Mœurs financières de la France/06
A la suite des cruels événemens de 1870 et 1871, M. Léon Say, préfet de la Seine, avait présenté dès le 4 août 1871 un mémoire sur la situation financière de notre capitale, assurément fait, par l’exposé sincère des embarras existans comme par l’importance des charges nouvelles à demander au public, pour inspirer sinon un doute sérieux sur l’avenir, au moins d’amères réflexions sur les crimes et les malheurs d’un passé trop récent. Ce n’était pas seulement aux pertes résultant de la guerre étrangère et de la guerre civile qu’il fallait pourvoir ; c’était encore aux dépenses de la réfection de la ville elle-même, arrêtée en plein essor et dont le développement trop hâté, selon quelques-uns, mais splendide et bienfaisant selon la plupart, nécessitait à la veille même de la guerre un emprunt très considérable. Cet emprunt s’était ensuite trouvé absorbé pour d’autres objets que ceux auxquels il avait été destiné et ne suffisait pas même aux besoins du moment et au déficit de l’année. Sur l’emprunt de 301 millions, émis avec un grand succès et au taux de 4,49 pour 100 en mai 1869, destiné à l’amortissement d’avances faites à la ville par le Crédit foncier, une partie seulement (150 millions) avait été réservée à cet emploi ; le reste avait dû solder des dépenses ordinaires. Il en était de même des bons que la caisse municipale devait émettre pour liquider la caisse des travaux, et qui avaient eu une toute autre destination : il fallait cependant procéder à cette liquidation et à celle de la caisse de la boulangerie, ainsi qu’au paiement des 200 millions avancés par la Banque de France pour racheter Paris aux Allemands. Ce n’est pas tout : des réclamations privées s’élevaient contre la ville pour la réparation des pertes occasionnées par les deux sièges ; elles méritaient bien d’être prises en considération ; enfin et surtout, l’écart entre les recettes et les dépenses ordinaires atteignait d’énormes proportions. Pour l’année 1870, tous les documens ayant été brûlés, on ne pouvait établir le déficit ; mais pour 1871 on l’évaluait à 46 millions, les recettes étant estimées à 90 millions et les dépenses à 136 ; pour 1872 on pressentait un résultat analogue, et encore se livrait-on à des calculs optimistes, puisque les comptes réglés depuis ont porté le déficit de 1871 à 66 millions et celui de l’année suivante à 50.
Le nouveau préfet, chargé d’une tâche qui n’était point au-dessus de son expérience et de sa résolution, proposa : 1° la désaffectation de 100 millions des ressources de l’emprunt de 1869 pour régulariser l’emploi de pareille somme affectée à d’autres objets que l’emploi légal ; 2° l’émission d’un emprunt de 350 millions de francs ; 3° la création d’une nouvelle dette flottante de 60 millions ajoutée à l’ancienne. C’était plus d’un demi-milliard de dettes contractées à nouveau pour les dépenses d’une seule année, sans avoir encore rien soldé de celles dont l’emprunt de 1869 avait été la conséquence, et le budget de la ville laissait prévoir un déficit de plus de 40 pour 100 dans les recettes ordinaires.
A côté de cette situation financière, qu’il a fallu résumer en quelques chiffres dont l’aridité n’a que trop d’éloquence, rappellerons-nous la situation politique et les appréhensions que pouvait faire naître dans les esprits les moins pessimistes la nomination de ces 80 membres du conseil municipal sortis directement du suffrage universel, sans notoriété pour la plupart, sans expérience des affairés, sans influence personnelle, même locale, chargés d’inaugurer un système entièrement nouveau et de résoudre le problème singulièrement difficile d’imposer de lourds sacrifices à une population malheureuse et irritée ?
Entre cette année 1871 et celle où nous sommes, entre le budget de M. Léon Say et celui qu’a fait adopter pour 1877 M. Ferdinand Duval, quelles variations devons-nous signaler ? Comment ont été restaurées les finances de la ville de Paris ? Quelles sont les recettes et les dépenses ? Quelles sont les charges du présent et celles de l’avenir ? Il est assurément curieux et instructif de le dire, et ce n’est point seulement une étude financière bonne à suivre en ses détails, un tableau de chiffres à dresser, mais on peut y voir le résumé, ou, pour mieux dire, l’image fidèle de la situation de notre pays tout entier, tant au point de vue de nos ressources matérielles, que de notre état politique et moral, car, effet heureux ou non des temps et des traditions historiques, Paris est toujours et sera plus que jamais la France.
Le budget de la ville de Paris avait été fixé pour 1876 à 204 imitions de recettes ordinaires, plus 104 millions de recettes extraordinaires, et à pareille somme à peu près de dépenses des deux natures avec un faible excédant de 300,000 francs de recettes. Entre les propositions du préfet et les décisions du conseil municipal, une modeste différence de 1,500,000 francs mériterait à peine d’être signalée, si, à côté d’une augmentation de 300,000 francs pour les dépenses de l’instruction publique, la majorité du conseil municipal n’avait tenu à affirmer ses sentimens en réduisant de moitié l’allocation aux cultes et concédé 93,000 francs tandis que le préfet en réclamait 184,000.
Pour 1877, le budget présenté par le préfet et approuvé par le conseil s’élève en équilibre à 271 millions, dont plus de 211 millions pour les recettes et les dépenses ordinaires et 59 millions 1/2 pour les recettes et les dépenses extraordinaires. Dans les dépenses du culte, le conseil a encore témoigné son dissentiment, et là où le pouvoir préfectoral prévoyait 178,000 francs de dépenses, il n’en a inscrit que 78,000.
Ce qui frappe à première vue dans le résultat des deux dernières années, c’est la persistance de l’équilibre, qu’on peut considérer comme définitivement acquis à moins d’événemens nouveaux et funestes, et ensuite c’est l’énormité de ces chiffres de dépenses et surtout de recettes supérieures de beaucoup aux recettes des plus prospères années du régime précédent, puisqu’en regard des recettes ordinaires de 204 millions en 1876 et de 214 en 1877 les comptes arrêtés pour 1867, 1868 et 1869 n’ont donné que 170, 162 et 168 millions.
Comment, après cinq années, alors qu’en 1871 la situation était si difficile, l’équilibre a-t-il été rétabli ? Assurément par de grands sacrifices, et en première ligne par les émissions d’emprunts nouveaux dont il sera intéressant de donner au moins la nomenclature. Mais ces emprunts, dont le service incombe aux ressources annuelles et permanentes, ont coïncidé encore avec des accroissemens dans la plupart des services municipaux autres que ceux de la dette, et pour les solder tous, la progression constante des revenus ordinaires n’aurait certainement pas suffi, si la ville n’avait singulièrement accru le taux de ses impôts directs et indirects, et si la population n’avait pas trouvé dans un travail soutenu, dans une consommation sans cesse croissante, les moyens de supporter un tel fardeau.
De l’année 1871 à l’année courante, Paris a eu recours quatre fois à l’emprunt : en 1871, pour 350 millions effectifs qui exigeront un remboursement final de 518 millions ; en 1872, pour 19 millions 1/2 ; en 1875, pour 210 millions qui représentent un capital nominal de 250, et en 1876 pour 120 millions qui en représentent 129. Le service des intérêts et de l’amortissement des nouveaux emprunts ajouté à celui des cinq emprunts antérieurs, dont le plus ancien date de 1855, les annuités de la dette immobilière contractée à divers titres, celles de la dette flottante enfin, se soldent dans le budget de dépenses de 1877 par une allocation de plus de 106 millions dont 94 pour la dette consolidée.
Le capital de cette dette à rembourser au 1er janvier de cette année s’élevait à 1,904 millions en chiffres ronds. La dette du royaume de Prusse, qui compte 24 millions d’habitans, ne monte pas à plus de 1,150 millions de francs, et encore, à côté de l’intérêt de 46 millions, consacre-t-on 20 millions par an à l’amortissement. En 1860, l’intérêt et l’amortissement des dettes consolidée et flottante de la ville de Paris exigeaient une somme annuelle de 15 millions environ, et de moins de 33 en 1869, auxquels il fallait ajouter, il est vrai, plus de 21 millions pour la dette nouvellement contractée envers le Crédit foncier ; nous avons, comme on le voit, bien dépassé ces chiffres. S’il est nécessaire de récapituler les sommes empruntées, il est instructif de connaître les conditions du prêt : l’emprunt de 1869, avant la guerre, ressortait à 4,49 pour 100 ; celui de 1871 en a coûté 5,26 ; en 1872 un prêt temporaire de 19 millions qui va prendre fin a été contracté au taux de 6 pour 100, mais dès 1875 on retombe à 5,06 pour 100, et l’intérêt de l’emprunt de 1876 ne dépasse pas 4,78 pour 100. C’est, on en conviendra, une grande amélioration dans le crédit de la ville.
En même temps que le budget faisait face à cet accroissement des charges de la dette et soldait les dépenses de la guerre, il augmentait aussi les allocations de divers services ; enfin il reprenait les grands travaux d’amélioration dont la population parisienne a toujours eu le goût, on pourrait dire même la passion. Prenons pour exemple dans les dépenses d’un caractère spécial celles qui se rapportent aux établissemens de bienfaisance, aux besoins de la sécurité, de la salubrité et de l’instruction publique. En 1869, les allocations pour la garde municipale et les sapeurs-pompiers s’élevaient à 3,800,000 francs, pour l’instruction primaire à 6 millions 1/2, pour les établissemens de bienfaisance à 12 millions 1/2. La préfecture de police réclamait pour la part de la ville près de 16 millions. Dans les budgets de 1876 et de 1877, la contribution pour la garde républicaine et les dépenses des sapeurs-pompiers sont inscrites pour le même chiffre qu’en 1869 ; mais celles de la garde nationale, qui figuraient avec elles dans le budget de 1869, ont été supprimées ; les dépenses de l’instruction primaire s’élèvent à plus de 10 millions, auxquels il faut ajouter encore 800,000 francs pour des institutions spéciales.
Depuis 1871, la ville a donné 26 millions et en ajoutera encore 5 pour les dépenses matérielles de l’instruction primaire. Elle a achevé les écoles Turgot et Colbert, créé l’école Lavoisier et l’école Jean-Baptiste Say, elle va en ouvrir deux autres au quartier du trône et au quartier Monceau ; elle a acheté l’école des apprentis de La villette. Elle a déjà, avec les sommes dépensées, augmenté de 56,000 le nombre des places des enfans dans les écoles. Il faudrait rapprocher de ces sacrifices ceux que la charité religieuse ou laïque multiplie pour l’ouverture d’internats et d’externats où sont appliquées les méthodes les plus ingénieuses d’enseignement, pour se faire une idée sommaire de tous les progrès réalisés à Paris en vue de l’instruction publique. Un sujet aussi important mériterait une étude spéciale et approfondie et ferait bien ressortir l’injustice des récriminations de nos radicaux contre ce qu’ils appellent les menées cléricales. Le conseil municipal, qui n’a pas craint d’afficher des opinions détestables en retranchant une grande part du chapitre relatif aux cultes, en supprimant quelques allocations à des œuvres de bienfaisance religieuse, n’en arrêtera point le développement et n’a fait tort qu’à lui-même. Dans le budget de 1877, les établissemens de bienfaisance réclament encore près de 13 millions. La préfecture de police en absorbe 20 : partout il y a progression. Cependant, quand on revoit les comptes réglés pour les exercices antérieurs à 1870, on serait tenté de croire que les dépenses actuelles sont dans leur ensemble en décroissance, le service de la dette excepté ; mais il ne faut pas oublier que dans les dépenses ordinaires on a toujours fait figurer, de 1860 à 1869, les grands travaux, dont le coût moyen a varié de 56 à 136 millions, et qui en nécessitaient encore plus de 99 la dernière année, tandis que les travaux d’entretien sont seuls inscrits dans le budget ordinaire actuel. Le total de 204 et de 214 millions en 1876 et 1877, mis en regard des 212 et 241 millions de 1868 et de 1869, présente donc une réelle augmentation. Grâce à cette absorption des grands travaux, dans l’ensemble des dépenses ordinaires, tandis qu’il aurait fallu comme on le fait aujourd’hui, en composer un budget extraordinaire, tout le service d’entretien et d’amélioration de ce qu’on pourrait appeler l’existence physique et matérielle de Paris, c’est-à-dire les édifices communaux, la voie publique, les eaux, les promenades, ne donnait lieu en 1869 qu’à des allocations trop modiques ; la plus forte dépense était portée au compte des travaux neufs : au contraire, dans les budgets actuels, ceux-ci font l’objet de comptes tout à fait spéciaux dont on a soin d’éliminer ce qui n’est pas entreprise nouvelle. Aussi voit-on en 1869 les dépenses de ces travaux d’entretien annuels et permanens s’élever à moins de 27 millions 1/2, tandis qu’en 1877 ils atteignent 88 millions[1]. La différence à coup sûr mérite d’être signalée.
Mais c’est surtout par l’importance des entreprises nouvelles recommencées à si peu de distance des graves événemens qui les avaient arrêtées qu’on peut mesurer la prospérité croissante de la ville. Le déficit du budget ordinaire depuis 1871 avait successivement baissé de 66 à 50,23 et 19 millions, lorsque le dernier compte arrêté, celui de 1875, montra au contraire un excédant de recettes ordinaires sur les dépenses, 215 millions contre 196. Le budget arrêté de 1876, celui de 1877, prévoient également un équilibre que les comptes modifieront sans doute en excédant de recettes ; dès lors se justifient les entreprises par lesquelles dans ces deux dernières années s’est signalée l’administration de la ville de Paris.
Si l’on compare la période actuelle de 1870 à 1877 avec celle de 1860 à 1869, on remarque que dans celle-ci, soit pour couvrir des déficits, soit pour exécuter de grands travaux, la ville avait eu à sa disposition, en dehors des ressources budgétaires, une somme d’environ 1,170 millions (émission d’emprunts, vente d’immeubles), c’est-à-dire 115 à 120 millions par an ; plus de la moitié, il est vrai, dut couvrir des déficits annuels ainsi que l’établissent les comptes arrêtés chaque année ; mais en dehors des sommes restant disponibles, les avances assez peu régulièrement faites par le Crédit foncier sous forme de bons de délégation, dont le règlement en capital s’éleva à 465 millions et dont le service annuel grèvera de 19 millions le budget de la ville jusqu’en 1908, enfin les bons émis directement par la caisse des travaux fournirent un aliment de plus d’un milliard aux grandes et utiles entreprises de l’administration préfectorale, en laissant, il est vrai, lorsqu’elle prit fin, un reste à payer de plus de 600 millions. De 1870 à 1877, la marche est inverse : les ressources extraordinaires ont dû, comme nous l’avons dit, solder les entreprises du passé, acquitter les obligations d’un présent difficile, et cependant on n’a pas été sans continuer les améliorations projetées pour l’avenir, tout en ne laissant subsister aucun découvert. Dans les comptes réglés de 1873, on note déjà en fait de travaux extraordinaires 12 millions pour les eaux de la vanne ; ceux des années suivantes sont encore plus intéressans à étudier, parce qu’il n’y existe plus de confusion entre les chiffres propres à chaque exercice et la liquidation des exercices antérieurs : en 1874, si l’excédant d’un emprunt antérieur est encore consacré seulement au déficit de l’année, en 1875, sur l’emprunt de 220 millions, la moitié est réservée pour des travaux dans lesquels la reconstruction de l’Hôtel de Ville entre pour 13 millions, la construction de maisons d’écoles pour 12, les travaux d’architecture pour 11 1/2, le cimetière de Méry-sur-Oise pour 12 et les opérations diverses de voirie pour 31 1/2, etc. Enfin sur l’emprunt de 120 millions de 1876. on consacre 45 millions au nivellement de la Butte des Moulins et à l’avenue de l’Opéra, 25 millions au prolongement du boulevard Saint-Germain, 40 millions à l’entrepôt de Bercy ; 5 millions sont encore destinés pour les bâtimens scolaires. Sans contester que d’autres percemens ou d’autres entreprises ne doivent aussi attirer l’attention de l’administration municipale, et nous lui indiquons spécialement la réfection de plusieurs ponts sur la Seine, on ne peut donc mettre en doute son activité ou son empressement à profiter d’une meilleure situation financière pour reprendre l’œuvre du progrès parisien. Ce rapide coup d’œil sur les dépenses municipales atteste la vigilance de ceux qui depuis M. Say ont été appelés à les régler. Sauf en un seul point où de parti-pris, plus encore, il faudrait peut-être le dire, par une complaisance puérile pour de prétendus préjugés populaires que par une conviction bien arrêtée, la majorité du conseil a réduit les propositions du préfet de la Seine, les services municipaux ont été largement dotés, de grandes améliorations matérielles et morales ont été obtenues ; nous avons cité les dépenses de l’instruction primaire, il faudrait aussi mentionner celles qui ont pour objet l’assainissement de la ville et la distribution des eaux salubres. Une impulsion féconde a été donnée aux importans services que dirigent deux éminens ingénieurs, MM. Belgrand et Alphand ; les questions difficiles de l’emplacement des cimetières, de l’utilisation des matières et des liquides insalubres, étudiées avec ardeur, seront sans doute résolues dans un avenir prochain. Il n’est donc que juste de faire une notable part à l’éloge dans tout ce qui concerne les dépenses de la ville.
S’il est intéressant de voir à l’aide de quelques chiffres et de quelques exemples comment une ville telle que la capitale de la France reprend le cours de sa vie laborieuse un moment suspendu, si un tel spectacle donne les leçons les plus profitables, ce qui n’excite pas moins la curiosité et ce qui doit faire passer par-dessus les détails les plus techniques, c’est de savoir comment, par quelles ressources, un si grand corps si cruellement frappé a pu suffire à ses besoins journaliers et restaurer ses forces. La nature et la quotité des recettes ont donc plus de signification encore que celles des dépenses. Et il ne s’agit plus ici de récapituler les recettes extrabudgétaires, les emprunts à long ou court terme, les expédiens financiers temporaires suivis de consolidations à taux plus ou moins onéreux : ce sont les ressources permanentes qu’il faut mettre en lumière, c’est le montant des charges demandées aux contribuables en faveur de la ville pour acquitter toutes les dépenses dont nous venons de constater l’utilité et que sont encore venus grossir l’intérêt et l’amortissement des emprunts. Rien de plus intéressant à coup sûr que de comparer ces charges actuelles avec celles du passé, et de reconnaître si l’accroissement du produit est dû à l’augmentation des taxes elles-mêmes ou à l’augmentation des quantités d’objets imposés.
Le budget des recettes ordinaires de la ville de Paris est divisé en vingt-sept chapitres, qu’on peut réunir sous quatre groupes différens : les impôts directs, les impôts indirects, le produit des propriétés municipales ou des droits accordés par la ville dans l’usage de ses propriétés, enfin la part qui lui revient dans des concessions importantes faites à des sociétés privées, et la contribution de l’état à certains grands services.
Le premier groupe se compose de ce que sur les quatre impositions directes la ville est autorisée à prélever comme centimes communaux et de quelques impositions spéciales. Dans le second groupe, on devrait ne comprendre à la rigueur que le produit de l’octroi ; mais les revenus des halles et marchés, des abattoirs, des entrepôts, peuvent y être ajoutés comme s’élevant et s’abaissant, de même que les impôts indirects, en proportion de la consommation individuelle. Au troisième groupe appartiennent les revenus des propriétés communales, les locations sur la voie publique, les redevances des voitures, les droits de voirie, etc. Enfin dans le quatrième nous comprendrons la part de l’état et du département de la Seine dans les frais du pavé de Paris, l’annuité payée par la Compagnie du gaz, les établissemens hydrauliques, enfin la contribution de l’état pour la police municipale. Chacun de ces groupes peut donner lieu à des remarques dont l’intérêt compensera l’aridité.
La première source des recettes municipales est alimentée par des impôts directs dont les uns forment, sous le nom de centimes communaux, une part attribuée à la ville dans les impôts payés à l’état, dont les autres se composent d’impositions spéciales à la ville de Paris elle-même. La loi du 15 mai 1818 l’avait autorisée, pour subvenir à ses besoins, à ajouter au principal des contributions foncière, personnelle, mobilière, payées à l’état, 5 centimes additionnels ordinaires, que la loi du 25 avril 1832 compléta par une adjonction de 8 centimes sur le principal des patentes. En vertu de la loi de 1850, 3 centimes spéciaux additionnels étaient en outre réservés, comme dans toutes les communes, aux dépenses de l’instruction primaire, et en 1867 4 nouveaux centimes recevaient la même destination, à raison de la gratuité de l’enseignement primaire donné dans Paris. Depuis 1869, on voit le produit des centimes additionnels s’accroître, 1° par l’adjonction de 10 centimes extraordinaires additionnels au principal des contributions foncière, personnelle, mobilière, des portes et fenêtres, et de 5 centimes extraordinaires additionnels au principal des patentes (lois de 1872 et de 1876) ; 2° par une nouvelle imposition de 17 centimes extraordinaires au principal des quatre premières contributions spécifiées ci-dessus et de 5 centimes au principal des patentes (loi du 7 avril 1873) ; 3° enfin par une semblable adjonction de 17 centimes extraordinaires en 1874 sur les contributions directes et de 12 nouveaux centimes sur les patentes. Ainsi, avant 1869, quand 12 centimes seulement étaient ajoutés au principal des quatre contributions directes et 8 au principal des patentes, ces dernières ont subi depuis 1871 une surcharge de 22 centimes en plus, et les quatre autres contributions ont été surélevées de 44. Au produit des centimes ordinaires et extraordinaires, il faut ajouter la taxe spéciale sur les chiens, qui date de 1850, et l’attribution à la ville d’un vingtième sur l’impôt des chevaux et voitures établi par les lois de 1871 et de 1872. L’ensemble du premier chapitre du revenu municipal s’élève, dans le budget de 1877, à plus de 24 millions de francs. Avant 1870, le maximum ne dépassait pas 5 millions 1/2 : l’augmentation est de plus de 400 pour 100. La seconde source de revenu et la plus productive est l’octroi. Les droits que les objets de consommations diverses paient pour entrer dans Paris atteignaient en 1869 107 millions 1/2 en chiffres ronds ; l’exercice 1871 les voit tomber à 60 et se relever à 103 dès 1872 ; les comptes de 1875 portent à plus de 118 les recettes effectuées : c’est le chiffre adopté dans le règlement du budget de 1877. La cause principale de ces variations si brusques se présente naturellement à l’esprit : avec l’inquiétude, les désordres, le chiffre de la population s’abaisse, la consommation diminue rapidement ; l’effet contraire se produit non moins vite dès que renaît le calme. Une seconde cause de l’augmentation de l’octroi parisien, c’est l’augmentation des taxes. Paris a fait ce qu’a fait le pays entier. Dès le 31 décembre 1870, le gouvernement décrétait pour l’année suivante le maintien du double décime sur toutes les taxes de l’octroi de Paris, décrété en 1848 et en 1851. Douze mois plus tard, on prorogeait jusqu’en 1876 les surtaxes imposées sur les vins et on établissait à l’octroi de la ville de Paris une surtaxe sur l’alcool, dont le principal était porté à 66 fr. 50 cent, l’hectolitre. En 1872, les verres à vitres, les glaces et les bouteilles étaient également imposés. Enfin la loi du 12 avril 1873 frappa le vin en cercles et en bouteilles, les alcools dénaturés, les huiles, etc., de nouvelles taxes surélevées, comme toujours, du double décime, qui seront perçues jusqu’en 1879 et dont le produit est applicable aux dépenses municipales ordinaires.
Il serait assurément très instructif de suivre, par exemple, dans les comptes de 1875 le détail des objets divers de la consommation parisienne, d’en comparer le total avec la taxe payée et de voir ce que celle-ci impose de sacrifices aux habitans riches ou pauvres pour leur alimentation. C’est dans les élémens multiples de cette étude que l’économiste trouverait ample matière à des considérations morales d’une haute portée sur la proportionnalité et l’équité des impôts indirects, si, dans certaines éventualités et quand il s’agit, par exemple, de pourvoir à la principale de toutes les obligations, c’est-à-dire au rétablissement de l’ordre financier, le premier mérite d’un impôt n’était pas la facilité avec laquelle il se perçoit, et, sous ce rapport l’octroi, qui donne lieu à certains embarras administratifs et à des lenteurs matérielles, n’en est pas moins encore l’impôt dont l’habitant consommateur s’aperçoit le moins. Pour les boissons, dont la quantité s’élevait à près de 4,250,000 hectolitres, l’octroi de Paris a fourni dans les comptes de 1875 plus de 57 millions de francs, et plus de 11 pour les liquides d’autre nature, huiles, vinaigres, vernis, etc. ; les comestibles ont produit 22 millions pour 187 millions de kilogrammes entrés dans Paris ; les fourrages près de 4 ; les combustibles 10 1/2 ; les matériaux et bois à ouvrer près de 8 ; enfin les objets divers forment le complément de cet énorme total de 118 millions.
Avec une population de 2,200,000 habitans, c’est un droit par tête de 53 francs. Un tableau très instructif donné dans les mêmes comptes de 1875 montre que les produits qui, par suite de l’augmentation de tarifs promulguée depuis 1871, ont atteint ce chiffre de 118 millions ne se seraient élevés pour les mêmes quantités et avec les anciens tarifs qu’à 95 millions : la surtaxe qui a causé cette différence de 23 millions représente un quart en plus de surcharge ; pour les boissons, l’augmentation est de près de 10 millions ; sur les autres liquides, de plus de 7 ; sur les comestibles, de 5. Ajoutons que pour les boissons l’état perçoit encore dans toutes les villes de plus de 4,000 âmes un droit d’entrée spécial qui représente à Paris 18 francs par habitant, ce qui élève à 71 francs par tête le coût de l’octroi.
A côté des ressources fournies par l’octroi figurent celles dont l’origine est analogue à beaucoup d’égards et qui leur sont presque connexes, celles des halles et marchés, des abattoirs, des entrepôts, etc., dont le revenu dépend du progrès de la consommation en général : ces divers articles du budget des recettes fournissaient déjà en 1869 plus de 15 millions ; dans les comptes de 1875, le chiffre est encore plus élevé, Par contre, le produit des propriétés communales, les taxes funéraires, les concessions dans les cimetières, les locations sur la voie publique, ne donnent aujourd’hui que 4,600,000francs contre près de 10 millions ; mais, si l’on récapitule le produit des voitures publiques qui monte à 3,700,000 fr., la redevance de la Compagnie du gaz de 8 millions 1/2, le revenu hydraulique de plus de 9, c’est un revenu bien supérieur à celui de 1869, qui atteignait à peine 12 millions ; il faut enfin ajouter comme ressource nouvelle la contribution de l’état et du département dans les frais du pavé de Paris et le produit de la taxe du balayage, ensemble 6 millions en chiffres ronds. L’extension des produits du gaz et des concessions hydrauliques mérite surtout d’être signalée comme indiquant un progrès très satisfaisant dans les habitudes générales, et il y a là une source abondante de prospérité pour l’avenir. Des économistes expérimentés calculent ce que le progrès de ces revenus spéciaux permettrait de diminuer dans le chiffre de l’octroi, qui frappe la masse des habitans, et qui pour un ménage de quatre personnes, mari, femme et deux enfans, coûte la somme assurément élevée de 284 francs.
Le projet de budget de 1878 a été présenté dans les derniers jours de juin par M. le préfet de la Seine au conseil municipal, qui n’en a pas encore achevé l’examen. Sans doute, comme dans les dernières années, il ne sera l’objet que de modifications peu importantes. On doit s’attendre bien certainement à voir renaître le regrettable dissentiment qui s’est élevé plusieurs fois entre le préfet et la majorité radicale du conseil au sujet de la dépense relative aux cultes, que M. Ferdinand Duval porte encore à 170,000 francs et qui sera peut-être réduite de moitié. Sur tout le reste, les appréciations différeront peu. Les recettes ordinaires de 1878 sont évaluées par l’honorable préfet à 218 millions, avec un accroissement de 4 millions sur 1877, dont 3 millions fournis par l’octroi, qui doit produire plus de 121 millions. Les recettes extraordinaires s’élèvent à 37 millions à prendre sur le solde de l’emprunt de 1876 applicable aux grands travaux, et l’ensemble des recettes atteint près de 255 millions contre 271 en 1877, mais les recettes extraordinaires de 1877 dépassent de 20 millions 1/2 celles de 1878. Les dépenses, tant ordinaires qu’extraordinaires, sont estimées pour 1878 au même chiffre que les recettes. Ce sont les grands travaux seuls sur lesquels porte la diminution ; en dépense spéciale, le préfet ne mentionne guère en effet que la reconstruction de l’entrepôt de Bercy pour 33 millions ; mais dans les dépenses ordinaires il y a partout augmentation, non-seulement pour la dette, mais pour l’architecture, la voirie, la voie publique, les promenades, les égouts, les lycées, l’instruction primaire et l’assistance publique. Enfin un fonds de réserve de plus de 2 millions de francs est constitué pour des cas imprévus.
Certes on doit reconnaître que la marche progressive s’accentue de plus en plus, et que chaque exercice en porte l’éclatant témoignage.
De cet exposé des recettes et des dépenses de la ville ressortent plusieurs faits intéressans : avant tout l’accroissement des charges, la résolution virile avec laquelle a été envisagée la nécessité des sacrifices et l’aisance générale qui a permis de les supporter. Ce n’est pas seulement l’augmentation de la population qui en a fourni le moyen (le dernier recensement donne un chiffre de 2,200,000 habitans au 1er janvier 1877 contre 1,794,000 en 1872), c’est celle de la consommation bien certainement. Malheureusement celle-ci a crû non-seulement en quantité, mais surtout en valeur des objets, et les prix de vente se sont élevés bien au-dessus de la surtaxe des impôts, qui en aurait justifié l’accroissement : toutes les conditions de la vie se sont amplifiées, et plus que toutes celles du logement : pour les loyers, la hausse a frappé principalement les plus chers. Dans ce que l’on appelle les quartiers de luxe, par exemple de la Madeleine à l’Arc-de-Triomphe, jamais l’on n’a vu moins d’appartemens vacans, et il n’y a plus de limites à leurs prix : la demande est telle que l’offre peut surenchérir comme il lui plaît. A côté de ce mouvement et comme pour y répondre, les constructions de grand luxe ont été reprises sur la plus vaste échelle. Que l’on parcoure les nouvelles voies qui environnent, entre autres, le parc de Monceau, et qui s’étendent de l’autre côté de l’ancien boulevard extérieur, on sera émerveillé de ce qui a été bâti de demeures élégantes, capricieuses, à l’usage d’une seule famille ou d’un seul habitant. On nous citait sur un très petit espace le chiffre de près de 100 hôtels, demeures d’artistes principalement ; rien ne peut donner l’idée de la diversité des goûts, de la grâce des ornemens intérieurs et extérieurs, du confort de ces habitations élevées dans les deux dernières années surtout. Ce n’est pas seulement dans ce quartier de l’ouest, le plus recherché en raison de l’aération plus salubre, ni dans la multiplication des hôtels particuliers, qu’il faut signaler cette recrudescence des travaux ; sur d’autres points très éloignés assurément, aux deux extrémités du boulevard Saint-Germain, sur le quai Henri IV, aux environs même du parc des buttes Chaumont, on remarque encore la construction de maisons moins hautes et par conséquent d’une location plus chère que les anciennes demeures à l’usage d’un grand nombre d’occupans. Les faubourgs annexés dans l’enceinte de la ville voient aussi leurs derniers terrains se bâtir en villas élégantes et, à peine séparés par les fortifications, de nouveaux faubourgs deviennent d’importantes villes de plusieurs milliers d’habitans dont les échanges forcés avec la capitale accroissent de beaucoup le commerce parisien. L’élévation du prix des loyers n’a pas encore coïncidé avec une augmentation correspondante de la valeur vénale des immeubles, mais elle a permis au revenu foncier de dépasser les chiffres d’avant la guerre et de se dépenser largement. Le luxe de l’ameublement, de l’habillement, les progrès de l’alimentation, ont marché de pair, et les salaires se sont accrus notablement aussi. Qu’on en prenne pour preuve irréfutable les séries de prix admises par la ville dans l’industrie du bâtiment, ce critérium de toutes les autres industries. Le coût de la construction est supérieur d’un cinquième environ, à ce qu’il était aux temps les plus affairés des grands percemens. L’activité dans toutes les branches de l’industrie, à laquelle le chômage forcé de 1870 et de 1871 avait tout d’abord donné un élan nécessaire pour reconstituer les stocks épuisés, n’a fait que s’accroître de plus en plus, et l’on peut ajouter que les changemens survenus dans les habitudes commerciales ont apporté aussi de vraies améliorations dans le sort des plus humbles producteurs. Il n’est pas douteux que la création de ces grands établissemens, véritables bazars universels où les produits les plus divers se vendent côte à côte, dont il serait intéressant à coup sûr de faire la monographie, comme les maisons du Bon-Marché, du Louvre, de la Belle-Jardinière, etc., ont réalisé des avantages inappréciables pour le consommateur eh rassemblant pour lui dans le même local des objets qui, pris isolément, ne lui coûtent pas moins peut-être qu’auparavant lorsqu’ils sont de la même qualité, mais dont la juxtaposition constitue une véritable économie de temps et par conséquent d’argent. Le profit n’est pas moins réel encore pour le producteur ouvrier, en ce qu’il trouve un acheteur toujours prêt, disposé en quelque temps que ce soit à s’approvisionner d’avance, substituant à une multitude d’intermédiaires et de petits commerçans vivant de reventes successives un entrepreneur unique à qui la multiplicité des opérations permet de se contenter d’un minime gain sur chacune et de rémunérer davantage l’ouvrier qui fabrique chez lui sans crainte de morte-saison. Tous ces changemens dans les mœurs commerciales et industrielle » de Paris ont favorisé ainsi les progrès de l’aisance générale ; mais surtout l’affluence de plus en plus grande des étrangers venus pour y payer sans compter les jouissances que la capitale de la France peut seule leur offrir se présente comme la principale cause de ce rapide épanouissement.
Sommes-nous toutefois arrivés à une prospérité telle qu’il soit possible de compter avec sécurité sur l’avenir ? — La situation de la ville de Paris est-elle absolument satisfaisante ? Nous n’oserions l’affirmer encore. Et d’abord rappelons que pour l’année 1877 et pour l’année 1878, à côté du budget ordinaire de la ville figure un budget extraordinaire de 57 et de 37 millions, dont la presque totalité comme recettes provient de l’emprunt. — A coup sûr, la nécessité de recourir à cette source de revenu, si elle se justifie par l’emploi auquel on l’applique, n’en révèle pas moins un embarras financier qui doit avoir un terme : il ne saurait être admis qu’on emprunte toujours et dans chaque exercice ; mais on peut répondre qu’on n’aura pas toujours de dépenses extraordinaires à solder, et qu’en diminuant celles-ci le revenu ordinaire et normal suffira. Or, dans les dépenses extraordinaires de 1877, on voit d’abord figurer l’ouverture de l’avenue de l’Opéra, inscrite, il est vrai, seulement pour mémoire, attendu que la ville espérait, et le fait a prouvé qu’elle avait calculé juste, payer toutes les dépenses de l’entreprise, expropriations, indemnités, voie publique, par la revente des terrains eux-mêmes, c’est-à-dire sans qu’il lui en coûtât rien ; vient ensuite le prolongement du boulevard Saint-Germain, avec une prévision de 30,800,000 francs, la reconstruction de l’entrepôt de Bercy pour un à-compte de 9 millions en chiffres ronds, la création de bâtimens scolaires pour près de 5, auxquels il faut ajouter le remboursement de l’emprunt de la vanne, soit plus de 4 millions, la subvention de 2 millions dans les dépenses de l’exposition universelle, le paiement de l’ancienne dette immobilière de 2,100,000 francs, enfin la reconstitution de l’École de médecine, et d’autres opérations de voirie et de pavage. — Que tous ces travaux ne rentrent pas dans la catégorie des dépenses ordinaires, nous n’y contredirons pas ; mais pour quelques-uns la dépense de 1877 ne sera qu’un à-compte, il faudra les continuer, et le préfet, pour l’entrepôt de Bercy, demande 33 millions en 1878 ; enfin, ne s’en présentera-t-il pas de nouveaux, non moins utiles, non moins urgens ? On a réclamé, et avec raison, le prolongement du boulevard Haussmann, dont le tort aux yeux du conseil municipal est de porter le nom d’un préfet que la ville de Paris ne peut sans injustice oublier ; on veut doter la capitale d’un réseau de voies souterraines comme le métropolitain de Londres, objet d’une coûteuse visite des délégués de la municipalité. Chaque jour révèle des œuvres importantes à accomplir. M. le vicomte Othenin d’Haussonville a montré ici même ce qu’au point de vue de la charité vis-à-vis des enfans seulement la ville de Paris pourrait et devrait entreprendre. L’étude approfondie que M. Maxime Du Camp a faite depuis quelques années de notre capitale sous tous ses aspects lui a permis de signaler à chaque pas des créations urgentes ; en réalité, l’ère de toutes les améliorations matérielles et morales, loin d’être close, s’ouvre, pour ainsi dire, à peine, puisque c’est depuis moins d’un quart de siècle qu’on s’occupe de nettoyer, de purifier les villes, de leur procurer l’air, la lumière et l’eau, et d’accroître dans toutes les limites du possible les moyens de guérir et d’instruire les habitans, nous voudrions ajouter ceux de leur donner toutes les consolations de la religion et de la foi. Avec de telles perspectives, on voit bien que la liste des dépenses extraordinaires peut se développer encore longuement. Comment donc y pourvoir ? Si c’est à force d’emprunts, le moment serait peut-être mal choisi après l’augmentation si rapide de la dette municipale, et lorsque l’annuité qu’elle exige représente à peu près la moitié du budget normal. Existe-t-il un moyen d’atténuer ce chiffre et de diminuer une charge si lourde. Peut-on, par un remaniement de la dette, par l’unification des divers types qui la composent, ou bien en reculant les limites de l’amortissement, obtenir un notable amoindrissement du chiffre actuel et par conséquent se procurer un excédant de recettes ordinaires applicables à de nouveaux besoins, où trouver un gage pour d’autres emprunts ? Des hommes compétens l’affirment, des financiers hardis l’entreprendraient peut-être : toujours est-il que sans un moyen de ce genre il serait difficile de poursuivre l’œuvre commencée si hardiment, à moins que le revenu ordinaire, en continuant de s’accroître, ne permît, comme il y a un an, de contracter encore de nouvelles obligations. C’est là où le chiffre de l’octroi, la principale source du revenu municipal, s’impose plus particulièrement à l’attention. Doit-on maintenir les hases sur lesquelles il est perçu ? Bien des récriminations se sont élevées à ce sujet, auxquelles il a déjà fallu faire droit en partie, notamment sur l’impôt des patentes, dont le principal a dû être réduit. Non-seulement les taxes qui frappent la consommation donnent lieu en effet à des plaintes sérieuses, mais théoriquement on leur reproche de continuer les habitudes féodales, d’imposer des entraves barbares ; on en présente l’abrogation comme une nécessité sociale, une satisfaction indispensable à concéder aux masses qui rêvent maintenant l’abolition des octrois intérieurs après avoir accueilli la restauration de la branche aînée des Bourbons aux cris de : Plus de droits réunis ! Populaire ou non, pesant ou léger, l’octroi n’en constitue pas moins une ressource précaire, mobile et capricieuse à l’excès, sur laquelle il serait peut-être téméraire d’asseoir non-seulement le fragile édifice d’un équilibre stable, mais surtout l’obligation stricte de l’amortissement à court terme d’une trop grosse dette. Or le produit de l’octroi tient une si large place dans les ressources municipales, qu’on ne peut s’empêcher de regarder l’avenir avec quelque appréhension, et de considérer l’œuvre actuelle comme encore imparfaite, en ce sens surtout que, plus elle a été rapidement accomplie, plus de nouvelles complications lui porteraient une cruelle atteinte.
La situation financière de la ville de Paris, semblable à tant d’égards à ce qu’elle était à la fin de l’empire, qui se résume en deux chiffres principaux, celui de la dette et celui de l’octroi, que domine une préoccupation identique, la poursuite des grands travaux, que menacent des dangers de même nature, la rupture de l’équilibre et des discordes intestines, ce spectacle d’une mobilité apparente alors que le fond ne change pas, peut et doit faire naître un singulier scepticisme sur l’utilité en général des modifications politiques. Que n’a-t-on pas dit, que n’avons-nous pas dit nous-même sur l’ancienne organisation municipale de la ville, sur l’origine de ces commissions émanées directement de l’autorité supérieure, et la docilité aveugle avec laquelle elles lui obéissaient ! Combien de fois n’avons-nous pas présenté au lecteur des systèmes variés sur une représentation libérale des contribuables, en demandant par exemple aux grandes corporations commerciales, industrielles, scientifiques, judiciaires, etc., la désignation du conseil municipal. Nous déclinions l’élection directe par le nombre, nous refusions à la puissance brutale et désintéressée de la multitude le choix délicat et difficile des représentants d’intérêts locaux et tout particuliers, nous lui refusions l’aptitude à remplir des devoirs qui exigent une compétence spéciale ; nous disions qu’avec un tel système on devait craindre les entraînemens, les prodigalités, les violences et le désordre. Dès que l’élection du conseil municipal de Paris fut, comme partout ailleurs, confiée au suffrage universel, les noms sortis de l’urne populaire semblèrent justifier tout d’abord ces appréhensions, et certes on ne nous a pas accusé d’hostilité systématique et préconçue pour avoir fait alors ressortir le peu de notoriété et de compétence, le caractère passionné des élus. Qu’est-il arrivé cependant ? À part quelques démonstrations coupables assurément, mais vaines, comme les vœux d’amnistie, les prétentions à l’affranchissement de toute tutelle administrative, après des injonctions peu sérieuses adressées aux préfets et même aux ministres, et sauf les votes éminemment regrettables d’une allocation aux familles des condamnés des conseils de guerre, et les suppressions budgétaires dans les subsides du clergé et des œuvres de charité religieuse, si l’on compare les budgets actuels avec les budgets précédons, on n’y trouvera aucune modification essentielle : l’économie est restée la même, les services publics n’ont pas été modifiés, les ressources suffisantes sont appliquées aux nécessités qui ne varient point. Serait-ce, comme on le dit souvent qu’après, tant de secousses intérieures, alors que toutes les forces gouvernementales ont été détruites ou diminuées, quand les barrières construites par les mœurs, les traditions et l’organisation des classes contre les tendances au désordre qui gisent au fond de toutes les sociétés ont été enlevées, le mécanisme administratif créé par le premier empire, subsistant à tous les expédiens politiques successivement employés, suffit encore par sa fermeté et l’agencement logique de tous ses rouages, comme les cadres des vieux régimens pour les jeunes recrues, à maintenir la discipline sociale et assurer le bon fonctionnement des. organes de la vie publique ? Il y a du vrai dans cette explication et l’on peut bien dire que de toutes nos constitutions celle de l’an vin est encore la plus vivace et reste la base la plus solide de notre organisation sociale. Certes, si l’on veut soustraire la meilleure partie de la nation à la pire tyrannie, celle des localités, ou conserver ce qui nous reste d’esprit public et de sentimens généraux, il faut préserver avec tout le soin possible notre unité administrative et judiciaire. Mais à côté de cette observation satisfaisante sur une partie de nos mœurs publiques, une autre et d’une nature contraire se présente naturellement à l’esprit.
Jamais les dissentimens politiques n’ont été plus vifs, les passions plus excitées ; sont-elles bien sincères ? et dans le fond trouve-t-on les incompatibilités que présentent les apparences ? On s’aperçoit du contraire au moindre contact qui sur un terrain neutre, hors de la mise en scène et en l’absence de témoins, rapproche les hommes qui se font gloire d’appartenir aux camps les plus hostiles. Le libéralisme éclairé et profond des chefs les plus éminens de ce qu’on nomme improprement les hommes de la résistance outrée n’est contesté par aucun de leurs adversaires ; d’un autre côté, quand on voit le leader reconnu des gauches accepter le régime des concordats, voter les budgets dans leur forme actuelle après de vagues promesses de réformes renvoyées à un avenir indéfini, on se demande s’il y a lieu de beaucoup s’inquiéter des opportunistes, voire des intransigeans. Sur tous les grands principes sociaux dont le respect importe plus encore que la forme gouvernementale, une réelle entente existe entre tous ; sans aucun doute il n’y a pas un monarchiste qui ne fût satisfait de vivre dans une république où les bienfaits de l’ordre seraient sauvegardés, comme il n’est pas un républicain qui ne se contentât d’une monarchie qui lui assurerait tous les biens de la liberté. Notre pays, on ne peut vraiment le nier, réalise l’accord théorique des idées fondamentales, bases des sociétés modernes. Il y a plus, et sur le terrain de la pratique même, la divergence est encore plus apparente que réelle.
Un honorable sénateur, dont les travaux ont laissé à nos lecteurs de chers souvenirs, disait en parlant des gauches, avec lesquelles il vit en bonnes relations : « Pourquoi s’inquiéter d’elles, de leurs promesses un peu hardies, de leurs engagemens aventurés ? Elles ne pourront ni ne voudront les tenir, elles feront toujours banqueroute à leurs électeurs. » Le mot, pour être malin et vrai, n’en donne pas moins à penser. Oui, à part quelques utopies dont la réalisation est impossible et invraisemblable, il n’y a pas dans notre société moderne un seul intérêt sérieux lésé, un seul droit compromis, par conséquent une seule grande réforme urgente à accomplir, par conséquent aussi aucun parti ne peut entraîner les masses à la poursuite d’un but certain et défini, justifiant une véritable révolution dans le gouvernement des affaires publiques. Demain à coup sûr ressemblera à hier. Comment donc expliquer nos divisions intestines, ce flux et reflux en sens contraire des massés populaires, ces menées électorales et ces menaces du suffrage universel ? Avouons-le avec tristesse et reconnaissons au moins le mal dont nous souffrons. Ce ne sont pas les idées qui nous séparent, ce sont les ambitions qui nous égarent, en France, il y a plus de prétentions que d’opinions. En vain dit-ou que la surface seule est agitée, que ce sont affaires de coteries, tempêtes de salons, il y a bien autre chose : dans les moindres localités, les coteries existent, les prétentions personnelles s’agitent, chacun veut la place, l’importance, le rang d’autrui, et pour l’obtenir il n’y a qu’un moyen efficace, victorieux, celui de soulever la foule, de trouver le préjugé qui l’irritera le plus vite, l’accusation ayant aisément cours, et de charger l’adversaire Ou le compétiteur de crimes imaginaires d’où résultera sa défaite, mais dont la revanche ne manquera pas de se produire plus tard.
Ainsi le choc des prétentions et non la lutte des opinions, voilà d’une part ce qui explique comment on innove si peu, et comment le pays s’administre en somme de la même manière à Paris et partout ailleurs ; mais d’autre part, c’est ce qui fait craindre que notre pays ne soit longtemps à la recherche d’un gouvernement stable et régulier. Nous sommes administrés avec méthode, avec soin même, les besoins du jour sont satisfaits, l’étude de l’administration municipale de Paris en particulier le démontre avec évidence ; mais sommes-nous gouvernés, avons-nous la sécurité du lendemain, les perspectives de l’avenir, le sentiment profond, qu’une constitution quelle qu’elle soit, qu’une forme politique quelconque préservera les intérêts vitaux du travail, de la liberté sage, du progrès matériel, intellectuel et moral contre les surprises révolutionnaires du suffrage universel égaré par de coupables ambitions ? Sans être divisés par des principes, nous sommes séparés par des incompatibilités d’humeur, ce qui est moins grave peut-être, mais bien autrement difficile à vaincre ; au lieu d’intérêts généraux qui passionnent le suffrage universel, ce sont des intérêts particuliers, des convenances personnelles qui l’enrégimentent sous des drapeaux sans devises, ou plutôt avec des devises mensongères. À ces agitations stériles qui compromettraient la grandeur et la prospérité de notre pays à jamais, le seul remède ne peut venir que de la revanche du bon sens publia contre les agissemens de ceux qu’on appelle aux États-Unis les politicians et dont la race semble s’implanter chez nous-mêmes. Si les affaires se séparent de plus en plus de la politique, et nous avons plus d’une fois constaté cet heureux symptôme dans l’étude des mœurs financières de la France, si cette quasi-indifférence des intérêts matériels à l’endroit des discussions stériles et des votes parlementaires, dont la solidité de nos fonds publics porte encore aujourd’hui le témoignage, prévaut de plus en plus, si le sentiment consciencieux que le bien finira toujours par prévaloir et que les bases sociales ne pourront jamais être atteintes pénètre davantage dans les couches profondes des citoyens qui produisent et qui consomment, nous arriverons à souffrir plus patiemment les oscillations inhérentes à notre état politique et à les envisager sinon avec scepticisme, au moins avec résignation, ce qui nous conduirait à coup sûr à les régler !
Nulle part plus qu’à Paris ce divorce entre la politique des ambitieux et celle des véritables intérêts populaires n’est urgent. Nous sommes en effet à la veille d’élections politiques et municipales, et une exposition universelle de l’industrie s’ouvrira à Paris dans quelques mois. Par cela même que notre capitale prend de plus en plus une physionomie cosmopolite, il serait nécessaire que ses représentans spéciaux, les membres de son conseil municipal principalement, indiquassent bien aux yeux du monde le vrai caractère, l’esprit particulier, les mérites de toute nature et la supériorité dans toutes les branches de l’activité humaine de notre cher Paris. On a pu s’y tromper souvent.
Lorsque l’heure de la capitulation avait sonné et que le gouvernement de la défense nationale en réglait les conditions à Versailles, M. de Bismarck disait à un de nos principaux fonctionnaires : « vous cherchez à notre lutte des motifs politiques ou autres qui n’existent pas : ceci n’est pas une guerre, mais une invasion. L’Allemagne, trop à l’étroit chez elle, déborde et se répand où elle peut, où elle doit le faire, partout où l’appellent les efforts heureux de ses fils émigrés. Voyez Paris : les capitaux allemands y abondent, les ouvriers allemands y pullulent ; notre langue s’y naturalise ; Paris est la troisième ville allemande de l’Europe. » Pour montrer à tous qu’elle est bien française, n’est-il pas à souhaiter que notre capitale ne se distingue pas seulement par le luxe de ses habitations, par la reprise de ses grands travaux, même par les sacrifices qu’elle fait en vue de l’exposition à laquelle l’Europe est conviée pour 1878, mais que dans ses manifestations politiques elle s’inspire d’un sentiment véritable de concordent de paix ? Alors que les hôtes les plus illustres afflueront dans nos murs, ne serait-ce pas la condamnation la plus dure des institutions actuelles, un défi porté au bon sens, une atteinte à la renommée du pays que de confier la représentation de Paris à d’autres que ceux dont les noms personnifient dans le monde entier le savoir, le caractère et le talent ? Sous peine de forfaiture, cette preuve de patriotisme, Paris doit la donner.
BAILLEUX DE MARISY.
- ↑
1869
Entretien des édifices communaux 1,966,367 fr. Direction de la voirie 732,621 Voie publique, eaux et égouts, promenades et plantations 24,708,482 Total 27,407,470 fr.
1877
Travaux de Paris, direction 576,840 fr. Architecture et beaux-arts 4,214,850 Voirie de Paris 4,229,700 Voie publique 14,486,020 Promenades et plantations 7,541,365 Eaux et égouts 6,844,622 Total 37,893,307 fr.