Mœurs des diurnales/0/2
ORIGINES DU JOURNAL :
L’ÎLE DES DIURNALES
Parmi les plus récentes découvertes qu’on a faites au cours des fouilles qui amènent au jour les premières bases du Forum romain, la plus curieuse, sans doute, est celle d’un bas-relief qui est demeuré jusqu’ici mystérieux et indéchiffrable, mais dont la signification ne doit pas le céder en importance à la Pierre Noire elle-même (Lapis Niger) qui a soulevé tant de polémiques entre les reporters de nos principaux quotidiens. Ce bas-relief représente deux hémisphères jumeaux en ronde-bosse, que vient lécher, si j’ose m’exprimer ainsi, une espèce de volute — dirai-je une langue ? — oui, cela semble bien une langue ou languette un peu retroussée — qui paraît s’échapper de la bouche d’un personnage agenouillé. Sous la ronde-bosse, on déchiffre encore distinctement les caractères p. v. b. (le reste est malheureusement effrité ; mais un ingénieux nouvelliste du Popolo Romano a proposé la restitution l. i. c. v. m.). Sous la figure agenouillée il est facile de lire le mot d. i. v. r. n. a. l. i. s.
Cette découverte a été opérée sur le territoire de l’angle sud-oriental du Forum, non loin de la Regia, palais du Pontifex Maximus tout auprès de la maison des Vestales, Atrium Vestœ, dont la vue réveille chez tout journaliste de si charmants souvenirs féminins, et un peu en avant du Lacus Juturnœ. Elle fut aussitôt signalée à la dernière heure des journaux romains ; et, après l’examen d’authenticité préalable confié à une commission d’interviewers expérimentés et rompus aux enquêtes de faussaires, le bas-relief fut transmis aux techniciens (archéologues, épigraphistes et tutti quanti). Mais c’est un journaliste du Popolo (ainsi que je l’ai dit) qui eut d’abord l’intuition grâce à laquelle on peut proposer une hypothèse plausible et qui intéresse au plus haut point, par une singulière coïncidence, l’histoire du journalisme.
Selon toute apparence le texte se composait de deux mots (le verbe demeurant sous-entendu comme dans la fausse inscription de la tiare de Saïtapharnès, si victorieusement discutée par un reporter du Temps contre la fâcheuse Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[1], et divers épigraphistes et numismates qui n’y avaient vu que du feu).
On doit donc lire : pvb[licvm] divrnalis et sous-entendre adorat, ou veneratur, ou simplement orat : cependant un jeune échotier, plus audacieux que les autres, et signalant le rapport qui semble exister entre cette volute qui s’échappe de la bouche du personnage agenouillé et qui vient proprement lécher les deux hémisphères jumeaux, suggère lingit. Ce serait là une inscription unique, un ἄπαξ, de l’intérêt le plus puissant.
Il faudrait donc lire définitivement :
pvb[licvm] divrnalis [veneratur ou lingit] ou, pour traduire :
Le diurnalis adore (ou lèche) pvblicvm.
L’hypothèse orat n’a aucune vraisemblance : le mot orare dans cette acception ne se présenterait qu’à l’époque de la plus basse décadence. Il est certain que Tacite se sert de l’expression adorare vulgus, par opposition à l’odi vulgus d’Horace ; mais c’est justement là une raison qui semble militer contre les partisans de l’hypothèse adorare. Tacite entend évidemment comme Horace, un sentiment d’affection ou de haine tout moral, qui n’a rien de matériel. Reste l’audacieuse proposition de lire lingit, ou d’accepter veneratvr. La première se défend par elle-même : mais était-il besoin d’interpréter l’action ? Voilà le problème qui se pose : et la discussion où je vais entrer expliquera plus clairement le sens de l’objection. J’avoue que je me range parmi les partisans de veneratvr, et je traduis :
Le divrnalis rend son culte à pvblicvm.
Qu’est-ce en effet que le Diurnalis ? J’estime que c’est la première question qui se doit poser et de sa solution dépend le sens exact de l’inscription. L’endroit où a été trouvé notre bas-relief nous fixe environ sur sa date. Ce monument ne saurait être postérieur au « tombeau de Romulus ». D’autre part, il représente évidemment un rite religieux accompli par un personnage dont le nom se termine par le suffixe — alis. Comment ne pas songer alors aux fratres Arvales, à ce collège des douze frères Arvales dont la tradition attribue l’établissement à Romulus, en mémoire des douze fils de sa nourrice Acca Larentia ? Nous possédons, outre le texte archaïque de la chanson, d’importants fragments canoniques de ce collège de prêtres qui existait encore au IVe siècle de notre ère (cf. Henzen : Acta fratram arvalium — les fragments vont de l’an 38 à l’an 260 après J.-C.). Notons la persistance de ces rites jusqu’à la basse époque : nous aurons à y revenir.
Quoi de plus légitime, en présence de ce rapprochement, que d’émettre l’hypothèse d’un collège de Fratres Diurnales, les prêtres d’un culte autrement grave, autrement important, que la vaine superstition de folklore dont les Fratres Arvales étaient les conservateurs ?
Le monument du Forum représente évidemment l’un des Fratres Diurnales accomplissant un des actes de son rite religieux.
Quel pouvait être le culte spécial rendu par les Fratres diurnales ? Il paraît légitime, avant d’aborder cette question, d’examiner attentivement le mot diurnalis, qui présente peut-être avec le culte des Diurnales le même rapport que le mot arvalis avec arva.
M. Gaston Boissier, dans une savante étude où il nous a exposé ses conclusions sur l’opuscule de M. Hübner : De senatus populique romani actis (Leips., 1860), dit formellement : « Le mot de Journal est sorti de l’adjectif diurnalis, qui vient lui-même de diurnus. (Le Journal de Rome, p. 269.) D’où il s’autorise pour traduire Acta diurna populi romani par Journal de Rome.
Donc s’il y a eu des Fratres Diurnales, ce ne pouvaient être que les prêtres chargés des fonctions sacerdotales relatives aux Acta diurna.
Mais voici où notre découverte prend un intérêt historique très passionnant. Jusqu’ici on croyait savoir, d’après Suétone, que la publication des Acta diurna avait été instituée par César en l’an de Rome 695 (59 avant J.-C.), où il fut nommé consul. « Un de ses premiers actes, dit Suétone, fut d’établir que les procès-verbaux des assemblées du Sénat aussi bien que de celles du peuple seraient tous les jours rédigés et publiés : instituit ut tam senatus quam populi diurna confierentet publicarentur. Le seul fait antérieur connu et qui se rattache à cet ordre d’idées, c’est la coutume exposée par M. Boissier dans les termes suivants :
« Sur le mur de la Regia, où demeurait le grand pontife, on plaçait chaque année une planche soigneusement blanchie qu’on appelait album ; en tête on inscrivait le nom des consuls et des magistrats ; puis, chaque fois qu’il survenait quelque événement à Rome ou dans les provinces, on le notait en quelques mots. C’était un moyen de mettre les citoyens au courant de leurs affaires. »
La stèle que nous étudions, et qui précisément a été découverte sur le territoire de la Regia du Pontifex Maximus, permet de conclure qu’il n’y a point de rapports en réalité entre l’album du Pontifex et la publication des diurna. Puisqu’il existait, près de la Regia un collège de Fratres Diurnales, il est évident que ces ecclésiastiques s’adonnaient à la confection des diurna, et l’album du Pontifex n’était sans doute qu’un sommaire des diurna que l’on affichait chaque jour à la porte de la Regia, si, comme tout le fait présumer, le Pontifex Maximus était le directeur suprême du culte professé par les Diurnales. César ne fit donc que « laïciser » une coutume devenue utile, mais dont l’origine est strictement religieuse, ainsi que nous le verrons plus tard. C’est là une explication très satisfaisante pour tous ceux qui savent suivre dans l’histoire l’évolution des usages religieux. Nous voyons dans Homère que les parties nobles des victimes étaient encore consacrées aux dieux : les prêtres et les héros ne participaient qu’aux morceaux de qualité inférieure ; plus tard l’usage de manger de la viande, purement religieux dans son principe, devint général ; les conquérants espagnols trouvèrent au Mexique le tabac au moment où il allait perdre son usage propre d’encens pour servir de plaisir populaire ; on a démontré récemment que la domestication des animaux, la domestication des graines utiles, du blé, des plantes potagères n’est que le résultat pratique d’usages religieux ; n’est-il pas naturel, en présence des documents nouveaux que nous apporte la stèle des Diurnales, de voir dans le journal l’expropriation utilitaire d’un rite religieux dont il nous reste à rechercher la véritable signification ?
Il semblerait qu’à cet égard la méthode la plus simple dût être de nous occuper de la seconde partie du texte de la stèle : pvblicvm. Mais auparavant il est indispensable de rapprocher de la stèle des Diurnales un récit contemporain de l’empereur Trajan, et qui jusqu’à présent avait semblé purement imaginaire : on en croyait la matière empruntée à une œuvre semblable à l’Histoire véritable de Lucien de Samosate, que nous aurions perdue, et que le pseudo-narrateur aurait « latinisée », comme fit Apulée pour l’Âne.
Au contraire la découverte du monument rituel des Diurnales donne une valeur d’authenticité très précieuse au fragment cité par T. Anas Venerator dans ses Loci Communes. Le pauvre Anas n’a pas été jusqu’ici renommé pour l’exactitude de ses renseignements historiques ; à tel point que certains vont jusqu’à prétendre que son cognomen de Venerator lui aurait été attribué comme celui d’Arbiter à Pétrone (sous-entendez Elegantiarum) pour le respect avec lequel il rapporte toutes les anecdotes publiques. Cependant il faut bien admettre que T. Anas Venerator a puisé le récit qui va suivre dans le Diarium Itineris (Journal de voyage) de Q. Publius Publicola.
Nous ne savons rien de Q. Publius Publicola, et la date même de son livre résulte seulement de ce qu’il cite précisément ce texte de Tacite (adorare vulgus) dont il était question plus haut. Il ne nomme pas Tacite : mais, à la façon dont il en parle, il semble bien que l’historien fût encore vivant. Jusqu’ici on n’avait naturellement pu tenir aucun compte du témoignage de Publicola, en raison du texte très suspect rapporté par Anas Venerator.
Voici donc le récit de Q. Publius Publicola [excerpta ex quinto itineris, dit Anas, — c’est-à-dire que le voyage de Publicola comprenait quatre livres au moins avant le texte cité.]
La mer cimmérienne (?) s’étend depuis la Bretagne jusqu’à Thulé (?) ; les tempêtes y sont fréquentes et les brouillards très épais. Nous y fûmes poussés par des vents contraires jusqu’à l’île des Diurnales, qu’on dit avoir été habitée (?) par César[2], ce qui, à la vérité, me paraît fort improbable. Cette île tire son nom d’une certaine race d’hommes qui paraît y exercer le pouvoir et qui s’appellent ainsi. Ils nourrissent dans un temple un grand nombre d’animaux prodigieux, semblables à des manières d’autruches, sauf pour leur grandeur, qui est extraordinaire. Ce sont des oiseaux immenses dont la seule vue inspire la terreur : mais ils sont consacrés à leur Dieu dont je n’ai pu savoir le nom. Ils ont un bec noir qui s’ouvre largement et des ailes qui s’éploient autant que les voiles des plus grands navires ; leur clameur est effroyable et fait résonner l’île entière. Leurs prêtres s’imaginent même que la voix de ces oiseaux retentit sur toute la terre connue. La voracité de ces animaux ne peut se décrire. Cependant leurs gardiens veillent à cet égard : parce que si on ne les maintenait dans les limites sacrées ils dévoreraient jusqu’aux habitants et principalement les matières précieuses, pour lesquelles ils ont un goût incroyable. À certaines époques, quelques-uns des plus riches habitants se voient contraints, sous peine de voir leurs propriétés dévastées, de leur offrir des sacs d’or qu’ils engloutissent rapidement[3] ; mais d’ordinaire leur nourriture se compose de bruits que leurs gardiens produisent devant eux avec des trompettes et des tambours, dont ils sont fort avides ; et leur mangeoire contient quantité de plumes d’oie fraîchement arrachées. Ils boivent de l’encre[4] fluide : et, chose curieuse, leur urine est semblable à une encre boueuse et grasse. Leur attitude est voisine de celle des paons : ils font la roue et gloussent de satisfaction ; mais parfois ils aiment à se couvrir d’ordures comme les canards. On a grand’peine ensuite à les ramener à l’usage de la propreté.
Toute l’île est couverte de leurs excréments, qui sont minces et blancs comme des feuilles de papyrus ou de parchemin poncé, et lâchés de signes semblables aux signes de notre écriture. Et c’est dans les excréments de ces oiseaux que réside leur pouvoir sacré. Les habitants de l’île s’imaginent que ces excréments sont des oracles divins, et sont parvenus à les interpréter couramment, comme les feuilles de la Sibylle. Certains les ramassent et les vendent. Leur prix ne peut être fort élevé à cause de là quantité des excréments que ces oiseaux produisent. Il est à noter d’ailleurs que l’oracle de l’excrément n’est vrai que pour vingt-quatre, douze ou six heures, suivant sa forme. Aussitôt le soleil couché, les excréments de la journée sont balayés à l’écart ; et les excréments de la nuit perdent leur valeur vers le temps de midi. On pense que l’urine de ces oiseaux produit sur les feuilles de leurs excréments les signes qu’on y aperçoit ; d’où je conjecture que ces feuilles blanches sont le produit de la digestion (coctio) des plumes blanches et du bruit : mais l’urine les souille avec de l’encre et cette opération se produit dans le cloaque. Je n’ai pu me rendre compte exactement de l’effet des matières précieuses, quand on leur en donne. Les habitants prétendent que lorsque les oiseaux ont été nourris quelque temps avec des sacs d’or, les signes des excréments ne sont plus les mêmes et que les oracles alors deviennent très favorables. Au contraire, quand les mêmes oiseaux ont été nourris longtemps de bruit, de plumes et d’encre, les oracles des excréments ont une apparence funeste et annoncent la guerre, la peste, et la fin du monde. Tous ces excréments amassés, avant d’être rejetés par l’intestin, portent le nom de copie (copia) ensuite, tant qu’ils sont frais, ce sont des oracles et les habitants les interprètent comme tels. On assure que ces animaux n’ont que des intestins et des parties sexuelles, mais point de cerveau. Je n’ai pu m’en assurer, bien qu’il en soit mort plusieurs pendant mon séjour dans l’île, parce que leur mort est tenue soigneusement cachée par les Diurnales. L’île est toute gâtée par les excréments anciens de tous ces oiseaux sacrés. On a tenté d’en faire un usage : personne jusqu’ici n’a pu réussir. Les enfants s’en servent à la place d’éponge pour s’essuyer après s’être soulagé le ventre : mais il paraît que cela occasionne le flux de sang.
La couleur de l’or, la vue des guerriers et des armes, l’aspect des femmes nues fait entrer ces oiseaux en délire. Les Diurnales utilisent les femmes à cet égard et donnent pour les oiseaux certaines représentations de théâtre et de mimique musicale : on dit que les femmes nues se laissent approcher par eux sans trop d’horreur dans les théâtres et les lupanars ; et alors les oracles sont bons [relativement à ces femmes ?][5]. On fait aussi parfois défiler les guerriers devant eux et souvent on donne le panache d’un héros à l’un de ces oiseaux qui s’en décore ; et alors les oracles sont très bons. Il est très dangereux de leur montrer la couleur de l’or : cependant, ils s’en contentent parfois et alors les oracles sont excessivement bons ; mais aussitôt qu’ils s’aperçoivent qu’on les a trompés, leurs excréments deviennent redoutables et funestes. Alors il faut qu’en toute hâte on désigne quelques riches qui jettent dans l’auge du temple un certain nombre de sacs d’or. Il est à remarquer que pendant la déception des oiseaux et sur la foi des excréments qu’ils rendent, les habitants portent leur or dans les comptoirs des riches : de sorte qu’on n’a aucune peine à désigner ceux-ci aussitôt que les oiseaux ont connu la déception.
On est tenu de les surveiller très étroitement d’abord, à cause, ainsi que je l’ai dit, de leur terrible voracité, puis en raison de leur férocité, qui n’est pas moindre ; enfin, pour les empêcher de s’échapper : car leur absence, selon la croyance des habitants, écarterait toute la faveur de la divinité et serait le signal de la ruine de la contrée, tant en raison de la colère du Dieu que de l’ennui profond qui ferait périr tous les hommes par la privation de ces excréments dont ils se délectent. Ainsi une des punitions qu’on inflige dans les prisons de ce pays est d’interdire aux captifs de recueillir les ordures des oiseaux et d’en interpréter les oracles ; et j’ai vu de ces malheureux qui me suppliaient à travers leurs grilles de leur tendre des fragments anciens d’excréments qui jonchent tout le sol : tant un amour effréné pour les oracles leur tenait au cœur ! Or on assure que certains de ces oiseaux, toutes ailes éployées, peuvent traverser l’Océan ; d’ailleurs, ainsi que je l’ai rapporté, les prêtres sont persuadés que leurs cris s’entendent jusqu’aux antipodes, par delà les sources du Nil : et il y a même une superstition enracinée parmi le peuple que l’écho seul de ces cris peut engendrer des oiseaux semblables dans une autre partie de notre univers. Mais c’est évidemment une fable : d’autant qu’aucun voyageur jusqu’ici n’a rencontré de ces animaux ailleurs. Comme exemple de leur férocité, je rapporterai que, la nuit de notre entrée dans la ville des Diurnales, une femme dévêtue se précipita dans notre hôtellerie en criant à l’aide : elle était poursuivie par un oiseau gigantesque qui lui donnait des coups de bec à la ceinture (où elle portait son argent) et qui s’efforçait de la couvrir ; et comme elle se protégeait obstinément de ses mains, à la façon de la Vénus pudique, l’oiseau se retourna et projeta une incroyable quantité d’excréments qui la souillèrent de la tête aux pieds. Puis il s’enfuit et l’abandonna toute en larmes : elle avait, disait-elle, distinctement reconnu son propre nom sur chacune de ces ordures, où il était accompagné des plus horribles prédictions. Nous apprîmes depuis que cette femme était une comédienne (car chez les Diurnales les femmes montent sur le théâtre), mais qu’elle avait épousé un des sujets ordinaires des Diurnales : ce qui paraît être pour la divinité de ce lieu une offense impardonnable, attendu qu’elle prétend se réserver à elle et à ses ministres les femmes des théâtres, les mimes femelles et les courtisanes des lupanars ; quelquefois même le Dieu réclame des matrones. Infâme contrée où les femmes ne peuvent avec sécurité demeurer en leurs maisons et filer la laine[6] ! Est-il possible de croire que vraiment le grand César ait habité ce lieu ?
L’action de l’oiseau qui avait couvert la comédienne d’excréments me fit dire à notre guide (qui était le fils d’un ancien Diurnale) qu’elle était sotte de se lamenter si fort et de le craindre, puisque les oracles cesseraient d’être vrais le lendemain. Mais il m’apprit que lorsque les oiseaux répandent ainsi leurs ordures par vengeance, les noms qui y sont inscrits viennent joncher la terre avec une profusion si grande que les autres oiseaux y reconnaissent partout le même signe. D’où il suit (de même lorsqu’une femme enceinte est effrayée par la vue soudaine d’un porc son enfant naît avec un visage de porc)[7] que pendant plusieurs jours tous les oiseaux de l’île répandent des excréments marqués du même signe. Le seul moyen d’arrêter l’accès de férocité de ces animaux est de leur donner un sac d’or à dévorer : on parvient en ce cas à leur faire rendre des excréments blancs ou marqués même de signes contraires. Les Diurnales, sans raison apparente, disent alors « que l’oiseau a fait chanter sa victime ». Mais il faudrait être un second Varron pour découvrir l’origine de cette manière de parler : pour moi je l’ignore et ceux que j’ai interrogés l’ignoraient comme moi.
Tous ces oiseaux se haïssent mutuellement et leur jalousie s’exprime de la manière suivante. Chacun s’efforce de répandre plus d’excréments que tous les autres ; à cet effet, quand ils ne peuvent pas obtenir d’or par les moyens que j’ai dits, ils se tournent vers les Diurnales, le bec largement ouvert (inhiantes), afin de les supplier de les gaver de bruit. On les repaît alors de sons de trompe et de battements de tambour : mais les oracles qui en résultent sont très médiocres, au dire des connaisseurs. Quelquefois ces oiseaux se couvrent d’excréments l’un l’autre : mais ils réussissent très rarement à se « faire chanter», aucun d’eux n’ayant la force de garder une provision de l’or qu’ils se procurent et qu’ils engloutissent toujours immédiatement. Cependant certains Diurnales, ayant remarqué que la nature les a doués d’un jabot, savent les faire vomir artificiellement quand ils se sont trop gavés. On dit alors qu’on leur fait « rendre gorge » ; et, malgré le respect qu’on entretient pour ces oiseaux sacrés, parfois on est contraint de les emprisonner quand ils ont été trop voraces, afin de les faire vomir. Mais c’est un événement très rare : et, de plus, à ce moment, les oiseaux les plus hostiles vis-à-vis les uns des autres s’assemblent pour pousser des cris furieux. Et les Diurnales eux-mêmes redoutent beaucoup leur férocité.
L’excès de la haine que ces oiseaux éprouvent l’un pour l’autre les porte fréquemment à se livrer des combats singuliers que le peuple assemblé vient admirer avec extase. Et d’abord, après avoir fait la roue à la manière des paons, puis poussé des cris semblables à ceux des canards, sinon qu’ils sont plus forts et plus terribles, ils se mettent à glousser de satisfaction. Ensuite, ils élèvent leurs clameurs qui font trembler l’île et toute la surface de la mer.
Au moment où ces clameurs atteignent leur plus haute violence, ils se retournent et s’inondent d’excréments, en s’efforçant de hausser le croupion pour souiller le dos de leur adversaire. Enfin ils font volte-face et se ruent l’un contre l’autre à coups de bec et de serres. Les Diurnales guident le combat et les excitent à l’aide de longues tiges de fer très pointues et très acérées. La vue de ces tiges de fer et la crainte de leur piqûre semble augmenter la fureur des combattants, qui se labourent tout le corps en battant des ailes ; et comme il est très difficile de les diriger parmi ce tumulte de plumes hérissées, il arrive la plupart du temps que les Diurnales se blessent avec la pointe de leurs tiges de combat : mais ce ne sont jamais que des blessures légères. Comme ils se tiennent assez éloignés l’un de l’autre, les piqûres sont peu profondes et c’est presque toujours au poignet ou à la main que les accidents se produisent. Sitôt que l’un ou l’autre des Diurnales reconnaît sa méprise, on sépare les oiseaux qui ne peuvent supporter l’aspect du sang. En effet, à peine ces animaux la perçoivent-ils qu’ils perdent tout leur courage et défaillent. C’est le jugement de la foule spectatrice qui décide quel est l’adversaire victorieux. On abandonne aussitôt le vaincu et les Diurnales mènent le vainqueur en triomphe vers le temple où il rend hommage au Dieu dans une cérémonie que je décrirai en son lieu.
Il me faut dire auparavant ce que j’ai pu apprendre de la naissance et de la mort de ces animaux. Pendant leurs maladies ou leur vieillesse, ils répandent fort peu d’excréments, et le peuple n’attache aucune importance aux oracles qui y sont inscrits. Il en mourut plusieurs pendant notre séjour : mais les Diurnales tiennent leur mort soigneusement cachée. Les noms des morts sont inscrits dans le temple et tenus en très grand respect. On dit même que l’État fait construire un édifice pour y placer tous les excréments oraculaires des oiseaux morts afin de permettre aux savants de rechercher la vérité relativement aux anciennes prédictions[8]. Cependant, ainsi que je l’ai dit, les oracles paraissent varier non seulement par la volonté du dieu, mais encore selon la vue de l’or, des armes et de la nudité des femmes. De sorte que l’étude de ces anciens excréments oraculaires apportera sans doute bien peu de certitude dans les annales des choses humaines.
Relativement à la naissance des oiseaux, voici la tradition commune. Les Diurnales se réunissent et inventent un nom pour l’oiseau qui doit naître. Ceci me paraît absurde : où a-t-on vu sur la surface de la terre désigner un nom pour ce qui n’existe pas ? Cependant les habitants assurent que les oreilles exercées peuvent reconnaître ce nom plusieurs mois à l’avance dans les cris des oiseaux. Ensuite on recueille les excréments qui sont marqués de ce nom : en vertu de ce qu’on a vu plus haut, la fureur des oiseaux les porte à répandre des excréments marqués du même signe, quand ils sont animés de haine ; et les Diurnales les nourrissent plusieurs jours du nom de l’oiseau qui va naître et qu’ils ne peuvent manquer de haïr. On y joint des excréments blancs, une petite quantité de plumes d’oie et d’urine, et une quantité suffisante d’or monnayé. Certains riches font parade d’en donner pour produire des oiseaux dont ils espèrent des oracles favorables ; mais ils sont toujours déçus. Je n’ai pu savoir en quel lieu le mélange s’opère ni combien de temps dure l’incubation. La veille de la naissance de l’oiseau, pendant la nuit, le mur du temple se trouve entièrement souillé par des excréments qui portent le nom du nouveau-né.
L’oiseau naît le matin ou le soir (jamais à l’heure de midi). Les Diurnales le présentent aussitôt au peuple, devant lequel il lâche une infinité d’excréments ; puis on le conduit au temple où il rend hommage au Dieu. Ensuite les Diurnales l’amènent parmi les autres oiseaux qui font mine de bien le recevoir et poussent de fortes clameurs. Pendant les premiers jours de son existence le nouvel oiseau s’efforce de rendre beaucoup d’excréments ; d’ordinaire, au bout d’une semaine, les excréments diminuent ; et les habitants pendant les premiers temps attribuent peu d’importance aux oracles qui s’y trouvent inscrits. Beaucoup d’entre eux meurent pendant cette première jeunesse. Leur vie dépend souvent de la diarrhée qui les saisit à la vue de quelque objet ou au son de quelque bruit. Si cette diarrhée se trouve agréable au Dieu (soit par son parfum, soit par une autre cause que je n’ai pu découvrir), la vie de l’oiseau se trouve assurée ; parfois même le Dieu le retient pour son service.
Les Diurnales assurent d’ailleurs que leur Dieu préfère à tout autre encens l’odeur d’excréments frais que répandent certains de ces oiseaux qui lui ont été voués.
Je terminerai ce qui est relatif à l’île des Diurnales en rapportant ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu de cette contrée et le culte qu’on lui rend.
Il n’est pas permis aux étrangers de pénétrer dans le temple[9]. Les habitants n’y sont admis que certains jours de l’année, à l’occasion des fêtes solennelles. Je n’ai pu même savoir le nom de leur divinité. Ils déclarent cependant que ce nom n’est point un mystère : mais chaque fois que je les ai interrogés à ce sujet, ils se sont mis à rire, en disant : « Vous le connaissez aussi bien que nous : n’êtes-vous pas de la république ? », comme si leur Dieu fût chose publique[10]. La nature de ce Dieu paraît donc fort incertaine, et tout ce que j’ai pu en apprendre, c’est que son humeur semble dépendre de la faveur populaire (lacune ici dans le texte)………….. et dans leur plus récente guerre il se tourna subitement contre les habitants au lieu de les protéger contre les ennemis et parfois il bannit sans raison apparente les plus grands d’entre eux, et souvent il s’irrite contre les savants ou les écrivains ; en un mot ses caprices paraissent extravagants et incompréhensibles. Quelquefois les Diurnales introduisent auprès de lui une comédienne ; et pendant plusieurs semaines elle est couverte de pierres précieuses et d’or par la divinité ; personne n’ose y contredire, pas même les oiseaux, qui l’entourent de clameurs et d’excréments favorables ; puis tout à coup elle est chassée honteusement du temple, et la divinité proclame sa colère par d’affreux sifflements. Depuis cent ans personne n’a joui de la faveur du Dieu pendant dix années consécutives, sinon quelques Diurnales, habiles à prévoir ses changements d’humeur. Il exige des sacrifices humains pendant sa fureur, et les anciennes histoires rapportent que pendant cinq années au moins on dut lui offrir le plus grand nombre possible de têtes coupées : à ce moment périrent un grand nombre de nobles et la divinité exigeait principalement les têtes des princes. Depuis, les riches redoutent constamment un caprice semblable ; d’autant que, les grandes familles ayant été décimées, les premières places de l’État appartiennent maintenant à des fils de marchands.
Voilà ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu et sur son nom ; relativement aux cérémonies, je rapporterai ce que m’ont dit les Diurnales, bien que leurs discours soient contre toute croyance[11]. Le temple renferme l’image du Dieu : mais on n’aperçoit que la partie inférieure de son dos ; nul n’a jamais vu son visage[12]. Lorsqu’un oiseau a remporté la victoire, les Diurnales le mènent rendre hommage au Dieu. Les Diurnales eux-mêmes adorent son image de la façon la plus singulière. Voici comment on lui rend hommage. Le Diurnale s’agenouille[13]….
[Ici le texte de Publicola s’arrête.]
Tel est le passage rapporté dans les Loci communes.
Le glossaire de Prôktos cite sous les mots vox,vomitorium et venalis trois autres fragments de Publicola qui se rapportent à l’île des Diurnales.
Vox : voce producta sicut Q. Publias in Itinere : avium clamor quasi peopl seu popl interdum voce producta.
Vomitorium : vomitoria sicut in Itinere ad Diurnales deum ascendere per vomitoria templi.
Venalis : distinguitur a venialis. Contendunt Diurnales haud aliter sonare verba venalis et venialis. Publicola. De significatione idem asserunt.
« Le cri des oiseaux (de l’île des Diurnales) est Pe-opl ou popl par contraction…
« Le Dieu monte vers les Diurnales par les vomitoires du temple…
« Les Diurnales prétendent que les mots vénal et véniel sont identiques quant au son. Ils affirment que pour le sens il en est de même. »
Laissons maintenant de côté dans les textes de Publicola tout ce qui ne concerne pas l’inscription de la stèle. Voici le sommaire des faits qu’ils nous apprennent :
Au temps de Trajan, Publius Publicola visite une île qui doit être située entre la Bretagne et la Grande-Bretagne (peut-être dans le groupe anglo-normand ?). Elle est gouvernée par des prêtres Diurnales. Il résulte du texte, d’ailleurs obscur, que le dieu des Diurnales paraît se nommer Publicum. Les oiseaux qui lui sont consacrés poussent le cri de peopl ou popl (cf. populus = people = peuple). Enfin, les Diurnales rendent leur culte à l’image tronquée du dieu Publicum. — Et dans un autre passage de quelques mots seulement rapporté par le même Anas, Publicola assure qu’il a vu se confirmer sous ses yeux la parole hardie du grand historien : adorare vulgus.
Il semble que nous possédons maintenant l’interprétation du texte de la stèle et de la représentation qu’elle nous offre. Le monument atteste le culte rendu au dieu Public par les Diurnales. Ce culte remonte au moins au temps de Romulus. Comme le culte des Arvales, comme le culte du chêne de Némi, on le trouve localisé à la fin du Ier siècle apr. J.–C. dans une île où il avait peut-être été introduit lors d’un débarquement de César. Il paraît évident en effet que César, tout en « laïcisant » le culte de Public, tout en créant le journal accessible à tous, dut favoriser l’ancienne coutume religieuse. C’est maintenant affaire aux savants, aux historiens des religions, de suivre encore plus haut dans les annales de l’humanité les origines du journalisme, le culte du public.
- ↑ Voir Autour de la tiare : Le Temps, passim. Mars 1903
- ↑ Quam ferunt ipsum Cæsarem coluisse.
- ↑ Ici Publicola cite « Auri sacra fames ».
- ↑ Atramentum
- ↑ Passage obscur.
- ↑ Neque domi manere lanam facere, ut vix crediderim imperatorem unicum tali loco degisse.
- ↑ Porcinum os.
- ↑ Publicas ædes ubi avium excrementa seu oracula ἐς ἀεὶ reponerentur.
- ↑ Templum adire ξένοις nefas.
- ↑ Passage ambigu : « Nonne tua res agitur in re publica ? » haud secus ac si deus publicum. (Tous les ms. Portent publicum et non publicus.)
- ↑ Præter humanam fidem.
- ↑ Le texte est plus fort : quasi culum dei cujusdam : nullum unquam os ejus aspicere potuisse. Culum semble incroyable : on a proposé la leçon cultum (?)
- ↑ Cetera desunt apud Anatem.