Mœurs financières de la France/04

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Mœurs financières de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 650-678).
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MŒURS FINANCIÈRES
DE LA FRANCE

IV.
LES VALEURS ORIENTALES, LES FINANCES DE LA TURQUIE ET DE l’ÉGYPTE.

À un degré qui dépasse l’étendue des relations que notre commerce et notre industrie entretiennent avec l’Orient, l’épargne française s’est portée vers les placemens égyptiens et turcs. Moitié par sympathie, moitié par l’appât des gros intérêts, — sensible surtout à la moyenne des demi-fortunes, qui sont le propre de nos classes bourgeoises, — le marché français est de tous le plus ouvert aux titres émis par les gouvernemens du sultan et du khédive. Cette préférence date de loin : la guerre de l’affranchissement de la Grèce, le règne de Méhémet-Ali, le plus populaire des vice-rois d’Egypte, la réforme de Mahmoud, dont il semblait que nous eussions à revendiquer l’initiative, enfin la guerre de Crimée, ont successivement dirigé nos pensées vers ces pays où depuis les croisades jusqu’à l’expédition de Bonaparte le nom français a retenti avec tant d’éclat. Aidée par ces dispositions favorables, l’émission successive d’emprunts à revenus élevés, toujours payés régulièrement, a créé une clientèle de plus en plus nombreuse et fidèle aux négociations trop multipliées de rentes, dont le moment est venu d’examiner la sécurité dans l’intérêt général et surtout dans celui de nos nationaux. Plus heureux de ce côté que de l’Occident par exemple. où le souvenir des arrérages suspendus sur la rente espagnole a toujours éloigné de ce mode de placement les petits capitaux, les porteurs français d’obligations turques ont jusqu’à présent touché annuellement des arrérages qui ont encore développé leur heureux penchant à l’économie. Une étude sur les finances de l’Egypte et de la Turquie se rattache ainsi aux habitudes de la France en matière de placemens. Après avoir donné d’exacts renseignemens sur la situation présente de ces pays, nous rappellerons quelques circonstances particulières de l’émission ou de la souscription des emprunts égyptiens et turcs dans ces dernières années, propres à faire comprendre le succès qu’ils ont eu ou doivent avoir, en nous contentant de laisser parler les chiffres.


I.

La dette publique en Turquie est de date récente : il y a trente ou quarante ans, le gouvernement usait encore des procédés dont les souverains au moyen âge se servaient pour se créer des ressources en temps de guerre ou de calamités publiques, l’altération des monnaies par exemple. De 1819 à 1839, sous le règne de Mahmoud, le titre et la forme de la monnaie changèrent pour l’or trente-cinq fois, et trente-sept pour l’argent. Plus tard, on eut recours à des moyens plus perfectionnés, à l’émission de papier-monnaie et à quelques essais de création de rente intérieure. Celle-ci se contractait sous forme de serghis, obligations sans intérêt ni échéances fixes, et de titres de rentes perpétuelles. Un rapport de M. Baron, secrétaire de l’ambassade anglaise, estime qu’en 1854 l’émission du papier-monnaie s’élevait à 150 millions de francs, et à 281 en 1863, époque où il fut retiré de la circulation et payé partie en or, partie en bons consolidés. À la même date de 1854, la dette intérieure (obligations et rente perpétuelle) montait à 400 millions, et dix ans plus tard à 500. C’est à ce moment, en 1865, qu’eut lieu la conversion de toutes les dettes intérieures en un fonds unique de 5 pour 100 appelé dette générale de l’empire, payable en medjidiés d’or en Turquie, en livres sterling à Londres, en francs à Paris ; le total s’élève à plus de 900 millions, dont 652 ont été appliqués à la conversion des anciennes dettes intérieures ; le reste, réservé pour de nouveaux besoins, fut émis à 50 francs. La dette générale 5 pour 100 se cote aujourd’hui à notre Bourse aux environs de 48 francs, le cours le plus bas a été en 1866 celui de 25 fr., et le plus haut, 57 francs, a été coté en mars 1873.

Cette dénomination de dette générale, cette facilité de paiement des intérêts dans les capitales de l’Europe, cette cote du 5 pour 100 turc sur les premiers marchés, feraient supposer qu’il s’agit bien du principal engagement de la Turquie ; il est loin d’en être ainsi. Antérieurement à l’opération de 1865 existaient déjà comme dette extérieure des emprunts émis à des taux, sous des formes, avec des gages différens et sur des places diverses, mais principalement à Londres et à Paris. Il faut être très familiarisé avec les opérations de Bourse pour se reconnaître dans toutes ces appellations variées, pour savoir où se négocient ces titres, où l’on en perçoit les intérêts ; ils ont un caractère commun, c’est d’avoir été émis en obligations dont la coupure ordinaire est de 500 francs. Le plus ancien, celui de 1854, se composait d’obligations rapportant 6 pour 100, émises à 80 pour 100 de la valeur nominale, pour une somme de 75 millions de francs, par la maison Dent Palmer de Londres, qui fut aussi chargée d’une négociation semblable pour 125 millions en 1858. Entre ces deux premiers emprunts Dent Palmer, se place le seul titre turc qui se soit maintenu à un taux élevé ; il est vrai que cet emprunt, en rentes 4 pour 100, avait, pour le paiement des intérêts et de l’amortissement, la garantie de la France et de l’Angleterre ; il était destiné à payer les dépenses de la guerre de Crimée, et M. de Rothschild de Londres fut chargé de l’émission.

Les deux emprunts Dent Palmer avaient pour gage la douane de Constantinople. En 1871, un troisième emprunt a été émis par les mêmes banquiers avec le gage du tribut de l’Egypte, pour une somme nominale de 142 millions ; il en a produit 194. Les trois emprunts Dent Palmer se cotent et se paient exclusivement à Londres ; mais dès 1860 un autre bailleur de fonds avait dû pourvoir aux besoins du trésor ottoman : M. J. Mirés fut chargé de la négociation d’un emprunt de 50 millions, garanti par le revenu de douanes et de dîmes multiples, et qui ne produisit que 31 millions. C’est alors que la création de la banque ottomane, fondée au capital de 101,250,000 francs par le concours des plus grands capitalistes français et étrangers, avec sièges à Constantinople, Londres et Paris, introduisit dans les affaires turques le plus puissant des groupes financiers auxquels le sultan eut successivement recours. Quatre emprunts ont été déjà émis par cet établissement, tant à Londres qu’à Paris, en 1862, 1863, 1864 et 1865, à des taux peu différens et avec des garanties variées : le dernier est connu sous le nom d’emprunt des moutons parce qu’il avait entre autres gages le tribut perçu sur les moutons de Roumélie. Le chiffre nominal de ces emprunts s’élève à 550 millions ; ils en ont produit 377. La Société générale et le Comptoir d’escompte à Paris conclurent ensuite en 1868 et 1869 deux nouvelles opérations avec la Turquie : le premier de ces établissemens se chargea de l’émission de 300,000 bons de 500 francs rapportant 30 francs, souscrits à 415 francs, qui devaient être et qui ont été remboursés en cinq ans ; le second négocia sur le prix d’émission de 315 francs des obligations de même nature pour un capital nominal de 555 millions 1/2, mais remboursables en trente-trois ans, garanties par le revenu de dîmes diverses et l’excédant de la taxe des moutons.

Toutes ces opérations d’emprunts à l’étranger n’avaient eu qu’un seul objet apparent, les déficits du trésor. En 1870, une nouvelle voie fut ouverte ; il s’agissait d’emprunter pour se livrer à des dépenses fructueuses : on voulait relier Constantinople aux autres états européens par des chemins de fer. La construction des chemins de Roumélie fut décidée ; on créa des obligations rapportant 12 francs pour un capital nominal de 400 francs, remboursables en cent cinq ans, participant à des tirages de lots dont les plus importans étaient de 600,000 francs. Une première série de lots fut émise en 1870 sur le cours de 180 francs et une seconde en 1872 sur celui de 170 francs. La première émission avait eu un grand succès, il n’en fut pas de même de la seconde ; ces valeurs à lots ne sont cotées ni à la Bourse de Paris ni à celle de Londres, l’empire d’Allemagne leur a récemment fermé l’accès de ses frontières. Les lots turcs, malgré la garantie du gouvernement, l’appât des tirages au sort, celui d’un remboursement plus de deux fois supérieur, sont tombés un moment au-dessous de 100 francs, mais ont regagné une partie de leur valeur depuis la hausse récente de tous les titres turcs.

Le besoin de construire des chemins de fer en Asie aussi bien qu’en Europe fit naître en 1873 la pensée de contracter un emprunt spécial pour cet objet, garanti par les chemins de fer eux-mêmes ; il devait s’élever à 1,250 millions de francs. Deux des plus importans établissemens qui se sont créés depuis quelques années en vue des affaires turques ont pris à l’avance une part ferme de 75 millions de cet emprunt à un taux qui paraissait avantageux ; le désarroi survenu peu de temps après dans les valeurs ottomanes a fait ajourner la suite de cette opération, qui devait être répartie en cinq années successives et dont la première partie prise ferme était payable par à-comptes mensuels ; depuis le mois d’octobre 1873, les contractans ont cessé tout versement, et le prêt reste à l’état de contrat particulier avec le gouvernement ; il ne figure pas sur la liste des emprunts extérieurs, qui se clôt par un emprunt de 278 millions d’obligations à 9 pour 100 remboursables en trois ans à partir de 1876, avec la garantie du revenu des vilayets du Danube, d’Andrinople et de Salonique, enfin par l’emprunt de 1873 émis en obligations 6 pour 100, qui, au taux de l’émission à 54 francs, représente un intérêt de près de 12 pour 100. Nous ne le faisons figurer dans le total de la dette extérieure que pour la partie prise ferme par les contractans, soit 42 pour 100 ; le surplus, 58 pour 100, pris seulement à option, ne sera pas émis : le solde des titres non placés a été rendu au gouvernement. Il s’agissait d’un emprunt nominal de 695 millions de francs devant en produire 375, et dont 157 1/2 seulement ont été souscrits. Une dernière opération est conclue et arrêtée, l’émission publique a lieu au moment où nous écrivons, mais pour une partie seulement ; elle aura peut-être pour résultat de modifier entièrement le type et les conditions des dettes extérieures de la Turquie en substituant aux anciennes obligations amortissables à court terme de la rente 5 pour 100 non remboursable et en faisant précéder cette émission de la réforme complète de l’administration financière. L’ensemble de la dette intérieure et extérieure, moins l’emprunt nouveau dont il s’agit en ce moment et qui serait de 1 milliard nominal, représentait jusqu’ici 4 milliards 4 millions de dette nominale sur lesquels la Turquie n’a reçu réellement que 2 milliards 429 millions. Il en restait 3 milliards 4165 millions à rembourser en 1873.

Les dix-sept emprunts anciens qui composent la dette consolidée intérieure et extérieure de la Turquie n’en constituent pas tous les engagemens. C’est ainsi que des hommes au courant des affaires ottomanes soutiennent qu’il existe encore pour quelques centaines de millions de ces seimés ou bons à l’usage des seuls musulmans, dont la conversion a été comprise dans la création de la dette générale intérieure de 1865. Enfin, à l’intérieur comme à l’extérieur, se renouvelle toujours une dette flottante qui atteint un chiffre considérable. Un rapport du ministre des finances du mois de février 1872 portait à 223 millions la dette flottante proprement dite (emprunts à courts termes), et à 73 millions les obligations en souffrance, — dépenses intérieures, appointemens des employés, solde des troupes, non payés. C’est pour éteindre cette dette qu’avait été émis à Londres l’emprunt 9 pour 100 dit des vilayets ; mais les découverts de 1872 et de 1873 sont venus s’ajouter à la dette flottante existant en février 1872, et l’on suppose généralement qu’aujourd’hui avec le déficit de l’exercice courant elle ne peut guère être moindre de 500 millions, ou de 400, si l’on en retranche deux annuités payées pour l’amortissement des anciennes dettes.

Ce chiffre toutefois n’est pas celui que donne la commission extraordinaire chargée en février dernier de contrôler le budget de 1874, et composée de hauts fonctionnaires de l’état et des représentans des principaux établissemens de crédit de Constantinople. D’après la commission, la dette flottante ne s’élevait à cette date qu’à 340 millions de francs environ. Quoi qu’il en soit, ces emprunts à court terme, contractés par anticipation sur les émissions en cours de rente consolidée, dont on escompte les versemens à venir, ces négociations de traites sous le coup de paiemens immédiats à faire, d’arrérages de rentes ou de bons du trésor à solder, constituent le plus lourd et le plus onéreax de tous les embarras du gouvernement ottoman. Depuis deux ans, le taux minimum d’intérêt ou d’escompte des bons des ministères est de 18 pour 100 ; c’est celui des bons émis par le ministère de la guerre, ceux des autres sont bien plus élevés : 20 pour 100 pour la marine, 40 ou 45 pour 100 pour les bons de la grande-maîtrise de l’artillerie, de 25 à 50 pour 100 pour ceux du palais impérial. On sait les dépenses excessives, pour ne pas dire désordonnées, qui sont faites pour des fournitures de fusils, de canons, etc., surtout pour les besoins du harem et les constructions de palais nouveaux ; on affirme que la liste civile coûte plus de 100 millions par an.

La commission dont nous venons de parler a signalé en termes excellens la nécessité de connaître d’abord, de consolider ensuite cette dette dont les intérêts énormes « abaissent le crédit de l’empire, et, ajoutés au capital, l’augmentent dans une proportion qui ne peut aboutir qu’à des difficultés insurmontables ; » elle a donné d’utiles conseils pour accroître les recettes et diminuer les dépenses, elle a indiqué les causes de l’accroissement du revenu d’une année sur l’autre, mais elle n’a pu, ce qui était le plus nécessaire, certifier ne varietur le total de l’actif et du passif.

Le budget tel qu’il a été présenté pour 1874 est-il un document qui présente plus de sécurité que les précédens, émanés de la complaisance capricieuse du gouvernement turc, faisant, quand il lui plaisait, sur la situation financière une lumière intermittente et douteuse ? Nous n’oserions l’affirmer. Ce qui permet d’ajouter foi aux publications officielles, c’est la régularité du mécanisme administratif d’où elles émanent et la sécurité du contrôle. En consultant les rares ouvrages écrits sur le régime intérieur de la Turquie, dont le plus important est celui de M. Collas, publié en 1861 et entièrement refait en 1864, si nous trouvons un ensemble d’institutions analogues à celles des pays d’Occident, il reste à se demander comment fonctionne cette organisation en apparence perfectionnée. Au sommet est placé le ministère, pourvu dans chacun de ses départemens d’un conseil spécial, formant lui-même le conseil privé ou divan, que domine et dirige le conseil général de l’empire. L’empire est divisé en trente gouvernemens subdivisés en provinces, comme les provinces en districts et les districts en communes : du gouvernement à la commune, partout un conseil siège auprès du représentant du pouvoir exécutif, lequel est nommé par le gouvernement, sauf dans la commune, où les habitans le choisissent eux-mêmes. Dans les provinces, à côté des caïmakans qui gouvernent à l’aide de troupes de police, la force militaire a, comme chez nous, un commandant propre : les finances sont confiées à des agens spéciaux depuis les receveurs particuliers des districts chargés de surveiller la rentrée des droits du fisc, jusqu’au payeur-receveur-général des provinces et au gouverneur-général en rapports directs avec le ministre des finances. Un registre clos chaque année, signé par les conseils provinciaux, transmis aux conseils des gouvernemens, parvient au grand-conseil de l’empire. Rien ne manque, on le voit, à cette hiérarchie. Il est vrai que de la théorie à la pratique la différence est grande ; à tous les degrés du pouvoir, ces conseils ne fonctionnent ni pour contrôler ni pour régler ; l’arbitraire le plus absolu règne dans l’assiette et le recouvrement des impôts : le système de fermages auquel sont soumises certaines taxes se prête aux déprédations les plus graves. La bonne volonté du gouvernement lui-même se trouve contrariée par les mœurs, plus fortes que la loi, par l’abus de la contrebande en matière de douanes, par la diversité du régime politique sous lequel vivent les sujets musulmans pourvus de certains privilèges et les sujets non musulmans défendus de leur côté par les capitulations qu’on peut appeler une vraie prise de possession du territoire ottoman en faveur des puissances étrangères, enfin et surtout par l’ignorance et la haine de tout progrès enracinées au cœur des fils du prophète.

Comme aucun changement sérieux ne s’est fait dans cet état de choses, il n’y a pas encore lieu, ce nous semble, d’attribuer une importance décisive au dernier budget présenté en février 1874 : il faut attendre l’effet de la nouvelle organisation décrétée il y a deux mois à peine, qui, si elle est sérieusement appliquée, donnera aux chiffres publiés une signification authentique. Le budget de 1874 se solde en recettes par 5 millions de bourses en chiffres ronds, soit, en calculant la bourse turque à 112 francs 50 cent., 562 millions 1/2 de francs ; c’est, dit le document officiel, une augmentation de plus de 82 millions sur l’année précédente. Les dépenses dépassent un peu le chiffre des recettes ; le déficit ne s’élèverait qu’à 7 millions 1/2 de francs, résultat d’autant plus satisfaisant que d’une année sur l’autre la diminution des dépenses atteindrait près de 23 millions de francs. Le principal article des contributions directes est le verghi, impôt sur le revenu, qui donne 73 millions de francs. Le verghi frappe tous les revenus immobiliers et commerciaux ; les premiers, qui paient en outre la dîme sur leurs produits en nature, sont plus chargés que les seconds. L’évaluation des uns et des autres, arbitrairement faite dans chaque localité au gré du fonctionnaire intéressé ou non dans le résultat, laisserait une marge considérable aux accroissemens du revenu public, si l’on pouvait procéder non pas même à une révision exacte de cet impôt, mais si le gouvernement recevait tout ce que paient les contribuables. On nous affirme que le verghi leur coûte 180 millions, tandis que le trésor n’en reçoit que 73. Les concussions des agens intermédiaires s’exerceraient, on le voit, dans de larges proportions.

Une autre amélioration consisterait à soumettre à l’impôt foncier les biens vacoufs, qui appartiennent aux corporations religieuses et qui forment près des trois quarts du territoire de l’empire ; elles sont exemptes de toutes charges comme l’étaient aussi les immeubles situés à Constantinople et dans toute sa province par un privilège datant de la conquête. Les impôts directs ont été accrus récemment d’un droit de patente sur les commerçans, et d’un droit foncier sur le produit des maisons et sur les autres revenus à Constantinople. Le budget nouveau en bénéficie d’une somme de 16 millions 1/2 de francs.

La condition des sujets non musulmans en Turquie a été l’objet de bien des débats : sous la pression des puissances européennes, la Porte a consenti à leur accorder le droit de propriété et l’entrée dans quelques fonctions publiques ; mais le droit déporter les armes, s’il ne leur est plus absolument interdit, se change pour eux en une taxe d’exemption du service militaire, qui est obligatoire, et dont les chefs des différens cultes religieux perçoivent le montant qu’ils versent au trésor. La capitation, abolie par le hatti-humayoun de 1856, subsiste donc et s’appelle l’exonération militaire ; le produit en figure aux contributions directes, et on l’évalue à 18 millions 1/2 de francs.

L’ensemble des contributions indirectes constitue la plus forte ressource du budget, il dépasse 371 millions. Les dîmes y figurent pour la moitié ; elles ont été augmentées d’un quart l’année dernière ; avec la taxe sur les moutons, sur les porcs, on a tout ce qui compose le revenu perçu pour ainsi dire en nature et ce qui donnait lieu aux concessions des fermes, objet de tant de fraudes. Le gouvernement en quelques localités a établi la perception directe : l’arbitraire des fonctionnaires de l’état vaut-il mieux que la rapacité des fermiers ? Ceux-ci, qu’on appelle les dimiers, étrangers pour la plupart, fournissent à Constantinople un garant solidaire, sujet musulman, et revendent à un deuxième, troisième ou même quatrième spéculateur le droit de perception, que ce dernier va exercer sur les lieux avec les agens de l’autorité, Dieu sait à l’aide de quelles vexations pour les producteurs ! Les imposés s’associent quelquefois entre eux, rachètent leur dîme et la paient directement en argent ou en nature a l’agent de l’autorité locale. Dans les provinces où le gouvernement perçoit lui-même la dîme, on prétend que les concussions de ses propres agens font encore plus perdre au trésor que la spéculation des dimiers.

Quelques droits imposés sur les soies, sur les spiritueux, un nouvel impôt sur le papier timbré, ne donnent que de faibles résultats. Le revenu des douanes enfin ne dépasse pas 416 millions de francs pour 1874 ; il y a de ce chef une diminution prévue de près de h millions, contre une augmentation de plus du double dans le produit des tabacs. La diminution des douanes vient de l’abolition des douanes intérieures, qui frappaient la circulation des denrées de province à province, et l’augmentation du produit des tabacs d’un essai de régie à Constantinople et d’un impôt perçu sur toute la consommation intérieure. La Turquie a pratiqué bien avant nous le régime de la libre introduction des marchandises étrangères ; par une singulière anomalie, quand les objets importés payaient à l’entrée 3 pour 100 seulement de leur valeur, les objets exportés acquittaient un droit de 9 pour 100 à la sortie des provinces et acquittaient en outre 3 pour 100 de droit d’embarquement en prenant la voie de mer, la seule praticable jusqu’ici. Le produit des douanes serait susceptible d’une grande augmentation, si les moyens de contrôle et de perception ne faisaient pas défaut, c’est-à-dire s’il y avait des quais, des docks, des octrois, surtout des douaniers possibles, en un mot si le matériel et le personnel existaient. Il en est de même du produit des tabacs.

Parmi les réformes que M. Collas préconisait dès 1864, et dont la plupart ont été adoptées ou tentées, l’établissement d’un régime sur les tabacs analogue à celui qui donne en France de si merveilleux résultats a été indiqué comme suffisant seul à restaurer les finances turques. Dans un pays où le tabac est un produit indigène, où tout le monde fume, même les femmes et les enfans, où la qualité spéciale du produit se prête à l’exportation, le revenu de la taxe qui le frappe devrait dépasser de beaucoup la somme de 33 millions qu’on a prévue pour 1874. La production du tabac pour tout l’empire était évaluée par M. Collas à 38 millions 1/2 de kilogr. ; le revenu pour l’état n’atteignait pas 6 millions de francs, non parce que le droit perçu était trop minime, mais parce que la plus grande partie du tabac consommé échappait à l’impôt, grâce à la contrebande ; d’autre part M. Collas montrait que la taxe était bien au-dessous des droits perçus dans tous les autres pays ; il estimait que le tabac pouvait facilement procurer au trésor 150 millions par an. Nous sommes bien loin de ces chiffres malgré les augmentations des dernières années, mais les mœurs opposent encore sur ce point un invincible obstacle à tout progrès. La régie établie à Constantinople n’empêche pas la contrebande, et les évaluations du budget risquent de n’être pas atteintes. On désespère de pouvoir jamais établir, comme en France, le vieux système du monopole et de la fabrication par l’état ; si au moins l’on atteignait partout la consommation, cela suffirait à rétablir l’équilibre entre les recettes et les dépenses.

De tous les impôts indirects qui forment la deuxième section du budget des recettes, le moins connu de nous est le tapou, sorte de droit sur la possession et la transmission de la terre. C’était l’impôt féodal, c’est le tribut annuel payé au sultan par les agriculteurs, qui aujourd’hui encore ne sont que de simples propriétaires du produit du sol, mais non du sol lui-même, sur lequel ils ne peuvent ni construire, ni changer la nature de la culture sans la permission du gouvernement. Le tapou frappe aussi la transmission de la terre ; lorsqu’un agriculteur meurt, ses héritiers n’ont que le droit de préemption sur les champs mis aux enchères. Le gouvernement propose de faire réviser tous les titres de possession, et, dans le budget de 1874, il suppose une augmentation de 50 pour 100 sur le produit du tapou, qui produirait alors 16 millions 1/2.

Les recettes diverses qui comprennent le revenu des salines, des forêts, des télégraphes et des postes, ne donnent qu’un chiffre de 52 millions en tout, triste résultat de la stagnation où ces services, ailleurs si importans, ne cessent de languir. Que l’on ajoute les tributs des états rattachés encore à la Sublime-Porte par un lien de vassalité et qui s’élèvent à 18 millions, on aura le total des recettes de ce budget de 1874, qui, si on le compare par exemple à celui de 1863 montant seulement à 313 millions, présente en dix ans une augmentation de près de 250 millions, soit 75 pour 100. C’est assurément un très grand progrès, que l’on voudrait attribuer au développement de la prospérité intérieure de la Turquie, mais dont il convient, pour être juste, de faire surtout honneur à une fiscalité plus sévère et plus exigeante. L’état de l’agriculture et de l’industrie en effet ne justifie point cette augmentation du revenu. Que l’on consulte par exemple les publications des consuls anglais, on se convaincra que l’agriculture n’est pas en progrès. Depuis la guerre de Crimée, les chiffres de l’importation et de l’exportation entre l’Angleterre et son alliée n’ont guère varié ; ils oscillent entre 12 et 13 millions de livres sterling. En 1864, l’exportation pour l’Angleterre est de moins de 6 millions, et en 1872 de 5 millions 1/2. L’importation en Turquie de provenance anglaise atteint 8 millions (le livres sterling. En signalant cette langueur de l’agriculture, les consuls anglais réclament tout un changement radical dans la constitution de la propriété ; au lieu des émiriés, anciens fiefs militaires soumis aux dîmes féodales, des vacoufs, biens du clergé, exempts de charges, ils demandent pour tous, musulmans ou autres, non plus la location pour ainsi dire de la terre qui appartient selon la loi turque à l’état, parce qu’elle appartient à Dieu, mais la véritable propriété du sol, transmissible par vente ou par succession.

L’industrie ne semble pas en meilleure voie que l’agriculture ; le peu de développement des chemins de fer le démontre. L’état a construit en Asie 234 kilomètres de chemins de fer et en Europe 625, avec une dépense moyenne de 250,000 francs par kilomètre. Cette création, qui représente 215 millions de dépenses, est l’œuvre des quatre dernières années ; mais dans le même espace de temps la Turquie a emprunté sept fois cette somme et ne l’a pas employée toute en dépenses utiles. Dans les autres pays, l’ouverture des chemins de fer donne une grande impulsion à l’industrie intérieure métallurgique, minière ou autre : c’est à l’étranger que la Porte s’est adressée pour toutes les fournitures des chemins de fer, de même que pour cette fabrication des armes qui a entraîné de si grosses dépenses dans les derniers exercices. Le peu de rendement des droits sur les objets fabriqués prouve surabondamment l’atonie industrielle et commerciale. Comment en pourrait-il être autrement dans un pays qui, malgré sa situation privilégiée, possédant 1,100 lieues de côtes marines, n’a pas de routes pour aboutir aux ports, pas de vaisseaux même pour le cabotage, encore moins pour la grande navigation, et avec une population de 40 millions d’âmes ne peut établir une recette bien assise de plus de 560 millions de francs ?

Ces détails au sujet des revenus de la Turquie suffisent assurément pour montrer quelle marge ils laissent à la progression : nous ne pourrons être aussi explicites au sujet des dépenses. La commission chargée de l’examen du dernier budget s’est abstenue sur ce point de toute remarque ; elle n’a ni vérifié ni critiqué les dépenses, elle s’est bornée à recommander l’économie afin de rétablir l’équilibre et de donner une base sérieuse à l’espoir du remboursement de la dette flottante. En dix ans, les dépenses de la Turquie, d’après les budgets publiés, se sont élevées de 326 millions à 557, sur lesquels les intérêts de la dette entrent pour 212, non compris le service à faire du nouvel emprunt 5 pour 100, les dotations pour AS, les services ministériels pour le surplus ; celui de la guerre en réclame seul plus de 90, celui des travaux publics n’en obtient pas 45. Le ministère de l’instruction publique se contente d’une somme inférieure à 3 millions de francs,

À côté des chiffres officiels, de ce qu’on peut appeler l’histoire écrite du gouvernement impérial, ce qui instruirait plus sûrement sur l’étendue des ressources et la progression des dépenses, ce seraient les mémoires secrets des financiers accrédités auprès de la Sublime-Porte, la nomenclature des procédés mis en œuvre pour parer aux besoins momentanés ; toutefois la liste des emprunts suffit à en donner une idée exacte, et, si aride qu’en soit renonciation successive, on ne comprendrait pas sans elle la question financière en Turquie. Les dix-sept emprunts contractés de 1854 à 1873 n’ont eu d’autre but que de parer aux déficits annuels, et, comme l’argent obtenu n’a pas été employé en dépenses utiles, comme la dette flottante n’a pas diminué, il faut bien en conclure que le déficit est toujours l’état normal et que le gaspillage des ressources disponibles n’a pas cessé. Le gouvernement ottoman a eu recours à deux sortes de prêteurs pour subvenir à ces prodigalités, les banquiers européens établis depuis longtemps à Constantinople ou les établissemens de crédit spécialement créés pour les affaires turques avec des succursales sur les principales places de l’Europe, et le public, principalement en France et en Angleterre. Si l’on faisait le compte exact de ce que l’Europe a prêté à la Turquie et de ce qu’elle en a reçu sous forme d’intérêts, de primes, etc., on verrait que l’Europe n’a jamais rien touché de sa débitrice qu’en le lui avançant elle-même, et on se demanderait ce qui en définitive adviendrait du capital dû et des intérêts eux-mêmes, si banquiers et public fermaient leur bourse à la Turquie. Plusieurs fois les embarras ont été si grands que le moment de la crise finale a pu sembler proche. La proclamation du hatti-humayoun de 1856, les réformes de 1867 sur la propriété, ont marqué dans les avant-dernières crises le point culminant de difficultés qui ne cessent jamais, mais, comme des maladies chroniques après un état latent, éclatent tout d’un coup et appellent les soins immédiats du médecin. Les puissances européennes ont donc été, à diverses reprises, appelées à sauver le malade. Sans parler des interventions politiques de la France, qui depuis Louis XIV a préservé bien des fois la Turquie du démembrement, le concours de nos administrateurs[1], l’initiative de commissions financières inspirées ou présidées par des Français, ne lui ont pas fait défaut. Dans chacune de ces périodes aiguës, les symptômes morbides étaient les mêmes, dette flottante énorme, engagemens trop lourds pour être tenus, intérêts usuraires perçus par des prêteurs à bout eux-mêmes de ressources ; qui ne se souvient, à l’avènement d’Abdul-Aziz, de ce qu’on appelait la « dette de Galata, » c’est-à-dire les avances faites par les maisons de Galata à 50 pour 100 d’intérêts, agio compris ! L’an dernier, la Turquie vient de repasser par une crise à peu près aussi violente ; ce n’est pas sans hésitation que le sultan s’est décidé à l’adoption du remède énergique qu’on s’efforce en ce moment d’appliquer au mal avec un vif espoir de le guérir.

L’emprunt de 1873 en 6 pour 100 au cours de 54 venait à peine d’être émis que le gouvernement turc était forcé d’escompter à l’avance la partie ferme de l’emprunt payable à divers termes par les contractans et les versemens successifs à faire par le public. Malgré de premières avances destinées à payer les échéances des dettes extérieures, on douta pendant quelques jours du paiement, en janvier 1874, du coupon de la dette générale intérieure 5 pour 100, et en même temps qu’on y faisait face, non peut-être sans difficultés, les mandats du gouvernement (bons des ministères, etc.) échéant aussi en janvier étaient inutilement protestés ; les mandats échus et présentés depuis lors ont subi longtemps le même sort, ils n’ont été admis au remboursement que dans ces derniers jours. Le gouvernement ottoman est donc, à vrai dire, resté huit mois en suspension de paiement pour tous ses engagemens particuliers. En juillet dernier, quelques-uns des prêteurs habituels de l’empire, lassés d’atermoiemens indéfinis, n’ont pas craint d’exécuter leur débiteur et de vendre à la Bourse de Paris les gages qu’eux au moins avaient eu la prudence de se faire remettre ; mais ce qui importe plus que les engagemens particuliers, ce sont les engagemens avec le public : de janvier à avril, il fallait aviser à ceux-ci et notamment au paiement des intérêts et des lots des emprunts de chemins de fer. Le gouvernement pouvait-il encore compter sur ses prêteurs ordinaires ? Avait-il épuisé sinon les ressources, du moins la bonne volonté des établissemens de crédit dont il était le principal client ? Pour s’en assurer, une mission fut confiée à un haut fonctionnaire ottoman, Sadyck-Pacha, très capable par son intelligence et son expérience des affaires de mener à fin une mission aussi délicate. Sadyck-Pacha obtint tout d’abord quelques nouveaux prêts qui ont permis de faire face aux besoins du premier trimestre de 1874 ; les lots des obligations de chemins de fer furent payés, mais les mandats particuliers ne l’étaient pas encore, et les échéances de juillet arrivaient à grands pas.

On comprit alors la nécessité de recourir à des bourses mieux garnies que celles des plus riches banquiers, c’est-à-dire à celles de tout le monde. Ce n’était pas, il est vrai, chose facile que de prendre, même en ce moment où la hausse des fonds français et le paiement achevé de nos gros emprunts rendaient l’épargne disponible, la mesure des émissions à ciel ouvert, du franc appel aux petits capitaux. Le public était devenu méfiant, il avait connu les bénéfices des traitans étrangers ou nationaux avec le gouvernement turc, de ces syndicats dont nous parlerons tout à l’heure, enfin il savait les dernières défaillances du trésor ottoman ; on devait donc croire qu’il ne prêterait plus, non-seulement qu’à gros intérêts, mais qu’à bon escient. S’il lui faut du profit, il lui faut plus encore de la sécurité ; l’insuccès de l’émission de l’emprunt 1873 l’a bien prouvé. Sur 375 millions effectifs à recouvrer, 42 pour 100 seulement ont été pris ferme par les concessionnaires, et ceux-ci n’ont pu les revendre que partiellement au public ; le solde a été colporté de mains en mains pour servir de gage aux prêts temporaires que le gouvernement avait pu obtenir à Londres et à Paris. Donc, pour faire un nouvel emprunt et n’avoir pas à craindre un second échec, d’autres précautions étaient nécessaires. Et d’abord il n’y avait plus lieu de compter sur le moyen précédemment employé des grandes réformes légales plutôt promises d’ailleurs qu’exécutées. De bonnes lois sur la propriété, comme le demandent les consuls anglais, assureraient sans nul doute le développement de la prospérité intérieure ; mais les effets s’en feraient attendre. On objecte d’ailleurs en Turquie à ceux qui demandent l’égalité de fait et non pas seulement celle de droit, qui existe entre tous les sujets musulmans ou non, cette inégalité bien plus choquante que les capitulations ont créée au profit des étrangers ; mais d’autre part tous les Européens qui séjournent en Turquie répondent que, le jour où les capitulations auraient cessé de les protéger, leur vie, celle de leur famille, leurs biens ne seraient plus en sûreté, et qu’ils n’auraient qu’à fuir devant la haine des musulmans. Un moyen plus sûr que la réforme législative consistait dans des réformes administratives, dans la remise par exemple en des mains expérimentées de la perception et de la concentration de tous les revenus de l’empire. Si le trésor pouvait réellement recevoir tous les impôts payés, il deviendrait facile d’éteindre la dette flottante, de rétablir l’équilibre du budget et sinon de refondre toutes les dettes extérieures de garanties et de types divers en une dette générale pour le dehors semblable au 5 pour 100 intérieur, au moins de créer une nouvelle rente extérieure sans remboursement immédiat et ruineux. Sadyck-Pacha avait à Paris et à Londres arrêté tout un ensemble de mesures qui devaient amener ces heureux résultats. Le gouvernement turc ne ratifia pas d’abord les engagemens de son envoyé ; il le rappela même, et le public put croire que les projets de Sadyck avaient échoué. Il n’en fut rien ; trois mois plus tard, le plan tracé était définitivement adopté avec quelques modifications, ainsi que n’avaient jamais cessé de l’espérer les financiers habiles qui traitent d’ordinaire avec le divan ; celui-ci concédait la création d’une banque d’état, une réforme entière des administrations, enfin un emprunt à un taux favorable.

La création d’un banque d’état a eu pour objet principal de constater d’une manière certaine la remise en des mains sûres de tous les revenus de l’état et le paiement exact de toutes les dépenses autorisées. À cet effet, la banque impériale ottomane, avec ses trois sièges de Constantinople, Paris et Londres, avec le pouvoir d’ouvrir des succursales dans les provinces, est devenue, en s’adjoignant la banque austro-ottomane de Vienne, la banque de l’état : elle remplira les fonctions de trésorier-payeur-général de l’empire. Elle doit recevoir directement dans ses succursales tous les revenus publics, et dans les provinces où elle n’a pas de succursales, les agens du trésor seront directement responsables envers elle des sommes qu’ils auraient encaissées. Quant aux dépenses, la banque prendra d’abord les sommes nécessaires au paiement des intérêts de tous les emprunts, de la dette intérieure et extérieure, des garanties pour les chemins de fer, puis de toutes les autres dépenses inscrites régulièrement au budget.

Pour remplir ce rôle si important, la banque a élevé son capital à 250 millions de francs dont la moitié seule est versée : elle pourra ainsi faire au gouvernement jusqu’à concurrence de 60 millions, et avec des garanties indiscutables, les avances que tous les gouvernemens reçoivent de leurs receveurs-généraux. Il va sans dire qu’elle touchera sur toute somme encaissée ou payée un droit de commission rémunérateur.

L’utilité incontestable de la création de la banque d’état sera d’autant plus à l’abri de tout soupçon qu’elle n’aura à payer que des dépenses régulières et surtout des dépenses contenues dans les plus étroites limites. Au point de vue de la régularité, la nouvelle réforme introduite en août dernier établit que la banque ne paiera pour chaque ministère que les sommes inscrites au budget lui-même au profit de chaque ministère séparément. Si des dépenses exceptionnelles surgissent, on y pourvoira par un ordre émanant de la même commission qui aura dressé le budget, ordre contenant en même temps l’indication des moyens prévus pour couvrir ces dépenses. La haute commission dont le rôle est de dresser le budget, d’établir entre les recettes et les dépenses l’équilibre et la conformité d’où dépend le crédit de l’empire, doit d’après sa composition donner toutes garanties aux créanciers de l’état ; aussi se compose-t-elle, en outre de fonctionnaires spéciaux nommés par le conseil des ministres, de plusieurs des administrateurs de la banque de l’état « et de personnes compétentes en matière financière, comme le dit la loi, et jouissant de la confiance du gouvernement impérial. » Après avoir examiné les budgets présentés par chaque ministre, elle appellera devant elle, si elle le juge convenable, tous les fonctionnaires qui pourraient lui donner des renseignemens utiles, elle se livrera à toutes les investigations nécessaires pour arriver à constater le chiffre exact des recettes, ainsi que l’opportunité des dépenses, et remettra ses propositions au conseil des ministres pour que le budget ainsi réglé puisse recevoir la haute sanction du sultan. L’exercice fini, restera l’examen à faire par la cour des comptes de tous les états de recettes et de dépenses, et la déclaration de conformité rendue par elle sera soumise à la sanction du sultan et publiée par ses soins.

Ces deux premières parties du projet préparé par Sadyck-Pacha et récemment adopté, la création de la banque d’état et les réformes administratives, sont déjà des faits accomplis : les actionnaires de la banque ottomane ont ajouté leur ratification à celle du sultan. La nomination des membres de la haute commission chargée de réviser le budget a suivi la promulgation de la loi ; reste la conclusion de l’emprunt, qui n’est pas encore complète. Le gouvernement a décidé l’émission d’un emprunt de rente 5 pour 100 en tout semblable au 5 pour 100 intérieur, jusqu’à concurrence de 40 millions de livres sterling, sur lesquels la banque ottomane en a tout d’abord pris 15 millions ferme au taux de 42 francs avec 2 francs de commission, soit 40 francs net. On conçoit qu’un établissement particulier, obligé d’ailleurs à faire de grosses avances à l’état, ne puisse garder sans les écouler dans le public des rentes 5 pour 100 pour 150 millions de francs. Une souscription a donc été ouverte le 16 septembre dernier à Londres, Berlin, Vienne, etc., pour le placement à 43 1/2 de près de 16 millions sterling du nouveau 5 pour 100 : c’est toute la partie prise ferme par la banque ; sur les 24 millions sterling formant le solde de l’emprunt projeté, 8 serviront de gage aux avances de la banque, 16 seront l’objet d’émissions ultérieures. Le succès de la souscription de la première partie permet d’espérer un bon placement du solde. Ce sera dans ce cas la véritable pierre de touche de l’excellence des plans adoptés. La composition de la commission du budget, dans un pays où moins qu’ailleurs les sujets se hasardent à contredire le souverain, la faculté pour celui-ci d’autoriser les dépenses excédant les crédits ouverts et avec cette autorisation de se faire ouvrir un compte nouveau à la banque, peuvent, nous devons l’avouer, inspirer quelques appréhensions sur la portée des réformes nouvelles. En tout cas, elles améliorent la situation en ce sens qu’elles apportent au gouvernement turc le concours d’hommes compétens, intéressés à la bonne gestion des finances publiques, et qu’elles soumettent de plus en plus le gouvernement lui-même au jugement de l’opinion publique, cette force devant laquelle plus d’une volonté despotique a fléchi. Au fond, ce ne sont pas les ressources qui manquent à la Turquie, c’est la connaissance du meilleur emploi à en faire. Les réformes actuelles peuvent la lui donner. Pour le moment, les embarras les plus pressans ont disparu : il reste encore avec le solde de l’emprunt à placer des ressources considérables qui laissent le temps aux progrès de s’accomplir, et aux nouvelles institutions de produire tous leurs résultats. Grâce à elles, les anciennes dettes si lourdes, à échéance si brusque, se transformeront-elles en une dette perpétuelle à intérêt de moins en moins élevé ? Cet intérêt sera-t-il toujours exactement payé, de même que les dépenses inutiles prendront-elles fin ? Nous n’osons ni le prévoir ni le prédire, mais nous osons encore moins affirmer le contraire.


II.

Il est plus difficile encore de voir clair dans les finances de l’Égypte que dans celles de la Turquie, car en Égypte une cause spéciale doit produire un grand embarras dans la situation de l’état. Cette cause de trouble et de confusion, c’est la juxtaposition de deux budgets, de deux trésors, qui se mêlent, s’enchevêtrent et se nuisent : le trésor et le budget du gouvernement égyptien, de l’état lui-même, et ceux du souverain, — ce qu’on appelle le budget public et le budget de la daïra. Cette séparation ne date guère de plus de dix années. Le vice-roi Ismaïl-Pacha, en succédant à Saïd en janvier 1863, eut pour premier soin de liquider la situation très embarrassée de son prédécesseur tant au point de vue des finances de l’Égypte que de sa propre fortune et d’en faire deux comptes séparés. Dans l’examen des finances égyptiennes, il faut donc faire la part du khédive et celle de l’état.

Le premier emprunt d’état égyptien a été émis en 1858. Saïd-Pacha négocia avec la maison de banque Charles Laffitte un emprunt de 28 millions de fr., qui est remboursé depuis 1865. Trois ans plus tard, on créa pour liquider les dettes de deux sociétés, — celle de la Medjidié, société pour la navigation à vapeur, et la caisse des veuves et orphelins, — des obligations à 10 pour 100, amortissables en dix ans, qui ne circulèrent qu’à l’intérieur. En 1862, le marché anglais fut ouvert pour un chiffre bien plus important, — 72 millions de francs, — au 7 pour 100 égyptien (type désormais invariable de la dette extérieure), émis à 82 et 84 pour 100, garanti par les revenus du Delta, amortissable en trente ans, et qui avait pour objet de diminuer la dette flottante. Cette nécessité, qui s’imposait déjà à Saïd, devint bien plus pressante pour Ismaïl-Pacha, qui trouvait à son avènement un découvert de 250 millions. En 1864, il dut négocier à Londres une émission de 170 millions remboursables en seize ans, et deux ans après un autre emprunt de 75 millions, applicable à la création des chemins de fer, dont l’amortissement fut rapproché à huit ans seulement. Enfin en 1868 l’emprunt dit de la Société générale ouvrit le marché de Paris pour une somme de 296 millions au 7 pour 100 égyptien, au taux d’émission de 75 fr., remboursable en trente ans. L’importance de ce chiffre indique bien que le nouvel emprunt avait pour principal but la consolidation des dettes flottantes que le déficit annuel et la création des chemins de fer avaient successivement accrues. Par une stipulation expresse, le gouvernement s’interdisait d’une manière absolue toute émission de rente consolidée avant un délai de cinq années.

Cette mesure eût été irréprochable et fertile en heureuses conséquences, si, en s’interdisant les emprunts publics, le gouvernement égyptien n’eût pas eu recours aux emprunts particuliers et aux émissions de dettes flottantes dans des proportions considérables. Il en fut malheureusement ainsi. Tandis que la Turquie émettait tous les ans des emprunts publics auprès desquels le chiffre de la dette flottante pouvait sembler minime et que le taux de ces emprunts s’abaissait de plus en plus, le 7 pour 100 égyptien, maintenu pendant cinq ans à un total fixe, s’élevait jusqu’à 93 francs ; mais par contre la dette flottante croissait dans une mesure que ne justifiaient pas entièrement les entreprises auxquelles elle était destinée. Les quatre emprunts de 1862, 1864, 1866 et 1868 représentaient 597 millions de capital nominal à 7 pour 100 ; mais de son côté la dette flottante en 1873 atteignait, d’après les renseignemens les plus autorisés, 750 millions dont l’intérêt ne devait pas être moindre de 12 pour 100, sans compter les frais de change, etc. D’après la publication officielle qui accompagnait le budget de l’exercice 1873-74, au commencement de ce même exercice, c’est-à-dire vers le milieu de septembre 1873, le chiffre de la dette flottante ne dépassait pas 635 millions ; mais peut-être le gouvernement égyptien ne fait-il figurer dans ce total que les acceptations-du trésor ayant leur échéance en 1874, tandis qu’un certain nombre ont des dates plus éloignées. Cette dette était représentée en effet par des bons à échéances diverses, de trois mois, six mois ou un an, dont chaque renouvellement aggravait le poids, escomptés par de riches maisons de banque d’Alexandrie, de Paris ou de Londres, ou par des sociétés financières parmi lesquelles on peut citer l’Anglo-egyptian-Bank, les banques italo-germanique, franco-égyptienne, l’austro-égyptienne, la banque impériale ottomane, etc.

Hâtons-nous de dire que le gouvernement égyptien a beaucoup fait pour les travaux d’utilité publique. Outre le percement de l’isthme de Suez, auquel il a consacré plus de 210 millions, il a ouvert 849 kilomètres de chemins de fer dans la Basse-Egypte et 417 dans la Haute-Égypte, en tout 1,266, dont 326 kilomètres à double voie sur la ligne d’Alexandrie au Caire et à Ismaïlia, la grande station sur le canal entre Port-Saïd et Suez. Ces travaux représentent une dépense de près de 300 millions et procurent un revenu net qui figure pour 22 millions dans les recettes de l’état au budget de 1874. On doit aussi mentionner parmi les entreprises utiles la construction de 7,235 kilomètres de lignes télégraphiques et la canalisation agricole exécutée depuis 1863, les ponts sur le Nil, les phares, le port et les cales de radoub à Alexandrie, etc. ; la totalité de ces dépenses représente la moitié des sommes fournies tant par la dette consolidée que par la dette flottante. Malheureusement la plus grande partie coïncide avec l’époque où la dette flottante était la plus faible en proportion, c’est-à-dire avant 1868, l’emprunt l’ayant réduite cette même année à 100 millions. Depuis lors, et dans les cinq années qui l’ont portée au chiffre de 750 millions, on ne pourrait guère mentionner en dépenses de travaux publics qu’une somme de 170 millions, dont 100 millions pour les chemins de fer achevés au commencement même de cette seconde période.

Il n’y a donc pas à chercher d’autres causes aux progrès de la dette flottante que le déficit annuel du budget ; mais ce chiffre de la dette flottante lui-même, qui en garantit l’exactitude ? Si les informations officielles font défaut pour connaître la situation approximative des recettes et des dépenses publiques, à plus forte raison manque-t-on de données certaines pour savoir le total de ces engagemens qu’il importe de tenir secrets, qui se contractent sans publicité et qui ont pour objet de pourvoir à des nécessités souvent pressantes. Néanmoins toute personne un peu mêlée aux affaires comprendra la facilité avec laquelle on se tient au courant des marchés passés ou à passer, des négociations d’argent en cours et des prêts consentis entre les gouvernemens obérés et leurs fournisseurs habituels. L’esprit de concurrence ou de spéculation, secondé par la perspicacité des intermédiaires, pénètre aisément les mystères, non pas seulement des chancelleries, mais des cabinets d’affaires, et le total des engagemens pris ne reste pas longtemps secret. Depuis 1868, le gouvernement égyptien a eu recours à des prêts à courts termes, incessamment renouvelés, onéreux toujours, mais surtout pendant la guerre de 1870-1871, qui avait fermé le marché de Paris aux bons égyptiens, empêché les sociétés de crédit de compléter des avances antérieurement consenties et laissé le khédive face à face avec les seuls prêteurs indigènes. Nous ne suivrons pas à la trace chacune de ces opérations de conversion de bons à échéance prochaine en bons à échéance reculée, chacune de ces affaires diverses conclues en 1871, 1872 et 1873, dont l’importance varie de 2 millions 1/2 à 50, mais dont quelques-unes aussi dépassent 100 millions. Il nous suffit de présenter ce total d’une dette flottante surpassant celui de la dette consolidée comme universellement admis dans le monde des affaires et justifiant l’opération par laquelle, au commencement de l’année dernière, le gouvernement égyptien, rentré en possession de sa liberté d’emprunt, fit appel aux capitaux pour régulariser une situation devenue intolérable.

Le projet du gouvernement égyptien comportait une émission nominale de 800 millions de francs, destinée à en procurer 600 effectifs, au cours de 75 francs pour 7 francs de rente, remboursables en trente ans et garantis par les revenus des chemins de fer, qui deviennent libres cette année même à la suite de l’amortissement de l’emprunt de 1866, par les rentrées de l’impôt personnel et indirect, par tous les excédans que pourra procurer l’amortissement des autres emprunts, enfin par les avances du mokabala, — on appelle ainsi l’anticipation demandée aux fellahs pendant le dernier trimestre de 1871 et depuis le commencement de 1872 sur six années de leurs taxes foncières, grâce à laquelle les sujets du khédive peuvent racheter une partie de la propriété foncière dont ils ne sont même pas les usufruitiers. Ces arrangemens ont produit 125 millions de francs en 1872, plus de 75 en 1873. Malgré les anticipations sur le paiement des six années, les exercices postérieurs recevront encore de ce chef un certain accroissement de recettes. L’emprunt de 1874 a été concédé à l’importante maison Oppenheim-Alberti à des conditions naturellement inférieures à celles de l’émission publique, mais la moitié seulement de l’emprunt a été souscrite par les concessionnaires et rétrocédée d’abord par eux à une réunion de capitalistes ou d’établissemens de crédit appelée à courir avec eux-mêmes les chances de gain ou de perte ; ce n’est que plus tard que le public a été appelé à y prendre part au cours de 82 fr. 50 cent, et pour la moitié seulement, soit pour les 300 millions effectifs pris ferme par les concessionnaires eux-mêmes, le surplus devant faire l’objet de négociations nouvelles.

Le succès de l’émission publique n’a pas répondu à l’attente du gouvernement égyptien. Malgré le haut cours du 7 pour 100, qui avait atteint 93 fr., les obligations émises à 421 fr. 85 c. pour 35 fr. de rente n’ont pas tardé à être l’objet d’une baisse persistante qui les a fait tomber un moment à 326 francs au plus bas ; elles sont remontées récemment à près de 400 francs. Les concessionnaires, pressés par le vice-roi non-seulement d’acquitter leur part prise ferme, mais de consentir, comme leur contrat les y obligeait, des avances sur la seconde moitié de l’emprunt à réaliser, ont dû exiger de lui des conditions plus avantageuses encore que les premières, afin de se garantir contre les mauvaises chances que l’indifférence du public faisait tout d’abord courir à leurs capitaux. On a parlé d’une combinaison qui faisait ressortir pour les preneurs ferme le prix du 7 pour 100 à un taux notablement inférieur au prix de 75 francs, qui figurait au contrat. Cela ne suffisait pas encore, et, les besoins du trésor égyptien devenant plus pressans, il fallait pourvoir au vide laissé par l’insuccès de l’emprunt de 800 millions nominaux. C’est alors qu’on vit se produire l’émission d’un emprunt de 125 millions de francs réservé aux seuls sujets du khédive, et dont le succès parut d’autant plus assuré qu’il avait tous les caractères d’un emprunt forcé, perçu non plus sur les pauvres fellahs à bout de ressources, mais sur les capitalistes, les négocians, les personnages les plus puissans, même les proches parens du souverain. Des bruits d’une nature au moins étrange ont couru sur les mesures de violence employées pour le recouvrement de l’emprunt : cette émission a eu du moins l’avantage de faire monter le taux des obligations de 1873, de donner un gage certain aux prêteurs, qui depuis lors ont renouvelé leurs prêts à court terme sur la garantie des obligations émises et non placées (en juillet, un prêt de 100 millions a été consenti par la maison Pastré), et de permettre, grâce à l’élévation des cours, de tenter plus tard l’émission de la seconde partie de l’emprunt, dont le syndicat, preneur à option, s’est décidé récemment, les cours lui paraissant favorables, à s’assurer par avance la totalité pour la revendre ensuite au public. Avec ces 125 millions de l’emprunt forcé, le chiffre de la dette consolidée au 1er juillet 1874 s’élèvera donc, jusqu’à l’émission de la seconde partie de l’emprunt 1873, à 950 millions, mais le principal objet de la consolidation dernière, c’est-à-dire la réduction de la dette flottante à un chiffre supportable, ne sera obtenu que lorsque l’émission de la seconde moitié de l’emprunt sera définitive et que le produit en aura été employé à cet objet.

Avant de pousser plus loin cette étude des finances égyptiennes, de rechercher quelles sont les chances d’amélioration que présentent les revenus publics, il ne faut pas oublier de parler de la dette particulière du vice-roi. La dette de la daïra se compose en dette consolidée de quatre emprunts, dont le plus ancien remonte à 1863, et n’atteignait pas 8 millions de francs ; il avait été contracté sur les anciens biens d’Halim-Pacha. Vint ensuite l’emprunt de 1866, dit de Selim, parce qu’il avait pour objet de payer les engagemens laissés par Selim-Pacha : il s’élevait en nominal à 84 millions, et il eut pour garantie 215,000 hectares des terres du vice-roi. En 1867, Mahmoud-Pacha contracta un nouvel emprunt de 52 millions qui porte son nom, et qui est garanti par le gouvernement égyptien ; enfin l’emprunt du khédive, de 178 millions nominaux, a été émis en 1867, hypothéqué sur 88,000 hectares de propriétés.

La dette consolidée de la daïra à 7 ou 9 pour 100 s’élève en nominal à 323 millions, dont 290 restent encore à amortir ; elle en a produit 271 effectifs. Le service des intérêts et de l’amortissement absorbera en 1874 plus de 33 millions. Les trois premiers emprunts devront être remboursés en quinze ans et le dernier en vingt ; la dette consolidée, à moins de nouvelles émissions, aura donc pris fin en 1890 ; dès 1881, elle sera réduite de moitié. À côté de la dette consolidée se trouve aussi une dette flottante qu’on évaluait à 100 millions, contractée avec des maisons égyptiennes et françaises, et quelques sociétés de crédit[2]. L’intérêt en est naturellement plus élevé que celui de la dette consolidée ; mais il est souvent inférieur à l’intérêt de la dette flottante du gouvernement. Cela est tout naturel : le vice-roi est plus riche que l’Egypte, les emprunts qu’il contracte ont aussi un meilleur emploi, étant destinés en général à améliorer ses propriétés et à pourvoir au paiement des commandes faites à l’industrie étrangère. On évalue en effet à 600,000 hectares les biens immobiliers du khédive, et ce ne sont pas les terres les moins bien cultivées. L’exploitation des plaines si fertiles de la vallée du Nil se fait à l’aide des machines les plus perfectionnées : la culture du coton a d’abord donné d’énormes produits, dont les progrès ont été arrêtés seulement par la baisse survenue depuis quelque temps dans les prix ; pour y suppléer, le vice-roi a voulu développer sur la plus grande échelle la production du sucre. On évalue à 50 millions de francs les dépenses qu’il vient de faire pour l’établissement des sucreries, dont le principal soin a été confié à l’importante maison française Cail et C°. La valeur en capital de la fortune du khédive peut bien atteindre 500 millions, et on ne craint pas d’en évaluer le revenu à 70 ou 80 millions. Ce n’est donc pas de ce côté que viendraient les plus grands embarras pour les finances de l’état. Comment alors expliquer la crise qu’elles ont subie, et dont les périls ne sont pas encore entièrement conjurés ?

Deux causes principales y ont contribué : d’une part, des dépenses trop considérables et trop rapidement faites ; de l’autre, le mode des emprunts contractés à trop courts termes, d’où des déficits toujours croissans et un cercle vicieux d’embarras insurmontables. Le budget de 1873-74 porte en recettes 257 millions et en dépenses 229. L’impôt foncier seul entre dans les revenus pour 150 millions, les douanes pour 15 et le revenu net des chemins de fer pour 22 ; un nouveau droit, celui de l’entrée sur les tabacs, donne 13 millions. C’est une grande augmentation sur le budget publié de 1872, qui ne se chiffrait qu’à 189 millions en recettes, et en dépenses à 184. Le premier article des dépenses est l’intérêt de la dette, 76 millions ; les plus gros chiffres qui viennent ensuite sont : le tribut à la Porte pour 17 millions, le ministère de la guerre pour 19, et les travaux publics pour 26. Quand on connaît la fortune personnelle du vice-roi, on est surpris de trouver encore dans les dépenses publiques une somme de près de 8 millions pour la liste civile du khédive et près de 4 pour celle du prince héritier.

Une grande amélioration de ce dernier budget sur les précédens, c’est que, par un scrupule tout nouveau, on y fait figurer 31 millions pour le service de la dette flottante, jusqu’à la rentrée de la partie à option de l’emprunt 1873, dont l’intérêt de la moitié figure seul dans le service de la dette consolidée ; mais cette somme est évidemment insuffisante eu égard au chiffre des bons de toute sorte émis et non convertis. Il y a aussi chaque année à faire face aux sommes énormes destinées aux amortissemens à court terme, d’où il résulte que le déficit en numéraire, c’est-à-dire les sommes à se procurer pour payer les dépenses obligatoires, dépassent singulièrement chaque année les sommes perçues. Ce n’est pas être pessimiste que d’évaluer encore à 40 millions le déficit actuel ; la proportion est forte pour un budget de 250 millions.

À côté de ces mauvais élémens de la situation, il faut cependant citer les bons. L’Égypte n’est un état ni très peuplé ni très étendu ; elle ne renferme que 5,200,000 habitans environ, ne possède ni bois, ni fer, ni charbon ; mais ses terres sont d’une fertilité merveilleuse. Sur 2,100,000 hectares cultivés, dont 600,000 appartiennent au vice-roi, la production dépasse de beaucoup les besoins de la consommation. Avec des travaux de dessèchement ou de canalisation, on pourrait livrer 840,000 hectares de plus à la culture et surtout à la culture industrielle, qui donne lieu à des exportations si fructueuses. Les 88,000 étrangers qui habitent l’Égypte n’y entretiennent pas ces antagonismes de races, de cultes, qui s’opposent à la prospérité intérieure de la Turquie. Il y a bien en Égypte comme en Turquie une question judiciaire, c’est-à-dire que les étrangers y jouissent aussi de certains droits de juridiction spéciale dont le gouvernement voudrait s’affranchir ; mais, s’il attache à cette revendication une certaine importance théorique, l’inconvénient en fait est moindre à cause du naturel des habitans, qui rend les conflits très rares entre eux et les étrangers. Les sujets du vice-roi se distinguent par une douceur, une sobriété et une docilité sans égales, comme on l’a bien vu à propos des avances du mokabala. Déjà une loi rendue par Saïd-Pacha en 1857 avait promis de concéder l’entière propriété du sol aux fellahs qui pendant cinq ans mettraient une terre inculte en valeur ; Mahmoud-Pacha ne tint nul compte de cet engagement, ce qui ne l’empêcha pas de demander une anticipation de six années d’impôts, moyennant l’obtention de ce même droit de propriété accordée aux fellahs sur les terres qu’ils cultivent. Ils se sont prêtés à cette nouvelle charge comme à la première, comme à toutes celles dont on les accable, se contentant de protester par l’éloignement quand le fardeau est trop lourd, et d’aller camper au désert quand l’habitation de leurs villages les soumet à trop d’exigences. En dehors de la fortune personnelle du khédive, l’état possède encore une très grande partie du sol, qu’il ne vend ni ne loue, et qu’il fait travailler directement par des ouvriers maigrement payés. Nous avons sous les yeux les chiffres de la culture en 1833 et en 1870 : le produit des terres cultivées en blé a augmenté de 16 pour 100 (5 millions d’hectolitres contre 4,300, 000), — celui de l’orge, des fèves, etc., de 316 et de 272 pour 100. Le coton a donné, en 1870, 63 millions de kilogrammes contre 5 millions en 1833, et le sucre 20 millions contre 400,000 kilogrammes. Le gouvernement égyptien possède en outre deux choses qui ne sont pas sans valeur : une part dans le canal de Suez et les chemins de fer. Il a droit à la moitié du produit des terrains vendus par la compagnie de Suez, et a touché de ce fait 1 million en 1872. Il possède 176,000 actions de la compagnie, dont il a aliéné les coupons pour vingt-cinq ans ; mais, à partir du 1er janvier 1895, il en recouvrera l’entière disposition, enfin il a droit à 15 pour 100 sur les bénéfices de la compagnie après les charges payées. Dans un certain délai, tous ces droits représenteront un actif important. Quant aux chemins de fer, dont le produit est porté au budget pour 22 millions, le revenu brut dépasse aujourd’hui 37 millions, et l’on suppose que, s’ils étaient livrés à l’industrie privée et exploités par elle, l’état pourrait en obtenir plus de 25 millions de produit net. En raison de ces sources de revenus, avec l’amortissement des anciens emprunts et une plus sage répartition des dépenses, l’avenir des finances de l’Egypte pourrait se présenter sous des couleurs d’autant plus favorables qu’elle semble à l’abri des vicissitudes intérieures ou des complications politiques qui menacent le trône du suzerain lui-même du vice-roi. Le khédive actuel a certainement fait beaucoup pour l’amélioration matérielle du pays, et en particulier pour l’agriculture ; mais on ne doit pas se dissimuler que le moment est grave, que le dernier emprunt de 800 millions nominaux constitue une lourde charge pour l’avenir, et qu’il faut changer brusquement les vieilles habitudes. Au lieu des expédiens temporaires, ruineux, des intermédiaires favorisés, des renouvellemens de prêts à courts termes d’autant plus coûteux qu’ils sont plus répétés, aujourd’hui que le gouvernement s’adresse au public dans de larges proportions, il est nécessaire qu’il lui donne toutes raisons de se fier à lui. Au premier abord, il semble téméraire d’imposer à 5 millions de fellahs sans propriétés ni industries des budgets de 257 millions, dont la moitié est absorbée par le service de la dette consolidée, avec une dette flottante qui n’est pas encore près de s’éteindre, si les dépenses laissent toujours un déficit annuel sur les recettes.

Réforme radicale de l’administration, de la législation, de la propriété, c’est là, de même que le contrôle dans la perception des impôts et dans l’ordonnancement des dépenses, le seul moyen, — en laissant bien entendu de côté les procédés sommaires des exactions et des emprunts forcés, — pour sortir des embarras actuels, maintenant que le temps des emprunts partiels est passé et que les gouvernemens orientaux prennent le parti de s’adresser au public après n’avoir eu d’abord recours qu’aux syndicats.


III.

Le mot de syndicat actuellement usité dans le langage financier est loin de représenter les opérations par lesquelles se règlent les litiges d’un commerçant malheureux vis-à-vis de ses créanciers ; c’est une association de capitalistes faite en vue d’une entreprise particulière analogue à celle qui réunit pour des desséchemens ou des prises d’eau des propriétaires voisins. Le but des syndicats financiers est ordinairement l’écoulement de titres achetés à un état, à une province, à une ville. Distribués peu à peu ou brusquement écoulés, ces titres sont, comme on l’espère, avidement recherchés par le public, tenu quelque temps en suspens et jaloux de participer aux bénéfices des premiers preneurs. Le succès des syndicats tient donc à la valeur intrinsèque des titres, aux avantages qu’ils procurent, à la notoriété des hommes ou des établissemens réunis, et aussi aux circonstances générales qui règlent les transactions sur les marchés des fonds publics. C’est à ce point de vue surtout qu’il convient de consulter les habitudes, les mœurs financières des pays où l’on veut naturaliser de nouvelles valeurs ou en émettre qui sont déjà connues.

Il n’y a pas longtemps qu’en France les valeurs étrangères ont été spécialement recherchées par l’épargne. Avant la négociation active des titres de nos chemins de fer, qui remonte à une trentaine d’années, les maisons de banque seules s’occupaient de la souscription des titres d’états étrangers, espagnols, napolitains, autrichiens, etc. L’entreprise de nos grandes lignes leur a ensuite ouvert une voie d’associations fécondes, et de grandes fortunes se sont élevées par des participations en commun à la concession, à la construction, à l’exploitation des chemins de fer. L’ère brillante de ces entreprises une fois passée, les établissemens de crédit qui s’étaient fondés pour en répandre le bienfait en France et à l’étranger, les hautes notabilités de la banque qui avaient tenu à honneur d’y attacher leur nom, ont de nouveau reporté leur attention vers les emprunts d’état. Le royaume de Naples, l’Espagne, l’Autriche, furent les premiers à attirer la spéculation des banquiers et prirent une part énorme des économies du public ; la Russie, la Belgique, la Hollande, vinrent ensuite, puis les gouvernemens orientaux ; tout dernièrement enfin le capital français passa l’Atlantique pour pénétrer jusqu’aux territoires de l’Amérique méridionale, au Mexique et au Pérou.

De cette longue odyssée, dont les résultats ne furent pas également heureux, un seul trait reste à noter, c’est la méthode universellement suivie. Quelques acheteurs plus ou moins hardis, plus ou moins puissans, créent les premières relations : dans les pays où l’argent se prête à gros intérêts, ils emploient leurs capitaux avec une facilité merveilleuse et un grand profit. Leur exemple aidant, d’autres parties prenantes se proposent, c’est l’ère des syndicats ; enfin il faut bien s’adresser à celui qui est plus riche que Crésus et a plus d’esprit que Voltaire, c’est-à-dire au public, auquel les nouvelles valeurs sont encore offertes à un taux bien autrement avantageux que les titres sur lesquels il portait précédemment ses préférences.

Dans cette seconde période, on a vu, comme sous la première, — alors qu’il s’agissait de la construction de nos chemins de fer, — de nombreuses sociétés de crédit se former, dont le but a été cette fois de diriger les efforts de l’association vers les combinaisons financières avec les états étrangers. Depuis la guerre de Prusse, notre cote de la Bourse de Paris contient les noms de sociétés nouvelles qui offrent bien ce caractère. La première, la Banque de Paris et des Pays-Bas, avait été à son origine la consécration d’un syndicat de banquiers très expérimentés et très puissans, dont les relations s’étendaient partout, et principalement en Espagne, en Turquie et en Égypte. Après le succès de la Banque de Paris, on a vu surgir les banques franco-austro-hongroise, franco-égyptienne, franco-hollandaise, française et italienne, la banque de l’union franco-belge, qui sont venues se mettre à la suite de la banque ottomane, de la Société générale de crédit ottoman, etc., pour former un réseau d’associations qu’on pourrait appeler le second, alors que toutes les sociétés de crédit mobilier et foncier françaises et étrangères, déjà cotées à Paris, formaient le premier réseau. Sans aucun doute, de même que les aînées, dont la création des chemins de fer fut le principal objet, ne s’interdisaient aucune autre opération financière, les cadettes, fondées pour l’émission des emprunts d’état, ne se sont refusées à aucune immixtion dans les entreprises industrielles et autres. Il n’en est pas moins vrai que cette éclosion si rapide d’établissemens spéciaux, bien moins nombreux toutefois que ceux dont l’Allemagne et l’Italie en particulier ont vu la création simultanée, a pour raison d’être ce que nous appellerons la mise en valeur des concessions d’emprunts faites à des personnalités privilégiées, le partage des bénéfices qui avaient enrichi celles-ci, et l’appel adressé au public pour en fournir les élémens définitifs. Il ne saurait entrer dans les limites de cette étude d’exposer les conséquences de ce système et de faire l’histoire financière de chacune de ces sociétés se groupant entre elles, se disputant ou se divisant successivement les emprunts à obtenir et les émissions à faire. Il suffira de faire ressortir le résultat nécessaire que la concurrence ou l’entente elle-même ont dû produire. L’agglomération des forces chez les prêteurs a permis tout d’abord de remplacer les premiers emprunts assez modérés par des opérations énormes, de substituer des centaines à des dizaines de millions, en même temps que la facilité de les obtenir faisait croître l’avidité ou favorisait l’incurie des emprunteurs. C’est l’éternelle histoire des fils de famille qui dépensent encore plus vite qu’ils ne rencontrent de gens disposés à satisfaire à leurs fantaisies ; mais, à mesure que les emprunts ont grossi, les risques se sont accrus et l’argent est devenu plus cher. Ce n’a pas été trop pour se garantir de la gêne, sinon de l’insolvabilité du débiteur, que de lui demander des rémunérations en proportion avec les embarras qu’un remboursement retardé pourrait occasionner : à cet égard, aucun taux d’escompte, si usuraire parût-il, ne compense, pour une société de crédit par exemple, l’immobilisation d’une trop grosse partie de son capital ; mais d’autre part, plus les avantages obtenus du débiteur étaient grands, plus son crédit s’abaissait, et moins il y avait de chances de faire souscrire par les capitaux privés à un taux comparativement élevé, avantageux tout à la fois à l’état emprunteur et à ses concessionnaires, les emprunts dont ceux-ci ne s’étaient chargés que dans le but de les écouler dans le public. Il y a là un cercle vicieux dont la logique dit qu’on ne peut sortir, surtout quand il s’agit d’états à crédit médiocre, de ceux précisément avec lesquels on trouve, ce semble, le plus d’argent à gagner. C’est en vain qu’on a recours aux procédés les plus habiles, à des prises ferme et à option d’emprunts concédés. Un syndicat s’engage-t-il à prendre ferme le tiers ou la moitié d’une émission de titres, cette portion lui est donnée à un prix relativement faible, et dans un délai stipulé l’autre partie doit être ou prise à un taux plus élevé ou entièrement abandonnée. Les contractans ont ainsi le temps d’écouler la partie prise ferme par eux, de faire monter les cours et de préparer l’émission du solde dans le public. Assurément la combinaison peut réussir, et souvent il en a été ainsi ; mais combien de circonstances doivent concourir à ce résultat ! Qu’un événement important se produise, qu’un temps d’arrêt survienne dans le mouvement des capitaux vers les valeurs de cette sorte, qu’une agitation quelconque trouble le cours de ces spéculations, et le fond se laisse voir, c’est-à-dire l’embarras inextricable de l’emprunteur, et l’indispensable nécessité pour le concessionnaire d’exiger des conditions de plus en plus rigoureuses, à peine suffisantes à sa sûreté, quoique mortelles au crédit de l’état obéré. Une autre conséquence logique de ces opérations a été la publicité qu’elles ont reçue, publicité nuisible au succès même ; aussi les capitaux privés sont-ils devenus non-seulement plus méfians, plus prudens, plus hésitans à se livrer, mais, jaloux de l’avantage concédé aux concessionnaires et partagé par les syndicats, ils ont augmenté leurs exigences et ne se livreraient plus au même prix. La conclusion forcée, en allant à l’extrême, serait que, devant les demandes légitimes des prêteurs, la dette, aggravée par le taux de l’intérêt, par la rapidité de l’amortissement, finirait par paraître si écrasante qu’à aucun prix les états ainsi obérés ne trouveraient à emprunter.

Telle est, sans mentionner aucun fait et sous la forme d’un simple raisonnement, l’histoire d’un des phénomènes les plus curieux du monde financier actuel. Sur cette scène, où, comme sur la scène politique, s’agitent tant de passions, se déploient tant de ressources d’intelligence, de science même, où les victoires et les défaites ont une si grande influence sur le sort des masses, il a paru curieux et instructif de saisir au passage un trait de nos mœurs contemporaines et d’expliquer au lecteur une des locutions qui l’ont sans aucun doute le plus vivement frappé.

L’ère des syndicats n’est pas close, il s’en faut, et l’on ne saurait prétendre que le système de l’association ne sera plus mis en usage pour spéculer sur des fonds publics, comme pour lancer des entreprises particulières ; toutefois nous inclinons à croire que, pour les deux pays notamment dont nous avons retracé la situation financière, on ne trouvera plus aujourd’hui à mettre en usage autant que par le passé des procédés dont la logique démontre l’impuissance finale quand on s’en sert à outrance. La Turquie et l’Egypte ont fait abus des emprunts particuliers, des combinaisons officieuses ; c’est au public qu’elles essaient et qu’elles ont besoin aujourd’hui d’avoir recours ; mais, pour réussir dans cette voie, d’autres conditions devenaient nécessaires et urgentes.

L’Egypte n’offre pas de ressources supérieures à celles de la Turquie, mais les créanciers de l’Egypte sont moins nombreux ; en France particulièrement, les valeurs égyptiennes n’ont pas un grand courant d’acheteurs. Avec un peu d’ordre, des économies pendant quelques années, l’Egypte pourra retrouver l’équilibre du budget, sans lequel le crédit n’existe pas.

Quant à la Turquie, il ne faut pas se dissimuler que la situation est moins bonne, même avec les réformes qu’elle vient d’opérer. Le nombre de ses créanciers est immense chez nous, ils se rencontrent jusque parmi les plus modestes fortunes. Les ouvriers, les domestiques, ont acheté volontiers de ces valeurs à lots ou à gros intérêt qui ont bien aidé aux dépenses de leurs ménages. Jusqu’à présent, la Turquie, une fois seulement et temporairement, s’est montrée mauvaise débitrice pour les mandats des ministères, sortes de billets escomptés par de gros capitalistes : ceux-là ont protesté à l’échéance des traites impayées, mais ils n’ont pas fait grand bruit ; à l’exception du cas tout particulier que nous avons signalé, et qui ne s’est appliqué qu’à une petite partie d’une opération de 40 millions, ils ont au contraire continué jusqu’au bout de soutenir leur débiteur, faisant le très bon calcul qu’en agissant ainsi, en consentant à de nouvelles avances, ils sauvegardaient leurs intérêts antérieurs et donnaient aux anciens prêts une chance de remboursement. L’événement leur a donné raison, et la conclusion de l’emprunt nouveau en 5 pour 100, après avoir assuré le remboursement de tous les mandats particuliers et le fonctionnement de l’exercice 1874, peut inaugurer une ère de véritable prospérité pour la Turquie. L’ingérence dans le règlement de ses finances d’hommes de compétence et d’honorabilité incontestables, comme les administrateurs français et anglais de la banque ottomane, doit inspirer au public toute la confiance nécessaire et amener ainsi la conversion des anciennes dettes en 5 pour 100 extérieur ; c’est le cas surtout pour l’emprunt des vilayets, qui va exiger en trois exercices à partir de 1876 un amortissement de 278 millions. Une conversion entière sauverait la Turquie : mais il n’y a plus pour elle de faute à commettre ; il lui faut à l’avenir payer exactement ses dettes sous peine de mort. Il ne s’agit plus en effet aujourd’hui seulement du crédit, il s’agit de l’existence même de l’empire : si la question de l’équilibre européen, sur laquelle la diplomatie du commencement du siècle a tant discouru, semble mise à l’écart, la protection des prêteurs étrangers de la Turquie peut donner lieu à des complications prochaines. Nous venons de voir en Égypte une commission internationale forcer la main au sultan et au khédive pour résoudre violemment et dans un sens contraire aux décisions de la justice française le litige particulier soulevé entre la compagnie du canal de Suez et les propriétaires de navires étrangers sollicitant d’être admis à la faveur du passage ; un tel précédent ouvre la voie à de bien autres interventions : plus encore que l’Égypte, la Turquie a tout à craindre, si elle blesse, et surtout contre le droit et la justice, les intérêts européens, qu’elle aura de plus en plus associés à ses destinées.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. On ne saurait oublier les services rendus à Constantinople par M. le marquis de Plœuc, alors inspecteur-général des finances, aujourd’hui sous-gouverneur de la Banque de France.
  2. Une très récente opération pour le placement de 30 millions de bons de la daïra échéant en 1874 a été conclue en juin dernier avec la maison Pastré ; par contre, on a offert de rembourser par avance des bons échéant en 1874. Ce n’est donc pas une nouvelle dette.