Mœurs révolutionnaires

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L’Émancipation sociale de Narbonne, 10 mars 1887
Félix Fénéon

Mœurs révolutionnaires



MŒURS RÉVOLUTIONNAIRES


« Le noir Lion de la Défense, accroupi, plus énorme dans la brume faible, ses gros muscles vernissés par une condensation de vapeur, rêvait là sur son piédestal. La tristesse du firmament était suave. Il errait des nues mauve clair et deux or trois effilés de dentelles couleur pavage, entre les bords lentement fondus de l’argent au laiton pâle. Une éclaircie avait le resplendissement d’un glacier, et dans les flocons dilatés du brouillard s’épanchaient des saillies de soleil jaune.
Quatre anarchistes tournaient autour du Lion, en chapeau moroses, trois très blêmes et le dernier entrelardé.
— Ohé ! cria l’un d’eux.
Il venait d’apercevoir un démoc autoritaire, homme de la Commune, bref et massif, à colossal menton carré. Un grand, ballottant, la figure douce sous un chapeau tuyau, l’accompagnait, et c’était un évolutionniste bien connu, grand ratiocinateur, surnommé le Bilatéral. L’autre se nommait Ravière. »[1]



Alors les six hommes discutent. Dans leurs rèches paroles se décèle le souvenir toujours à vif de l’épopée communarde, et l’incoercible espoir de la Revanche. Ils croient éperdûment en la Révolution : elle sera victorieuse parce qu’elle incarne le Droit. L’égalité des facultés, l’amélioration soudaine de l’animal humain, – ces flottantes hypothèses acquièrent dans l’esprit de l’anarchiste Lesclide une granitique solidité. Ravière, lui, rêve de lois rectilignes et implacables promulguées au nom de la Justice immanente. À ces êtres de foi, à ces cerveaux mystiques, à ces vaincus aux désirs exacerbés, – le Bilatéral, avec sa raison froide et le scientifique appareil de ses arguments, cause un malaise. Il n’accorde créance à nul dogme, – fût-ce au dogme de la religion humanitaire ; l’idée communaliste triomphera, non parce qu’elle porte en elle un noble idéal de fraternité et d’équité, mais parce que le développement rapidement ascensionnel des forces productives, l’accumulation de la richesse en un nombre de mains toujours décroissant, la destruction de la petite bourgeoisie, l’inutilité pratique du rôle du propriétaire dans les grands organismes de production, tous les phénomènes économiques enfin, sont un acheminement fatal vers la socialisation des moyens de production et l’appropriation collective, essence même du socialisme moderne. Hélier, le Bilatéral, est donc, quant à la doctrine, un Karl-Marxiste, et cet Hélier, c’est évidemment l’auteur lui-même, M. J. H. Rosny.

Que la réalisation de la formule collective se prépare par voie évolutive, cela n’est pas douteux ; mais cette réalisation peut être traitée par les moyens révolutionnaires, et c’est par les moyens révolutionnaires qu’elle s’effectuera.

Pour de plausibles motifs et à rencontre de la philosophie résignée d’Hélier, l’anarchiste Malicand estime qu’il convient d’inculquer aux victimes de l’ordre actuel les salubres et réconfortants sentiments de la permanente haine et de la révolte. Même illusoire et sans lendemain, l’ivresse d’un jour de triomphe et de représailles ne balancerait-elle pas toute l’angoisse passée et la douleur future, dans l’âme d’un misérable, d’intellect rudimentaire et qui ne peut, comme l’éclectique et un peu pédant Bilatéral, s’immerger dans la spéculation contemplative ?

En les cinq cents pages de ce roman s’enregistre la vie du Paris révolutionnaire de ces trois ou quatre dernières années. Une succession de tableaux montre inoubliablement l’exécution d’un mouchard, un comité d’anarchistes, un meeting place de la Bourse, une tumultueuse séance contradictoire salle Favié, une autre réunion salle de la Muette, un sanglant anniversaire de la semaine de mai au Père Lachaise, l’attentat de Malicand sur le magistrat Delferrière, un complot de dynamiteurs, lit dans cette atmosphère surchauffée, on distingue par moments, la fille de Ravière, Eve, une pubère de cœur exalté, de beauté héroïque et charmante, qui aimera Hélier.

C’est, pensons-nous, la première fois qu’un écrivain fait mouvoir dans une affabulation romanesque les militants du parti socialiste. Et l’artiste vaut le sociologue : son style, brodé barbarement de vocables techniques, est d’un souple, chatoyant et neuf tissu ; ni M. Zola ni M. Huysmans n’ont décrit les aspects des quartiers et des ciels parisiens en aussi évocatoires pages.

M. Rosny a débuté l’année dernière par une nouvelle, Sur le Calvaire, et un roman de mœurs londoniennes, Nell Horn, de l’Armée du Salut. Comme Rousseau, il pénètre dans la Littérature à l’âge de quarante ans : aussi a-t-il des munitions. Le cas est bien anormal. Quel est aujourd’hui l’écrivain de trente ans dont les œuvres ne jaugent pas un mètre cube ?


L’Émancipation sociale de Narbonne,
1er  mai 1887.
  1. Le Bilatéral, par M. J.H. Rosny. Paris, 1887, un vol. gr. in-18.