplissent de tout ce qu’elle contient de femmes jeunes et belles, mises avec soin, et quelquefois avec prétention. C’est là que se déploient les parures et que se fixent les modes. Les hommes y sont beaucoup moins exacts que les femmes ; mais de jeunes et élégans ecclésiastiques expliquent et justifient suffisamment cette exhibition de rubans et de bijoux. Au fait, s’il n’y avait pas d’églises à Cincinnati, les femmes pourraient jeter au feu tout ce qui sert à les embellir : c’est le seul débouché que j’y connaisse à la toilette.

« Les femmes sont trop occupées dans l’intérieur de leur maison pour se mettre complètement sous les armes dans leurs visites du matin ; il n’y a ni jardin public, ni magasins à la mode où l’on puisse se montrer ; et sans la religion et le thé toutes les dames de Cincinnati courraient risque de devenir de vraies cénobites.

« L’influence que les ministres des innombrables sectes religieuses répandues en Amérique exercent sur les femmes de leurs congrégations respectives, peut se comparer à celle que les prêtres ont sur elles en Espagne et dans les pays catholiques. Les causes de cette influence sont faciles à démêler. Là où l’égalité des conditions est humblement reconnue par le riche, et orgueilleusement réclamée par le pauvre, il ne reste de distinction que pour le clergé, et de prééminence que la sienne : cela leur donne une haute importance aux yeux des femmes. D’une autre part, les Américains s’occupent si peu des femmes, qu’elles ne reçoivent guère que du clergé cette espèce d’attention qui est partout si précieuse à leur vanité. Cette importance qu’on leur accorde en Europe dans tous les rangs de la société, excepté peut-être dans le plus bas, elles ne l’ont guère, en Amérique qu’aux yeux des prêtres, et en échange elles remettent à leur garde et leurs cœurs et leurs âmes. Je ne sache pas un pays au monde où la religion ait tant d’empire sur les femmes, et si peu sur les hommes. »


On devine aisément que l’influence des prêtres sur les femmes doit avoir quelquefois des résultats qui ne sont rien moins que spirituels. Voici une anecdote qui confirmerait au besoin cette présomption.


« J’appris à Philadelphie une anecdote qui montre bien les conséquences funestes à la morale que peut avoir cette autorité des prêtres sur les femmes ; elle me fut racontée par une jeune dame, également estimable comme épouse et comme mère, et dont la véracité est au-dessus de tout soupçon. Elle me raconta donc qu’après la mort de sa mère, son père était venu s’établir à Philadelphie avec ses deux sœurs et elle. L’année qui précéda son mariage, un prédicateur ambulant arriva dans la ville et ne tarda pas à être accueilli sur le pied de l’intimité dans plusieurs maisons respectables. Celle de son père en était une, et l’influence du prêtre devint grande sur ses sœurs, et particulièrement sur la plus jeune. Comme il arrive souvent, une affection toute terrestre se mêlait dans le cœur de cette dernière à des sentimens qu’elle croyait purement spirituels. Quand ses sœurs lui représentèrent qu’elle ne devait pas mettre trop de tendresse dans ses relations avec le prêtre, elle montra le même ressentiment que si on lui eût dit qu’elle ne devait pas réciter ses prières trop dévotement. À la fin le père remarqua la passion mal contenue qui brillait dans les yeux du saint homme, et il remarqua aussi l’anxiété et la pâleur qui régnaient sur le front de sa fille ; peut-être aussi quelques mauvais bruits avaient éveillé sa sollicitude. Quoi qu’il en soit, un beau matin il signifia au prêtre qu’il eût à ne point remettre les pieds dans sa maison. Ses trois filles, qui étaient présentes, ne purent s’empêcher de se récrier ; mais le vieil homme ajouta avec fermeté : « Révérend père, si vous vous montrez de nouveau chez moi, non-seulement je vous montrerai la porte de ma maison, mais je ferai en sorte qu’on vous montre celle de la ville. » Il fallut se soumettre ; le prédicateur se retira, et le jour même il disparut de la ville. Mais au bout de quelques mois, des bruits étranges commencèrent à circuler dans les sociétés qu’il avait fréquentées, et au bout de quelques autres encore, sept malheureuses filles mirent au monde des preuves vivantes de la sagesse et de la prévoyance du père de celle qui me racontait cette histoire.»


Nous n’avons pas besoin de dire combien les extravagances d’un pareil christianisme ont effrayé l’imagination et le bon sens de notre voyageuse : on a déjà pu s’en apercevoir. À la suite d’un des récits que nous avons rapportés, elle ajoute les réflexions suivantes :


« N’est-il pas étonnant que le peuple le plus intelligent du monde préfère les folies capricieuses d’un tel christianisme à des dogmes épurés et fixés pour la sagesse et la piété des hommes les meilleurs et les plus éclairés, solennellement sanctionnés par la loi nationale, et rendus sacrés par le long respect des générations précédentes ?

« Il me semble que les hommes qui sont appelés parmi nous à régler les rapports de l’état avec l’église, feraient bien d’observer avec soin et sans préjugés, les résultats de l’expérience qui se fait en cette matière de l’autre côté de l’Atlantique. Peut-être leur apprendrait-elle beaucoup mieux que la spéculation abstraite, quels sont les points que la loi doit régler, et quels sont ceux qu’elle doit laisser à la libre opinion du peuple. Je suis intimement convaincue que si un adorateur du feu ou un brahmine indien arrivait aux États-Unis, préparé à prêcher et à prier en anglais, il ne tarderait pas à réunir autour de lui une fort jolie congrégation.

« Assurément, le gouvernement et la loi ne doivent en aucune manière, au dix-neuvième siècle, imposer des entraves aux spéculations religieuses du philosophe ; mais c’est à-la-fois leur droit et leur devoir de contenir dans de certaines limites les opinions aveugles et flottantes de la multitude. Il y a réellement quelque chose de pitoyable dans les effets que produit en Amérique la liberté absolue. J’ai connu une famille où sur trois femmes, l’une était méthodiste, l’autre presbytérienne, et la troisième baptiste ; une autre, où sur le même nombre, une était quaker, une autre athée déclarée, et la troisième universaliste. Toutes ces femmes appartenaient à la meilleure société ; mais des six il n’y en avait pas une qui ne fût aussi peu capable de raisonner sur de pareilles matières que l’enfant qui est en nourrice, quoique toutes le fussent parfaitement de marcher avec fermeté et conscience dans une voie qui leur aurait été tracée. Mais je m’arrête. Je mériterais qu’on m’appelât moi-même un prédicateur ambulant si je poursuivais. »


Ailleurs, mistress Trollope consacre un chapitre tout entier à des considérations sur le même sujet. Nous en extrairons le passage suivant.


« Je m’étais souvent laissé dire, avant mon voyage en Amérique, qu’un des plus grands bienfaits de sa constitution était l’absence d’une religion nationale ; par là, me disait-on, le pays se trouve déchargé de l’entretien du clergé, et ceux-là seuls paient les prêtres qui s’en servent. Mon séjour en Amérique m’a prouvé que la tyrannie religieuse peut très bien s’exercer sans l’assistance du gouvernement, et d’une manière beaucoup plus oppressive que par le paiement de la dîme ; et que la seule différence entre les deux régimes, c’est que le plus libéral substitue une licence effrénée à ce décorum salutaire qui est le résultat d’une forme religieuse consacrée.

« La population des États-Unis est, pour ainsi dire, partagée en une multitude infinie de factions religieuses, et l’on m’assura que pour être bien accueilli dans la société, il était indispensable de se déclarer le partisan de l’une d’elles. Quelle que puisse être votre croyance, vous n’êtes point chrétien, si vous n’appartenez pas à l’une de ces congrégations. Outre les grandes catégories des épiscopaux, des catholiques, des presbytériens, des calvinistes, des baptistes, des quakers, des swedenborgiens, des universalistes, des dunkeristes, etc., etc., que tout le monde connaît, on trouve en Amérique une innombrable quantité de sectes particulières qui sont comme les ramifications des premières, et qui toutes ont leur gouvernement spécial. Chacune de ces congrégations a invariablement à sa tête le plus intrigant et le plus ambitieux de ses membres ; et, pour expliquer et justifier par devant le public son existence indépendante, chacune introduit dans le culte quelque pratique bizarre qui la distingue : ce qui a pour inévitable effet d’exposer à un mépris commun les cérémonies et les pratiques de toutes.

« Les catholiques seuls paraissaient exempts de cette fureur de division et de subdivision qui remplit toutes les autres sectes. L’autorité du pape les sauve sans doute de cette prodigieuse licence, accordée à la fantaisie des individus par toutes les autres croyances.

« J’eus le plaisir d’être présentée à l’évêque catholique de Cincinnati, et je n’ai jamais rencontré dans aucun pays un ecclésiastique d’un caractère et d’une conduite plus apostoliques. Il est Américain, mais rien ne l’annonce dans sa prononciation, ni dans ses habitudes. Élevé en Angleterre et en France, ses manières sont de la plus parfaite noblesse, et sa piété active et sincère n’a rien de l’intolérance de ces turbulens sectaires qui composent en grande majorité le clergé des États-Unis.

« Je me crois moi-même aussi tolérante que personne ; mais cette tolérance ne va pas jusqu’à l’aveuglement, et il faudrait être aveugle pour ne pas apercevoir que le but des pratiques religieuses est infiniment mieux atteint, quand le gouvernement de l’église est confié à la sagesse et à l’expérience des hommes les plus vénérables, que lorsqu’il est placé entre les mains du premier cordonnier ou du premier tailleur qui juge à propos de s’en emparer. Et ce n’est pas là pour un pays le seul inconvénient de la liberté religieuse. Comme il n’y a aucun salaire légalement affecté à l’entretien des prêtres, il en résulte que ceux-là seuls jouissent des avantages de la religion qui peuvent les payer. Le zèle, aussi hypocrite qu’extravagant, déployé dans les Revivals, n’est pas plus une compensation à l’absence de tout culte dans les villages, que ne le sont à l’ordre social continuellement foulé aux pieds, les éternelles louanges prodiguées par les Américains à leur admirable et incomparable gouvernement. L’église et l’état n’en vont pas moins clochant côte à côte, malgré leur indépendance si vantée. Vous ne rencontrez pas un Américain qui ne vous dise qu’il est excessivement occupé des intérêts les plus importans de l’état, et pas une Américaine qui ne vous assure qu’indépendamment des soins de son ménage, elle a chaque jour sur les bras les affaires de toutes les églises. Mais en dépit de cette perpétuelle préoccupation des hommes, les lois sont à moitié endormies ; et malgré le beau zèle des vieilles femmes, et le bavardage de leurs sociétés religieuses, l’athéisme veille et avance.

« Dans les villes et les bourgs, les prayer-meetings tiennent lieu de presque tout autre amusement. Mais la population de la plupart des villages étant trop faible pour donner des meetings, ou trop pauvre pour payer des prêtres, on est obligé d’y naître, de s’y marier et d’y mourir sans eux. Un étranger qui vient s’établir dans une ville des États-Unis, peut croire que les Américains sont le peuple le plus religieux du monde ; mais que le hasard le conduise dans les villages des états de l’ouest, il changera d’opinion. Là, sauf les horribles saturnales des camp-meetings, il ne rencontrera aucune trace de culte, ni église, ni chapelle, ni prêtre qui prie, ni prêtre qui prêche. Je me souviendrai toujours de la réponse que me fit une pauvre femme, que je trouvai travaillant le dimanche. « Ne faites-vous donc aucune différence, lui demandais-je, entre le dimanche et les autres jours de la semaine ? — Je voudrais bien être chrétienne, madame, me répondit-elle, mais nous n’en avons pas l’occasion. » Ce mot me fit penser que dans un pays où tous les hommes sont égaux, peut-être le gouvernement ne commettrait-il pas un grand crime, s’il osait intervenir dans la religion jusqu’à fournir à ceux qui le désirent, l’occasion de devenir chrétiens. Mais si le gouvernement actuel s’aventurait jusqu’à proposer de bâtir et de doter une église dans un de ces villages qui n’ont jamais entendu le son de la cloche natale, il est parfaitement certain que non-seulement l’état souverain au sujet duquel une telle abomination aurait été proposée, s’insurgerait au congrès contre cette odieuse intervention, mais encore que tous les autres états joindraient leurs clameurs à la sienne, et qu’un acte d’accusation serait aussitôt proposé contre l’administration usurpatrice coupable d’une pareille tentative. »

Une autre conséquence de la liberté religieuse, signalée par mistress Trollope, c’est la licence extrême avec laquelle on mêle la religion à toute espèce de conversation ; elle cite comme échantillon de cette licence l’aimable causerie qu’on va lire. La scène se passe à Cincinnati, dans un salon ; les interlocuteurs sont assis autour d’une table, ils prennent du thé, et sont le plus spirituels qu’ils peuvent.

LE DOCTEUR A.

À propos, madame, vous seriez bien aimable de m’expliquer nettement ce que c’est qu’un revival ; je n’entends parler d’autre chose par la ville et je me doute bien que cela touche Jésus-Christ et la religion ; mais je n’en sais pas davantage et je vous serais fort obligé de compléter mon instruction.

MISTRESS M.

Vous voulez sans doute vous moquer de moi, docteur ; mais n’importe, je suis ferme dans mes principes et ne crains le rire de personne.

LE DOCTEUR A.

De grâce, madame, éclairez-moi.

MISTRESS M.

Il est vraiment difficile, docteur, de faire voir les aveugles et de faire entendre les sourds ; mais enfin j’essayerai. Un revival est comme une élégante illumination de l’esprit ; les mains des saints l’apportent au peuple du Seigneur : c’est le salut au plus haut degré.

LE DOCTEUR A.

Mais que veut-on dire quand on parle de sentir le revival, d’attendre en esprit le revival, d’éprouver l’extase du revival ?

MISTRESS M.

Oh ! docteur, je crains bien que vous ne soyez trop égaré pour comprendre tout cela. C’est une glorieuse assurance, un murmure de l’éternel Covenant ; c’est le bêlement de l’agneau ; c’est la caresse du berger, c’est l’essence de l’amour, c’est la plénitude de la gloire ; c’est être en Jésus et Jésus en vous ; c’est s’asseoir aux pieds de Dieu ; c’est être appelé à la première place ; c’est manger, boire et dormir dans le Seigneur ; c’est devenir un lion dans la foi ; c’est être humble et doux et baiser la main qui frappe ; c’est être grand et puissant, et inaccessible aux reproches ; c’est…

LE DOCTEUR A.

Mille remercîmens, madame ; je suis parfaitement satisfait, et je crois maintenant comprendre le revival presque aussi bien que vous.

MISTRESS A, (femme du docteur.)

Bonté du ciel ! où pouvez-vous avoir appris toutes ces choses là, madame ?

MISTRESS M.

Comme vous vivez dans les ténèbres, madame ! Je les ai apprises dans le saint livre, dans la parole du Seigneur ; je les tiens du Saint-Esprit et de Jésus-Christ en personne.

MISTRESS A.

Il me semble si drôle d’entendre parler de la parole du Seigneur ! à moi, à qui on a donné l’habitude de ne point faire plus de cas de la Bible que d’une vieille gazette !

MISTRESS O.

Sûrement, madame ne parle ainsi que pour voir ce que mistress M. lui répondra ; il est impossible que le fait soit réel.

MISTRESS A.

Il l’est, madame, vous pouvez y compter.

LE DOCTEUR A, (à mistress O.)

Je puis vous assurer, madame, que je n’ai aucune envie que ma femme lise ce qu’on trouve dans la bible. (Se tournant vers mistress M.) Quelle est là-dessus l’opinion du colonel, madame ?

MISTRESS M.

Quant à cela, docteur, je ne me suis jamais inquiétée de le savoir. Je lui dis chaque jour que je crois au Père, au Fils et au Saint-Esprit, et que son devoir est d’y croire aussi. Cela fait, ma conscience est en repos, et il peut croire ce qui lui convient. Je n’ai jamais compris qu’un mari se mêlât des croyances de sa femme.

LE DOCTEUR A.

En quoi vous avez parfaitement raison. Ma femme peut vous dire que je lui donne congé de croire tout ce qu’elle veut ; mais c’est une bonne femme, elle n’abuse pas de la permission, car elle ne croit rien du tout.


« Ce n’est ni une fois, ni deux, ni trois, mais dans cent occasions durant ma résidence en Amérique, que j’ai vu discuter avec cette étrange légèreté des matières que mes habitudes aussi bien que ma raison m’avaient appris à réserver pour le silence du cabinet, et à ne pas mêler de la sorte aux folles causeries d’un salon. Rien ne saurait peindre la surprise que j’éprouvai, lorsque j’entendis ainsi pour la première fois une profession d’athéisme débitée d’un ton badin entre deux tasses de thé, et une homélie sur la sanctification entre la tartine de beurre et le petit gâteau. »


Bien que la tolérance soit grande en Amérique, toutes les fois qu’une secte domine dans un lieu, le fanatisme y reprend son instinct de persécution. De même, si les différentes sectes s’entendent sur une pratique, elles l’imposent. Les deux faits suivans en font foi.

Nonobstant cette révoltante licence, la persécution existe en Amérique à un degré inconnu parmi nous depuis les temps de Cromwel. Je tiens l’anecdote suivante d’un gentilhomme qui en avait connu toutes les circonstances. Un tailleur de New-York s’était permis, un dimanche matin, de vendre un assortiment d’habits à un marin qui allait mettre à la voile. La corporation des tailleurs dirigea contre lui une poursuite ; il fut convaincu, et on le condamna à une amende qui le ruina complètement. M. F., avocat de la ville, avait présenté avec une grande chaleur la défense du coupable ; et quoiqu’il eût échoué, il n’en fallut pas davantage pour soulever contre lui l’animosité des presbytériens, qui détruisirent complètement sa clientelle. Ce ne fut pas tout : son neveu se préparait à cette époque pour le barreau ; peu de temps après l’évènement, il présenta ses certificats de capacité et demanda à être admis ; mais il fut refusé, et on lui déclara « qu’aucun homme du nom de F… ne pouvait être admissible. » Je rencontrai plus tard ce jeune homme dans le monde ; il était plein d’esprit et de talent ; obligé de renoncer à sa profession, il s’était fait journaliste.

« On peut juger de la sévérité religieuse des mœurs de Philadelphie, dit ailleurs mistress Trollope, par le grand nombre de chaînes tendues le dimanche à travers les rues, et qui les interceptent à tout cheval et à toute voiture. Les juifs eux-mêmes ne portent pas à ce point l’observation des pratiques extérieures de leur culte. Ce que deviennent les hommes le dimanche à Philadelphie, je n’en sais rien ; mais la quantité de femmes qui remplissent les églises est vraiment prodigieuse. Quoique la secte des quakers y domine, la variété des croyances n’y est pas moindre que partout ailleurs, et l’influence des prêtres s’y montre tout aussi illimitée dans quelques cercles. »


th. jouffroy.
  1. Domestic manners of the Americans, by mistress Trollope. Voyez la livraison du 15 juin.