Mœurs des diurnales/2/10

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 162-164).


DU BON GOÛT


Le bon goût peut être commis à votre tact et à votre discrétion, selon le public qui doit vous lire. On ne saurait, à cet égard, vous marquer nul précepte général. La plaisanterie qui distrait le lecteur habituel du Temps ou des Débats n’est point la même que celle qui fait rire celui qui achète l’Intransigeant ou la Libre Parole. Gardez en mémoire ce que La Bruyère écrit de Rabelais : « Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille : où il est bon il va jusques à l’exquis et à l’excellent : il peut être le mets des plus délicats. » C’est à vous d’apprécier l’espèce des gens à qui vous vous adressez ; car le public qui lit les journaux va du délicat à la canaille. Le conseil serait ridicule d’imiter Rabelais. D’abord, comme dit La Bruyère, il est incompréhensible ; et s’il paraissait tel au dix-septième siècle, combien doit-il l’être plus encore au vingtième ! Quand même on réduirait à notre orthographe la bizarrerie de ses mots. Car de le lire dans une édition ancienne, il n’y faut plus songer. Ainsi que me le disait l’autre jour un de nos meilleurs ironistes, ces s faits en manière d’f le font siffler si bien, si fort, et si longtemps qu’il n’entend plus ce qu’il lit. Soyons de notre temps ; Rabelais n’en est plus et vous en êtes. Certes, le public n’est pas ennemi d’une douce gaîté ; mais mieux vaut être égrillard que gaulois, qui sent les grossières joies de nos pères. Croyez que nos mœurs ont autant de bon et que même les « délicats » se laissent aller parfois au charme qui séduit les autres.

Voici ce qu’on peut donner aux lecteurs du Temps, dans le feuilleton du lundi :


L’acte qui suit, Œdipe voit, de M. Kistemacker, est une fantaisie quelque peu longue, mais semée d’amusants détails. Elle nous montre un faux aveugle assistant à la toilette d’une jolie femme qui ne se méfie pas et nous faisant profiter des charmantes découvertes qu’il fait sur la personne de la dame. Comme Mlle  Carlier est bien la femme de son rôle, on ne s’ennuie pas. M. André Dubosc est un voyeur fort spirituel.

(gustave larroumet. — Chronique théâtrale. Le Temps, 10 novembre 1902.)


À la faveur de tels badinages, on pourra plaire même par un sous-entendu que l’on n’a pas eu le temps de prévoir :


Dès lors, fatal et maudit, l’œil cave et le cheveu en saule pleureur, portant son histoire en écharpe, il marche dans la vie, enveloppé et nimbé par le regard admiratif et apitoyé des femmes.

(Id., id., id., 20 oct. 1902.)


Et laisser s’égayer la fantaisie des typographes :


Mlle  Thérèse Berka est une Chonchette aisée, gaie, et à la voie fraîche.

(Id., id., id., 10 novembre 1902.)