Mœurs des diurnales/2/09

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 157-161).


DES BONNES MŒURS


Notez ce point, jeunes gens, que les bonnes mœurs varient en raison inverse du nombre des pages des journaux : il faut en avoir à la page 1 une aussi forte dose que possible ; si vous rédigez la page 8, c’est un souci que vous pouvez vous épargner ; quand on en viendra à la page 16, vous aurez soin de fermer les yeux ; et si jamais le progrès constant de notre admirable presse permet aux gazettes d’arriver à offrir au public 32 feuilles imprimées, moins vous aurez de mœurs dans la dernière et mieux vous profiterez. Montrez, à la un, votre vertueuse indignation contre la traite des blanches ; mais sachez, à la huit, vous en défaire avec tact et discrétion. Toutefois comme le lecteur français veut être respecté, ménagez sa pudeur au moyen de cryptogrammes faciles à entendre sur ce modèle :


Bébé. Xjfot xjuf nfodvmfs. Bj tpjg ef upo gpvusf. Ub rvfvf ebot nb cpvdif. Ub mboh. fo npo dvm.

(Le Journal, page 7, 6 décembre 1902.)


Si d’ailleurs quelque lecteur endurci de vos articles vertueux à la un ou à la deux s’avisait de protester[1], il sera toujours temps de dégager votre responsabilité quelques jours après.


Petite correspondance

AVIS IMPORTANT. — Nous informons le public, qu’à l’avenir nous refuserons, aussi bien dans la PETITE CORRESPONDANCE que dans toutes les autres rubriques, les Petites Annonces dont le texte sera constitué par des mots sans signification apparente ou par des combinaisons de lettres interverties.

(Le Journal, 10 décembre 1902.)


La rubrique aussi doit avoir son influence, même s’il n’est pas question de publicité. Lorsqu’il s’agit d’art, il ne faut point permettre que la sensualité serve de mobile aux actions humaines. Si vous avez à rendre compte du Joug, écrivez :


Quelle singulière idée ont donc les auteurs d’ici, comme celui de là-bas, de prendre un vice matériel, la sensualité, comme point d’appui de leur action ?

Or, je ne sais rien de moins intéressant que ce fait brutal qui n’est pas à la louange de l’espèce humaine, et la rabaisse singulièrement. Si nous devions accepter l’humanité, dans sa masse, telle qu’on nous la présente depuis deux jours, dans son exception, ça ne serait plus qu’une ménagerie, avec cet avantage ou cette infériorité — comme il vous plaira le mieux — qu’à l’inverse des animaux, qui n’ont qu’une saison, sur l’homme, pour qui, comme l’affirme le proverbe, « l’amour est de toutes les saisons ».

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En parlant ainsi, je n’exprime que ma sensation personnelle, j’ai tout lieu de supposer, cependant, que je suis en communion d’idée avec le public qui, tout en prenant un vif plaisir aux détails si finement présentés de la comédie, m’a paru éprouver quelque révolte des caractères trop odieusement vrais des personnages principaux, voire de tous les personnages de l’action, dans laquelle ne s’agite pas une seule honnête figure, sur laquelle on puisse reposer sa pensée, tout se passe vraiment trop entre « monstres », des « monstres » spirituels, charmants, élégants, soit, mais « monstres » quand même.

(Le Gaulois, décembre 1902.)


Mais s’il est question de juger des actions réelles, et de guider l’opinion au sujet d’un crime passionnel, ayez soin de n’admettre d’autre mobile que ce vice matériel, la sensualité, que vous ne sauriez voir au théâtre. Car vous allez au spectacle afin d’aider votre digestion par l’illusion d’un agréable mensonge ; tandis qu’il est nécessaire de rabaisser les mobiles des accusés, qui ne sauraient avoir agi par noblesse de sentiment, attendu que l’humanité des tribunaux et celle des salles de théâtre ne doit pas être la même.


L’attitude de Syndon n’est pas mauvaise ; il joue avec assez de grâce le romantique désespéré ; ses gestes sont de la bonne école, discrets et rares. Il pleure à souhait et sait se taire quand il convient. Mais son système de défense est bien singulier : il s’essaie à être galant homme et voudrait bien sauver l’honneur de la personne qu’il a si maladroitement compromise, et tout en avouant qu’il avait pour Mme David une affection profonde, qu’il l’adorait, mais que jamais celle-ci ne reconnut son sentiment en oubliant ses devoirs à son profit, il met cependant à ses explications toutes les réticences nécessaires à faire comprendre qu’il ne joue qu’un rôle et qu’il entend bénéficier, comme les camarades, de l’impunité dont certains jurys reconnaissent le caractère passionnel d’un crime.

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On voit le système. Il consent à adorer, juste dans la mesure nécessaire à excuser son crime. Il aime en artiste seulement, et c’est un passionnel platonique. Comme cela, tout est sauvegardé, la réputation de la personne, et son intérêt d’accusé.

(Le Gaulois. Même numéro, décembre 1902.)



  1. Après avoir pris la peine de satisfaire sa curiosité en remontant d’un rang dans l’alphabet.