Mœurs des Américains/03

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MŒURS DES AMÉRICAINS.


TROISIÈME ARTICLE.[1]

En exposant un peu d’après la logique, et beaucoup d’après mistress Trollope, ce que devaient être et ce qu’étaient les habitudes américaines, nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs, dans nos deux précédens articles, des fragmens assez considérables de son livre. C’est sans doute à ces fragmens que nous sommes redevables de l’honneur qu’on nous fait, de désirer que nous revenions encore une fois sur le spirituel ouvrage de cette dame. Aussi bien nous reprochions-nous de nous être beaucoup trop mis à la place de la voyageuse, et d’avoir mal à propos substitué nos froides déductions à ses pittoresques récits. Nous sommes charmés d’avoir un prétexte de réparer ce tort, et nous le saisissons. Nous allons, dans ce dernier extrait, céder entièrement la parole à mistress Trollope, en nous contentant de jeter un fil entre ses narrations. S’il arrive que ses peintures soient parfois ou fausses ou exagérées, nous pensons en avoir assez dit dans nos précédens articles, pour prémunir le lecteur contre ces exagérations et ces erreurs. Nous croyons à la bonne foi et au bon sens de mistress Trollope ; mais nous croyons aussi à ses préjugés et aux bornes de son esprit. Nous croyons surtout qu’un grand peuple ne peut être jugé sur la déposition d’un seul témoin, et Dieu merci, l’Amérique ne manque parmi nous ni de sympathies ardentes, ni de défenseurs éloquens. La république des États-Unis a succédé dans nos admirations à la république de Lacédémone, et toutes les républiques seront toujours en bonne réputation parmi nous ; ceci est dans notre génie et dans notre mission ; j’engage beaucoup les républicains à se fier à cette tendance, et à ne pas trop s’inquiéter des coups d’épingle d’une femme : cela ferait peu d’honneur à leur galanterie et à leur prévoyance.

Là où le peuple est souverain, toute autorité doit émaner de la sienne, et par conséquent chaque fraction du pouvoir, depuis la plus petite jusqu’à la plus grande, être déléguée par lui. De là l’élection tous les jours et partout, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre ; et comme en vertu du principe de souveraineté, tous les citoyens participent au droit d’élire, on peut dire que l’Amérique n’est qu’une vaste salle électorale, et la vie de chaque Américain, une élection perpétuelle. Rien au monde ne peut être plus ennuyeux pour un ami de la paix, que cet éternel mouvement ; mistress Trollope en est malheureuse, et cependant ne peut y échapper.


« Même dans le village retiré où nous passâmes la belle saison, dit-elle, nous ne fûmes pas à l’abri de la fièvre électorale qui parcourt et tourmente sans relâche toutes les parties du pays. Quand l’Amérique réunirait tous les agrémens que la nature et la société peuvent offrir, cette mononamie d’élection suffirait pour me la rendre insupportable : elle envahit toutes les conversations, elle aigrit tous les caractères, en substituant partout les jugemens de l’esprit de parti à ceux du bon sens ; en un mot, elle infecte et corrompt toutes les relations sociales. »


En effet, toute élection est accompagnée d’un certain nombre de circonstances qui en sont inséparables, et auxquelles il faut savoir se résigner en considération de la chose elle-même. Toute la sagesse des lois et toute la vertu des hommes ne feront jamais qu’une élection de ville ou de village, de député ou de garde-champêtres, puisse être dégagée de ces circonstances qui sont comme la loi du phénomène. Écoutons mistress Trollope, et notons en passant la mobilité essentielle au régime démocratique.


« Lorsqu’un candidat se présente pour une fonction quelconque, son parti le revêt de toutes les vertus et de tous les talens. Il est prêt à arracher les yeux aux hommes du parti opposé, et souvent on en vient là dans les états du sud, où le soleil donne plus d’énergie aux passions. Mais à peine cet homme si prôné est-il élu, que toutes ses vertus, tous ses talens s’évanouissent, et sauf le petit nombre des électeurs qu’il place dans ses bureaux, tous les autres se mettent aussitôt en mouvement pour l’élection de son successeur. Lorsque j’arrivai en Amérique, M. Adams était président, et il était impossible de révoquer en doute, même à s’en tenir à l’opinion de ses ennemis, qu’il ne fût très-propre à honorer ces hautes fonctions : le seul reproche que j’aie depuis entendu faire contre lui, c’est qu’il était beaucoup trop gentilhomme. Toutefois, un nouveau candidat devait être mis en lumière, et M. Adams fut écarté, sans autre raison à moi connue que celle-ci qui n’en est pas une, à savoir qu’il était mieux de changer. Le cri « Jackson for ever » fut donc poussé à outrance par la majorité des électeurs, ivres ou non ivres, jusqu’à ce qu’il fût élu ; mais à peine le fut-il, qu’en vertu du principe qui l’avait porté au pouvoir, le vœu de l’opinion tourna, et l’on n’entendit plus qu’un cri : Clay for ever ! Clay for ever ! »


Le respect des magistrats élus pour le peuple électeur, et l’irrévérence du peuple électeur pour des magistrats éphémères qui n’ont d’autorité que par lui, sont une autre conséquence du principe électif. Nous avons vu comment le laitier de mistress Trollope parlait des représentans au congrès, et comment le président de la république était traité par les mariniers du bateau à vapeur. Voici de quelle façon respectueuse un percepteur, en Amérique, invite les contribuables à payer l’impôt ; cette sommation sous forme d’homélie est curieuse.


AVIS AUX CONTRIBUABLES.

« Les personnes qui ne m’ont point encore payé les taxes sont instamment priées de le faire d’ici au 1er décembre prochain. Je les y ai déjà invitées bien des fois par avertissement et autrement, mais avec peu de succès. Aujourd’hui le moment est venu où ma situation exige que je sois immédiatement payé de ce qui m’est dû. Je prie les contribuables de considérer qu’il m’est impossible de verser le montant des taxes, et de rembourser les sommes qu’il m’a fallu emprunter, si je ne les recouvre pas de ceux qui les doivent. Je ne saurais imaginer la raison pour laquelle ceux sur qui les taxes sont imposées, négligent de les acquiter. À en juger par la négligence d’un grand nombre, on croirait qu’ils pensent que c’est pour moi que je les perçois, ou que j’ai assez de fortune pour les payer à moi seul, ou que je puis attendre jusqu’à ce qu’il leur soit commode de le faire eux-mêmes. Ce n’est pas pour moi que je perçois les taxes, et je ne suis pas assez riche pour les acquitter à moi seul ; je ne suis chargé que de les recueillir. Il m’en coûterait beaucoup d’être obligé, pour les recouvrer, de recourir à l’autorité que me donne la loi. Il me semble que ce devrait être le premier souci d’un bon citoyen de payer ses impôts, car c’est par là que le gouvernement est soutenu. À quoi servirait que les taxes fussent assises, si elles n’étaient pas perçues ? Comptez donc que je procéderai selon la loi pour y parvenir, et gouvernez-vous en conséquence.

John Spencer, collector.


P. S. MM. St-Clair et Dunn partent pour Indianapolis, le 27 du courant : je prie tous ceux qui pourront me payer d’ici là de le faire, afin que je puisse m’acquitter autant que possible, et m’éviter, en partie du moins, l’amende de 21 pour cent dont je serai frappé après le 8 décembre prochain. »


À en croire mistress Trollope, les lois en Amérique ne seraient guère plus respectées que les magistrats ; il est vrai que ces deux choses se tiennent d’assez près. Entr’autres passages, nous citerons le suivant.


« Quant à leur incomparable liberté, je ne la comprends pas davantage. Leurs common laws sont copiées des nôtres, et la seule différence, c’est qu’en Angleterre elles sont respectées, tandis qu’en Amérique elles ne le sont pas.

« Je ne dirai rien de la police des villes de la côte ; je la crois bien faite : celle de New-York du moins a cette réputation ; mais hors du rayon des villes, le mépris de la loi est si grand, qu’en le signalant je n’ai pas l’espérance d’être crue. L’injure, l’outrage, le vol, le meurtre même, sont journellement commis sans le plus léger essai de répression légale.

« Pendant l’été que nous passâmes au Maryland, nos promenades se trouvaient souvent circonscrites dans un étroit rayon, par l’avis de nos amis qui connaissaient le pays. Quand nous en demandâmes la raison, on nous répondit : « Il y a une auberge sur la route, et il ne serait pas prudent de pousser jusque-là. »

« Le canal de la Chesapeak à l’Ohio passait à quelques milles de l’habitation de mistress S… Il arriva deux fois, durant le séjour que nous y fîmes, que des cadavres furent trouvés dans le voisinage ; on parlait de ces événemens comme de choses très-ordinaires. Un jour que je demandais des détails : « Oh ! probablement il a été assassiné, me dit-on ; ou peut-être est-il mort de la fièvre du canal ; on dit au reste que le cadavre porte des marques de strangulation. » Aucune enquête ne fut ordonnée, et la sensation ne fut pas plus grande que si le cadavre trouvé eût été celui d’un mouton. »


Cette négligence dans la répression des délits et des crimes vient de plusieurs causes ; mistress Trollope signale d’abord la facilité avec laquelle les coupables échappent aux poursuites de la loi.


« L’abondance des subsistances et la rareté des exécutions sont deux textes favoris sur lesquels la vanité des Américains se plaît à s’appuyer pour prouver la supériorité de leur pays sur l’Angleterre. Que ce soient là deux très-bonnes choses, j’en conviens, mais je ne saurais admettre la conséquence. Il est aisé de faire rendre à un territoire vaste et fertile, de quoi nourrir abondamment une faible population ; et dans un pays où les mauvais sujets savent qu’après avoir fait un mauvais coup il suffira qu’ils se transportent à quelques milles, pour trouver, ailleurs comme chez eux, du bœuf et du wiskey en abondance, sans le moindre danger d’y être suivi par la loi, il n’est pas extraordinaire du tout que les exécutions soient rares. »


Mais cette négligence tient beaucoup aussi au respect qu’inspire l’individu dans un pays où l’individu joue un si grand rôle.


« Pendant mon séjour à Cincinnati, dit mistress Trollope, un meurtrier fut pris, mis en jugement et condamné à mort. L’instruction prouva que, quelques années auparavant, il avait assassiné sa femme et son enfant à la Nouvelle-Orléans ; mais ce crime n’avait point attiré l’attention de la justice. Le nouvel attentat qui l’avait mis entre ses mains était le meurtre d’une seconde femme, et le principal témoin était son propre fils.

« Jamais homme blanc n’avait encore été exécuté à Cincinnati ; et le jour de l’exécution arrivé, la sensation produite dans le pays par un événement aussi étrange avait fait accourir dans la ville de soixante milles à la ronde.

« Toutefois quelques personnes avaient conçu des doutes sur le droit de la société de donner la mort à un homme, et avaient adressé une pétition au gouverneur de l’état d’Ohio pour une commutation de peine. Le gouverneur résista quelque temps, ne voulant pas empêcher l’exécution de la sentence du tribunal qui avait jugé ; mais à la fin, effrayé de la situation tout-à-fait nouvelle dans laquelle il se trouvait, il céda à l’importunité du parti presbytérien, qui n’avait cessé de le tourmenter, et expédia un ordre au shérif. Cet ordre toutefois ne prescrivait pas la commutation de la peine ; le shérif devait demander au condamné si cette commutation lui convenait ; et, dans le cas seulement d’une réponse affirmative, il devait, au lieu de le pendre, l’envoyer dans la prison pénitentiaire. Le shérif se rendit donc auprès du criminel, et lui fit la proposition. Celui-ci lui répondit : « Si quelque chose pouvait me déterminer à accepter votre offre, ce serait l’espérance de vivre assez pour tuer mon chien de fils ; cependant je n’en veux point, et vous aurez, monsieur le shérif, la bonté de me pendre. »

« Le digne shérif sur qui retombait la mauvaise commission d’exécuter le condamné, n’épargna rien pour l’engager à signer l’acte de commutation qu’il lui présentait : mais tous ses efforts furent inutiles ; il en fut pour ses frais d’éloquence.

« Le jour de l’exécution arriva donc. Le lieu où elle devait se faire était le penchant d’une colline, la seule qui fût défrichée dans le voisinage de la ville, et long-temps avant l’heure fixée, nous la vîmes entièrement couverte par une immense multitude d’hommes, de femmes et d’enfans. À la fin, l’heure arriva ; on vit la fatale charrette s’avancer et gravir lentement la colline ; un silence solennel succéda au bruissement de la multitude ; le criminel monta sur l’échafaud, et le shérif le pria de nouveau de signer l’acceptation de la commutation ; mais il repoussa le papier avec mépris, et cria d’une voix forte : « Qu’on me pende ! »

« Midi était l’heure fixée pour couper la corde. Le shérif était debout, sa montre dans une main et un couteau dans l’autre. L’heure sonna, et la main était levée, lorsque le patient s’écria brusquement : « Je signe. » Il fut mené en prison au milieu des cris, des risées et des plaisanteries de la foule. »


Le passage suivant prouve que c’est encore moins la vie de l’homme que celle de l’Américain, qui excite le respect du magistrat.


« Pendant que j’étais à Philadelphie, l’attention publique fut vivement excitée par la situation de deux criminels condamnés à mort pour avoir arrêté et volé la malle-poste de Baltimore. Comme la peine capitale est rare en Amérique, la prochaine exécution de ces deux personnages était le sujet de toutes les conversations. Un gentleman qui mangeait à notre table d’hôte nous apprit un fait qui augmenta cet intérêt. Un des deux condamnés avait déclaré à l’ecclésiastique qui allait le visiter en prison, qu’il était certain de sa grâce, et rien de ce qu’avait pu lui dire ce dernier pour le désabuser de ce qu’il considérait comme une illusion, n’avait ébranlé sa conviction. Pendant plusieurs jours, la conversation roula sur ce fait dont l’exactitude ne tarda pas à se confirmer, et bientôt on commença à conjecturer que l’espérance du criminel pouvait bien n’être pas sans quelque fondement. Ces discussions m’apprirent que l’un des condamnés était Américain et l’autre Irlandais, et que c’était le premier qui avait une conviction si forte qu’on ne le pendrait pas. Quelques-uns de nos habitués soutenaient la thèse que, si l’un était pendu et que l’autre ne le fût pas, l’exécution du premier serait un meurtre et nullement une exécution légale. Un point admis comme constant dans ces discussions, c’est que presque tous les hommes de couleur blanche exécutés depuis la déclaration d’indépendance des États-Unis avaient été des Irlandais. Je n’avais aucun moyen de vérifier l’exactitude de ce fait ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’était point contesté. J’ajoute que dans le cas particulier dont il s’agit, l’Irlandais fut pendu et l’Américain gracié. »


Du reste, la détention solitaire qui est ordinairement substituée à la peine de mort, est aux yeux de mistress Trollope un châtiment plus terrible encore.


« Nous visitâmes à Washington la maison pénitentiaire qui venait d’être terminée : elle est destinée à recevoir les criminels condamnés pour la vie à la détention solitaire. Le spectacle d’une prison ordinaire produit une impression agréable, quand on la compare à celle qu’on éprouve en visitant ces effrayantes cellules. Il n’y a point de miséricorde à substituer une telle peine à celle de la mort, et pour trouver un motif légitime de préférence, il faut l’aller chercher dans la plus grande terreur que la détention solitaire produit sans doute sur les citoyens. Sur cent créatures humaines qui auraient subi pendant une année seulement cette terrible peine, il n’en est pas une qui ne préférât une mort immédiate à la certitude de la subir pour la vie. J’avais écrit une description de ces horribles cellules, mais celle qu’en a donnée le capitaine Hall est si exacte et si claire, qu’il serait superflu que je l’insérasse ici. »


La susceptibilité d’indépendance qu’engendre la démocratie est bien représentée dans le passage suivant :


« Tous les débats du congrès auxquels j’ai assisté roulaient sur un seul point, l’entière indépendance de chaque état par rapport au gouvernement fédéral. Cette jalousie d’indépendance me paraît une des passions les plus étranges qui se soit jamais emparée de l’esprit humain. Je n’ai point la prétention de trancher la question politique à laquelle elle se rattache ; je ne parle que de la singulière impression que produit le spectacle d’une assemblée dans laquelle chaque membre, l’un après l’autre, se lève impétueusement, pour déclarer que la plus grande injure, la plus criante injustice, la plus odieuse tyrannie qu’on puisse commettre ou exercer à l’égard de l’état qu’il représente, c’est de voter quelques millions de dollars pour y faire des routes, pour y dessécher des marais, pour y introduire une amélioration quelconque.

« Pendant mon séjour à Washington, on s’entretenait beaucoup de la non-réélection d’un membre du congrès qui, sous tous les rapports, était un des hommes les plus estimés de la chambre. Le crime qui avait fait perdre à ce gentilhomme les voix de ses meilleurs amis et de ses plus chauds admirateurs était d’avoir voté une somme sur le trésor public pour le desséchement d’un marais qui répandait la fièvre et la mort dans un district de l’état qu’il représentait. »


Une extrême défiance des fonctionnaires qu’ils emploient, est un autre caractère des gouvernemens républicains qu’on retrouve en Amérique.


« La pureté du caractère américain, conséquence évidente de la pureté du gouvernement américain, est matériellement démontrée à la secrétairerie d’état, par la collection de toutes les bagues, tabatières, et autres présens offerts aux envoyés américains par les différens souverains de l’Europe, depuis la déclaration d’indépendance jusqu’à nos jours. Le but de la loi qui impose aux diplomates américains le devoir de déposer ainsi à la secrétairerie d’état les présens qu’ils peuvent recevoir, nous fut expliqué. La république a voulu les sauver de la tentation de se laisser corrompre, et se préserver elle-même des conséquences de cette corruption. Il me semble qu’il serait plus simple de ne confier de pareilles fonctions qu’à des hommes naturellement supérieurs à l’attraction que peut exercer une tabatière ou une bague. Mais ce sont là les affaires de la république, et sans aucun doute, elle les entend mieux que moi. »


Mistress Trollope s’attache beaucoup à mettre en lumière les principaux traits du caractère national des Américains. Elle place au premier rang la vanité, probablement parce que c’est le défaut dont elle a le plus souffert, et comme Anglaise et comme femme. Parmi les exemples qu’elle en donne, nous ne citerons que les plus piquans.


« Il existe au fond du cœur de tout véritable Américain une insurmontable aversion pour tout ce qui est Anglais ; ce sentiment perce à tout propos ; il se glisse même dans les relations les plus amicales, mais le plus souvent c’est sous une forme plus comique qu’offensante.

« Un jour on me disait : « Je ne comprends pas comment vos ministres ne se pendent pas après l’issue de la guerre qu’ils nous ont faite. Cette guerre a dû ruiner l’Angleterre, car elle a été sur le point de nous ruiner nous-mêmes.

« Un autre jour on me disait : « Je commence à comprendre un peu mieux votre mauvais anglais ; mais je ne l’entendais pas du tout lorsque vous êtes arrivée ; et c’était tout simple, car tout le monde sait que la prononciation de Londres est la pire qu’il y ait au monde. C’est une chose étrange que toutes les personnes qui habitent Londres placent l’h où il n’est pas et ne le placent pas où il est. »

« Je fus assez perfide pour demander à la dame qui me disait cela, si elle trouvait que je prononçasse ainsi.

« — Non, me dit-elle, avec un sourire complaisant, vous ne le faites pas ; mais il est aisé de voir la peine que vous prenez à cet égard. Vous avez vu combien cette faute nous choquait, et vous vous êtes efforcée d’apprendre notre prononciation. »

« Un soir une de mes amies m’effraya presque, en me disant d’un ton moitié affectueux moitié compatissant : « Comment pouvez-vous vous résoudre à retourner en Angleterre, et à reconduire vos enfans dans un pays où vous savez assez qu’on ne fait pas plus de cas de vous et d’eux que de la poussière des rues ? »

« Je la suppliai de vouloir bien s’expliquer.

« — Vous savez, me dit-elle, que je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine ; mais le fait est que nous autres Américains, nous en savons plus que vous ne pensez ; et certainement si j’étais en Angleterre, je ne voudrais voir que des lords ; j’ai toujours fait partie en Amérique de la plus haute société, et si je voyageais, je voudrais qu’il en fût de même ailleurs. Ce n’est pas à dire que je ne vous allasse pas voir si j’étais à Londres, mais enfin votre mari n’est pas un lord, et je sais fort bien comment vous êtes traitée dans votre pays. »

« Il m’arrivait rarement de contredire de pareilles idées ; je trouvais plus commode et infiniment plus amusant de les laisser passer. Du reste j’y aurais perdu mon temps ; je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré un Américain qui ne pensât de bonne foi en savoir plus long que moi sur mon propre pays.

« Sur le sujet de la gloire nationale, je crois avoir subi plus que ma part d’allusions ; étant femme, je n’étais pas reçue à opposer des objections à leurs fanfaronnades. Une dame, ardente patriote, fit preuve un jour d’une grande délicatesse à mon égard ; car comme quelqu’un parlait de la Nouvelle-Orléans, elle l’interrompit en disant : « Je désire que vous ne parliez pas de la Nouvelle-Orléans ; » puis se tournant vers moi, elle ajouta avec une grande amabilité : « Il doit être si pénible pour vous d’entendre prononcer le nom de cette ville ! »

« Mais le sujet favori, le sujet constant, le sujet universel des railleries américaines, c’est notre stupide attachement pour les choses anciennes. S’ils avaient reçu du ciel une étincelle de ce qu’on appelle esprit, je suis persuadée qu’ils nous donneraient le surnom de ma grand’mère l’Angleterre, car le ton que prennent les jeunes gens en parlant d’une vieille femme tombée en enfance, est précisément celui que prennent les Américains en parlant de nous ; et c’est ainsi qu’ils se consolent de la nouveauté désolante de tout ce qui les entoure.

« — Je m’étonne toujours que vous ne soyez pas malades de rois, de chanceliers, d’archevêques, et de tout votre bagage de longues perruques et de vieilles broderies, » me disait un malin gentilhomme, avec un bâillement affecté ; « je proteste que les noms seuls de toutes ces choses suffisent pour m’endormir. »

« Il est amusant de voir combien leur semble flatteuse l’idée qu’ils sont plus modernes et plus avancés que l’Angleterre ; notre littérature classique, nos anciennes familles, nos nobles institutions, tout cela n’est à leurs yeux qu’un débris des siècles de ténèbres.

« J’eus un soir une longue conversation littéraire avec un gentilhomme de Cincinnati, qui passait pour un des hommes les plus éclairés et les plus savans de la ville. Ce qu’il y a de sûr du moins, c’est qu’il avait le sentiment de sa supériorité, et ne doutait en aucune manière de ses droits à être écouté sur tout ce qui touchait à la littérature et aux arts. Je ne saurais décrire l’air avec lequel il voulut bien condescendre à causer avec moi de quelques-uns de nos poètes : comme c’était la première fois que je rencontrais un Américain qui parlait littérature, je lui accordai toute mon attention. »


Nous ne citerons que quelques traits de cette conversation.


« Il n’avait, dit mistress Trollope, qu’une connaissance très-imparfaite de nos auteurs ; mais ses critiques étaient fort amusantes. Je lui parlai de Pope. « Il est si entièrement passé, me répondit-il, qu’il y a de la pédanterie chez nous à le nommer. »

« Au nom de Dryden, il sourit ; et ce sourire disait aussi clairement qu’un sourire peut dire quelque chose : « La bonne vieille femme ! elle radote ! » Cependant il eut la politesse de me répondre : « Nous ne connaissons Dryden que par des citations, madame, et encore ces citations ne se rencontrent-elles que dans des livres qu’on ne lit plus depuis long-temps. »

— Et Shakespeare, monsieur ?

— Shakespeare, madame, est un auteur obscène ; et, grâce à Dieu, nous sommes assez avancés pour l’estimer à sa juste valeur. Si nous tolérons encore les représentations théâtrales, au moins voulons-nous que le drame porte l’empreinte de la civilisation avancée de notre époque et de notre pays. »

« Un jour, dit ailleurs mistress Trollope, je me trouvais au milieu d’une société de dames parmi lesquelles étaient une ou deux jeunes filles ; leur curiosité l’emportant sur leur patriotisme, elles me faisaient une foule de questions sur l’étendue et les merveilles de Londres ; je m’efforçais de les satisfaire, en leur donnant d’aussi exactes descriptions que je pouvais, lorsque nous fûmes brusquement interrompus par une respectable dame qui s’écria ; « Taisez-vous, petites filles, et laissez là Londres. Si vous voulez savoir ce que c’est qu’une belle ville, allez à Philadelphie ; quand mistress Trollope y aura été, elle avouera elle-même qu’elle mérite mieux qu’on en parle, que cet informe amas de maisons sales et de rues poudreuses qu’on appelle Londres. »

« À deux reprises différentes, on déploya devant moi un atlas, afin de me convaincre, par mes propres yeux, combien mon pays était peu de chose. Jamais je n’oublierai la gravité avec laquelle la dernière fois, un digne gentilhomme tira de sa poche son porte-crayon gradué, et me démontra, par une opération d’arpentage, que toutes les possessions de l’empire britannique n’égalaient pas les États-Unis en étendue. J’oublierai encore moins l’air de supériorité satisfaite avec lequel, la démonstration finie, il plaça son pied sur le marbre de la cheminée, et se mit à siffler le Yankee doodle. »


On comprend aisément que cette exclusive préoccupation d’eux-mêmes, et ce mépris pour tout ce qui est étranger, fassent des Américains un peuple peu aimable. Ainsi l’a trouvé notre voyageuse, qui s’en plaint en mille endroits.


« Le défaut d’intérêt, de sensibilité, de chaleur d’ame pour tout ce qui ne touche pas immédiatement à leur intérêt particulier, est universel parmi les Américains, et paralyse toute espèce de conversation. Tout l’enthousiasme de l’Amérique est concentré sur un seul point, son émancipation et son indépendance ; à cet égard, rien ne peut surpasser la vivacité de ses sentimens. L’Amérique ressemble à une jeune mariée, qui n’a d’yeux, d’oreilles et de cœur que pour son mari, et pour qui le reste est indifférent. La lune de miel n’est pas encore écoulée ; quand elle le sera, l’Amérique apprendra peut-être la coquetterie, et saura mieux se rendre aimable aux autres nations. »


Après la vanité, l’amour de l’argent est, aux yeux de mistress Trollope, le trait le plus saillant du caractère américain : elle développe fort au long, et les causes qui rendent aux États-Unis cette passion si universelle et si ardente, et toutes les conséquences bonnes et mauvaises qu’elle engendre. Nous allons extraire quelques passages de son livre sur ce sujet important.


« Je ne partage pas, dit quelque part mistress Trollope, l’opinion de ceux qui regardent Cincinnati comme une des merveilles du monde ; mais quand on songe que le sol où elle s’élève était encore une forêt vierge il y a trente ans, on ne peut s’empêcher d’admirer son étendue et son importance. Cette ville croît, pour ainsi dire, à vue d’œil, et chaque mois ajoute à sa grandeur et à ses richesses.

« En cherchant la cause de cette rapide transformation d’un repaire de bêtes sauvages en une cité populeuse, les économistes indigènes n’hésitent pas à en faire honneur aux institutions républicaines. Mais, sans être profonde en ces matières, j’en trouve une explication plus naturelle dans le double fait de la nécessité du travail, et de l’impossibilité de la paresse en un tel pays. Pendant un séjour de près de deux ans que j’ai fait à Cincinnati, je puis dire que je n’y ai jamais vu ni un mendiant, ni un homme assez aisé pour se livrer au repos. Toutes les abeilles de cette grande ruche sont incessamment en quête de ce miel d’Hybla qu’on appelle argent, et nulle distraction de science ou de plaisir ne vient les détourner un moment de cette ardente poursuite. Qu’on ajoute à cette concentration de toutes les facultés vers un seul but, l’esprit d’entreprise et la sagacité qui distinguent les Américains ; qu’on y ajoute surtout une absence de probité qui le dispute à tout ce qu’on raconte des rusés habitans du Yorkshire, et l’on comprendra sans peine les effets qui en résultent.

« Rien ne saurait, dit-elle ailleurs, surpasser l’activité et la persévérance des Américains dans toute espèce de métier, de spéculation et d’entreprise qui peuvent donner un bénéfice pécuniaire. J’ai entendu dire à un Anglais qui avait long-temps résidé aux États-Unis, que jamais il n’avait surpris deux Américains causant ensemble dans la rue, sur la grande route ou au milieu des champs, au théâtre, au café, ou dans l’intérieur d’une maison, sans que le mot de dollar ne fût venu frapper son oreille. Une telle unité de but, une telle sympathie de sentimens ne saurait, je crois, se rencontrer ailleurs, si ce n’est peut-être dans le nid d’une fourmi. L’effet est conséquent à la cause. L’éternelle contemplation de ce but sordide doit rétrécir l’esprit, et ce qui est pire encore, endurcir la conscience. Je ne sais rien qui prouve mieux la dégradation morale engendrée par cette avidité universelle et continue, que la manière dont les Américains parlent de leurs compatriotes des états du nord. Tous conviennent que ces états présentent un développement admirable d’industrie et de prospérité, et ils ne cessent de les citer quand ils veulent faire l’éloge de leur incomparable pays. Et, toutefois, je n’ai jamais rencontré un seul Américain, à quelque partie de l’Union qu’il appartînt, qui ne représentât les habitans de ces mêmes états comme les plus rusés, les plus artificieux, les plus cupides et les plus fourbes des hommes. Les Yankees, c’est le nom spécial qu’on leur donne, s’attribuent à eux-mêmes ces excellentes qualités, et se vantent, avec un sourire de complaisance, qu’aucun peuple de la terre ne peut lutter avec eux dans l’art de tricher en affaires. Je les ai entendus raconter sans rougir des traits d’habileté de leurs amis et connaissances, qui suffiraient parmi nous pour bannir à jamais leurs héros de la société des honnêtes gens ; et tout cela était dit avec une simplicité qui laissait douter si le narrateur lui-même savait ce que signifiaient les mots d’honnêteté et d’honneur. Cependant les Américains se proclament hautement le peuple le plus moral de la terre ; en conversation, dans les journaux, à l’église, j’ai entendu partout répéter cette assertion. J’ai passé quatre ans à en chercher avec conscience et bonne foi les fondemens, et mon opinion bien arrêtée est que la moyenne de la moralité américaine est de beaucoup inférieure à celle des peuples de l’Europe.


Nous citerons encore le passage suivant :


« Si je voulais consigner ici la dixième partie des actions peu délicates, que des Américains m’ont racontées de leurs concitoyens et de leurs amis, je suis persuadée que mes lecteurs suspecteraient ma véracité ; je ferai donc mieux de m’en abstenir. Mais je ne puis m’empêcher d’exprimer une opinion dont quatre années d’observations attentives m’ont convaincue, c’est que le sens moral est moins développé dans la nation américaine que chez les peuples de l’Europe. Faites qu’un Américain soit parfaitement persuadé que son voisin est un malhonnête homme ; j’ose affirmer qu’il rompra avec lui, si toutefois il ne peut espérer aucun avantage de son amitié ; mais quant à la question de savoir ce qui constitue un malhonnête homme, il n’est presque pas un article du Décalogue sur lequel vous ne trouviez son opinion infiniment plus indulgente que la nôtre ; en un mot, sa conscience est plus obtuse, moins délicate et moins susceptible en tout ce qui concerne le juste et l’honnête.

« Cervantes a tourné en ridicule l’exagération des sentimens chevaleresques ; mais il en a respecté l’esprit. Ce qu’il y avait de noble et de bon dans ces sentimens vit encore dans le sang européen, sous la puissante protection des habitudes, infiniment plus sûre que celle du bouclier et de l’épée. Peut-être n’est-il pas donné aux nations qui n’ont point passé par l’époque chevaleresque, d’avoir jamais cette délicatesse de moralité qu’elle nous a laissée. Assurément je ne regrette point la chevalerie errante, et je ne changerais pas la sauve-garde des lois contre celle du plus loyal champion qui ait jamais manié la lance ; mais je crois fermement que la susceptibilité d’honneur introduite par la chevalerie et qu’elle nous a léguée, est le meilleur antidote à l’influence abrutissante des triviales occupations de la vie commune ; et que l’absence absolue de cette susceptibilité morale dans la race américaine est précisément ce qui la rend si indifférente pour cette vertu vulgaire qu’on appelle probité. »


L’histoire suivante d’un petit garçon qui, à dix ans, est déjà possédé de cet esprit de spéculation et d’épargne éminemment américain, nous paraît plus propre que toutes les réflexions du monde à peindre ce côté remarquable du génie et du caractère des habitans de l’Union.


« Il y avait dans le village une maison que sa pauvreté faisait remarquer ; elle avait un si grand air de misère, que cela m’empêcha pendant long-temps d’y entrer. Un jour cependant informée que j’y trouverais des poulets et des œufs dont j’avais besoin, je me décidai à le faire. Je frappai, et, quand la porte s’ouvrit, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise. Jamais pareil repaire de misère et de saleté n’avait frappé mes yeux. Une femme, vivante image de la malpropreté et de la fièvre, tenait sur son bras gauche un sale enfant, tandis que de la droite elle pétrissait de la pâte dans une huche. Une grande fille maigre, de douze ans, était assise sur un tonneau, rongeant une croûte de pain. Quand j’eus dit l’affaire qui m’amenait, la femme me répondit : « Je n’ai ni poulets ni œufs à vendre ; mais mon garçon en a, et en abondance. Holà ! Nick ! s’écria-t-elle en se tournant vers le haut d’une échelle qui se perdait dans une ouverture du plafond, descends ; voici une vieille femme qui a besoin de poulets. »

« Au même instant, Nick parut au haut de l’échelle ; je reconnus en lui un des principaux personnages d’une troupe de polissons que j’avais remarqués dans mes promenades, jouant aux billes dans la poussière, et jurant à qui mieux mieux ; il avait l’air d’avoir une dizaine d’années.

— Avez-vous des poulets à vendre, mon garçon ? lui dis-je.

— Oui, et des œufs aussi, et plus que vous n’en achèterez.

 » M’étant informé du prix, je me rappelai que c’était précisément celui que je payais au marché ; mais au marché on me livrait les poulets tout plumés et tout prêts à être mis en broche. Je fis part de cette observation à mon jeune commerçant.

— Oh ! si ce n’est que cela, me dit-il, je puis vous retrousser vos poulets tout aussi bien qu’on le fait au marché.

— Vous, Nick ?

— Oui certainement, et pourquoi pas ?

— J’imaginais que vous aimiez trop les billes pour être capable de pareille chose.

 » Il me lança un regard moqueur : — Vous ne me connaissez guère, dit-il ; quand avez-vous besoin de vos poulets ?

 » Je le lui dis, et à l’heure indiquée il me les apporta fort bien préparés. Depuis, je fis souvent affaire avec lui. Lorsque je le payais, il plongeait toujours sa main dans le gousset de son pantalon. Comme c’était là sa caisse, je présume que la citadelle était mieux fortifiée que les ouvrages extérieurs de la place, lesquels tombaient en ruines. Il avait coutume d’en tirer plus de dollars, de demi-dollars et de menue monnaie que sa sale petite main ne pouvait en tenir. Cela excita ma curiosité ; et quoique j’éprouvasse un dégoût involontaire pour ce petit juif, il m’arrivait presque toujours de causer avec lui.

— En vérité, Nick, vous êtes bien riche, lui dis-je un jour qu’il étalait avec son ostentation ordinaire son petit trésor. — Il se mit à sourire avec une expression qui n’était nullement enfantine, et il me répondit : « Ce serait une mauvaise affaire pour moi, si je n’avais d’argent que ce que j’en montre. »

« Je lui demandai comment il menait son commerce. Il me dit qu’il achetait des œufs au cent et des poulets à la douzaine, des charettes qui allaient au marché et qui passaient devant leur porte ; qu’il engraissait les poulets dans une cage qu’il avait construite lui-même, et qu’après il en tirait le double, et que pour les œufs ils lui donnaient aussi un bon bénéfice, vendus à la douzaine.

— Et donnez-vous l’argent à votre mère ?

— Ah ! bien oui, me répondit-il, en me lançant un autre regard sournois de ses vilains petits yeux bleus.

— Eh ! qu’en faites-vous donc, Nick ? — Son visage me répondit très-franchement : Qu’est-ce que cela vous fait ? mais sa bouche fut plus discrète, et il me dit d’une manière assez gracieuse : « Je le soigne, madame. »

« De quelle manière Nick avait-il gagné son premier dollar ? c’est ce qu’on ne savait pas. J’appris que lorsqu’il entrait dans la boutique du village, la personne qui était au comptoir regrettait toujours de n’avoir pas deux paires d’yeux ; mais une fois ce dollar gagné, l’intelligence, l’activité, l’industrie avec laquelle il réussit à le faire croître et multiplier, aurait été charmante de la part d’un de ces petits héros irlandais de miss Edgeworth qui aurait porté le profit à sa mère, mais était détestable dans la personne de Nick. Aucun sentiment humain ne semblait échauffer son jeune cœur, pas même l’amour de sa propre personne ; car il n’était pas seulement sale et déguenillé, mais il avait l’air à demi mort de faim, et je suis sûre que la moitié de ses dîners et de ses soupers servaient à engraisser ses poulets.

« Je ne donne pas cette histoire de Nick, le marchand de poulets, comme une anecdote dont tous les traits soient américains ; la seule partie de cette histoire qui soit caractéristique de l’Amérique, c’est l’indépendance de cet enfant de dix ans. C’est un exemple, entre mille, du caractère avide, sec et calculateur que cette indépendance engendre. Selon toutes les probabilités, Nick deviendra très-riche, et rien n’empêche qu’il ne soit un jour président de l’Union. Je fus un jour si chaudement relevée pour avoir demandé si tous les citoyens américains étaient également éligibles à cette place, que je ne me hasarderai de ma vie à le révoquer en doute. »


L’auteur met sur le compte de cette avidité américaine la mesure qui a expulsé les tribus indiennes des territoires qui leur avaient été concédés dans quelques états de l’Union. Voici comment elle s’explique sur cette mesure, qui a donné lieu à de si vives discussions entre les ennemis de l’Amérique et ses défenseurs.


« J’étais à Washington à l’époque où la mesure d’expulser des terrains qui leur avaient été concédés, les derniers restes des tribus indiennes, fut adoptée par le congrès et sanctionnée par le président. Si l’on devait juger du caractère américain par la conduite de la nation en cette affaire, certes on aurait peine à compter les sentimens d’honneur et de justice au nombre de ses élémens. C’est au milieu des Américains et par des bouches américaines que j’ai entendu représenter leurs procédés à l’égard des infortunés Indiens, comme le comble de la perfidie et de la déloyauté. Quelque choquée que j’aie été des mœurs et des habitudes des Américains, j’ose dire que, si durant mon séjour parmi eux, j’eusse observé dans leur caractère national quelques traits qui justifiassent l’éloge qu’ils ne cessent de faire de leur amour pour la liberté et la justice, les jugemens de mon goût n’eussent fait aucun tort à ceux de ma raison, et je leur aurais accordé mon estime en leur refusant ma sympathie. Mais il est impossible, pour quiconque porte un cœur d’homme, de n’être pas révolté de la contradiction de leurs principes et de leur conduite. Ils déclament sans cesse contre les gouvernemens européens, dont la tendance, à les en croire, est de favoriser le fort et d’opprimer le faible ; allez au congrès, pénétrez dans les tavernes, assistez aux sermons de l’église et aux représentations du théâtre, vous entendrez cette prétendue tendance de nos gouvernemens, signalée, accusée, tournée en ridicule et anathématisée sous toutes les formes possibles. Et cependant considérez ce que fait ce peuple qui parle si bien ; vous le verrez d’une main élever le bonnet de la liberté, et de l’autre fouetter ses esclaves ; vous le verrez le matin prêcher à la tribune les imprescriptibles droits de l’homme, et le soir, chasser de leurs foyers les enfans du sol qu’il s’était engagé à protéger par les traités les plus solennels.

« Pour rendre justice à ceux des Américains qui n’approuvent pas cette honteuse politique, je transcrirai ici un passage d’un journal de New-York qui prouvera qu’il se trouve des hommes aux États-Unis qui ont en horreur les impudentes et odieuses mesures arrêtées à Washington en 1830.

« Nous ne connaissons rien, dit ce journal, qui touche de plus près à la réputation de justice et d’intégrité du caractère américain, que l’affaire des tribus indiennes de la Géorgie et d’Alabama, et spécialement des Cherokees dans le premier de ces deux états. L’acte adopté par le congrès à la fin de la session complète le statut odieux et tyrannique de la législation de Géorgie, et imprime une tache ineffacable sur la politique des États-Unis, lesquels viennent de violer ouvertement leur foi, clairement engagée à plusieurs reprises dans une multitude de conventions et de traités plus solennels les uns que les autres. »

« Ce qui rend plus déplorable l’expulsion des Indiens de leur terre natale, c’est qu’ils cédaient rapidement à la force de l’exemple ; c’est qu’ils avaient renoncé à leur vie de chasseurs et à leurs habitudes vagabondes ; c’est qu’ils devenaient des agriculteurs laborieux ; c’est que le pouvoir tyrannique et brutal qui vient de violer à leur égard la foi des traités, ne les bannit pas seulement comme autrefois de leurs terrains de chasse, de leurs cantons de prédilection, du voisinage des ossemens ensevelis de leurs pères, mais bien de leurs maisons que leurs progrès vers la civilisation leur avaient enseigné à rendre commodes et agréables ; mais bien des champs qu’ils avaient labourés et dont ils étaient fiers ; mais bien des moissons qui couvraient ces champs et qui étaient les fruits de leurs sueurs. Et pourquoi cette odieuse injustice ? Pour ajouter quelques milliers d’ares de territoire à l’état à moitié désert qui les touchait !


Parmi les différens chefs d’accusation portés par notre voyageuse contre les Américains, il n’en est point sur lequel elle insiste davantage et revienne plus souvent que la grossièreté de leurs habitudes, et le défaut de politesse et d’élégance de leurs manières. Cette culture du goût qui non-seulement sauve la bonne société européenne de toute habitude grossière, mais encore répand je ne sais quelle fleur de délicatesse, plus aisée à sentir qu’à définir, sur tous les sentimens, sur toutes les actions, et jusque dans les mouvemens et le langage d’un homme bien élevé ; cette culture du goût n’existe pas en Amérique. C’est une des choses qui ont rendu le plus désagréable à mistress Trollope le séjour de ce pays : aussi y revient-elle à chaque instant. La rudesse des habitudes américaines la frappe d’abord dans la société du bateau à vapeur, sur lequel elle remonte le Mississipi.


« Les gentilshommes de la cabine, à en juger par leur langage, leurs manières et leur tournure, n’auraient certainement pas reçu ce nom en Europe. Mais aux titres de colonel, de général, de major qu’ils se donnaient, nous reconnûmes bientôt qu’ils avaient des droits bien fondés à cette désignation. Tant de dignités militaires réunies sur un bateau m’étonnaient, et quelque temps après je demandai à un Anglais de mes amis ce que cela signifiait ; il me répondit qu’ayant fait le même voyage dans la même société, et ayant remarqué que parmi tant d’officiers supérieurs il ne se trouvait pas un seul capitaine, il en avait demandé la raison à un des passagers. « Oh ! monsieur, lui avait répondu celui-ci, les capitaines sont sur le pont. »

« Le défaut absolu de politesse à table, la vorace rapidité avec laquelle les viandes étaient saisies et dévorées, l’étrange construction des phrases, et la prononciation plus étrange encore, l’insupportable crachement dont il était absolument impossible de préserver ses vêtemens, l’effrayante habitude de se servir de couteau en guise de fourchette et de l’enfoncer jusqu’au manche dans la bouche, et l’habitude non moins effrayante de nétoyer ses dents avec un canif, tout cela nous fit sentir que nous n’étions point environnés des généraux, des colonels et des majors de l’ancien monde, et que l’heure du dîner ne serait pas pour nous, durant la traversée, une heure agréable. »


Elle retrouve la même grossièreté au théâtre de Cincinnati.


« Le théâtre était assez passable à Cincinnati, bien que la pauvreté des recettes ne permît pas un grand luxe de décorations. Mais ce qui était infiniment plus choquant que des décorations fanées, c’étaient la tenue et les habitudes des spectateurs. Les hommes paraissaient aux premières loges sans habits, et j’en ai vu qui avaient les manches retroussées jusqu’à l’épaule. Le crachement était perpétuel, et la double odeur des ognons et du wiskey aurait fait payer trop cher le jeu même d’un Talma ou d’un Kemble.

« Quant à la conduite et aux attitudes des honorables spectateurs, elle est parfaitement indescriptible. Les talons des uns posés sur le bord des loges, le dos des autres tourné du côté de l’auditoire, plusieurs étendus tout de leur long sur les banquettes, telles sont quelques-unes des postures variées que rencontre le bon goût des Américains. Le bruit était continuel et de la nature la plus désagréable ; au lieu de battre des mains pour applaudir, ils jettent des cris et exécutent des roulemens avec les pieds, et lorsque un accès de patriotisme les saisit, et que le chant de Yankee Doodle est demandé, on croirait que la réputation civique de chaque spectateur dépend de la quantité de bruit qu’il fait. »


Même chose dans tous les théâtres de l’Union, même dans celui de Washington.


« On crachait continuellement, et sur dix hommes il n’y en avait pas un qui fut assis comme une créature humaine. Les pieds de l’un étaient posés sur le bord de la loge, ceux de l’autre appuyés contre un des côtés. Par ci, par là un sénateur couvrait de son corps toute la longueur d’une banquette, et sur plusieurs points le devant des loges servait de siéges à ceux qui les occupaient.

« Je vis un beau jeune homme d’une mise très-recherchée, et qui était certainement un personnage de distinction, introduire ses deux doigts dans la poche de son élégant gilet de soie, en extraire délicatement ce que je n’ose appeler de son nom, et le déposer gravement au fond de sa bouche. »


Contentons-nous de dire que ces habitudes et cette tenue sont celles des juges dans les tribunaux, des représentans du peuple dans la salle du congrès, et des hommes de la meilleure société dans les salons, et hâtons-nous de laisser là ces formes extérieures pour en venir au défaut plus intime dont elles ne sont que l’expression la plus choquante, la grossièreté du goût lui-même, l’absence de rafinement comme dit mistress Trollope ; et là-dessus, laissons la parler, elle est sur son terrain, et dira beaucoup mieux que nous,


« Avant mon voyage aux États-Unis, je n’avais point l’idée du retour que l’impôt fait à ceux qui le paient, non-seulement sous forme de salaire de leur industrie, mais encore sous forme de jouissance et de plaisir. Si j’avais l’honneur de siéger au parlement d’Angleterre, au lieu de mettre les séditieux à la Tour, je les enverrais faire une promenade aux États-Unis. J’étais moi-même assez séditieuse à mon départ pour l’Amérique, mais je puis bien dire que je me suis trouvée complétement guérie avant d’avoir parcouru la moitié du chemin que j’y ai fait.

« Comme une autre, j’ai lu dans les livres de fort belles choses sur les besoins simples et peu nombreux de l’homme de la nature, et comme une autre j’ai admis, avec une foi implicite, cette belle maxime, que chaque nouveau besoin qu’on acquiert est une nouvelle source de privation et de misère. Mais j’ose dire que ceux qui raisonnent là-dessus, dans les salons parfumés de Londres, ne sont point du tout en position d’en bien juger. Si les besoins physiques étaient nos seuls besoins, ce qui suffit à l’animal suffirait à l’homme, et Dieu ne nous aurait pas donné d’autres facilités qu’à lui. Mais il n’en est point ainsi ; si nous cherchons de quoi se compose une heure de plaisir, nous trouverons qu’elle est faite d’une multitude de sensations agréables, produites par une multitude d’impressions, qui ont ému successivement presque toutes les fibres de notre constitution. Quand ces fibres, pour n’avoir jamais été touchées, sont encore endormies, les choses qui nous entourent importent moins parce qu’elles sont à peine senties ; mais lorsque toute notre nature est sur pied, lorsque chaque nerf éveillé est comme une touche qui rend un son, alors tout nous importe, parce qu’il n’est rien qui ne puisse être pour nous une occasion de souffrance ou de plaisir. Que les créatures humaines qui en sont là, se gardent bien de visiter les États-Unis, ou du moins que si elles y vont, elles ne s’y arrêtent que ce qu’il faut, pour mettre dans leur mémoire des images qui leur rendront plus douces par le contraste les habitudes de leur pays.

Guarda e passa (e poi) ragionam’ di lor.

« J’ai fait connaissance à Cincinnati avec les beautés de la vie simple, et je puis dire qu’elle m’était plus désagréable encore par ses effets sur les manières des habitans que par les privations personnelles qu’elle m’imposait. Jusque-là, je ne m’étais pas fait une idée de la foule des sensations agréables que donnent la demi-élégance et la demi-civilisation auxquelles sont parvenues les classes moyennes en Europe. À toute minute nous nous sentions choqués d’une foule de petites choses trop futiles même pour être consignées dans ces pages frivoles, et qui venaient péniblement nous rappeler que nous étions loin de notre chère patrie.

« Tous les besoins physiques trouvent abondamment de quoi se satisfaire à Cincinnati, et à très-bon marché. Mais hélas ! ce n’est là qu’un bien petit chapitre dans l’histoire d’un jour agréable. Le défaut universel et absolu de manières dans les deux sexes est si remarquable, que j’étais constamment occupée à en chercher l’explication. Assurément il ne vient pas d’un défaut d’intelligence : j’ai entendu en Amérique beaucoup de conversations lourdes et ennuyeuses ; mais (sauf la classe toujours privilégiée des jeunes personnes) je puis dire que j’en ai rarement entendu de sottes. Les Américains ont l’intelligence nette et l’esprit actif : s’ils sont ignorans, c’est plutôt sur les sujets qui n’ont qu’une valeur conventionnelle que sur ceux qui ont une importance réelle. Mais il n’y a ni charme ni grâce dans leur conversation ; à peine durant tout mon séjour parmi eux ai-je entendu une phrase élégamment tournée et correctement prononcée, sortir de la bouche d’un Américain : il y avait toujours, soit dans l’expression, soit dans l’accent, quelque chose qui blessait le sentiment et choquait le goût.

« Laquelle vaut le mieux d’une personne qui a besoin d’élégance dans les manières et les habitudes de la société qui l’entoure, ou d’une autre qui est incapable de la sentir ? c’est ce que je ne prétends pas décider : mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en Amérique, cette politesse qui consiste à ne pas laisser voir les sentimens de notre nature qui peuvent être désagréables aux autres, est complètement inconnue ; on ne la rêve pas même. La vie matérielle est très-confortable dans les grandes villes ; on y rencontre même quelque luxe. À n’en juger que par le dehors, ces villes sont, comme Londres et Paris, de vastes associations d’êtres actifs et intelligens. Mais de près et sous le rapport moral, la différence est prodigieuse. Et que quelque Américain raisonnable (comme les États-Unis en renferment des millions), ne vienne pas me demander ce que je veux dire par là ? Il me serait difficile, probablement impossible de le lui expliquer : mais en revanche, il n’existe pas un seul Européen qui, après avoir visité l’Union, trouve la moindre difficulté à me comprendre. Je ne suis point un juge compétent des institutions politiques de l’Amérique, et si je me hasarde de loin en loin à faire une observation sur leurs effets, c’est en passant et comme une femme qui peut bien dire ses impressions, mais qui n’a point la prétention de les justifier. Mais les nations ont une physionomie dont les femmes sont aussi bons juges que les hommes, et on peut s’en rapporter à elles sur tout ce qui constitue la forme extérieure de la société.

« Le capitaine Hall nous dit que si on lui demandait ce qui constitue la différence entre un Anglais et un Américain, il répondrait, le défaut de loyauté. Cette réponse est celle d’un brave et loyal marin. Que si l’on me faisait la même question, la mienne serait : C’est le défaut d’élégance.

« Si les Américains se résignaient à être ce qu’ils sont, et acceptaient franchement la vie toute unie des Suisses aux jours de leur pittoresque simplicité (et remarquons cependant que les Suisses alors ne chiquaient point), il serait tout-à-fait absurde et de mauvais goût de les critiquer. Mais il n’en est point ainsi. L’Américain a la prétention d’être gentilhomme accompli, et de plus celle de l’être à sa manière ; car n’est-il pas né libre ? Et cependant s’il veut entrer en rivalité avec l’ancien monde, l’ancien monde a un droit dont il use et dont il continuera d’user, celui d’examiner les titres du nouveau à cette prétention.

« Je n’ai rien à démêler avec les heures que les Américains consacrent aux affaires, je ne doute pas qu’ils ne les emploient d’une manière sage et profitable ; mais quant aux heures de récréation, à ces heures qui s’écoulent pour nous dans les jouissances des plaisirs réunis de l’art et de la nature, à ces heures dont la présence de la beauté et l’élégance des manières rachètent les excès passagers ; quant à ces heures, elles m’appartiennent, et j’ai le droit d’examiner ce qu’en font les Américains. Les dîners même ne sauraient être comparés dans les deux pays : des Américains m’ont dit qu’ils ne pouvaient y apercevoir aucune différence ; mais d’abord il est très-rare qu’on dîne en société aux États-Unis ailleurs que dans les tavernes et les pensions bourgeoises ; et de plus, tout le plaisir se réduit à manger avec la plus grande rapidité possible et dans le plus profond silence. Des Américains m’ont avoué que l’heure de la plus haute volupté gastronomique pour les hommes était celle où un verre de genièvre ou de punch aux œufs puisait dans l’absence de toute contrainte, et par conséquent des femmes, son plus haut degré de saveur.

« Malgré tout cela, les États-Unis sont un beau pays, digne d’être visité par mille raisons. Sur ces mille raisons, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf sont tirées de ses mérites même ; le millième pour moi est l’attachement plus grand qu’il m’inspire pour le mien. »


Mistress Trollope cherche les causes de cette absence de goût et d’élégance, et la trouve dans le rôle subalterne, pour ne pas dire servile, auquel les femmes sont condamnées en Amérique, et principalement dans l’éloignement où leurs maris les tiennent de tous leurs plaisirs. Continuons de citer.


« Les dispositions pour le souper me parurent très-singulières et caractérisent éminemment le pays. Une table magnifiquement servie dans une vaste salle attendait les hommes ; ils allèrent y prendre place. Les femmes restèrent dans la salle de danse, et bientôt on leur apporta à chacune une assiette. Elles continuèrent de se promener tristement cette assiette à la main, pendant qu’on était occupé des hommes. À la fin, des domestiques parurent avec des pyramides de sucreries, des gâteaux et des crèmes. Alors toute la troupe s’assit sur une file de chaises placées le long des murs, et chacune faisant une table de ses genoux commença à manger d’un air triste et ennuyé.

« Le contraste de ces pauvres femmes abandonnées et de leur maigre souper, avec le splendide festin et la salle éclatante de lumières réservée aux hommes, était aussi absurde que comique.

« J’appris que je ne devais attribuer cet arrangement ni à des vues d’économie, ni au défaut d’une salle assez vaste pour contenir toute la société. La seule raison qu’on m’en donna, c’est qu’il était plus agréable aux hommes d’être seuls. Cette réponse qu’on me fit, me fut ensuite répétée par une foule de personnes à qui j’adressai la même question.

« Je cite cet usage, non-seulement parce qu’il est général en Amérique, mais parce que j’y vois une des principales causes de cette absence absolue de bonnes manières et d’habitudes élégantes, si remarquable chez les hommes et chez les femmes de ce pays.

« On ne saurait s’attendre à trouver dans une république la recherche et l’élégance de manières que l’existence d’une cour qui en inspire le goût, répand à quelque degré parmi toutes les classes dans les monarchies. Mais cette cause ne saurait suffire pour expliquer la rudesse de la société américaine ; et la manière dont les heures consacrées au plaisir y sont employées, concourt sans aucun doute à la produire. Partout, les heures de délassement ont de l’importance aux yeux des hommes, et partout on les voit s’étudier à les employer le mieux possible. Ceux qui préfèrent la société s’attachent de préférence aux moyens d’y paraître aimables, et deviennent par cela même incapables de goûter les douceurs de la solitude ; ceux au contraire qui sont accoutumés à trouver leur plaisir dans la solitude, sont inhabiles à en mettre ou à en prendre beaucoup dans la société. Là où donc les deux sexes se plairont surtout à la société l’un de l’autre, chacun d’eux se préparera à y paraître avec avantage ; et là aussi nécessairement, les hommes s’abstiendront de mâcher du tabac et de cracher sans cesse, et les femmes de leur côté aspireront à quelque chose de mieux qu’à la gloire de faire du thé à la perfection.

« En Amérique, sauf la danse qui n’est guère d’usage que pour les personnes non mariées, tous les plaisirs des hommes impliquent l’absence des femmes. Elles sont exclues de leurs dîners et de leurs parties de jeux ; elles ne paraissent ni à leurs sociétés de musique ni à leurs soupers de clubs, ni à aucune de leurs réunions. Ajoutons que, quand on changerait cet usage, il resterait à imaginer un expédient, pour débarrasser les femmes des soins grossiers du ménage qui sont à leur charge. Même dans les états à esclaves, si elles ne sont point occupées à savonner et à repasser, à pétrir des pudings et des gâteaux la moitié du jour, et à les faire cuire l’autre moitié, encore sont-elles trop prises par les autres soins du ménage et la surveillance de la maison, pour devenir jamais des compagnes élégantes et éclairées de leurs maris. J’ai rencontré à Baltimore, à Philadelphie et à New-York, quelques exceptions à ce fait ; mais il n’en reste pas moins exactement vrai dans sa généralité. »


Cet isolement des deux sexes qui fait que l’un reste grossier et l’autre insignifiant, est presqu’absolu en Amérique.


« La séparation des deux sexes dont j’ai si souvent parlé, n’est nulle part plus remarquable qu’à bord des bateaux à vapeur. Parmi les passagers se trouvaient un gentilhomme et sa femme qui semblaient souffrir beaucoup de cet arrangement. Cette dernière était malade, et le mari lui rendait tous les soins que les usages pouvaient lui permettre. Quand l’heure du dîner venait et que le maître d’hôtel ouvrait la pièce de communication entre les convives, il était toujours près de la porte pour lui donner la main et la conduire à sa place, et quand, le dîner fini, il fallait sortir, il la ramenait et s’efforçait toujours de prolonger de quelques minutes le plaisir d’être avec elle. Une ou deux fois quand nous étions toutes sur le balcon, et que sa femme restait seule dans la cabine, il se hasarda d’y pénétrer et de s’asseoir un moment à côté d’elle ; mais dès que l’une de nous revenait, il se levait tout confus et se sauvait comme un coupable.

« Les hommes fument et boivent beaucoup sur les bateaux à vapeur, et ces deux circonstances contribuent sans doute à rendre plus stricte l’exécution des règles du décorum américain ; car quoiqu’ils ne se gênent en aucune manière pour cracher et mâcher du tabac en présence des femmes, en général ils aiment mieux boire et jouer en leur absence. »


Ailleurs mistress Trollope laisse échapper cette observation :


« Je remarquai qu’il n’était pas rare, à Washington, de voir une dame donner le bras à un homme qui ne fût ni son père, ni son frère, ni son mari. Ce relâchement remarquable dans le décorum américain, est probablement dû à la présence des légations étrangères. »


Une autre cause de la rudesse des hommes et de l’insignifiance des femmes, c’est que ni les uns, ni les autres, ne cultivent leur esprit. Le goût des lettres et des arts est, pour ainsi dire, inconnu en Amérique ; point de lectures, point de conversations littéraires, rien qui éveille l’imagination, étende la pensée, épure et ennoblisse les sentimens ; les hommes sont tout entiers à leurs affaires, et les femmes aux soins du ménage. Notre voyageuse sent et indique à merveille les conséquences d’un pareil régime.


« Les États-Unis sont le pays du monde qui démontre le mieux l’immense utilité des habitudes littéraires, non-seulement pour étendre les idées, mais ce qui est infiniment plus important, pour épurer et ennoblir les mœurs. Durant mon séjour en Amérique, il ne m’est pas arrivé de rencontrer un homme de lettres qui mâchât du tabac et s’enivrât de whiskey ; mais en revanche il ne m’est pas arrivé de rencontrer, hors de cette classe, un seul Américain qui eût échappé à ces habitudes dégradantes. Cette influence est encore plus grande, s’il est possible, sur les femmes. Malheureusement, le goût des lettres est chose peu commune chez les Américaines, et pour en trouver des exemples, il faut bien chercher. J’en ai rencontré un vraiment admirable dans une jeune dame de Cincinnati. Entourée d’une société absolument incapable de l’apprécier et même de la comprendre, elle vivait au milieu de ce monde avec autant de simplicité et d’aisance, que s’il eût été composé d’êtres de son espèce. Jeune et belle, douée par la nature d’un esprit vif et d’un jugement pénétrant, elle avait eu le bonheur de trouver dans sa famille tous les moyens de cultiver les heureuses dispositions de son intelligence. Fille d’un homme de lettres qui l’avait associée à ses études avec la tendresse d’un père et la confiance d’un ami, elle avait reçu de bonne heure ces leçons de goût et ces habitudes de pensée qu’il est difficile de puiser au même degré dans une autre situation. Cette jeune dame était d’autant plus admirable, que ses études chéries ne la dérobaient à aucun des devoirs nombreux imposés aux femmes américaines. Compagne utile et assidue des travaux littéraires de son père, collaboratrice active de sa mère dans tous les soins du ménage, gouvernante attentive et tendre de l’enfant malade de sa sœur, faisant à elle seule tous les frais de son élégante garde-robe, ayant toujours avec cela du temps de reste, et toujours prête à recevoir avec la gaîté la plus aimable ses nombreuses connaissances, la plus animée dans la conversation, la plus infatigable au travail, il était impossible de la voir et d’étudier son caractère, sans comprendre que de telles femmes sont la gloire de tous les pays, et que, si l’espèce pouvait s’en multiplier en Amérique, elles ne tarderaient pas à y effacer jusqu’au dernier vestige de cette grossièreté d’habitude et de cette ignorance qui la dégradent. Imaginez dans un salon une cinquantaine de copies de ce charmant modèle, et demandez-vous après, si les hommes oseraient s’y présenter, les vêtemens parfumés de wiskey, les lèvres jaunies par le tabac, et l’esprit convaincu que les femmes ne sont ici bas que pour faire des confitures, coudre des chemises, raccommoder des bas, et mettre au monde des présidens possibles ? Assurément non ; le jour où les Américaines découvriront quelle influence il leur appartient d’exercer, et qu’elles la compareront avec celle qu’elles exercent, ce jour-là il y aura quelque chose à espérer pour la civilisation de leur pays. Je n’ai pu vivre à Philadelphie, au milieu des femmes les plus jolies, les plus riches et les plus distinguées de l’Amérique, sans que le contraste de leur rôle dans la société avec celui des femmes du même rang en Europe ne se présentât de lui-même et d’une manière frappante à mon esprit. »


Et toutefois l’éducation des femmes est loin d’être négligée en Amérique ; mais elle y est plus fastueuse que bien entendue, et manque le but pour vouloir trop embrasser, on en jugera par le passage suivant.


« J’assistai aux exercices publics qui terminaient l’année scholaire d’une des écoles de filles de Cincinnati, et je ne vis pas sans surprise que les sciences les plus élevées étaient comprises dans le programme des études de ces charmantes créatures. Une jolie personne de seize ans prit ses degrés en mathématiques ; une autre fut examinée sur la philosophie morale ; elles rougissaient d’une manière si gracieuse et se montraient embarrassées ou interdites d’une façon si aimable, qu’un juge plus habile que moi aurait eu de la peine à décider jusqu’à quel point elles méritaient les diplômes qu’elles reçurent.

« Cette coutume de graduer les jeunes filles et de leur accorder des diplômes à la fin de leurs études était tout-à-fait nouvelle pour moi, et je ne me rappelle pas qu’un pareil usage ait jamais eu cours dans aucun autre pays. J’ai grand’peur que le temps accordé aux aimables graduées de Cincinnati, pour acquérir tant de sciences diverses, fût à peine suffisant pour en approfondir une seule ; trois mois de mathématiques et six d’économie politique, de philosophie, d’algèbre et de sections coniques doivent rarement, si je ne me trompe, avec la meilleure volonté de la part du maître et de l’élève, produire pour celle-ci un fonds de connaissances dans ces diverses sciences, capable de résister à la besogne de mettre au monde une demi-douzaine d’enfans et d’apaiser leurs larmes.


Voici un passage qui donnera une idée nette des résultats de cette ambitieuse éducation.


« Qu’on me permette de décrire ici la journée d’une dame de la haute société à Philadelphie, et l’on comprendra mieux la vérité des observations que je viens de faire.

« Je suppose que cette dame est la femme d’un sénateur ou d’un avocat très-occupé et d’une grande réputation ; elle a une très-jolie maison, avec un très-joli escalier et une très-jolie porte de marbre blanc, laquelle est garnie d’un bouton et d’un marteau d’argent ; elle a de très-jolis salons, très-joliment meublés, dans l’un desquels se trouve un buffet très-joli, couvert de très-jolis cristaux ; elle a de plus une très-jolie voiture avec un très-beau nègre libre pour cocher ; elle est toujours très-joliment mise, et par-dessus tout cela elle est elle-même très-jolie.

 » Elle se lève, et la première heure de sa journée est consacrée à sa toilette, qu’elle fait avec un soin minutieux ; elle descend au parloir, tirée à quatre épingles, raide et silencieuse ; son valet de pied qui est aussi un nègre libre, place devant elle son déjeuner ; elle mange sa tranche de jambon et son poisson salé, et boit son café dans le plus profond silence, tandis que son mari lit un journal, le coude appuyé sur un autre ; après quoi pour l’ordinaire elle passe à l’eau les tasses et les soucoupes. Sa voiture est commandée pour onze heures ; il y a loin d’ici là ; elle se rend donc dans une petite pièce où elle fait de la pâtisserie, après avoir placé sa robe de soie couleur de souris sous la protection d’un tablier blanc. Vingt minutes avant l’arrivée de sa voiture, elle se retire dans sa chambre, comme on l’appelle, secoue et plie son tablier blanc, met la dernière main à sa riche toilette, et couronne l’œuvre en plaçant avec précaution sur sa tête son élégant bonnet et tous les accessoires qui en dépendent. Elle descend l’escalier et en atteint la dernière marche au moment précis où le nègre libre qui est cocher, annonce au nègre libre qui est valet de pied, que la voiture attend. Elle monte en donnant pour mot d’ordre « à la Société Dorcas. » Son valet de pied reste à la maison pour nétoyer les couteaux ; mais son cocher est assez sûr des chevaux pour les abandonner à leur sagesse pendant qu’il ouvre la portière ; et sa maîtresse qui n’est point accoutumée à rencontrer la main d’un homme en pareille occasion, peut très-bien, quoique l’une des siennes soit chargée d’un panier à ouvrage, et l’autre d’un énorme paquet de ces indéfinissables bagatelles que les dames ont coutume d’offrir en tribut aux sociétés de bienfaisance, sortir de voiture sans aucun secours étranger. Elle entre dans le parloir préparé pour la réunion ; elle trouve sept autres dames absolument semblables à elle, et prend sa place autour de la table ; elle présente son offrande, qui est reçue avec un sourire aimable par le divan circulaire ; et ses coupons de draps, ses bouts de ruban, son papier doré, et ses cents d’épingles, vont se réunir aux coupons de draps, aux bouts de ruban, au papier doré et aux cents d’épingles qui couvrent déjà la table. Elle tire ensuite de son panier à ouvrage trois pelotes faites de sa main, quatre essuie-plumes, sept alumettes en papier de couleur et une boîte de montre en carton, qui sont accueillis avec acclamations, et que la plus jeune dame de la société va déposer avec soin sur des rayons, parmi une quantité prodigieuse d’articles de la même espèce. Cela fait, elle tire son dé et demande son ouvrage ; on le lui apporte, et les huit dames cousent ensemble pendant quelques heures. Leur conversation roule sur les prêtres et sur les missions, sur le produit de la dernière vente et sur celui que la prochaine fait espérer ; sur la question de savoir si ce sera le jeune M. A… ou le jeune M. B… qui en recevra le montant, et qu’on mettra par là en mesure de partir pour Libéria ; sur l’horrible bonnet que portait à l’office du matin, le dimanche précédent, madame une telle ; sur le beau ministre qui occupait la chaire à l’office de l’après-dîné, et sur la quête abondante de l’office du soir.

« Les aiguilles et les langues vont ainsi jusqu’à trois heures. À trois heures, on annonce la voiture de madame, qui retourne au logis avec son panier à ouvrage. Elle monte dans sa chambre, ôte et enferme soigneusement son bonnet et tout ce qui en dépend, met son tablier de soie noire festonné, va faire un tour dans la cuisine pour voir si tout est bien, et se rend de là dans la salle à manger, où, après avoir jeté un coup d’œil attentif sur la table préparée pour le dîner, elle s’assied, son ouvrage à la main, pour attendre son mari. Il arrive, lui donne une poignée de main, crache et se met à table. La conversation n’interrompant pas l’opération, en dix minutes le dîner est fini ; le dessert et le vin de palmier, le journal et le sac à ouvrage succèdent. Dans la soirée, le mari, qui est un savant, se rend à la société Wister, et après, fait un whist avec un voisin, et joue serré. Un jeune missionnaire et trois membres de la société Dorcas viennent prendre le thé avec sa femme ; et ainsi finit la journée. »


Le passage suivant prouve encore mieux, combien la vie de famille est étrangère aux goûts et aux habitudes américaines.


« Par des raisons qu’une intelligence anglaise n’est point capable de comprendre, un grand nombre de jeunes ménages, au lieu d’avoir une maison, se mettent en pension à l’année dans un hôtel, où ils logent en garni, et mangent à table d’hôte.

« À la vérité, il est rare que les familles qui vivent ainsi, jouissent d’une fortune considérable ; mais un grand nombre du moins occupent un rang dans la société qui, parmi nous, semblerait incompatible avec une telle situation. Quoi qu’il en soit, je ne puis rien imaginer de plus propre à consolider l’insignifiance des femmes, que de les marier à 17 ans, et de les placer ainsi en pension dans un hôtel ; j’ajoute que je ne puis concevoir une vie d’une plus ennuyeuse monotonie pour elles. Il semble toutefois qu’elles n’en jugent point ainsi, car plusieurs m’ont déclaré que c’était à leurs yeux ce qu’il y avait de plus agréable, de n’avoir ainsi ni ordre à donner, ni souci à prendre. Mais elles ne m’ont point convertie, et en dépit de leurs assurances, j’ai toujours éprouvé un mélange de pitié et de mépris pour celles qui avaient adopté cette manière de vivre, ou qui avaient dû s’y résigner.

« Où en serait une jeune femme anglaise nouvellement mariée, si la tête et le cœur encore pleins des doux plans de bonheur domestique et d’arrangemens intérieurs qu’elle a formés, elle se voyait tout à coup condamnée à subir une pareille vie. Quelle servitude que d’être obligée de se lever ponctuellement à l’heure du déjeuner, si l’on ne veut pas, en entrant dans la salle à manger, être accueillie par une sèche inclination de la maîtresse du logis, et en s’asseyant à la table commune, ne plus trouver d’œufs et n’avoir que du café froid. Je me suis souvent amusée à observer les petites scènes qui ont lieu dans ces occasions, et dans lesquelles les signes muets ont beaucoup plus de sens que les paroles proférées. La retardataire affamée jette un long regard autour de la table, et après s’être assurée qu’il ne reste point d’œufs, elle dit d’une voix haute et distincte : « Je mangerais volontiers un œuf. » Mais comme ces paroles ne s’adressent à personne en particulier, personne non plus ne répond, à moins que le mari ne se trouve à table, auquel cas il réplique : « Il n’y a plus d’œufs, ma chère. » La maîtresse du logis fait semblant de ne point entendre cette observation, et le vorace coupable qui a avalé deux œufs (car en Amérique il y a toujours autant d’œufs que de nez, ni plus ni moins) laisse percer l’embarras dans lequel le jette la conscience de sa faute. Le déjeuner s’achève dans un sombre silence, sauf quelques notes timides du perroquet ou du canari de la maison. Lorsqu’il est terminé, les hommes courent à leurs affaires, et les femmes désœuvrées regrimpent l’escalier, les unes jusqu’au premier, les autres jusqu’au deuxième, les autres jusqu’au troisième étage, en raison inverse du nombre de dollars qu’elles paient, et se claquemurent dans leurs chambres respectives. Quant à ce qu’elles y font, il n’est pas aisé de le dire ; mais je suppose qu’elles y savonnent et repassent un peu, qu’elles y cousent beaucoup, et que le reste du temps elles se balancent sur leur chaise. J’ai toujours remarqué que les dames qui vivaient en pension, portaient des collerettes et des pélerines plus soigneusement travaillées et plissées que les autres. La charrue est à peine un instrument plus honoré en Amérique que l’aiguille. Aussi bien, comment les femmes pourraient-elles tuer le temps sans elle ? Et toutefois l’aiguille et le temps nuiraient par leur peser, si les matinées étaient aussi longues en Amérique que chez nous ; mais par bonheur elles y sont courtes, quoiqu’on y déjeune à huit heures.

« C’est généralement à deux heures que les pensionnaires mâles se réunissent de nouveau aux pensionnaires femelles pour dîner. Hormis quelques paroles murmurées entre les maris et leurs femmes, ce repas est aussi silencieux que celui du matin. Quelquefois une solitaire bouteille de vin flanque l’assiette d’un ou deux individus ; mais elle n’ajoute rien à la gaîté de la réunion, et rarement plus d’une rasade à la bonne chère de son maître. Ce n’est ni à pareille heure, ni en pareil lieu que les gentilshommes de l’Union boivent. Le dîner est donc bientôt achevé, et si, quand la salle est évacuée, vous en sortez à votre tour et grimpez l’escalier par lequel se sont évanouis les convives, en passant successivement devant les appartemens des épouses indulgentes qui viennent de vous quitter, vous sentirez s’en exhaler une odeur de cigare, qui vous aidera à vous représenter le genre de plaisir auquel les aimables couples se livrent. Si l’homme est un mari poli, aussitôt qu’il a fini de boire et de fumer, il offre son bras à sa femme jusqu’au coin de la rue où son magasin ou son bureau est situé, et là il la laisse, sauf à elle à tourner ses pas du côté qu’elle aime le mieux. Comme c’est l’heure où les femmes sont en toilette, elle va où elle a quelques chances d’être vue ; ou bien elle fait quelques visites ; ou bien elle entre à l’église, ou dans quelque boutique avec laquelle son mari fait des affaires ; puis elle rentre chez elle ! je me trompe, on n’est pas chez soi dans un hôtel. Non, elle rentre dans cette froide atmosphère d’une maison publique, où l’hospitalité est inconnue, que l’intérêt administre et non point l’affection, et où l’intérêt seul vous accueille. Les habitans de ce caravansérail se rencontrent de nouveau à l’heure du thé, où chacun s’efforce d’avoir le meilleur lot dans le partage du sucre et des gâteaux ; après quoi ceux qui ont le bonheur d’avoir des engagemens pour la soirée, se hâtent de sortir, tandis que ceux qui n’en ont point, ou se retirent de nouveau dans leur chambre solitaire, ou ce qui me paraît encore pis, demeurent dans la salle commune, au milieu d’une société qu’aucun lien ne cimente, qu’aucune affection n’anime, dont tous les élémens ont été rapprochés par le hasard et peuvent être séparés de nouveau par le plus léger motif. Je remarquais que les hommes avaient toujours après le thé quelques affaires qui les obligeaient de sortir, et je le comprenais sans peine.

« Ce n’est pas ainsi que les femmes peuvent obtenir l’influence sociale qu’elles ont en Europe, et dont les philosophes comme les hommes du monde s’accordent à reconnaître les salutaires effets. C’est en vain que de savans collèges sont fondés pour l’éducation des jeunes personnes ; c’est en vain qu’on leur confère des degrés académiques ; une fois mariées, et toutes ces bribes d’une science fastueuse oubliées, la déplorable insignifiance des femmes américaines n’en apparaît pas moins ; et j’ose dire qu’aussi long-temps qu’on ne les aura pas relevées de cet état de nullité, rien ne sera changé au ton et aux manières de la société américaine. »


Rien ne démontre mieux combien le goût est peu développé en Amérique, que les singulières idées qu’on y a de ce qui est décent, et de ce qui ne l’est pas. Les anecdotes suivantes quelque futiles qu’elles soient, méritent d’être recueillies.


« Sur la porte d’une des salles du musée, on lit cette inscription : Galerie des statues antiques. La porte était ouverte, mais un rideau tiré en dedans masquait l’intérieur de la salle. Comme je m’arrêtais pour lire l’inscription, une vieille femme, qui probablement était la gardienne de la galerie, s’avança et s’adressant à moi avec un air mystérieux : « Vite, vite, madame ; entrez, c’est le moment ; personne ne peut vous voir, dépêchez-vous. »

« Je demeurai toute surprise, et retirant mon bras dont elle s’était emparée, sans doute pour hâter mes mouvemens, je lui demandai d’un air très-sérieux ce qu’elle voulait dire ?

« Oh ! madame, me répondit-elle, c’est que les femmes sont bien aises d’entrer seules dans la galerie, et quand il n’y a pas d’hommes pour les voir. »

« En pénétrant dans cette salle mystérieuse, la première chose qui me frappa, fut un avis au public par lequel on l’invitait à ne pas imiter le zèle de quelques visiteurs qui avaient mutilé de la manière la plus honteuse et la plus indécente un certain nombre de statues. Assurément, pareille chose ne serait pas arrivée sans l’absurde usage d’introduire à des heures différentes les hommes et les femmes. Aussi long-temps que les idées de pudeur des Américains ne se seront point épurées, il me semble que le mieux serait d’interdire absolument aux femmes l’entrée de cette galerie. Je n’ai jamais senti ma délicatesse alarmée en visitant celle du Louvre ; mais j’avoue que je me suis sentie offensée à Philadelphie, par le soupçon que je pouvais attacher mes regards sur des choses estimées indécentes. Du reste, toutes ces précautions grossières, et les sentimens qui les inspirent, et les résultats qu’elles produisent, peuvent donner une idée de cette fausse délicatesse dont les Américains s’enorgueillissent, et qui donne une couleur si particulière à leur société.

« Deux figurantes, probablement exportées de l’Ambigu-Comique ou de la Gaîté, et du reste fort insignifiantes, débutèrent à Cincinnati pendant que j’y étais quand Mercure lui-même serait descendu du ciel, et aurait dansé un solo, sa divinité n’aurait pas produit une plus violente sensation. Cependant l’étonnement et l’admiration ne furent pas les seuls sentimens que nos deux artistes excitèrent ; l’horreur et l’effroi s’y joignirent à un degré presqu’égal. Personne que je sache n’hésitait à reconnaître en elles d’admirables danseuses, mais tout le monde convenait avec la même unanimité, que jamais la morale des états de l’ouest ne se relèverait du coup que ces fatales Syrênes venaient de lui porter. Lorsqu’on me demanda si j’avais vu de ma vie chose si horrible, je ne sus que répondre, car nos danseuses avaient pris tous les soins imaginables pour ne point choquer, soit dans leur mise soit dans leur danse, le goût susceptible des Américains. Mais Virginie dans sa plus transparente toilette, ou Taglioni dans ses pirouettes les plus hardies, n’auraient pas excité une plus grande réprobation. Les dames abandonnèrent entièrement le théâtre, les hommes murmuraient et détournaient la tête lorsqu’il était question de ce scandale ; le clergé dénonça les malheureuses du haut de la chaire ; et si on les nommait dans les meetings, ce n’était que pour exprimer la profonde horreur qu’elles inspiraient. Quant à moi, je me demandais si la vertu était une plante qui croît dans un pays sous une certaine forme et qui fleurit ailleurs sous une autre ? Quels misérables pécheurs nous sommes, si les Américains de l’ouest ont raison ! En vérité, c’est une question bien embarrassante.

« Mais ce ne fut pas le seul point sur lequel je trouvai mes idées du bien et du mal entièrement confondues ; chaque jour m’apprenait que des actions qu’on m’avait enseigné à considérer comme aussi légitimes que celle de boire et de manger, excitaient l’horreur des personnes qui m’entouraient ; une foule de mots que j’avais toujours prononcés sans le moindre scrupule m’étaient interdits, et je devais y substituer les périphrases les plus étranges. Il me paraît, je l’avoue, que malgré une certaine pruderie de mœurs qui surpasse de beaucoup celle des Scribes et des Pharisiens, l’imagination des Américains s’enflamme avec une alarmante facilité ; je pourrais citer beaucoup d’anecdotes, je me bornerai à un petit nombre :

« Un jeune Allemand, parfaitement bien élevé, vint un jour me trouver ; il était au désespoir ; il avait, sans le vouloir, offensé une des principales familles du voisinage ; et son crime était d’avoir, devant les dames, imprudemment prononcé le mot de corset. Par amitié pour lui, une vieille dame lui avait révélé la cause de la froideur avec laquelle il était reçu depuis ce malheureux jour ; elle l’avait fortement engagé à présenter ses excuses ; il me dit qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il se sentait très-embarrassé, et il me pria de lui donner mon avis sur la manière dont il devait s’y prendre.

« Une Anglaise qui avait été long-temps à la tête d’un pensionnat dans une des villes de la côte, me dit que ce qui lui coûtait le plus de peine était de substituer dans l’esprit de ses élèves le sentiment de la vraie délicatesse à la pruderie toute puritaine dans laquelle elles avaient été élevées. Parmi beaucoup d’anecdotes qu’elle me raconta, je citerai celle d’une jeune personne de quatorze ans qui, en entrant au parloir où venait de la faire demander une dame de ses amies, et y trouvant un jeune homme qui accompagnait cette dame, se couvrit les yeux de ses mains et s’enfuit en criant : Un homme ! un homme ! un homme !

« Une autre fois, une de ses élèves montant l’escalier, rencontra un garçon de quatorze ans qui le descendait ; son agitation fut si grande, qu’elle s’arrêta tout court, jetant des cris et poussant des gémissemens, et qu’elle ne voulut point passer jusqu’à ce que le jeune homme eût consenti à remonter l’escalier et à lui laisser le chemin libre.

« Il y a un jardin à Cincinnati où les habitans ont coutume d’aller pour respirer l’odeur des roses et prendre des glaces. Afin que les promeneurs ne touchassent point aux fleurs, le propriétaire avait imaginé de placer à l’entrée du parterre un poteau avec une espèce d’enseigne représentant une paysanne suisse, laquelle tenait dans sa main une inscription exprimant l’invitation de ne point cueillir les roses. Malheureusement pour l’artiste ou pour le propriétaire, ou pour tous les deux à la fois, le jupon de cette figure ne descendait pas jusqu’au talon ; cela fit frémir les dames de Cincinnati, et l’on signifia au propriétaire qu’il eût à allonger la jupe de sa paysanne, s’il voulait que le beau monde de la ville vînt visiter son jardin. Le marchand de glaces effrayé se hâta d’expédier un messager au malencontreux artiste, auteur du tableau. Celui-ci arriva fort empressé, mais malheureusement il avait oublié une partie de ses couleurs ; toutefois le cas était trop pressant pour admettre aucun délai ; une bordure bleue fut donc ajoutée à un cotillon rouge, et la figure est encore là pour attester à tous les passans l’immaculée délicatesse des dames de Cincinnati.

« J’étais quelquefois tentée, je l’avoue, de soupçonner que cette excessive pruderie n’avait pas des racines bien profondes. Elle me semblait moins indiquer une délicatesse vraie, qu’une grossièreté d’imagination qui avait besoin d’un voile, mais qui ne parvenait pas à l’ajuster avec grâce. Ces mêmes femmes que je voyais prêtes à s’évanouir à l’idée d’une statue, laissaient parfois échapper des saillies qui me confondaient et qui me faisaient comprendre que l’indélicatesse dont on nous accuse, nous autres femmes de l’Europe, a ses limites. J’éprouve quelque embarras à raconter l’anecdote suivante, mais elle explique trop bien ma pensée pour être omise.

« Une jeune dame mariée, appartenant à la haute société, de la pruderie la plus sévère, et qui avait été élevée dans un des pensionnats les plus distingués de l’Amérique, me raconta un jour que sa maison, située à un demi mille de la ville, avait malheureusement pour vis-à-vis une autre maison d’une réputation plus que douteuse. « C’est une chose abominable, me dit-elle, de voir les gens qui entrent là et de penser aux dangers auxquels ils s’exposent. Une de mes amies et moi nous jouâmes, l’été dernier, un beau tour à l’un d’eux. Elle passait la journée avec moi, et comme nous étions assises près de la fenêtre, nous vîmes un jeune homme de notre connaissance mettre pied à terre devant cet horrible lieu. Nous nous dépêchâmes bien vite de descendre au jardin et de nous mettre en sentinelles à la porte pour guetter son retour. Quand nous le vîmes revenir, nous sortîmes tout à coup et je lui dis : « N’êtes-vous pas honteux, monsieur, de passer et de repasser ainsi devant la porte de notre maison ? » Je n’ai jamais vu un homme si déconcerté. »

« Il m’arriva un jour de dire à une jeune dame qu’une partie de campagne, dans un lieu que je lui désignais, serait délicieuse, et que j’avais le dessein de la proposer à quelques-uns de nos amis. Elle convint que rien ne serait plus agréable. « Mais je crains, ajouta-t-elle, que vous ne réussissiez pas ; nous ne sommes pas accoutumées à de pareilles choses, et je crois, pour ma part, qu’il n’est pas convenable à des femmes de s’asseoir sur l’herbe avec des hommes. »

« Parmi les exemples de cette espèce de modestie que nous n’avons pas, et qui est particulière aux Américaines, en voici un dont j’ai été fréquemment témoin, et qui, tout en manifestant la délicatesse des dames, a l’avantage d’être pour les hommes une occasion d’excellentes plaisanteries. Une jeune femme est occupée à faire une chemise (je n’ai pas besoin d’avertir que ce serait le comble de la dépravation de prononcer cet épouvantable mot) ; un homme entre et commence le spirituel dialogue que voici :

— Que faites-vous, miss Clarice ?

— Une camisole pour la poupée de ma sœur, monsieur.

— Une camisole ? impossible ! Il est évident que ce n’est pas une camisole. Allons, miss Clarice, confiez-moi ce que c’est.

— Ne voyez-vous pas que c’est un tablier pour une de nos négresses, monsieur Smith ?

— Comment pouvez-vous dire pareille chose, miss Clarice ? pourquoi, si c’était un tablier, réuniriez-vous ainsi les deux côtés de la toile ? En vérité, vous me devez une meilleure explication.

— Alors, monsieur, puisque on ne peut rien vous cacher, je vous dirai que c’est une taie d’oreiller.

— Cela ne passera pas, miss Clarice. Ce serait donc l’oreiller d’un géant. Devinerai-je ?

— Finissez-donc, monsieur Smith, et voyez vous-même ; car je ne sais plus que vous dire.

Long-temps avant que la conversation arrive à ce point, de longs éclats de rire sont échangés entre les interlocuteurs. Je vis un jour une jeune dame tellement mise aux abois par un spirituel dandy, que, pour prouver qu’elle faisait un sac, et pas autre chose qu’un sac, elle ferma par une bonne couture le bas de sa chemise, après quoi elle la lui montra d’un air triomphant en s’écriant : « Là, maintenant ! qu’avez-vous à répondre à cela ? »


Nous terminerons ces extraits beaucoup trop nombreux sans doute, en mettant sous les yeux de nos lecteurs la conclusion du livre de mistress Trollope. Elle mérite d’être lue.


« Les choses qu’on a lues dans ce livre auront assez fait comprendre, je suppose, que je n’aime pas l’Amérique. Je l’avoue, et je m’en étonne moi-même. J’y ai laissé des amis qui ont toute mon admiration, et qui ne sortiront jamais de mon cœur ; le pays m’a paru beau, son territoire fertile, son industrie et son avenir pleins de grandeur et d’espérance. D’où vient donc ce sentiment ? J’ai besoin de m’en rendre compte à moi-même et de l’expliquer aux autres ; j’ai besoin de découvrir et de dire ce qu’il y a au fond de mes souvenirs, qui neutralise tout ce que j’ai vu de beau, de bon et de grand de l’autre côté de l’Atlantique, et m’inspire pour l’Amérique une invincible aversion.

« On a coutume de dire que ce qui fait le charme d’un pays, ce sont moins les choses que les personnes. La vérité de cette observation m’a toujours frappée, et plus d’une fois elle s’est présentée à mon esprit en Amérique. Je ne parle ni de mes amis, ni des amis de mes amis. Le petit nombre de patriciens qu’on y trouve forment une race à part ; ils vivent entre eux et pour eux, ne se mêlent point aux affaires publiques qu’ils abandonnent avec une espèce de dédain à leurs cordonniers et à leurs tailleurs, et ne représentent pas plus la nation américaine que la tête de Byron celles des autres pairs anglais. Je ne parle point de ces hommes-là ; je parle de la population américaine en général, telle qu’on la trouve dans les villes et dans les campagnes, dans les classes riches et dans les classes pauvres, dans les états du midi et dans ceux du nord. Or, cette race, je ne l’aime pas ; je n’aime ni ses principes, ni ses manières, ni ses opinions.

« Je voudrais avoir le droit de dire aussi que je n’aime pas son gouvernement, je le dirais ; mais, comme femme et comme étrangère, je ne l’ai pas. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il leur plaît à eux ; et, après cela, il importe fort peu qu’il déplaise aux vieilles femmes du reste du monde. J’ai pénétré en Amérique par la Nouvelle-Orléans ; j’ai passé deux années entières à l’ouest des Alléganies, et une autre dans les villes de la côte. Durant ces trois années, j’ai conversé avec des citoyens de tous les rangs et de toutes les parties de l’Union ; et ce que je puis dire, c’est que je n’ai jamais entendu prononcer un mot, élever un doute, sur l’excellence du gouvernement. Quand donc les habitans du pays entendent des étrangers mettre en question la sagesse de leurs institutions et en désapprouver les effets, y a-t-il lieu de s’étonner qu’ils attribuent ou à l’incapacité ou à l’envie de semblables jugemens ?

« Quoi ! vous mettez en doute l’existence d’un gouvernement qui nous régit depuis un demi-siècle, et que nous aimons mieux à mesure que nous le pratiquons davantage ! » Telle est l’exclamation bien naturelle de tout Américain à qui on conteste la bonté des institutions américaines ; et, sans aucun doute, la réponse est péremptoire. Je vais plus loin, et j’aime à croire que quiconque aura visité l’Amérique et connu les Américains, en reviendra avec cette conviction que ces institutions sont de toutes celles qui conviennent le mieux à un tel pays et à un tel peuple, et le moins à tout autre peuple et à tout autre pays.

« Soit que le gouvernement ait fait le peuple à son image, ou le peuple le gouvernement à la sienne, toujours est-il qu’ils se conviennent parfaitement ; et, si la dernière hypothèse est la véritable, jamais nation assemblée n’a fait preuve d’une sagesse aussi consommée et d’une aussi admirable sagacité.

« Tout le monde sait de quelle source est sortie la population de l’Amérique ; des émigrés volontaires et des bannis en formèrent le noyau primitif. Ces hommes trouvèrent une terre féconde qui récompensa généreusement leurs efforts. La colonie s’accrut et prospéra ; les enfans succédèrent aux pères, les petits-fils aux fils, et bientôt la race des premiers colons couvrit le sol, et y fit couler le lait et le miel. Qu’ils aient voulu que ce lait et ce miel fussent à eux, cela est tout simple ; car que faisait pour eux la mère-patrie ? Elle leur envoyait de brillans officiers pour garder leurs frontières, et ils les auraient bien gardées sans ces officiers. Elle imposait lourdement leur commerce, et ne leur donnait en échange qu’une faible part de ses faveurs et de sa gloire. Ce n’était point parmi eux qu’elle venait choisir ses sénateurs, ses ministres, ses amiraux. Des rayons qui s’échappaient du trône britannique, bien peu traversaient l’océan et venaient luire sur eux ; ils ne savaient rien de nos rois et de nos héros ; ils ne s’y intéressaient pas : leurs grands hommes à eux étaient leurs plus habiles négocians. Nos savantes universités n’étaient à leurs yeux que des foyers de superstition, la splendeur de notre aristocratie qu’un faux éclat entretenu par leur or ; la richesse, la science, la majesté de l’Angleterre, leur importaient peu ; le droit de marcher dans leur propre voie, beaucoup.

« Ce droit, peut-on les blâmer d’avoir voulu le conquérir ? Cette conquête, peut-on regretter qu’ils aient réussi à la faire ? Et le lendemain de leur triomphe que leur restait-il à faire et que firent-ils ? Les anciens de la nation se rassemblèrent, et dirent : « De quoi s’agit-il ? Il s’agit de nous donner un gouvernement qui nous convienne : qu’il soit donc et rude et austère et turbulent comme nous ; qu’il n’affecte ni la dignité, ni la gloire, ni la magnificence ; qu’il ne contrarie la volonté, qu’il ne s’interpose dans les affaires de personne ; n’ayons ni dîmes ni impôts, ni lois de chasse ni taxes des pauvres ; que tout citoyen participe à la confection de la loi, et qu’aucun ne soit trop rigoureusement tenu de la respecter ; que la pourpre ne couvre point nos magistrats, ni l’hermine nos juges ; si un homme devient riche, arrangeons-nous pour que son petit-fils soit pauvre, et ainsi nous maintiendrons l’égalité ; que chaque citoyen prenne soin de lui-même, et si l’Angleterre vient de nouveau nous attaquer, alors chacun combattant pour soi, nous saurons s’il est dans notre destinée de vaincre ou de succomber. »

« Pouvait-on, je le demande, imaginer rien de plus parfait qu’un tel gouvernement pour un tel peuple ? Il n’est donc pas étonnant qu’il en soit satisfait, et il l’est encore moins que des gens accoutumés à la tranquillité d’un autre ordre de choses, convaincus que par cet ordre de choses leur patrie peut être heureuse et prospérer sans le secours des bavardages et des cris, des froissemens et des luttes dont l’Amérique est le théâtre, remercient Dieu avec ardeur de n’être point républicains.

« Jusque-là donc tout est bien. Que les Américains préfèrent une constitution qui leur convient si bien à d’autres qui ne leur conviennent pas du tout, ils sont dans leur droit, et nous n’y voyons rien à reprendre ; que, d’autre part, nous ne nous sentions aucune inclination à échanger des institutions qui nous ont fait ce que nous sommes, contre aucun autre système de gouvernement possible, ils devraient à leur tour et le trouver bon et le comprendre.

« Mais lorsqu’un Européen visite l’Amérique, il n’en est pas ainsi. Une tyrannie de la nature la plus extraordinaire s’appesantit sur lui ; une tyrannie qu’un étranger ne subit que là, et qu’on ne rencontre, si j’en puis juger par ma propre expérience, dans aucun autre pays civilisé.

« Le Français vient visiter l’Angleterre ; il est abîmé d’ennui à nos longs dîners ; il hausse les épaules à nos ballets ; il rit à gorge déployée de notre passion pour les chevaux, de notre prédilection pour le roast-beef et le plum-pudding. L’Anglais lui rend sa visite ; en descendant de voiture, il court aux Variétés voir les Anglaises pour rire, et si du milieu des éclats de gaîté qu’excite cette pièce, vous entendez un éclat plus bruyant et qui dénote une sympathie plus cordiale, cherchez et vous trouverez qu’il sort de la bouche de cet Anglais.

« L’Italien débarque dans notre verte Angleterre, et tout d’abord, le climat lui en paraît insupportable. Il jure que l’air qui altère une statue ne convient point à un homme ; il soupire après les orangers et le macaroni, et sourit aux prétentions poétiques d’une nation au sein de laquelle l’épopée n’est point chantée dans les rues. Et cependant nous accueillons le délicat habitant du midi avec bonté, nous écoutons avec intérêt ses plaintes, nous cultivons dans nos serres les orangers de sa patrie, nous apprenons le Tasse à nos enfans, dans l’espérance de lui être plus agréables.

« Et toutefois nous ne surpassons aucun peuple de l’Europe dans cette tolérance, et le désir de profiter de la censure des étrangers ne nous est point particulier. Nous rions de nos voisins, nous critiquons leurs ouvrages aussi librement qu’ils font des nôtres, et ils se mêlent à notre gaîté et ils adoptent nos modes et nos coutumes. Ces plaisanteries réciproques n’engendrent entre eux et nous aucun mauvais sentiment ; et tant que les gouvernemens sont en paix, les individus des différentes nations de l’Europe se font un plaisir et un point d’honneur de se visiter, de se voir, de comparer et de discuter les singularités qui les distinguent ; et tous, d’une opinion unanime, considèrent comme une preuve de bon sens et de bon goût d’emprunter à leurs voisins ce qui peut embellir la vie et en adoucir les sentiers.

« Les heureux effets de ce sentiment se font remarquer maintenant plus que jamais dans les différentes capitales de l’Europe. Vingt années de paix ont donné le temps à chaque nation d’emprunter ce qu’il y avait de bon dans les manières et les coutumes des autres, et il s’en est suivi un progrès rapide dans la civilisation et les idées de toutes.

« Pour quiconque est accoutumé à de telles relations et à un tel esprit, le contraste que présente le Nouveau-Monde est insupportable, et c’est là sans aucun doute une des principales causes de ce sentiment pénible avec lequel on se souvient des heures qu’on a passées en Amérique.

« Prononcez un mot, et que ce mot indique un doute que quelque chose en Amérique ne soit pas ce qu’il y a de mieux au monde, vous produirez autour de vous un effet qu’il faut avoir vu et senti pour le comprendre. Et cependant si les citoyens des États-Unis étaient les patriotes dévoués qu’ils ont la prétention d’être, à coup sûr ils ne consentiraient pas à s’enfoncer ainsi dans la conviction étroite qu’ils sont la première et la meilleure partie de la race humaine, qu’il n’y a rien qui vaille la peine d’être appris que ce qu’ils sont capables d’enseigner, et rien qui vaille celle d’être désiré que ce qu’ils possèdent eux-mêmes.

« Il serait difficile à l’intelligence humaine d’imaginer un plus puissant obstacle à tout perfectionnement qu’une telle conviction, et cependant je n’ai pas entendu un discours, je n’ai pas lu un livre adressé à la nation dans lequel on ne s’efforçât de l’imprimer dans son esprit.

« Ce n’est pas le moyen d’être agréable aux Américains que d’émettre l’idée qu’après tout, il n’est pas impossible que, dans sa marche silencieuse, le temps apporte un jour quelque modification à leur gouvernement adoré, et en vérité cependant ils auraient tort de concevoir une pareille crainte. Aussi long-temps que par un commun accord ils pourront tenir abaissée la prééminence attachée par la nature aux facultés supérieures, et empêcher le respect et la considération de se fixer sur l’élévation du génie, la noblesse des manières et la grandeur de la position sociale, ils peuvent être tranquilles ; leurs institutions subsisteront.

« On m’a dit qu’il y avait en Amérique des hommes qui verraient un changement avec plaisir, des hommes qui ont assez de sagesse et de candeur pour désavouer une égalité dont ils sentent et la fausseté et l’impossibilité.

« Je ne sais si ces hommes existent, mais jamais de pareilles opinions ne m’ont été communiquées ; tout ce que je puis dire, c’est que je serais heureuse de voir le pouvoir passer dans de telles mains.

« Si cet événement arrive un jour, si des idées plus libérales et des goûts plus élégans se répandent en Amérique, si ses habitans consentent enfin à faire quelque sacrifice aux grâces, et à accorder quelque considération aux sentimens plus délicats des nations policées, alors nous éprouverons un double plaisir, celui de dire adieu à l’égalité américaine, et celui d’accueillir dans la communauté européenne une des plus belles contrées du monde. »


Th. Jouffroy.
  1. Domestic manners of the Americans, by mistress Trollope. Voyez les livraisons du 15 juin et du 1er juillet.