Mœurs financières de la France/03

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MŒURS FINANCIERES
DE LA FRANCE

III.
LES PAPIER-MONNAIE. — LES IMPÔTS DE LA GUERRE. — LES TRAVAUX DE LA PAIX.

En prenant possession du fauteuil de la présidence, l’honorable M. Buffet rappelait à l’assemblée nationale qu’après avoir pourvu à la première partie de sa tâche, la libération du territoire, elle avait à se préoccuper de la seconde, non moins importante à coup sûr, la reconstitution politique du pays. Ce qui était vrai du régime gouvernemental de la France ne l’est pas moins du régime financier. Après avoir acquitté tous nos engagemens envers l’Allemagne, il faut aviser à nos besoins intérieurs, rembourser les créanciers qui ont fait à l’état des avances temporaires, éteindre les déficits du budget, compléter les moyens de défense du territoire, enfin reprendre les travaux productifs de la paix. Comment pourrait-on suffire à tant de nécessités, alors surtout qu’on a dû payer en si peu de temps cette énorme rançon qui s’élève à plus de 6 milliards, y compris les indemnités particulières des villes et l’approvisionnement des armées ennemies ? Où trouver de nouvelles ressources avec une dette consolidée de 748 millions, qui a doublé en trois ans, une dette flottante de près d’un milliard, et des budgets dont l’équilibre, malgré tant de nouveaux sacrifices demandés aux contribuables, n’est pas encore assuré ? Certes le rétablissement de la balance exacte entre les recettes et les dépenses est le premier but qu’il s’agit d’atteindre ; mais les besoins de la sûreté du pays n’ont pas une moindre importance. Enfin comment espérer que le tempérament de la France se contente de ce régime de la diète forcée qui remet au temps seul le soin de la guérison ? Comment croire que le gouvernement puisse répudier le patronage qu’il a toujours et si utilement accordé aux grands travaux publics, aux entreprises industrielles, à ce qui fait notre grandeur et notre richesse ?

Quoique cette seconde tâche présente d’autant plus de difficultés que la première était plus lourde, ces difficultés né sont point insurmontables ; quelques nouveaux efforts suffiront à les vaincre. L’essentiel est de se conformer, pour les obtenir, aux habitudes, aux tendances de l’esprit public. Les mœurs financières de la France se sont singulièrement modifiées et améliorées sous les dures leçons de l’expérience ; les notions de crédit, d’échange, de liberté commerciale, ont pénétré partout et justifié théoriquement le succès des faits accomplis. C’est surtout par l’usage du papier-monnaie et dans le recouvrement des nouveaux impôts que se révèlent ces habitudes dont il faut tenir compte pour trouver le moyen non-seulement de liquider les dépenses du passé, mais de préparer l’avenir.


I

Nous ne prétendons point faire l’énumération de ce qu’exigent la perte de nos frontières et la réorganisation de notre état militaire, ni dresser une liste. des entreprises d’utilité générale qu’il serait souhaitable d’aborder au plus tôt. En posant a priori la nécessité de ces dépenses à répartir sur un plus ou moins grand nombre d’années, nous nous demandons d’une manière sommaire s’il est un engagement de l’état dont l’exigence reculée puisse donner une ressource immédiate, s’il existe une source nouvelle de revenus à laquelle on doive largement puiser.

Le budget général de l’état, tel qu’il a été présenté pour l’année 1874, se divise en deux parts à peu près égales, les services généraux des ministères, le service de la dette. Sur la première partie, malgré toutes les économies de détail que l’examen le plus scrupuleux permettrait de réaliser, il est hors de doute qu’aucune réduction sérieuse ne laissera disponible un excédant de quelque valeur. S’il y avait quelques excédans à retrouver, le ministère de l’instruction publique seul en réclamerait à bon droit le bénéfice. Sur l’autre moitié du budget des dépenses, c’est-à-dire sur le service de la dette, aucune réduction non plus n’est possible. La dette consolidée n’en comporte pas ; il en est de même des intérêts à payer pour les dépôts, les rentes viagères, les cautionnemens, tout ce que l’on appelle la dette flottante non exigible. Quant à la partie exigible de cette dette, les bons du trésor par exemple, le service d’en pourrait diminuer que par une réduction du nombre des bons eux-mêmes opérée soit par l’initiative de l’état, soit par la difficulté de les placer dans le public. Nous supportons aujourd’hui assez aisément une dette flottante d’environ 1 milliard ; s’il n’est pas question d’accroître ce chiffre suffisamment élevé, il l’est encore moins de le réduire de ce côté encore aucune dépense à différer ; reste l’amortissement. Celui qui figure au passif du budget actuel n’est pas cet amortissement normal dont nous avons depuis longues années perdu la mémoire ; et qui consiste à employer un excédant du revenu public en rachat à la Bourse de rentes perpétuelles au-dessous du pair. Nous n’avons plus d’excédant, hélas ! L’amortissement dont il s’agit ici n’est autre que le remboursement partiel d’un emprunt fait par le gouvernement à la Banque de France, lequel pouvait se lever au maximum de 1 milliard 530 millions et doit être remboursé par annuités de 200 millions. Sur cette partie seule du budget, la discussion a pu s’établir. Ce prêt, qui n’a coûté à la Banque que la peine de faire imprimer des billets, et pour lequel l’état ne paie qu’un intérêt de 1 pour 100 depuis le 1er janvier 1872, au lieu de 6, 5 et 3 pour 100, taux antérieurs, pourrait, selon quelques financiers et d’après l’avis même du journal anglais l’Economist, être prorogé et les 200 millions affectés au remboursement trouveraient un emploi plus utile et plus urgent. Cette année même, comme on le fait remarquer, l’amortissement n’est que fictif, puisque pour parfaire le paiement de l’indemnité allemande, le trésor a dû demander à la Banque une nouvelle avance de 200 millions en numéraire, sur lesquels il n’en a réclamé, il est vrai, que 150 ; rembourser 200 millions cette année et en reprendre autant, c’est simplement proroger le prêt d’une année. Mais dans le courant de 1874 les 150 millions reçus en argent seront restitués en quelques mois et l’amortissement de 200 millions n’en aura pas moins été opéré, de sorte qu’au 1er janvier prochain la dette principale du trésor, remboursable par annuités, ne s’élèvera plus qu’à 1 milliard 230 millions. Or, disent les partisans de la prorogation de l’amortissement, pourquoi donner annuellement à la Banque, qui n’en a pas besoin, 200 millions que l’on peut dépenser d’une manière plus avantageuse ? Sur cette créance, qui ne lui a rien coûté, la Banque de France touche des intérêts qui grossissent son dividende. Si on la lui rembourse par à-comptes annuels, on lui versera ou du numéraire pris dans la réserve métallique du pays ou des billets retirés de la circulation et qui sont nécessaires aux échanges. Qui vaudrait mieux ou racheter de la rente au-dessous du pair ; laquelle paie un intérêt six fois plus élevé, ou diminuer doutant les sommes à demander à l’impôt, ou combler en proportion les vides du budget, ou subventionner par exemple les chemins de fer qui formeront ce que l’on appelle déjà le quatrième et le cinquième réseau !

Ce raisonnement, plus spécieux que solide, a soulevé des contradictions que nous croyons victorieuses. Racheter avec tout où partie des 200 millions de la rente perpétuelle alors qu’elle vient d’être émise, et la payer naturellement plus que l’émission n’a produit, semble une idée trop naïve pour qu’il y ait lieu de s’y arrêter — Combler d’autant le déficit du budget, ce peut être un cas de force majeure, auquel il faudrait se résigner, mais qu’on doit se garder de proposer comme une mesure régulière, puisque ce serait travailler soi-même à ce qu’on veut au contraire éloigner à toujours, le discrédit de l’état. Consacrer cette grosse somme à subventionner des entreprises fructueuses serait d’une meilleure politique assurément maison doit bien savoir à l’avance s’il ne vaut pas encore mieux s’acquitter vis-à-vis de la Banque elle-même, et le doute à cet égard n’est pas permis. La Banque de France a été le sauveur du pays en 1870 et 1871 : son crédit est la clé de voûte de notre édifice financier ; elle a soutenu l’état, les établissemens privés et publics, le commerce et l’industrie tout entiers. Puisque l’on a été obligé de rétablir le cours forcé du billet de banque, et qu’il n’en est résulté aucun dommage, le plus grand intérêt social actuellement est de sauvegarder la valeur du papier-monnaie : or le remboursement de la dette de l’état vis-à-vis de la Banque paraît indispensable pour atteindre ce but.

Le cours du temps, les événemens de ces dernières années, ont singulièrement modifié en France les habitudes en ce qui concerne le papier-monnaie. Il y a trois ans, et malgré l’épreuve aisément supportée du cours forcé des billets de la Banque après 1848, il semblait difficile de faire accepter dans les campagnes du papier au lieu de numéraire : il n’en est plus de même aujourd’hui. Rappelons ce qui s’est passé après les journées de février et l’établissement de la seconde république, pour le comparer avec ce que nous voyons en 1873. Le cours forcé, établi par un décret du 15 mars 1848, ne fut appliqué tout d’abord qu’à une circulation de 350 millions pour la Banque de France et de 102 millions pour les banques départementales. Après la réunion de celles-ci à la Banque de France, le maximum de la circulation fut élevé à 525 millions. Deux ans après, la loi du 6 août 1850 abolit le cours forcé. Avant d’être aboli officiellement, il l’était déjà en fait, et l’on se souvient que nombre de porteurs de comptes-courans à la Banque, en lui versant des fonds, stipulaient qu’une partie ne leur serait pas remboursée en numéraire, et se faisaient ouvrir deux comptes-courans, dont l’un, par mention expresse, était payable en billets. La Banque était si abondamment pourvue qu’elle forçait à recevoir en espèces tout compte de 5,000 francs et au-dessous.

Les rapports annuels du gouverneur de la Banque, le comte d’Argout, présentent sur cette époque les plus intéressantes observations. Comment ne pas tirer du passé une comparaison instructive avec le présent ? Tandis qu’en 1814 la Banque cesse de fonctionner, voit ses réserves descendre à 5 millions, la circulation à 10 et les comptes-courans à 1,300,000 francs, en février 1848 l’encaisse, qui était de 226 millions, décroit jusqu’à 59 : le 15 mars, on venait de payer encore sur ce faible stock 10 millions en numéraire ; ce jour-là le gouvernement prit le parti d’établir le cours forcé et de créer les coupures de 100 francs. La mesure avait pour but non pas de supprimer la circulation en espèces, mais de réserver le numéraire pour les besoins du trésor, du commerce et surtout pour l’achat des subsistances ; dans cette intention, la Banque, en 1848, acheta 40 millions de lingots, livré au trésor 105 millions en numéraire, au commerce de la capitale pour les ouvriers 158 millions, dans les succursales 31, à l’industrie, en général 201, en tout 506 millions d’écus. Le cours forcé n’entravait donc guère la circulation métallique, il ne servait qu’à la régler : dès la fin de 1848, l’encaisse était remontée à 280 millions.

Une triste coïncidence contribuait d’ailleurs à rendre les paiemens en espèces plus faciles, c’était la diminution des opérations de la Banque elle-même et des affaires en général. En 1848, en 1849, en 1850, l’escompte fléchissait de plus en plus ; à la Banque centrale, il tombait de 1,329 millions à 672 et à 256. Avec cette pénurie d’affaires, la réserve métallique allait sans peine en croissant ; à la fin de l’année 1849, elle était de 430 millions ; en janvier 1850, l’encaisse n’était inférieure à la circulation que de 20 millions ; — L’abolition du cours forcé put donc avoir lieu le 6 août 1850 sans produire aucun effet sensible, et quelques mois plus tard on vit l’encaisse à 626 millions, dépasser même de 110 millions la circulation des billets.

Dans cette période, on peut dire que la question du papier-monnaie ne fut pas soulevée. Il n’en a pas été de même en 1870-1871. D’abord l’argent, sans être plus rare ou plus effrayé, est devenu d’une circulation plus difficile, le pays étant occupé par l’ennemi et de grands espaces du territoire demeurant séparés les uns des autres. Chacun dans sa localité, comme on fait dans une place de guerre avec les objets de toute nature que les collectionneurs appellent des monnaies obsidionales, se créait un moyen d’échange. Partout on fabriqua des billets pour les paiemens. En général, les chambres de commerce, d’accord avec les conseils municipaux des grandes villes, émirent une certaine somme de petits billets qui eurent facilement cours, au nord comme au midi, à Bordeaux comme à Rouen. Les villes industrielles telles que Louviers, Elbeuf, assurèrent par ce moyen la paie des ouvriers. En beaucoup d’endroits, l’argent prussien servit aux appoints ; on vit dans quelques localités des maisons particulières prendre l’initiative de la fabrication de billets ; à Dieppe par exemple, la banque de MM. Osmond et Dufour fit circuler des coupures de 5 francs, qui sous leur seule garantie aidèrent puissamment aux transactions locales. De son côté, la Banque de France, dont les billets avaient cours forcé depuis le mois d’août 1870, avait à se préoccuper, non pas, comme en 1848, de procurer au commerce et à l’état du numéraire pour les petits paiemens, mais bien de créer du capital pour les dépenses générales. — Aussi fallut-il élever périodiquement le chiffre de rémission et le porter successivement à 2 milliards 800 millions en 1871, à 3 milliards 200 millions en 1872. En chiffres ronds, la circulation des billets de banque s’est accrue de 1 milliard 500 millions en trois ans, tandis que Rencaisse métallique, qui s’élève après les paiemens faits à l’Allemagne encore, à plus de 700 millions, a baissé dans le même temps de 500 millions (elle était au 23 juin 1870 de 1 milliard 318 millions et le 24 décembre de la même année de 505 millions, le chiffre le plus bas de cette période).

Ce doublement de la circulation des billets de banque a eu pour cause non pas seulement les besoins de l’état et les frais improductifs de la guerre, mais en plus aussi les besoins du commerce et les entreprises fructueuses de l’industrie. C’est ce qu’indiquent les rapports du gouverneur de la Banque après 1870, comparés avec ceux des années postérieures à 1848. Là où ceux-ci faisaient ressortir, à côté de la reconstitution de l’encaisse et de la diminution du nombre des billets émis, l’abaissement du portefeuille, la stagnation de l’escompte, ceux de 1871-72-73 accusent tous un accroissement d’opérations générales qui, à part les négociations avec le trésor, prouve, de même que le relevé des chiffres de l’importation et de l’exportation publié par le ministère du commerce, que l’activité productive du pays a pris un immense essor. Le rapport de 1871 constate que l’augmentation des opérations de la Banque en 1870 même est de 173 millions sur 1869 ; celui de 1872 accuse 2 milliards 93 millions de plus que dans l’exercice précédent ; enfin, du rapport fait en janvier dernier il résulte qu’en 1872, alors que la Banque n’a plus à pourvoir aux grands besoins de l’état et des communes, les opérations ont dépassé de 5 milliards celles de 1871. En même temps, la ville de Paris a remboursé ses avances à 8 millions près. Les effets impayés, sur 808 millions prorogés, ne présentent plus qu’un solde à éteindre de 5 millions, et dans cette même année l’escompte commercial s’élève à 8 milliards 100 millions, soit 4 milliards 50 millions de plus qu’en 1871.

Contrairement à ce qui s’était produit en 1848, le cours forcé a donc coïncidé dans ces dernières années avec un redoublement d’activité incomparable, et le crédit des billets en a profité. Un fait matériel est encore venu l’accroître : l’émission des petites coupures. La Banque de France a résisté longtemps à la création de billets de 5 francs v après les essais locaux faits pendant la guerre pour la circulation de coupures au-dessous de celles de la Banque, à la fin de 1871 ; le change sur l’or s’étant élevé tout d’un coup à 25 francs pour 1,000 francs, les réclamations du commerce ont décidé quelques grands établissement de crédit à émettre des coupures de 5 francs, 2 francs et 1 franc. Le conseil de la Banque ne put tarder davantage d’abaisser jusqu’à 5 francs le type de ses billets, et l’usage en devint tel que dans l’année 1872 la Banque en fabriqua 22 millions en même temps qu’elle émettait une quantité nouvelle de 28 millions de billets de 20 francs contre seulement 325,000 billets nouveaux de 500 francs et de 1,000 francs !

Ainsi d’abord la nécessité de pourvoir aux besoins, locaux en émettant du papier de circulation locale, puis les dépenses de la guerre, l’indemnité à payer à l’Allemagne, le développement instantané des affaires, enfin la création des petites coupures, ont introduit, maintenu et assuré l’usage du papier monnaie. Aujourd’hui la question est résolue, les mœurs financières de la France sont transformées, et le fantôme terrifiant d’autrefois est la réalité bienvenue d’aujourd’hui.

Le crédit des billets de banque est donc entier, mais il faut éviter tout ce qui pourrait l’altérer. Contrairement à ce qui existe en Angleterre, où au-delà d’une somme de 375 millions la Banque ne peut émettre aucun billet sans en avoir la représentation en numéraire, si la Banque de France peut à l’aide d’une loi reculer indéfiniment ses limites d’émission, la nature des choses exige que les trois valeurs dont le billet est la contre-partie soient des plus sérieuses, à savoir, les opérations de commerce dont les effets viennent à l’escompte, les titres mobiliers sur lesquels la Banque fait des avances, enfin les engagemens de l’état lorsqu’il a recours à elle. Chacun de ces élémens du crédit des billets de la Banque doit demeurer à l’abri de toute suspicion, et c’est ce qui a eu lieu dans ces trois dernières années. Le commerce en effet a prospéré sans interruption ; l’année 1872 devait naturellement dépasser les résultats de 1871, mais déjà le mouvement des neuf premiers mois de 1873 accuse une différence en plus sur la même période de l’exercice précédent. Quant aux prêts sur titres, le gage s’est accru par suite de la hausse persistante des valeurs. Restent les engagemens de l’état, qui pouvaient s’élever à 1,500 millions non compris les 150 millions prêtés pour le paiement du dernier terme de l’indemnité allemande. Or en 1874 l’état ne sera plus redevable que de 1,230 millions, et son crédit est tel que le taux des emprunts de 5 milliards émis en deux ans s’est élevé d’un huitième ; enfin l’équilibre, s’il n’est pas déjà rétabli dans le budget, peut facilement l’être. La créance de la Banque est donc assurée et la valeur du billet indiscutable. La confiance qu’il inspire aussi bien que le changement dans les mœurs du pays ont produit à l’égard du cours forcé le même résultat que d’autres causes avaient amené en 1849. Existant encore officiellement, le cours forcé n’existe plus en fait, car jusqu’à ces derniers jours il n’y avait plus de prime sur l’or. A la suite des embarras financiers qui se sont déclarés en Allemagne, en Angleterre et surtout aux États-Unis, la prime sur l’or vient de reparaître, mais dans une très faible mesure, et sans doute l’effet cessera prochainement avec la cause. Une autre conséquence de ces crises s’est aussi manifestée ; de grosses demandes d’escompte ont dans les dernières semaines porté le chiffre de l’émission des billets à plus de 3 milliards, et l’on a demandé qu’une loi fixât le maximum à 3 milliards 500 millions plutôt que de voir surélever le taux de l’escompte, comme le conseil de la Banque a déjà cru devoir le faire afin de repousser des demandes d’escompte trop nombreuses.

Ces nouveaux besoins de la circulation fournissent un argument de plus à la thèse que nous soutenons du remboursement actuel de la dette de l’état à la Banque. A quoi servent en effet les 200 millions que le trésor lui verse, et dont pour 1873 il va payer la seconde moitié dans les trois derniers mois de l’exercice par à-comptes de 33 millions, sinon à accroître la somme des billets que le commerce réclame par la voie de l’escompte ? Si l’état pouvait s’acquitter plus vite, la circulation en profiterait ; mais, tout intéressans que soient les besoins, d’ailleurs si variables, de la circulation ; ils ne sont pas du même ordre que la nécessité de conserver intacte la valeur du billet. A défaut de l’abolition légale du cours forcé, dont le terme le plus éloigné ne peut dépasser le complet apurement des comptes de l’état envers la Banque, il est de toute nécessité que celui-ci s’acquitte annuellement, régulièrement, d’une manière irrévocable, parce que cette dette peut, dans certains cas, peser sur le crédit du billet. N’y a-t-il cependant qu’un mode de paiement ? A une autre époque, en 1857, lors du doublement de son capital, la Banque a pris des rentes 3 pour 100 à 75 francs, contre 100 millions versés à l’état. Ne pourrait-elle recevoir aujourd’hui une certaine quantité de 5 pour 100 contre une somme qui par exemple représenterait ses réserves extraordinaires et lui permettrait d’en disposer ? Qu’on substitue d’autres conditions de remboursement aux conditions actuelles, on peut en délibérer ; mais ayant tout il faut rembourser, et rendre la valeur du billet indiscutable. Nous ne sommes pas à l’abri de toute éventualité fâcheuse ; moins le crédit de la Banque sera solidaire de celui de l’état, plus elle sera en mesure de rendre les services qu’elle a déjà rendus aux particuliers, aux établissemens, aux localités, et surtout à l’état lui-même. En résumé donc, pas plus sur l’amortissement que sur les autres services du budget, il n’y a de ressource actuelle à trouver, soit pour éteindre le déficit, soit pour satisfaire à de nouveaux besoins.


II

Les emprunts faits à la Banque ont été le premier expédient pour parer aux insuffisances du budget ; l’augmentation des impôts anciens et la création de nouveaux impôts ont fourni le reste. Avant la guerre, les prévisions de recette pour 1871 s’élevaient à près de 1 milliard 900 millions. La perte des revenus de deux provinces, l’interruption des perceptions, etc., ont abaissé ce chiffre à moins de 1 milliard 600 millions. D’un autre côté, l’ouverture des crédits afférens aux dépenses militaires a porté à 2 milliards 650 millions le passif de 1871, d’où est résulté un déficit de plus de 1 milliard, qui, avec celui de 1870, a élevé à 1 milliard 640 millions l’ensemble des besoins auxquels jusqu’à concurrence de 1 milliard 330 millions la Banque de France a tout d’abord pourvu. Il est donc resté de ce chef plus de 300 millions à couvrir, tandis que le service des emprunts de 2 et de 3 milliards exigeait aussi de nouveaux sacrifices. C’est ce qui a déterminé le gouvernement à proposer successivement à l’assemblée nationale différentes lois d’impôt dont le total atteint un chiffre très élevé. La nomenclature complète en serait aride et la discussion longue ; bornons-nous aux principales.

Le 12 juin 1871, un projet de loi sur le budget rectifié de la même année, présenté immédiatement après la loi du premier emprunt de 2 milliards, posait en principe qu’il fallait écarter de l’ensemble des mesures nécessaires pour couvrir le déficit tout ce qui peut augmenter le prix de revient de la vie. En conséquence, le gouvernement se refusait à grever de charges plus lourdes le sol, les denrées alimentaires et les deux principaux agens de la production, le fer et la houille ; il demandait à l’enregistrement et au timbre une surtaxe de 90 millions, aux douanes, droits sur les sucres, cafés, etc., 263 millions, y compris 180 millions sur les matières brutes, et le solde pour compléter 488 millions aux contributions indirectes, aux impôts de consommation proprement dits, au monopole des tabacs et des postes. La commission de l’assemblée adopta ces projets jusqu’à concurrence de 361 millions, et remplaça les autres par l’impôt sur les revenus pour 80 millions, par un droit de 3 pour 100 sur les importations pour 50 millions, par une surtaxe de 1/10e sur les chemins de fer pour 28 millions, etc. Du projet présenté par le gouvernement, c’étaient surtout les droits sur les matières premières, sur les textiles et sur les fabrications étrangères ; que la commission avait repoussés. Elle offrait en somme 582 millions d’impôts au lieu des 488 demandés.

La nécessité de faire voter d’urgence le budget de 1872 entraîna l’ajournement des taxes sur lesquelles le gouvernement et l’assemblée étaient en désaccord. Dans le projet de budget pour 1873 présenté par M. de Goulard le 14 mai 1872, le gouvernement revient sur la question des nouvelles taxes ; il croit toujours que, pour équilibrer le budget, on doit établir un impôt sur les matières premières et les textiles ; mais, l’assemblée s’étant prononcée en janvier contre les premières, le ministre des finances lui laissa par déférence le soin de combler elle-même le déficit de 120 millions. Pendant tout le cours de cette année, l’assemblée s’est livrée aux plus laborieux efforts pour donner au trésor les ressources nécessaires. On a pu ne pas partager les doctrines de l’illustre chef du gouvernement d’alors, repousser l’impôt sur les matières premières, qu’il sut arracher à l’assemblée par lassitude ou par la menace de sa retraite, admettre au contraire le principe de l’impôt sur le revenu, contre lequel il a prononcé le réquisitoire le plus net et le plus éloquent, — on ne saurait toutefois sans ingratitude contester que c’est à son ardente initiative, à son esprit sagace, pratique, l’ennemi de toute illusion, que la France a dû de présenter au monde le magnifique spectacle d’une nation, encore la proie de l’ennemi, gouvernée régulièrement, et rétablissant l’équilibre dans ses budgets non moins sérieusement qu’aux temps d’une puissance et d’une prospérité entières.

Pendant ces sept premiers mois de l’année 1872, l’assemblée n’a pas voté moins de seize lois d’impôts, surtaxes nouvelles sur les sucres, sur les navires étrangers, sur l’enregistrement, les tabacs, les spiritueux, le timbre des récépissés, les dépêches télégraphiques, etc. Les plus importantes de ces lois sont celles qui ont établi un impôt sur le revenu des valeurs mobilières françaises et étrangères et sur celui des créances hypothécaires, une nouvelle surtaxe sur les alcools, enfin celle qui a autorisé la perception de 60 centimes additionnels au principal de la contribution des patentes. Le tout devait, sans compter le produit de la taxe non encore octroyée sur les matières premières, procurer au trésor une nouvelle ressource de 85 millions ajoutée à celles créées en 1871.

Mais il ne suffisait pas de décréter coup sur coup des surtaxes, il fallait à la décision ajouter la prudence : l’année 1873 a montré qu’on avait été un peu trop vite, et qu’il importait de revenir en arrière. Dans le projet de budget pour 1874, M. Léon Say fait à cet égard des aveux significatifs. Il demande qu’on abaisse à 43 les 60 centimes additionnels ajoutés au principal des patentes, il indique même la nécessité de réviser la loi entière sur cette contribution inégalement assise. La surélévation du prix des permis et de la poudre de chasse a aussi donné de mauvais résultats ; il faut l’abolir. L’assemblée fit droit à ces observations. Elle abrogea ensuite, ce qui est bien autrement important, les lois sur la surtaxe de pavillon et sur les matières premières, sans prendre d’autre part en considération la demande d’une surélévation de 17 centimes sur la contribution foncière et de 13 centimes sur celle des portes et fenêtres, sur la contribution personnelle et mobilière, qui dans les prévisions du ministre des finances devait procurer près de 40 millions. L’année 1873 avait cependant encore apporté son contingent de ressources nouvelles par la loi sur le monopole de la fabrication des allumettes, concédé à une compagnie particulière, et quelques aggravations sur les cartes, la chicorée, etc.

L’éminent ministre des finances qui a succédé à l’honorable M. Say vient de présenter à l’assemblée dès les premiers jours de sa rentrée le budget rectifié de 1874, qui se solde par un boni de 16 millions ; il a fait connaître par quels moyens il a pu combler le vide signalé par ses deux prédécesseurs et qu’il évalue à 178 millions, pourvoir à quelques dépenses nouvelles et obtenir cet excédant. Ce n’est ni à un impôt sur les affaires ou les revenus, ni à des droits sur les tissus, les soieries, etc., que, M. Magne a recours ; il demande, après avoir réalisé sur tous les services ministériels des économies, qui s’élèvent à 40 millions, une surtaxe nouvelle de 150 millions environ à l’enregistrement et au timbre des effets de commerce, aux contributions indirectes (huiles et boissons), aux sucres, aux sels, à la stéarine et aux transports à petite vitesse. Le conseil d’état, consulté sur cet ensemble de mesures fiscales, l’a unanimement approuvé. L’assemblée, en l’adoptant, prouverait, comme le ministre en le proposant, un éloignement significatif pour toute innovation radicale. De façon ou d’autre, les derniers mois de 1873 ne se passeront, probablement pas sans ajouter de nouveaux chiffres à ceux des années précédentes, et sans que le total des charges imposées aux contribuables pour fermer les plaies de 1870 et 1871 atteigne la somme de 600 millions, ce qui, sur un budget entier de 2 milliards 400 millions, ne laisse pas de représenter une forte proportion. Est-ce trop, est-ce assez ? Les premiers symptômes signalés, et dont il a déjà été tenu compte, montrent-ils que le pays ne pourrait pas suffire à de nouveaux sacrifices ? Y a-t-il des nécessités tellement urgentes qu’il faille, coûte que coûte, aller au-delà ?

Le mouvement commercial répond nettement à la première de ces deux questions. Nous en avons déjà donné les chiffres ; on, peut consulter aussi, pour y répondre, les statistiques du ministère des finances, qui montrent la décroissance constante des frais de poursuite pour la rentrée des impôts et l’augmentation du rendement des impôts indirects, comparé avec le produit des exercices précédens et les prévisions budgétaires. L’élévation ou la diminution des impôts indirects est le thermomètre de la prospérité intérieure. De 1852 à 1869, la progression a été constante. La seconde république les laissait à 740 millions, et le second empire à 1,330. En 1872, où les besoins de la consommation devaient être d’autant plus grands que le pays avait subi une diète de dix-huit mois, les anciens impôts indirects n’ont pas produit plus de 1 milliard 250 millions ; en 1873, on n’atteindra pas encore les chiffres de 1869 ; cependant, si l’on se rappelle qu’à côté du chiffre des anciens et des nouveaux impôts le pays a fait face aux versemens de deux emprunts énormes, qu’il n’a cessé d’augmenter ses dépôts dans toutes les sociétés de crédit, tout en produisant plus que jamais, on demeurera convaincu que la charge nouvelle n’a pas dépassé ses forces.

C’est ici le lieu de remarquer que, par suite d’opinions très contraires et de la difficulté de les mettre d’accord, on n’a guère innové dans les caractères des impôts nouveaux. Rien n’est plus malaisé en effet que de créer un impôt : les uns cherchent à lui donner pour base « la justice, » les autres la facilité de perception. Le principe de la justice mérite tous respects ; mais il conviendrait bien à ce sujet de modifier un mot célèbre et de dire : O justice, que d’erreurs on commet en ton nom ! Le gouvernement en 1871 s’était gardé de frapper la propriété foncière. Respecter la propriété territoriale et les denrées alimentaires était son premier devoir. En 1873, le ministre des finances revint à une autre pensée, il voulait au contraire imposer la contribution foncière, celle des portes et fenêtres et la contribution personnelle. Quoi de plus juste en apparence, lorsqu’on accroît les impôts indirects, de demander aussi un sacrifice annuel aux impôts directs ? Et cependant qui doute qu’une surcharge de ce genre soit autre chose qu’une contribution en capital prélevée sur les possesseurs d’immeubles ? Par cela seul que les impôts immobiliers sont frappés d’une surtaxe, la valeur des immeubles en diminue d’autant. Toute mutation qui survient dans la propriété entraîne alors une perte de capital qui ne sera jamais compensée ; rien n’est donc moins juste que de demander aux uns un sacrifice forcé en capital et aux autres seulement un prix plus élevé de consommations volontaires. L’assemblée nationale n’a point accueilli les surtaxes des impôts directs ; cependant elle avait voté le 29 mai 1872 une nouvelle charge de 60 centimes sur l’impôt des patentes ; or dès cette année la charge a paru si lourde que le ministre dès finances a proposé de réduire les 60 centimes à 43 et de réviser la loi entière. C’est par esprit de justice aussi et pour faire payer aux industriels étrangers les surtaxes imposées à l’industrie française que M. Thiers avait arraché à l’assemblée les lois sur les matières premières et dénoncé les traités de commerce, afin de pouvoir modifier la législation commerciale. Quelques mois plus tard, l’assemblée revenait sur toutes ces mesures comme sur la loi des surtaxes de pavillon, qui, en imposant un droit aux navires étrangers, avait eu pour but de favoriser la marine nationale. Dans ces deux cas, les mœurs publiques, quelque récente que fût la conversion aux principes de la liberté commerciale, avaient été plus fortes que les intérêts des uns et les systèmes des autres.

Cette résistance si difficile à vaincre des habitudes en matière d’impôts a éclaté encore avec plus d’évidence dans les tentatives faites à diverses reprises dans l’assemblée pour introduire un impôt que beaucoup d’autres pays ont adopté avec succès, que l’on prétend basé sur la justice la plus rigoureuse, mais que des difficultés de mise en œuvre ont fait ajourner l’impôt sur le revenu. — Théoriquement indiscutable, s’il était appliqué aux revenus immobiliers, aux bénéfices des professions diverses, il tournerait bien vite au détriment des locataires d’immeubles et des cliens de tout genre, tandis que le revenu imposé ne serait pas diminué, — de même que pour tous les impôts indirects ce n’est ni l’industrie ni le commerce, c’est la consommation seule qui les paie. L’impôt sur le revenu, écarté par le chef de l’état en 1871, introduit pour partie seulement et sous le nom d’impôts sur les revenus dans la loi du 28 juin 1872, a été appliqué aux produits de certaines valeurs mobilières et de bénéfices commerciaux dans une mesure assurément fort modeste : il n’y a rien d’exagéré à prélever un droit de 3 pour 100 sur le revenu des actions et obligations des sociétés civiles et commerciales, françaises et étrangères circulant en France, sur les arrérages des emprunts des départemens et communes, sur les bénéfices des parts d’intérêts et commandites dans les sociétés non divisées en actions. Cet impôt, que les prévisions portaient à un chiffre annuel de 20 millions, était justement qualifié, dans le remarquable rapport de M. Gouin sur le budget de 1873, d’impôt entièrement nouveau. Jusqu’alors les valeurs mobilières avaient subi des droits de timbre et de mutation successivement accrus ou étendus à un plus grand nombre de titres français ou étrangers ; mais aucun revenu n’avait été directement et nominalement atteint. L’assemblée nationale avait augmenté des taxes existantes, assimilé de nouveaux objets imposables à d’anciens, rétabli d’anciennes lois ; cette fois elle faisait un pas en avant, modifiait le régime fiscal, mais évitait tout impôt qui eût exigé une déclaration du contribuable. En même temps que le revenu des créances hypothécaires était frappé du même droit, et que la surélévation des centimes sur le principal de la contribution des patentes avait aussi pour but d’atteindre indirectement les bénéfices commerciaux et industriels, l’assemblée reculait devant les autres propositions relatées dans le rapport de M. Casimir Perier sur le budget rectifié de 1871, c’est-à-dire la retenue sur certains traitemens et la taxe directe sur les bénéfices individuels. Ce timide essai de l’impôt sur le revenu ne nous semble pas cependant avoir répondu aux intentions de ceux qui l’ont provoqué. Déjà la surtaxe des patentes est abandonnée, le droit sur les prêts hypothécaires ne frappera jamais que les seuls emprunteurs, et tarira la source d’opérations populaires, en province surtout ; on doit enfin attribuer en partie à la taxe de 3 pour 100 sur les valeurs mobilières la préférence accordée à la rente française, exempte de toute retenue, ce qui n’est pas un mal ; mais il en résultera aussi une tendance à faire des placemens à l’étranger, ce qui dans les circonstances actuelles n’est pas un bien.

Ce n’est pas le moment de s’étendre davantage sur le mérite respectif des impôts de telle ou telle nature, sur les divers systèmes de fiscalité : en indiquant quelques-unes des conséquences d’une application qui trompe souvent les espérances ou les intentions premières du législateur, on doit faire observer, à l’éloge de l’assemblée nationale, avec quelle hésitation elle a procédé en cette matière ; il n’y a certes pas à la blâmer de revenir sur ses pas quand l’expérience l’avertit de le faire, de proposer un accroissement des impôts directs et d’y renoncer, de commencer par une taxe sur l’un des revenus mobiliers et de s’arrêter avant de frapper les autres, de chercher enfin dans des surtaxes de détail sur les impôts indirects les principales ressources dont elle augmente le budget, de faire en un mot œuvre d’administrateurs pratiques plutôt que de théoriciens. C’est en matière d’impôts surtout qu’il faut se défier de la logique. Toutefois les modifications de détail ont leur limite, les impôts indirects veulent aussi être ménagés. L’année 1872 a montré que les surtaxes ne donnaient pas toujours ce qu’elles promettaient ; le rapport de M. Gouin l’a bien prouvé : au moment où il le lisait à la chambre, les douanes avaient rapporté (en 1872) 34 millions de moins qu’on n’avait prévu, et les contributions indirectes 75. Sans doute les approvisionnemens anticipés et la fraude étaient pour beaucoup dans ce mécompte ; 1873 a rétabli la balance. Les recettes, par rapport à l’exercice précédent, ont augmenté tant sur les anciens que sur les nouveaux impôts ; pour les neuf premiers mois, il n’y a qu’un léger déficit sur les prévisions. Il faut donc se montrer satisfait des résultats acquis ; mais, alors que la somme donnée par les nouveaux impôts créés et à créer dans les trois années 1871, 1872 et 1873 doit atteindre le quart du budget total des recettes, ne serait-ce pas courir après l’impossible que de chercher une source encore plus abondante de recettes dans des taxes tant de fois remaniées ou dans l’application de systèmes nouveaux contraires aux habitudes d’un pays où l’extrême division des fortunes et le nombre indéfini des situations moyennes rendent les sacrifices directs si lourds ? Gardons-nous bien d’arrêter dans leurs efforts multipliés les économies spontanées des petites fortunes, dont l’ensemble constitue cette épargne annuelle énorme qui est le caractère distinctif et la supériorité de notre pays !

En résumé, si le développement des affaires et la régularité du paiement des impôts nous ont prouvé que les nouvelles charges sont loin d’être accablantes, d’un autre côté la marche même de ces surtaxes, les résultats quelquefois contraires des impôts nouveaux, les hésitations du gouvernement et de l’assemblée nationale, les réclamations du public contre la plupart de ces innovations, sont des symptômes qui commandent une extrême prudence. Il paraît évident qu’il faut éviter d’aller plus loin dans cette voie, et que c’est à d’autres moyens qu’il conviendrait de recourir pour subvenir à de nouveaux besoins. La nature des choses et le bon sens ont voulu que le déficit du budget fût comblé par l’impôt ; le pays, sous ce rapport, n’a pas marchandé les sacrifices. Pour des dépenses qui intéresseraient surtout l’avenir, en dehors d’économies impossibles, avec des impôts surchargés, avec un amortissement, ou, ce qui est plus vrai de dire, un remboursement qu’on ne dû pas ajourner, il n’y a plus qu’une ressource, l’emprunt.

Quoi ! l’emprunt après cet énorme accroissement d’une dette qui a doublé en trois ans, alors que les derniers versemens sur le nouveau 5 pour 100 ne prendront fin qu’en avril 1874 ! Ne serait-ce pas risquer de tout compromettre, d’ébranler cet édifice financier si laborieusement restauré, de tarir les sources vives de cette reprise des affaires et du travail dont nous avons vu le prodigieux développement ? On ne saurait prétendre à coup sûr qu’un nouvel emprunt soit un bien ; mais de tous les maux, c’est le moindre, et la meilleure de toutes les raisons, c’est qu’on ne l’évitera pas. L’essentiel est d’en choisir le moment.

Et d’abord quel doit en être le chiffre ? Au moins celui des paiemens restant à faire à la Banque, soit, au 1er janvier 1874, environ 1 milliard 200 millions. Si l’on admet que, dans certaines éventualités favorables, un tel emprunt puisse être émis à 90 francs et acquitté en six paiemens semestriels, c’est une annuité de 64 millions environ à inscrire au budget, par conséquent une disponibilité de 136 millions pendant les sept exercices qui précéderaient, dans l’état actuel du contrat avec la Banque de France, le remboursement intégral de sa créance. Tandis que le public souscripteur de l’emprunt se serait substitué à l’état pour rendre à la Banque ce qu’il en a reçu, l’état pourrait consacrer près de 1 milliard, réparti en sept exercices, à élever les fortifications nécessaires à la sécurité du pays, à concourir aux œuvres que les conseils-généraux réclament et pour lesquelles ils s’imposeront à l’envi les plus grands sacrifices. Les avantages de cette mesure pour la Banque ne sont pas douteux : plus tôt elle sera rentrée dans ses avances ou plus le gage en sera assuré, et plus le crédit de ses billets rendra facile l’abrogation du cours forcé. Avec l’absence de toute prime sur l’or, avec la réserve de numéraire et l’habitude prise des petites coupures, il ne serait pas téméraire d’abolir le cours forcé après le paiement des deux ou trois premières fractions du nouvel emprunt.

L’émission de cette quantité de rentes entraînerait-elle quelque danger pour le crédit public, ferait-elle baisser le cours des valeurs, imposerait-elle à l’épargne des sacrifices au-dessus de ses forces ? Il n’y a pas lieu de le craindre. Une somme de 1 milliard 200 mil-liens, échelonnée en six paiemens semestriels, est loin d’atteindre une partie importante de l’épargne française, telle qu’elle se constitue dans des conditions normales d’activité et de sécurité. Avec la multiplicité des parties prenantes, il ne faut pas considérer les capitaux employés en achats de rente comme sérieusement immobilisés et en dehors de la circulation. Le titre d’emprunt fractionné par petites coupures est presque un instrument de crédit, une sorte de papier d’échange que l’on escompte, qui passe de mains en mains et sert à toutes les opérations industrielles et commerciales. A obtenir la même somme par l’emprunt ou par l’impôt, on peut dire au point de vue du présent que le premier moyen lèse moins que le second : ceux qui souscrivent à l’emprunt agissent volontairement, sans gêne, sans effort ; l’impôt au contraire, qui frappe brutalement tout le monde, prive souvent quelques-uns de ceux qui le paient d’instrumens de travail nécessaires : il paralyse, loin de fortifier.

Reste l’intérêt de l’état : sans aucun doute, dans le cas dont il s’agit, c’est en apparence faire un mauvais calcul que de consolider, en empruntant à 5 1/2, une dette qui ne demande que 1 pour 100 d’intérêt ; mais cette dette, il faudra toujours l’acquitter, et ce n’est à cet égard qu’une différence de deux ou trois ans. On nous dira : est-il bien juste de tant charger l’avenir au bénéfice du présent ? Il vaut peut-être mieux pour le budget actuel, à charge égale, employer les deux tiers de 200 millions en travaux d’utilité qu’en amortissement ; mais il n’est pas indifférent pour l’avenir d’augmenter la dette perpétuelle, qui s’élève déjà à 748 millions, d’une nouvelle somme de 64 millions Eh bien ! l’avenir ne serait-il pas appelé à recueillir par compensation les bénéfices de l’emploi du capital de cette rente ? Nous ne soutiendrons pas qu’en 1870, lorsque le chiffre de la dette perpétuelle ne s’élevait qu’à 363 millions, le pays était moins riche qu’en 1873 avec une dette plus que doublée ; ce sont d’immenses calamités qui ont si fort accru nos dettes ; cependant il est certain que les progrès de la dette publique accompagnent souvent l’enrichissement général. De 1830 à 1870, la construction des chemins de fer par exemple a rapporté bien plus qu’elle n’a coûté, et, en même temps que la dette s’élevait de 206 millions à 363, la prospérité augmentait dans de bien plus fortes proportions. Il n’est pas téméraire aujourd’hui de penser que la France, mise au régime des grands efforts, soutenue par des mœurs commerciales et industrielles plus audacieuses que dans le passé, avec la marge infinie que laissent à ses progrès les besoins de la consommation publique, la fertilité de son territoire et le génie de ses habitans, saura utiliser bien mieux encore qu’à une époque antérieure les ressources qu’un gouvernement hardi et intelligent mettrait à sa disposition. Le nouveau ministre des travaux publics, M. Desseilligny, dont la compétence comme homme d’affaires est attestée par une vie laborieusement remplie, croit de son devoir de se rendre successivement dans les localités les plus industrieuses et d’aller étudier sur place la question des travaux à faire. Il aura pu recueillir l’expression de vœux respectables et tâter lui-même le pouls de ces hommes prêts à entreprendre, possédés de la fièvre de la production, et qu’un travail rémunérateur détournerait peut-être des luttes stériles de la politique des partis ; il doit savoir ce que le pays gagnerait en dépenses fructueuses et ce que rapporterait un emprunt contracté même à gros intérêts.

Quand on compare les chiffres du commerce de la Grande-Bretagne, dont en 1873 même les importations et les exportations dépassent du double les nôtres malgré les résultats déjà si satisfaisans que nous avons atteints cette année, — quand on considère à quel point, si l’aisance est plus répandue chez nous que partout ailleurs, le nombre des fortunes considérables est moindre qu’en Angleterre et en Amérique, et avec quelle promptitude l’aisance des uns et la richesse des autres doivent s’accroître encore, on ne peut douter de la facilité avec laquelle l’avenir supporterait la charge nouvelle dont nous parlons, ni de la reconnaissance qu’il garderait à ceux qui, au lieu de ralentir le mouvement, l’auraient précipité, à la condition toutefois qu’aucun accident nouveau ne vînt l’arrêter brusquement.

Tout est là en effet : c’est de la politique surtout que peut venir le bien ou le mal en matière de finances. Si jamais nation a montré par les signes les plus caractéristiques le génie de l’ordre, de la correction, de la mesure, a donné l’exemple de cette qualité supérieure d’une raison droite, exquise, qui tantôt s’appelle le goût et tantôt le sens commun, c’est la nation française. La langue, les sciences, les arts, les lettres, en sont partout les expressions sublimes et les preuves irrécusables ; notre industrie en porte l’universel témoignage ; notre commerce est le plus régulier et le plus prudent de tous : dans ces derniers jours, alors que des crises sans cause apparente et sans motif sérieux éclataient à Vienne, à Berlin, aux États-Unis, Paris et la France ont fait preuve d’une solidité sans égale qui atteste leur bon sens. Sur un seul terrain, celui de la politique, la raison semble nous abandonner, et des passions sans excuse ou des préjugés futiles dérangent incessamment les têtes et troublent les cœurs. Un tel mal suffirait à détruire les autres biens qui nous ont été si largement départis, et rendrait vains tous les calculs qui peuvent être faits pour les progrès de notre prospérité matérielle. Nous ne voulons pas le croire sans remède ; nous avons le ferme espoir que, tant par la sagesse de ceux qui sont appelés à le conduire que de lui-même, et grâce à une expérience cruellement acquise, notre cher pays saura enfin jouir d’un régime politique conforme à sa nature, à son histoire, à ses besoins d’ordre, de liberté et de grandeur. Pour le préparer ou l’attendre, rien ne vaut le travail ; soit que le gouvernement actuel se consolide et se constitue sous la forme d’une république définitive, soit qu’il fournisse seulement une étape vers un pouvoir héréditaire, dont l’établissement présente de grands problèmes à résoudre, la nécessité à laquelle il faut pourvoir sur l’heure, c’est la continuation de cette activité matérielle qui nous a sauvés après les événemens de 1870-1871, qui diminue aujourd’hui, et qui ne pourrait s’arrêter sans le plus grand péril. Aux anxiétés de la politique, aux déceptions d’une mauvaise récolte, aux embarras suscités par les crises financières qui ont éclaté partout en Europe et en Amérique, gardons-nous à tout prix d’ajouter la maladie mortelle d’une paralysie commerciale et industrielle qui envahirait quelques parties de notre pays. — Rien ne doit coûter pour s’en défendre, ni l’impôt, ni l’emprunt. Ils donnent l’un et l’autre la matière du travail, dont le billet de banque est l’outil principal. Avant tout, l’état doit donc garantir la solidité des billets, et pour cela se libérer le plus tôt possible vis-à-vis de la Banque. Il doit de même, puisque l’impôt seul ne peut suffire à rétablir l’équilibre du budget et en même temps à subventionner les grandes entreprises d’utilité générale dont l’urgence ne saurait être discutée, recourir de nouveau à l’emprunt. Les conditions en seront plus ou moins favorables, l’émission plus ou moins prochaine, selon les hasards de la politique ; mais dès à présent la logique commande de prévoir comme certaine et désirable cette fin dernière de nos embarras financiers.


BAILLEUX DE MARISY.