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M. Dufaure (G. Picot)/02

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M. Dufaure (G. Picot)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 315-347).
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M. DUFAURE
SA VIE ET SES DISCOURS

II.[1]
LA MONARCHIE DE JUILLET, LA RÉPUBLIQUE DE 1848.
(1834-1851)


I

En arrivant à Paris quatre ans après la révolution de juillet, M. Dufaure se trouvait dans une situation d’esprit qu’il importe de définir, parce qu’elle exprime assez exactement ce que ressentait une partie de la génération à laquelle il appartenait.

Sincèrement attaché aux formes constitutionnelles, il avait accueilli le changement de dynastie comme le renouvellement solennel d’un contrat scellant l’alliance entre le roi et la nation qui l’avait élu. Toutes les convictions formées, toutes les espérances conçues sous la restauration, il les avait vues arriver au pouvoir avec les hommes de son âge et de son temps. Comme eux, il avait entamé dès la première heure la lutte contre l’anarchie, n’admettant pas qu’à la faveur des événemens de 1830 le désordre s’installât sur la place publique. Le péril d’une opposition qui arrive aux affaires est de ne pas comprendre l’esprit de gouvernement et de le confondre avec l’abus du pouvoir. Ce fut la gloire de Casimir Perier, de ses collègues et de ses successeurs de demeurer de grands libéraux en assurant l’inflexible respect de l’ordre. La persistance des troubles populaires avait attristé M. Dufaure, mais il était surtout inquiet du contre-coup qu’ils avaient provoqué autour de lui dans la province.

Chaque émeute excitait l’esprit de répression ; on était disposé à dépasser le but ; les électeurs étaient prêts à sacrifier les principes aux expédiens et à faire bon marché des revendications libérales de la restauration. M. Dufaure considérait que l’honneur du gouvernement issu de la révolution de juillet était de demeurer obstinément fidèle aux maximes libérales. Il haïssait l’émeute, mais il voulait la vaincre par la force des lois et sans recourir aux mesures d’exception. N’ayant vu que de loin ce qui se passait à Paris, il arrivait à la chambre plein de défiance contre les séductions du pouvoir, attribuant à l’influence de la cour ou des ministres les conversions ou les désaveux qui l’avaient blessé, résolu néanmoins à soutenir le gouvernement, mais sans jamais lui sacrifier une de ses convictions.

il allait retrouver, pour le confirmer dans ses sentimens, un des amis les plus fidèles de sa jeunesse, devenu un des membres les plus écoutés de la chambre, M. Vivien. Heureux de s’asseoir, comme à l’école de droit, sur le même banc et de fuir ensemble les petites intrigues, ils se mirent au travail avec l’ardeur qu’ils déployaient, seize ans auparavant, dans leurs conférences. Beaucoup de députés arrivant du fond de la province avaient déjà coutume, à cette époque, de partager leur temps entre les bureaux et les salons des ministères. M. Dufaure embrassa la vie parlementaire comme une tâche laborieuse, se refusant aux sollicitations et évitant les plaisirs. Il parut aux Tuileries et chez le président de la chambre, mais, hors de ces deux soirées, il consacra toutes ses heures à préparer les discussions. Chaque projet était pour lui un client dont il adoptait la cause et auquel il dévouait ses études et ses soins. Pour qui connaît l’activité intérieure de nos assemblées délibérantes et la multiplicité de leurs travaux, il est aisé de juger ce que devait être la tâche. Il n’en fut pas rebuté ; c’était, à ses yeux, le seul moyen de se former aux labeurs variés du parlement. Il prévoyait bien qu’avec le temps il serait amené à faire un choix, à se dévouer plus spécialement à certaines questions, mais il voulait avant tout être initié à l’ensemble, « Depuis le commencement de la session, écrit-il à son père, j’ai été prêt à parler sur tout. » Malgré cette forte préparation, il montait rarement à la tribune ; c’était chez lui une disposition naturelle ; il ne se doutait guère qu’en s’abstenant il faisait le meilleur des calculs.

L’écueil des nouveau-venus, et surtout des improvisateurs, est de fatiguer les assemblées et d’aborder les questions générales avant d’avoir établi leur autorité. Plus d’un homme de talent a vu son influence dans une chambre détruite ou ajournée par l’intempérance de ses débuts. M. Dufaure avait horreur de la légèreté d’esprit qui prend la facilité pour l’éloquence : « Il y a beaucoup de mes collègues, écrivait-il, qui se contentent de savoir à demi, au quart, au dixième, au centième, une chose et puis qui ont la merveilleuse faculté d’en parler autant que l’on voudrait. Moi je ne sais pas faire cela et je suis d’ordinaire à même de traiter un sujet le lendemain du jour où le débat qui l’a occasionné est fini. » Dans cet état d’esprit, il était certain que M. Dufaure ne ferait pas une entrée bruyante sur la scène politique ; une conviction profonde et le sentiment d’un devoir pouvaient seuls le déterminer à parler. Il arrivait de Bordeaux convaincu que le commerce, en facilitant les débouchés, était la meilleure protection de l’agriculture. Pendant la discussion de l’adresse, il entendit soutenir les intérêts agricoles au détriment des intérêts commerciaux. Il se leva pour la première fois et répondit en des termes si brefs et si nets que nul ne songea à répliquer. Point de phrases générales ; il semble se les interdire. S’il parle du mode d’interprétation des lois par le pouvoir législatif, des capitaines au long cours, de la nécessité de réduire le contentieux administratif au profit de l’autorité judiciaire, de la faillite ou des caisses d’épargne, c’est toujours à propos d’un article de loi, d’un point précis, d’un amendement limité, sa parole a le ton qui convient à un rapporteur. Lorsqu’il n’en porte pas le titre, il semble s’en être donné la mission, on sent qu’il a étudié à fond les procédés et la pratique du parlement anglais et, à l’entendre, on se croit transporté dans ces séances de comité où les debaters se forment aux grandes luttes en discutant pied à pied le texte des lois.

Soutenu par la sympathie de la chambre, M. Dufaure aborda de plus vastes sujets. Une loi sur la responsabilité des ministres avait été présentée par le gouvernement ; il en examina à la tribune toutes les parties en cherchant, grâce à elle, les moyens de faire pénétrer dans les esprits les maximes du droit constitutionnel. Il tenait surtout à substituer à l’article 75 de la constitution de l’an VIII un système de garanties qui protégeât les fonctionnaires publics sans compromettre les droits des citoyens. Pour la première fois, ce débat mit en présence M. Thiers et M. Dufaure. Au ministre de l’intérieur attaché aux prérogatives gouvernementales avait répondu le député de Saintes, voué au culte du droit et disposé à traiter toutes les affaires d’état en jurisconsulte. M. Thiers avait qualifié de préjugés les opinions soutenues sous la restauration contre l’article 75. M. Dufaure releva le mot. Il soutint que cette doctrine avait été adoptée et professée par les esprits les plus réfléchis et que rien ne permettait de l’abdiquer à la légère. Devait-on changer d’opinion parce que les membres du conseil d’état présentaient toute espèce de garanties ? « Est-ce que la composition de ce corps, disait-il, est permanente ? Le conseil d’état mérite aujourd’hui notre confiance, mais pouvons-nous dire qu’il en sera de même dans dix, dans vingt ans ? » Ses défiances étaient si vives qu’il les exprimait malgré l’opinion contraire de son ami, M. Vivien, montrant pour la première fois à la chambre cette pleine indépendance dans la vie parlementaire qui mit tôt jours sa conduite et sa parole au service non d’un parti, mais de ses convictions librement adoptées et vaillamment défendues.

Il y avait un an que M. Dufaure était à la chambre, et son influence n’avait cessé de grandir. Sa compétence, rapidement admise dans les questions d’affaires, avait été reconnue dans le droit et la pratique parlementaires. Il crut le moment venu de faire un pas de plus et de marquer clairement ses convictions politiques. Les lois présentées à la suite de l’attentat Fieschi et destinées à armer plus fortement le pouvoir l’avaient moins blessé que le langage des orateurs qui les défendaient. « On se plaint tous les jours, dit-il, j’entends des esprits fort graves se plaindre de ce que notre pays actuel est sans convictions et sans croyances ; c’est là le désordre moral dont on le dit affligé. Eh bien ! veuillez vous le rappeler : pendant les quinze années de la restauration, en face des fautes immenses que le pouvoir commettait, il s’était élevé une génération d’hommes honnêtes et éclairés qui répandirent dans la société les principes les plus purs, les plus sacrés de la morale et de la politique. Ces principes étaient proclamés partout, ici à la tribune par des orateurs puissans et par des professeurs distingués du haut de leurs chaires. Ces principes se répandaient par toute la France ; ils se popularisèrent, ils ont fait notre éducation. Le bonheur de la révolution de juillet a été de se faire sous leur influence ; c’est par là qu’elle a été grande, modérée, généreuse. Elle a eu la sagesse d’en faire passer quelques-uns dans nos lois ; ils se sont fortifiés, ils ont reçu dans l’opinion une nouvelle consécration. Permettez-moi d’en prendre un exemple dans la loi même qui fait le sujet de cette discussion. Les doctrines d’humanité qu’elle a adoptées étaient depuis longtemps populaires. Eh bien ! quatre ans après, les voilà comme tant d’autres qui sont contestées, attaquées, flétries et sans motif. Je le demande, où désormais le pays doit-il chercher ses convictions ? Il en avait qui étaient toutes faites ; c’était son symbole politique, c’était sa croyance. Quel courage mettrez-vous à la détruire ? Que leur donnerez-vous à la place[2] ? »

Il n’était pas seul à ressentir une profonde tristesse. M. Royer-Collard avait inspiré jusque-là un certain groupe soucieux de concilier l’autorité et la liberté. La discussion des lois de septembre vit se séparer des doctrinaires celui qui, sous la restauration, avait porté si haut le drapeau du centre gauche. En tenant ce langage, M. Dufaure avait à cœur de s’appuyer sur un nom qui était respecté de tous les partis et d’invoquer l’opinion d’un homme dont depuis vingt ans il admirait le caractère et partageait si complètement les opinions. En quinze mois, M. Dufaure avait marqué sa place et indiqué clairement la voie dans laquelle il entendait marcher et poursuivre librement une politique qui ne relevait de personne.

Il ne se faisait l’allié d’aucun des ministres tombés ni futurs, continuait à étudier passionnément les questions en elles-mêmes et, bien qu’il eût repris sa robe pendant les vacances parlementaires, il trouvait entre ses causes le temps d’examiner à Bordeaux les projets de lois que M. Vivien et lui s’étaient partagés. De retour à Paris, il prit part à plusieurs discussions. Il se montra vif sur les questions, jamais sur les personnes. En relisant l’un de ses discours en faveur de la conversion des rentes, nul ne se douterait que le sort du ministère fût attaché au vote. Et cependant lorsqu’une majorité de deux voix détermina, le 5 février 1836, le duc de Broglie à se démettre, la parole si ferme du député de Saintes n’avait pas été étrangère à la chute.

L’avènement de M. Thiers imposa à M. Dufaure des obligations nouvelles. Le rôle trop facile d’une opposition sans réserve était passé. Le devoir commandait de soutenir le cabinet, de multiplier autour de lui des appuis dans la chambre.

M. Dufaure n’hésita pas à lui apporter son concours. La session finie, le ministère résolut de donner satisfaction aux libéraux et de fortifier le conseil d’état en y faisant entrer celui d’entre eux dont la capacité était le plus reconnue. L’hésitation de M. Dufaure fut grande ; il avait une profonde répugnance pour tout ce qui semblait porter atteinte à son indépendance. Mais outre qu’en ce temps, les députés pouvaient faire partie du conseil d’état, ces fonctions étaient toutes politiques ; il s’agissait de s’initier aux matières administratives, de préparer les questions de législation ; c’était un moyen d’étude incomparable. Cette considération le détermina. Le jour où l’ordonnance parut (juin 1836), le nouveau conseiller d’état put se rendre le témoignage qu’il ne lui en avait pas coûté une demande, pas même l’expression d’un désir. C’est à M. Thiers que revenait tout l’honneur de l’initiative. D’ailleurs le passage de M. Dufaure au conseil d’état fut de courte durée. Le mandat qu’il avait reçu des ministres, il tint à honneur d’y renoncer le jour où ses amis quittèrent les affaires. Il lui plaisait de ne pas s’attarder dans les fonctions publiques et de se retrouver assis comme simple député sur les bancs de la chambre à l’ouverture de la session de 1837.

Ce fut avec un esprit parfaitement libre de toute arrière-pensée qu’il discuta le projet présenté par M. Guizot pour consacrer la liberté d’enseignement. Il était de ceux qui souhaitaient sincèrement l’entrée dans nos lois de cette liberté promise par la charte. Il avait hâte de voir tenu l’engagement pris en 1830 ; il prit une large part à la délibération. Comme M. Saint-Marc Girardin, dont le rapport avait exercé sur la chambre une profonde influence, il crut au cours de la discussion que l’instruction secondaire en France allait faire un pas décisif vers l’affranchissement. Cette sage conciliation entre l’Université qu’il voulait maintenir et la liberté qu’il s’agissait de fonder à côté d’elle aurait pris naissance en notre pays quatorze ans plus tôt et serait sans doute entrée dans nos mœurs, si des passions jalouses n’en avaient, au dernier moment, altéré le caractère en inspirant le vote d’un article qui excluait les religieux du bénéfice de la loi. L’ensemble du projet fut voté, mais il était atteint d’un coup mortel. Après les espérances qu’avait conçues M. Dufaure, la déception était rude. Ce n’était pas la dernière que devaient causer aux libéraux les questions relatives à la liberté d enseignement.

M. Dufaure demeura étranger aux premières attaques contre le ministère Molé. Absorbé par ses travaux parlementaires, membre de toutes les commissions de travaux publics, rapporteur de quelques-unes, il préférait de beaucoup les débats d’affaires aux combinaisons secrètes qui sont dans les assemblées l’unique préoccupation des esprits étroits. Il secondait les grands projets sans se soucier des critiques mesquines de son parti. Avec un profond attachement aux traditions, il était rare de rencontrer une ardeur d’imagination plus aisément prête aux nouveautés. Loin de s’alarmer des découvertes, il aimait à en mesurer l’avenir et se plaisait à prévoir ce qu’elles apporteraient à l’homme de force pour le bien. Aussi fut-il, dès 1837, rapporteur du projet de chemin de fer de Lyon à Marseille. Il commençait ainsi des études qu’il devait mener fort loin.

Ces travaux, qui en apparence l’éloignaient de la politique, loin d’affaiblir son influence, l’avaient en réalité accrue. Réélu aux élections de novembre 1837, pour la première fois membre de la commission de l’adresse, il prit la parole pour définir le rôle de la nouvelle chambre. À ceux qui attisaient les querelles personnelles il répondit en suppliant ses collègues de se dégager des compromissions du passé et de se tourner vers l’avenir. M. Dufaure était sur les confins des deux camps et il employait tous ses efforts à prévenir la rupture en défendant auprès de ses amis la politique de M. Molé. Il avait hautement approuvé l’amnistie, était satisfait de la conversion ; la plupart des lois présentées lui semblaient bonnes. Tout au plus trouvait-il que la part faite à la chambre des députés dans la composition du ministère était insuffisante et qu’il en résultait un défaut de confiance entre les ministres et les députés. C’est ce grief, habilement exploité par les meneurs de la coalition, qui détermina M. Dufaure à lui prêter son concours. Il prit plusieurs fois la parole dans cette mémorable lutte, mais sans prononcer une parole irritante : « Je n’agissais pas alors, eut-il occasion de dire plus tard sans recevoir un démenti, je n’agissais pas alors par une hostilité personnelle ; aucun des membres du cabinet n’a pu voir en moi un ennemi, il a vu toujours un adversaire parlementaire, cédant à ses convictions, montant à la tribune pour ce qu’il croyait l’intérêt du pays, ne l’oubliant jamais et redoutant avant tout de blesser les hommes lorsqu’il n’aspirait qu’à défendre les principes[3]. »


II

Lorsque la coalition eut triomphé, les difficultés commencèrent. C’est le périlleux attrait des oppositions de rencontrer des alliances trop faciles ; l’honneur du pouvoir, au contraire, et sa supériorité sont de ne pas tolérer les compromis équivoques, de dissiper les obscurités et de rendre à chacun sa place. Dès les premiers pourparlers, M. Barrot et M. Guizot devaient mutuellement s’exclure. Entre eux, à cette époque, tout était différent. Au premier moment, le roi regarda, non sans une malicieuse ironie, les embarras des vainqueurs ; mais, en se prolongeant, la crise déconsidérait le gouvernement. Lorsque la pensée vint de former un ministère sans les trois chefs de la coalition, M. Passy, alors président de la chambre, reçut la mission de composer le cabinet et s’empressa de faire appel à M. Dufaure. Il n’entre pas dans notre plan de raconter ici les efforts successifs des hommes politiques, les longues négociations, les susceptibilités, les ruptures qui fatiguèrent pendant cinquante jours les spectateurs les plus patiens.

Les hommes politiques avaient été impuissans à trouver une solution. Ce fut l’émeute qui la précipita. En pleine paix et en plein jour, au milieu de Paris, des forcenés s’étaient jetés sur les postes, avaient désarmé les sentinelles et tenté de soulever une insurrection. Cet acte de criminelle folie fut réduit à l’impuissance par l’accord des troupes et de la garde nationale. Le soir de l’émeute, pairs de France et députés se pressaient dans les salons des Tuileries ; une telle audace luisait sentir le prix d’un gouvernement capable de résister à toutes les surprises. Le maréchal Soult eut l’idée de profiter de ce sentiment pour former dans la soirée un ministère. Il la fit agréer au roi, et à mesure qu’arrivait un des personnages qui devaient entrer dans la combinaison, il était appelé : dans un pareil moment, personne ne refusa. La soirée s’avançait. On avait hâte de terminer la formation du cabinet avant l’heure où s’imprimait le Moniteur. Un officier d’ordonnance du roi reçut l’ordre d’aller chercher M. Dufaure, qu’il dut réveiller. « Il fut un peu plus long que les autres à se décider, dit un témoin oculaire, mais la gravité des circonstances triompha de ses doutes[4]. » Sans dédaigner les satisfactions que donne le pouvoir à une âme éprise du bien, il répugnait aux ambitions vulgaires. « Ce n’est pas un ministère que j’ai accepté, disait-il à son ami Vivien, c’est un fusil dont je me suis armé pour aider au salut du pays en faisant face à l’émeute. » Du reste, le cabinet où il entrait répondait bien à ses vues. Les esprits chagrins pouvaient penser que le centre droit y était trop fortement représenté. Appuyé sur M. Passy, M. Dufaure ne jugeait pas que le centre gauche eût à se plaindre du concours de MM. Duchâtel et Villemain. Heureux de s’asseoir au conseil près de son voisin de Saintonge, et fier d’y retrouver son illustre professeur, il avait avec eux « des liens de raison et d’intégrité communes et se sentait, suivant, la belle expression de M. Guizot, prêt à affronter en leur compagnie toutes les responsabilités. » Pour assurer la majorité, il fallait marcher d’un pas ferme et recueillir des adhésions par d’utiles réformes mûrement préparées et publiquement défendues. À ce point de vue, nul département n’était appelé à jouer un rôle plus fécond que le ministère des travaux publics.

À la crise commerciale et financière de 1830 avait succédé une période de prospérité prodigieuse ; le gouvernement comprit qu’il devait seconder cet essor de l’activité nationale et, de bonne heure, il se montra prêt à y consacrer de grandes ressources. En formant un ministère nouveau avec les travaux publics, qui avaient fait partie jusque-là du ministère de l’intérieur, il signalait l’importance croissante de ce service et reconnaissait publiquement, l’influence politique qu’il avait conquise dans l’état. Développer le réseau des routes, les améliorer ou en créer de nouvelles, étendre et relier les canaux, creuser le lit des rivières, attirer le commerce du monde en offrant aux flottes des ports vastes et sûrs, assainir le sol et trouver dans les entrailles de la terre les richesses minières, tels étaient les premiers problèmes qui s’imposaient à l’esprit laborieux du nouveau ministre, il n’ajourna pas leur examen.

Les immenses ressources que lui offraient les études accumulées des ingénieurs lui permirent de préparer rapidement les élémens d’un exposé destiné à frapper l’esprit des députés. Quelques jours après la formation du cabinet du 12 mai, M. Dufaure déposa un projet qui consacrait 44 millions à l’amélioration des grands ports de commerce : Marseille, Le Havre et Calais, aussi bien que Nantes, Rouen et Bordeaux, étaient compris dans ce vaste plan. Depuis deux ans, un budget extraordinaire des travaux publics avait été créé pour offrir aux chambres les moyens de recourir à l’emprunt toutes les fois qu’une entreprise serait commandée par un grand intérêt national. À ses yeux, il n’en existait pas de plus impérieux que la protection du commerce maritime. À ceux qui l’accusaient d’avoir préparé avec une hâte fébrile un projet dont les chiffres paraissaient en ce temps hors de proportion, il répondit en discutant pied à pied, avec une compétence technique, les détails des travaux. La fertilité de ressources qu’il déploya dans les deux chambres pour assurer le vote de ce projet ne contribua pas dans une faible mesure à augmenter son crédit.

Toutefois, en présentant ce plan, il n’avait rien créé. Un problème bien autrement compliqué s’imposait à son examen, La construction des chemins de fer languissait. Deux ans avant les Anglais, nous avions ouvert notre première ligne dans le bassin houiller de Saint-Etienne ; puis, après dix ans de torpeur, se produisit, lors de l’ouverture de la ligne de Saint Germain, une période d’engoûment. L’agiotage compromit les nouvelles entreprises, que l’énormité mal prévue des dépenses acheva de décourager. Le ministre des travaux publics ne perdit pas une heure pour proposer aux chambres des mesures destinées à sauver les premières compagnies.

Au cours de la discussion, les systèmes les plus absolus se firent jour. Il se trouva des députés pour soutenir l’exécution et l’exploitation par l’état. Contre un tel abus de la puissance publique M. Dufaure se hâta de protester : « Il faudrait doubler les impôts, disait-il ; ils sont assez forts. N’allons pas tarir la source qui est entre les mains des contribuables ; laissons à l’action privée le soin de faire quelque chose ; ne « désoccupons » pas, si je puis parler ainsi, nos concitoyens ; laissons-leur les moyens en même temps que la responsabilité de faire quelque chose pour le pays. Ne prétendons pas tout donner à l’état. Je représente ici l’état, je ne l’oublie pas ; mais je ne veux pas qu’il ait la prétention de tout faire. J’appelle l’industrie privée à concourir avec lui. » (Discours du 6 juillet 1839.)

M. Dufaure avait entrevu des doctrines que son respect de l’initiative individuelle ne tolérait pas et il avait eu à cœur d’en faire justice ; mais il avait hâte surtout de marquer son passage aux affaires par un effort visible qui ranimât les courages. Il forma une commission qu’il tint à honneur de présider et qui fut chargée d’examiner sous toutes ses faces ce grand problème. Dès la première séance, il avait fait le tableau de l’impulsion générale sur le continent, comme en Angleterre. « Seuls, disait-il, nous ne pouvons rester immobiles au milieu de ce mouvement. — Comment et par qui se feront les chemins de fer en France ? C’est la première question qui vous sera soumise. Sera-ce par l’état ou par les compagnies ? S’il convient qu’il y ait concours de l’état et des compagnies, quelle sera la nature, quel sera le mode de ce concours ? L’état accordera-t-il une subvention aux compagnies ? Leur garantira-t-il un minimum d’intérêts ? Viendra-t-il à leur secours par un prêt comme en Angleterre ? Se rendra-t-il actionnaire dans l’entreprise comme en Amérique ? Ou bien les départemens, les villes même, accorderont-elles une subvention comme en Irlande ? »

À ces questions si nettement résumées le ministre joignait l’étude du cahier des charges, la constitution des sociétés et la réforme de la législation sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. Pendant trois mois, les séances se succédèrent et le travail commun fut conduit avec une rare persistance. M. Dufaure souhaitait trop vivement le développement de l’association pour hésiter à défendre l’exécution par les compagnies ; mais les chances à courir étaient telles, l’expérience si nouvelle qu’il chercha à rétrécir le champ des risques ; c’est à lui que revient l’honneur d’avoir imaginé et fait prévaloir une transaction dont la sagesse a été reconnue depuis. Toutes les déceptions, tous les mécomptes avaient porté sur le prix imprévu des terres expropriées et sur la construction des travaux d’art. À coup sûr, avec le temps, l’expérience se formerait, mais il fallait éviter de faire peser les conséquences des faux calculs sur des actionnaires que découragerait la moindre erreur. L’état seul devait s’engager dans cette voie nouvelle pour frayer la route ; il exproprierait, ses ingénieurs exécuteraient les terrassemens et élèveraient les travaux d’art, tandis que les compagnies n’auraient qu’à étendre le ballast et à poser les rails. Pour elles, aucune surprise n’était à craindre. Dans le partage des dépenses, l’état se réservait l’inconnu, assumait tous les risques. M. Dufaure eut à vaincre des résistances sérieuses, mais il parvint à triompher des préjugés et à déterminer la majorité de la commission.

Il soutint avec non moins de vivacité un procédé qui offrait aux compagnies le concours de l’état sous une forme nouvelle. Au prêt direct, aux souscriptions d’actions, il préférait de beaucoup la « garantie d’intérêt, » qui devait rassurer les capitaux privés, sans rien enlever aux compagnies de leur indépendance. Il développa les avantages de ce système ; il ne put obtenir que la commission lui donnât la préférence sur toutes les autres formes du concours de l’état. L’avenir devait singulièrement justifier ses prévisions[5].

La révision de la législation sur l’expropriation fut accomplie en même temps. Les inconvéniens de la loi de 1833, les lenteurs de ses procédures appelaient une prompte réforme. La commission pénétra dans le mécanisme de la loi pour en corriger toutes les imperfections. Parmi les innovations, la plus importante était la création de moyens spéciaux pour permettre à l’état, en consignant le prix attribué aux propriétaires, de se mettre, en cas d’urgence, en possession des terrains. À vrai dire, c’était une édition révisée de la législation pratiquée depuis six ans. M. Dufaure tenait pour indispensables ces révisions inspirées par l’expérience et qui, loin d’ébranler l’autorité des lois, servent à les consolider. Il avait été frappé de ce que valaient en Angleterre ces lois d’amendement qui redressent les pratiques tout en maintenant les principes ; en présentant le projet à la chambre des pairs, il était heureux de confier à son expérience un tel genre de réformes.

Pendant l’automne de 1839, le ministre des travaux publics ne se borna pas à préparer les projets qui devaient imprimer une si heureuse impulsion à l’activité nationale ; il suivait personnellement les grandes entreprises qui se rattachaient à son ministère. Non-seulement il posait la première pierre de l’hospice des Jeunes-Aveugles, achevait la colonne de Juillet, surveillait l’extension de l’hôtel des Sourds-Muets, la construction de l’asile des Aliénés, mais il inspectait lui-même les progrès des grands travaux qu’il avait défendus à la chambre ; il ne se passait pas une semaine sans qu’il se rendît sur l’un des chantiers ouverts a Ivry, aux Batignolles et à Asnières, afin d’encourager par sa présence les ingénieurs et de presser l’achèvement des voies de communication qui contenaient en germe toute une révolution.

Ces entreprises, qui satisfaisaient à la fois son amour du bien et l’inclination qu’il avait pour les créations nouvelles, n’absorbaient pas à ce point son esprit qu’il ne fût très mêlé à la politique active du cabinet. Le sentiment de la solidarité ministérielle était trop développé à cette époque pour que les ministres fussent tentés de s’isoler et de s’abstraire dans leur spécialité. Plus d’une fois, il eut à défendre ou à engager la politique du ministère. Il intervint dans les affaires d’Algérie pour déclarer que le drapeau français n’abandonnerait pas la régence, multiplia les projets relatifs à nos possessions africaines, et ne se montra satisfait que lorsqu’il eut fait voter, au milieu de l’hésitation de ses amis surpris de sa témérité, un amendement au projet d’adresse portant que la France voulait conserver ses établissemens « sur une terre que sa domination ne quittera plus. » (discours du 15 janvier 1840.)

Sans pousser le gouvernement dans les voies de la politique belliqueuse que lui conseillait la gauche, M. Dufaure ne voulait pas que la volonté de maintenir la paix en Europe semblât un mot d’ordre imposé aux ministres par une volonté supérieure. Il était prêt à reconnaître l’heureuse influence exercée par l’esprit si ferme et si éclairé du roi, mais il redoutait par-dessus tout que le cabinet parût privé de cette indépendance qui, à son gré, pouvait seule inspirer le respect. Son langage sur les affaires d’Espagne, sur les circonstances dans lesquelles l’ébranlement du trône constitutionnel et l’appel pressant de la reine Isabelle pouvaient déterminer une intervention est net sans cesser d’être politique, et lier sans l’ombre d’une provocation.

La politique intérieure le trouvait non moins résolu. Entré dans le cabinet comme représentant du centre gauche, il y tenait par l’autorité de sa parole toujours prête une grande place. Les membres de la gauche groupés soit autour de M. Thiers, soit autour de M. Barrot, avaient vu, non sans déplaisir, leurs chefs exclus de la combinaison. Ils observaient ceux qui semblaient avoir usurpé leur rôle et ne cherchaient pas à rendre facile la tâche du ministère. M. Dufaure ne s’en alarmait pas. Il ne méprisait pas les petites passions par morgue ; il les négligeait par une disposition de sa nature, s’en apercevait à peine et n’aimait pas qu’on les lui fît voir. Aussi n’essayait-il jamais de ramener un homme aigri en exerçant sur lui une action personnelle et directe. Il n’avait de goût pour agir et gouverner que du haut de la tribune. « Ce n’est ni par des sacrifices d’opinion, dit-il un jour, ni par la corruption qu’on peut bien gouverner ; c’est par la sincérité, par la loyauté, par le religieux dévoûment à ses opinions qu’on peut obtenir la considération et la force morale dont il est nécessaire d’être revêtu quand on a l’honneur d’être dépositaire du pouvoir. » (9 janvier 1840.)

Il avait une très haute idée du rôle qu’assumaient les ministres entre la royauté et les chambres. À ses yeux, la fiction constitutionnelle de l’irresponsabilité royale devait être absolue, et il dépendait entièrement des ministres qu’elle fût une réalité. « Nous nous sommes dit, déclarait-il au nom du ministère, que les moyens d’éteindre les passions qui menaçaient la personne du roi, de les étouffer, de les prévenir dans l’intérêt de la constitution autant que de la royauté, c’était d’attirer sur nous tous les dangers qui pouvaient résulter de la responsabilité des affaires que nous allions entreprendre ; nous avons pensé que notre premier devoir était d’être parlementaires, non pas pour contrarier la couronne, mais pour la mettre à l’abri, pour la sauver, et quoi qu’il arrive, monter à la tribune et déclarer du fond de notre conscience, en toute sincérité, que ce qui se fait émane de notre volonté et nous appartient. » (28 mai 1839.)

Vis-à-vis du roi, M. Dufaure se montrait non moins jaloux de son indépendance qu’à l’égard de la chambre. Il ne tolérait pas que le caractère de ses relations toutes politiques avec les Tuileries fût l’objet d’une équivoque. Depuis son arrivée à Paris, il n’avait paru chez le roi que dans les réunions officielles, non qu’il s’abstînt par un sentiment d’opposition : il aimait trop la charte pour ne pas respecter le premier des pouvoirs qu’elle avait institués, mais son austérité était ombrageuse ; elle s’alarmait de tout ce qui ressemblait à une faveur et risquait de confondre un visiteur avec un courtisan. Le ministère modifia les habitudes, sans affaiblir les répugnances de M. Dufaure. Lorsque le roi se rendit à Eu, il pressa son ministre de l’y accompagner ; celui-ci résista pendant huit jours, puis il céda. On raconte qu’en partant de Paris, il ne voulut pas monter dans l’une des berlines royales et qu’il fit le voyage dans sa propre voiture. Ce trait de caractère ne blessa que les écuyers de service, mais n’enleva rien à l’estime du roi. Il lui répugnait d’attirer l’attention, il se montrait simple dans ses actes comme dans sa tenue. Sa sincérité dénuée de tout apprêt désarmait les critiques et personne ne songea à attribuer ce fait à la recherche malsaine d’une popularité qu’il ne poursuivait pas.

N’est-il pas piquant d’observer que ce ministère composé d’hommes politiques si éloignés de toute complaisance envers la couronne devait être renversé pour avoir présenté un projet que l’on crut inspiré par le roi ? Nul n’ignore aujourd’hui quel était l’emploi de la liste civile. Le temps a emporté les calomnies, et les pamphlets de M. de Cormenin n’ont plus d’écho. Les satisfactions patriotiques que donnait au roi la création du musée de Versailles charmaient ses heures de repos et le grevaient de telle sorte qu’il avait grand’peine à fournir aux dots des princesses. Le mariage prochain du duc de Nemours réveilla les inquiétudes paternelles. Le maréchal Soult proposa au conseil de soumettre aux chambres un projet d’apanage. MM. Duchâtel, Passy et Dufaure luttèrent longtemps et se soumirent des derniers. Les conseillers les plus éclairés de la monarchie de juillet redoutaient l’effet d’une telle demande. Un projet semblable déposé par d’imprudens amis avait été retiré en 1837 par des ministres clairvoyans. Le cabinet du 12 mai se crut assez fort de son indépendance reconnue pour faire passer une loi équitable en elle-même et qui eut dû être votée si la France avait eu pour îa royauté cet attachement héréditaire qui fait, dans une contrée voisine, la force de la monarchie. Malheureusement le pays ne comprenait pas les conditions de la royauté ; il se plaisait à refuser aux princes des apanages, comme il voulait une pairie sans lui accorder l’hérédité. En ne discernant pas ces contradictions, le ministère alla au-devant d’un échec. De crainte de compromettre la personne royale, les partis convinrent de voter sans débat. Le ministère ne vit pas le péril de cette conspiration du silence, et quand une majorité de vingt six voix eut rejeté le projet, il ne lui resta qu’à donner sur-le-champ sa démission afin de couvrir autant que possible la couronne en prenant pour lui tout l’échec.


III

M. Dufaure revenait à son banc de député l’esprit libre et la conscience très nette. Il avait hâte de suivre et de contribuer à mener à bien les travaux qu’il avait entrepris comme ministre. Ce fut la tâche à laquelle il se dévoua, devenant presque aussitôt rapporteur des lois qu’il avait présentées, et ne prenant aucune part aux débats politiques. Plus que jamais il s’affranchissait des coteries. Dans une discussion sur la question d’Orient, il venait de juger tour à tour la politique suivie par M. Thiers, celle adoptée par M. Barrot ou défendue par M. Guizot, lorsqu’élevant la voix : « Je n’appartiens quant à moi, dit-il, à aucune des politiques qui croient se distinguer dans ce débat. Je ne connais aucun parti dans la chambre qui puisse m’imposer son opinion : je dis franchement ce que je crois vrai et national. » — Ce jour-là, M. Dufaure proclamait son isolement : il relâchait certains liens, il en rompait d’autres et se déclarait affranchi de tout joug. Pour qui agit de la sorte, toute ambition est abandonnée, ou du moins de longtemps ajournée. Il y a des âmes qui se plaisent à ces sacrifices. M. Dufaure avait vu de près les jeux changeans de la scène politique, il avait conquis l’influence, exercé le pouvoir, puis l’avait quitté sans regrets. Il n’était ni découragé, ni dégoûté de la lutte, mais il confondait aisément les combinaisons et les intrigues et il mettait une joie secrète à dérouter les unes et les autres par sa rude franchise.

L’année 1841 s’ouvrit par le mémorable débat sur les fortifications de Paris. Ce ne fut pas, à vraiment parler, l’œuvre d’un ministère ou d’un parti politique. Conçu sous l’inspiration du roi, le projet présenté par le maréchal Soult et défendu par M. Guizot eut pour rapporteur M. Thiers, qui parut oublier qu’il était tombé du pouvoir et qui l’y avait remplacé. M. Dufaure ne faillit pas à ce rendez-vous du sentiment national et, s’il différa au point de vue technique, il fit entendre la plus éloquente défense du projet et du patriotisme qui l’avait dicté.

Il n’avait d’ailleurs ni hâte, ni désir de reprendre l’offensive. A ses yeux, il y avait quatre questions qui présentaient alors un intérêt capital : le rétablissement du concert européen, la réorganisation des forces militaires, la transformation de notre marine, et l’amélioration de nos finances. À ces questions de premier ordre il était résolu à tout subordonner. Il croyait les ministres prêts à les étudier et à les résoudre. Il votait donc pour le cabinet. C’était d’ailleurs vers les travaux publics et vers les lois spéciales qu’une prédilection le ramenait. Les longues discussions sur l’expropriation en 1841, sur les chemins de fer en 1842 l’absorbèrent. Son rapport sur le réseau d’ensemble est un des documens les plus considérables de ce temps. D’une rare lucidité, parfois d’une sobriété éloquente, cet exposé ouvrit les yeux des plus rebelles. L’état entreprenait les travaux, avançait 475 millions en dix ans et ne laissait aux compagnies fermières que le soin de poser le ballast et les rails. M. Dufaure rencontra dans ce débat l’occasion qu’il cherchait toujours de combattre les « passions locales qui abaissaient trop souvent les délibérations de la chambre, et de convier ses collègues aux idées générales qui seules pouvaient les rendre fécondes. » Non-seulement il obtint le vote, mais rapporteur dans les années suivantes de plusieurs lois de concession, il eut la légitime satisfaction de constater le plein succès du plan dont il avait contribué à poser les bases.

Nous ne pouvons le suivre dans toutes les discussions auxquelles il se mêla, soit qu’il réclamât pour les fonctions publiques des conditions d’admissibilité qui assurassent la capacité en restreignant la faveur, soit qu’il professât de son respect envers la magistrature en demandant la réduction par voie d’extinction du nombre des juges et l’élévation de leurs traitemens, soit qu’il obtînt l’établissement du concours pour l’auditorat au conseil d’état. Si nous voulions étudier à sa suite toutes les questions qu’il a traitées, il nous faudrait suivre l’histoire de nos établissemens africains dont il défendait à chaque session l’importance et l’avenir, insister sur le développement de nos relations commerciales qui exigeaient non-seulement des routes aboutissant à la mer et l’extension de nos ports, mais des débouchés lointains et la vigilance d’une force toujours prête à faire respecter le pavillon français. La marine était une des préoccupations les plus vives, une des pensées constantes du député de Saintes ; son cœur battait en parlant de nos flottes ; du sang de marin coulait dans ses veines. Il faut relire les discours, les moindres observations qu’il eut occasion de faire à ce sujet ; elles portent le reflet d’une émotion qui remuait ses auditeurs. Uni par une communauté d’attachement aux plus illustres chefs de nos escadres, lié avec les Duperré, les Roussin, il éprouvait pour les vétérans de notre armée de mer une sympathie qui devint avec le temps la plus solide des amitiés. C’étaient là ses véritables joies. Quand il pouvait éviter un débat politique, s’épargner une discussion sur une des lois qui excitaient l’esprit de parti, et qu’il avait pu défendre la cause d’une de nos possessions lointaines, attaquer l’esclavage ou montrer ce que nous devions tirer un jour de la France algérienne, il éprouvait un véritable repos d’esprit.

Malgré son activité laborieuse et les succès qu’il avait remportés à la tribune, M. Dufaure n’avait pas trouvé dans la vie parlementaire tout ce qu’il avait rêvé. Ses lettres peignent plus d’une fois son découragement : la chambre n’est pas en nombre ou est inattentive aux discussions sérieuses ; à part une élite, ses membres ignorent la plupart des questions ; les querelles personnelles, les luttes de parti, les espérances d’ambition parviennent seules à la réveiller de sa torpeur. Ni l’influence croissante de l’orateur, ni les travaux féconds d’un ministère de dix mois n’avaient pu effacer cette impression que laisse après elle une grande déception. Il cherchait à secouer cette mélancolie en multipliant ses travaux ; mais il n’arrivait qu’à surcharger une existence triste et solitaire que l’excès du labeur rendait fiévreuse.

C’est vers cette époque que la Providence lui envoya ce qui fît le charme et l’équilibre de sa vie. En s’unissant à la fille du célèbre orientaliste Jaubert, M. Dufaure rencontrait un esprit d’élite qui semblait fait pour le comprendre et l’aimer. Habituée à l’activité et au mouvement de l’esprit, Mlle Jaubert avait un goût inné pour les travaux de l’intelligence et la passion du dévoûment. Elle était de ces natures supérieures qui savent remplir la vie sans absorber ni détourner un seul jour des travaux féconds. Au contact de cette âme dont la vie devait montrer toute l’élévation, le découragement, la fatigue morale, le dégoût de la lutte, disparurent. M. Dufaure trouvait, en même temps une famille dans laquelle allait se confondre son existence. Ceux qui ont connu M. Jaubert en ont gardé un souvenir que le temps n’a pas effacé. Il avait été témoin d’événemens qu’il racontait avec un charme incomparable. L’expédition d’Égypte, la mission que lui avait donnée Bonaparte alors qu’il rêvait les conquêtes d’Alexandre, son séjour en Perse, ses souvenirs de voyage mêlés aux légendes d’Orient étaient bien faits pour exciter l’imagination de ceux qui aimaient les projets. M. Dufaure, qui avait passé sa vie à faire des plans de voyages sans jamais sortir de France, ne se lassait pas d’interroger son beau-père. Son esprit curieux trouvait une satisfaction profonde à écouter les longs récits d’un homme qui avait autant d’ardeur d’enthousiasme que de goût pour le devoir. C’est sous de tels auspices que s’ouvrirent pour lui les joies d’un intérieur de famille qu’il était fait pour aimer, qui devint le fond même de sa vie, le refuge et le repos de sa pensée, et dont les plus cruelles séparations ne lui ont jamais enlevé l’image.

Dans les années qui suivirent, la sympathie qu’il avait ressentie pour quelques-uns de ses collègues se changea en une véritable amitié. Là où il voyait de fortes convictions, où il trouvait la fermeté de l’esprit et l’indépendance du caractère, il se sentait invinciblement attiré. À son plus ancien ami, M. Vivien, à M. Hippolyte Passy, avec lequel il marchait en plein accord, s’étaient joints quelques autres députés. Ils n’étaient pas assez nombreux pour former un parti, mais ils suppléaient au nombre par la valeur, philosophes politiques ne poursuivant pas d’utopies, redoutant également de paraître les courtisans du roi ou du peuple, jugeant sévèrement le ministère et la gauche, et regardant les événemens de haut et de loin, en discernant les fautes avec une clarté pour ainsi dire prophétique. Ils avaient grand besoin de trouver un refuge dans leur mutuelle estime, car la chambre se partageait de plus en plus en deux camps qui brûlaient chaque jour d’en venir aux mains. C’est le malheur des luttes qui divisent les hommes de tendre toujours à la formation d’armées adverses et irréconciliables. La discipline des partis est le plus impitoyable des jougs. À certaines heures, tout homme qui veut y échapper pour conserver la liberté de son jugement et de son vote risque d’être appelé transfuge. Il y a des esprits d’une trempe particulière qui n’ont jamais pu se plier, ni dans le gouvernement, ni dans l’opposition, à cette règle toute militaire, qui ont mis leur honneur à n’aliéner à aucun prix et en aucun cas la pleine indépendance de leur volonté. Ne suivant ni M. Guizot, ni M. Thiers, ni M. Barrot, M. Dufaure et ses amis n’étaient aimés d’aucun des groupes de la chambre. On les redoutait moins pour l’appoint de leurs votes, que pour l’influence toujours considérable de leur parole. Il n’y avait chez eux ni dédain du pouvoir, ni dépit d’en être éloignés. Ils croyaient sincèrement que le gouvernement marchait dans une voie funeste qui devait précipiter sa chute. Cette conviction était chez quelques-uns assez ancienne. M. Dufaure, qui avait soutenu pendant deux ans le cabinet du 29 octobre, s’éloignant de ses amis et sacrifiant ses préférences personnelles au rétablissement du concert européen et à la reconstitution de nos forces nationales, pensait qu’il était temps de songer à l’opinion publique. Tous voyaient poindre, entre les 220,000 électeurs qui composaient le pays légal et les influences de toutes sortes qu’excluait la lui électorale, ce terrible malentendu qui devait aboutir à une catastrophe. C’est à l’éviter que servent sous une constitution parlementaire les ministères wighs qui prennent à temps les affaires quand le pays est fatigué du bon sens un peu prosaïque des tories. Pour favoriser ces relais salutaires, il fallait sortir de la réserve où l’on s’était maintenu. M. Dulaure, qui avait soutenu l’année précédente l’adjonction des capacités, fit connaitre en 1843 tout son sentiment. « Nous croyons, dit-il, que lorsque un gouvernement a duré treize ans, duré plus que l’empire, duré presque autant que la restauration, nous croyons que ce gouvernement doit examiner sérieusement si le moment des réformes prudentes et modérées n’est point arrivé ; nous croyons que le mérite des bons gouvernemens est de saisir le moment où des réformes modérées doivent être faites pour empêcher d’arriver le moment où l’on exigera des réformes plus radicales et plus dangereuses. La sûreté du gouvernement dépend essentiellement, selon nous, du choix qu’on fera de l’instant où ces réformes pourront être opérées. Je ne dis pas qu’aujourd’hui, immédiatement, on peut faire ces réformes, mais je dis que ces réformes doivent être dès aujourd’hui annoncées et mises à l’étude. » (1er mars 1843. )

La sévérité de ce langage fit une impression profonde. On s’écria sur les bancs ministériels que M. Dufaure s’alliait à la gauche. Il n’en fut rien, et les sessions suivantes virent le député de Saintes s’attacher avec le même soin à marquer sa ligne et à s’écarter de M. Barrot. Telle était sa crainte de paraître asservi qu’il combattit ouvertement des amendemens ou des propositions de M. Vivien, afin de montrer qu’en face de sa conscience il ne subissait pas plus la pression des partis que le joug de l’amitié.

M. Dufaure ne s’agitait pas pour rallier autour de lui des collègues ; il ne cherchait pas à former un parti ; il était surtout heureux des adhésions qu’inspirait un souci désintéressé du bien public. À ce titre, il en était peu qui lui eussent inspiré plus de joie que celle de M. de Tocqueville. Dès son entrée à la chambre, le jeune et illustre écrivain s’était senti attiré vers ce député étranger aux intrigues, critiquant les actes sans blesser les hommes, et voulant de si bonne foi raffermissement dans sa patrie des institutions libres. Il avait trouvé auprès de lui M. Lanjuinais, sorti de la magistrature pour apporter dans les assemblées le poids de sa parole précise et honnête, M. de Corcelles, qui alliait au libéralisme le plus sincère des convictions religieuses dont nul ne songeait alors à faire à un homme politique un grief. C’est au milieu de cette atmosphère d’idées élevées, d’ambitions viriles et pures, de défiances vis-à-vis du pouvoir et de dévoûment profond envers le pays, dont chacun d’eux rêvait d’assurer la grandeur par ses écrits, ses paroles ou ses actes, que M. Dufaure vécut de 1842 à 1847. Ne sachant où classer ces députés, ne pouvant les ranger ni avec les conservateurs ni avec les opposans, les contemporains prirent l’habitude de les désigner sous le nom de tiers parti ou de libéraux indépendans. Les amis du ministère déploraient le rôle de ce groupe. Que de fois depuis ils ont dû regretter qu’il n’ait pas été plus nombreux ! La France eût conservé des institutions libres !

C’est en 1847 qu’il est surtout intéressant d’observer la conduite de M. Dufaure et de ses amis. Leur clairvoyance les instruit du péril et, en même temps, la modération de leur jugement les écarte des imprudentes campagnes auxquelles se portent les députés de la gauche. Approuvant entièrement les mariages espagnols, mais déplorant à l’intérieur l’aveuglement qui empêchait le gouvernement de voir le flot montant de l’opposition, M. Dufaure prit deux fois la parole dans la discussion de l’adresse. Son langage était plein de tristesse ; il montrait le ministère gouvernant exclusivement pour cette fraction du pays qui avait entrée dans les collèges électoraux, multipliant pour elle les faveurs administratives, et négligeant les avertissemens qui lui venaient de toutes parts.

Dans le débat de l’adresse de 1848, à l’ouverture de la session qui devait être la dernière de la monarchie constitutionnelle, M. Dufaure fit trois discours qui marquent son anxiété croissante. Dans le premier, il adresse des critiques au ministère ; dans le second, il parle au pays pour s’efforcer de calmer l’émotion publique ; dans le troisième, il supplie ses collègues de faire taire leurs passions, de se respecter entre eux, et de calmer à tout prix l’effervescence de leurs esprits.

Cet appel à la concorde, ce cri de paix poussé au milieu des menaces de guerre fut le dernier mot prononcé par M. Dufaure sur la politique au sein de la chambre. En vain essaya-t-il jusqu’à la dernière heure de s’occuper d’affaires au milieu d’une assemblée affolée. Les bruits du dehors parvenaient à ses oreilles avec une force de plus en plus grande. Il avait suivi depuis l’été de 1847 la campagne des banquets avec une désapprobation qu’il n’avait jamais déguisée. Il avait fait pendant six mois les plus grands efforts pour en détourner ses amis. Il avait refusé de présider le banquet de Saintes et de prendre la moindre part aux banquets de Paris. « Nous ne savions pas, dirent plus tard les auteurs des banquets, combien était miné le sol sur lequel nous marchions ! » M. Dufaure sentait ce péril caché, et s’il appelait de ses vœux la chute du ministère, c’était à la suite d’un débat régulier et non sous la pression de la foule ameutée.

Lorsque le banquet du XIIe arrondissement, devenu le rendez-vous du parti révolutionnaire, eut été interdit, la gauche poussa des cris de fureur et les meneurs résolurent de mettre en accusation le cabinet. L’agitation était générale. Les signataires de la proposition allaient de rang en rang chercher des adhésions. L’un d’eux osa s’adresser à M. Dufaure : « C’est dans le cas où le cabinet n’aurait pas interdit le banquet, répliqua-t-il de sa voix la plus rude, qu’il aurait fallu le mettre en accusation. » Il avait été sévère pour les résistances et les ajournemens qui, selon lui, avaient préparé la crise ; mais du jour où les passions populaires étaient soulevées, il aurait voulu, pour le salut du gouvernement, qu’on fît trêve à la politique pour ne songer qu’à rétablir l’ordre dans les rues.

Malheureusement, la démission du cabinet, qu’il souhaitait quelques jours plus tôt, fut demandée à la veille de la bataille. C’était ouvrir la place à l’ennemi. Du moins aurait-on pu fermer la brèche, si on avait su former en quelques heures un ministère chargé de réprimer l’émeute. Mais les crises ministérielles que peut supporter une nation saine sont des accès de fièvre maligne lorsqu’elles s’attaquent à un corps ébranlé. Pendant que les barricades s’élevaient, que les têtes s’échauffaient, qu’on fondait des balles, on délibérait lentement, on négociait, on cherchait à concilier les amours-propres. Le 23 février, M. Molé avait été chargé de former un cabinet. Il appela MM. de Rémusat, Dufaure et Passy ; aucun d’eux n’hésita, mais tous pensèrent que, sans l’appui de M. Thiers, il était chimérique d’espérer une influence dans Paris, une majorité dans la chambre. M. de Rémusat se rendit place Saint-George ; la soirée s’avançait ; comme il tardait, M. Molé l’y rejoignit. Peu après, MM. Dufaure et Passy le voyaient revenir ; il ne s’agissait plus du ministère. En une heure, la situation était changée. Le feu de peloton du boulevard des Capucines avait surexcité les passions ; l’insurrection grondait. Le nom de M. Thiers, qu’il aurait fallu appeler dès le premier moment, pouvait seul, si un cabinet sous sa présidence était formé dans la nuit, faire hésiter l’émeute. Aucun des hommes politiques réunis chez M. Molé n’avait assez de présomption pour se croire en mesure de maîtriser les événemens. Ils se séparèrent consternés et convaincus que toutes les combinaisons politiques devaient être écartées. Le salut, c’était l’emploi résolu de la force, c’était le maréchal Bugeaud, puis un cabinet libéral après la victoire.


IV

La révolution de février n’avait pas surpris M. Dufaure, mais elle l’attrista profondément. Ce n’était pas seulement la chute d’un gouvernement, mais l’échec de tout un système fondé sur l’influence de la classe moyenne, c’est-à-dire de l’élite intellectuelle de la nation. Le triomphe de l’insurrection devait naturellement livrer le pouvoir au peuple. Était-il capable de l’exercer ? Depuis 1815, le suffrage restreint avait mis à la tête des affaires bien des nuances diverses de l’opinion publique, mais nul ne pouvait méconnaître, en embrassant d’un coup d’œil ces trente-trois années de notre histoire, que les hommes les plus éminens s’étaient succédé pour représenter tour à tour l’esprit conservateur et libéral. Le suffrage universel aurait-il le même esprit de gouvernement ? Le « pays légal, » malgré des vues égoïstes, n’avait pas manqué de bon sens. Quels n’allaient pas être les défauts, les inexpériences, les folies de la foule devenue souveraine ? Quelle assemblée allaient envoyer les électeurs ? Assurément les censitaires n’étaient pas assez nombreux, ils constituaient une aristocratie bourgeoise qui ne voyait rien en dehors de ses propres intérêts, mais qu’attendre de l’ignorance et des passions que déchaînait le gouvernement provisoire ? Les nouveaux électeurs, pour s’instruire, auraient eu besoin d’entendre des conseils sages, tandis que du ministère de l’intérieur partaient des bulletins qui soufflaient l’esprit de discorde. Dans le désarroi général, M. Dufaure n’hésita pas à penser qu’il devait agir. L’arène politique devenait un champ de bataille ; du moment où il y avait péril, l’hésitation n’était plus permise. Les électeurs de la Charente-Inférieure le nommèrent le cinquième sur douze.

En entrant à l’assemblée nationale, sa surprise fut grande. Par une de ces réactions dont il a fourni depuis tant d’exemples, le suffrage populaire, poussé vers la violence, avait envoyé des représentans modérés. Du sein d’une société où, durant deux mois, tout avait été mis en question, sortit une majorité disposée à rétablir l’ordre et ennemie des folles utopies. Son premier soin devait être de donner une constitution à la France. Réunie depuis peu de jours, elle nomma, le 17 mai, la commission de constitution : six membres seulement réunirent la majorité absolue au premier tour. MM. Vivien, de Tocqueville et Dufaure étaient parmi les premiers élus. Malgré cet heureux symptôme, la majorité des commissaires, sans être hostile aux idées modérées, se montra inconsistante et dénuée d’expérience aussi bien que de volonté.

À l’heure où la commission commençait ses travaux, les questions sociales étaient au premier rang des préoccupations publiques. Si on sauva l’inamovibilité de la magistrature, si on organisa fortement un conseil d’état ayant un grand rôle dans l’équilibre des pouvoirs, en revanche on commit la faute de voter l’unité du pouvoir législatif, l’élection directe du président de la république ; l’attention était ailleurs ; il s’agissait de décider si le droit au travail, qui venait de servir de mot d’ordre à l’insurrection de juin, serait inséré dans le contrat politique comme un gage de révolution. La discussion devait être solennelle et décisive : selon le vote, on saurait si l’assemblée, résolue à dompter l’émeute, serait aussi ferme contre les dortrines anarchiques. M. Thiers fit justice de ces fausses théories dans un mémorable discours où, après les avoir longuement étudiées, il les écrasa, en jetant à la gauche ce dernier mot : « Avec le droit au travail, vous ne ferez qu’une société paresseuse et esclave ! » À la surprise générale, ce fut M. Billault qui se leva pour lui répondre. M. Dufaure avait horreur des équivoques. Il était humilié que cette thèse fût défendue par un de ses anciens amis, membre du centre gauche, qui avait abandonné son drapeau pour se mettre à la poursuite d’une popularité malsaine. Prêt à combattre des théories qu’il jugeait pernicieuses, il saisit l’occasion de lui donner une leçon. Dès le début, il mit en présence de ce droit qui semblait, dans la bouche des réformateurs, la panacée du corps social, le devoir qui incombe à la société de donner aide et assistance aux malheureux. La commission pouvait envisager à deux points de vue les rapports des citoyens avec l’état. Dans la constitution, elle avait préféré, lorsqu’il s’était agi des relations des différentes classes sociales, parler des devoirs que des droits. Après un éloquent parallèle entre l’idée du droit, fière et égoïste, et l’idée de dévoûment et de sacrifice que contenait le devoir, il s’empara d’une allusion faite la veille au christianisme. « C’est l’éternel honneur, dit-il, de la religion chrétienne ; elle vous apprend des devoirs et non des droits ; elle a produit dans le monde la plus grande révolution sociale qui jamais y ait éclaté, elle a affranchi le sujet de sa subordination aveugle et servile envers le souverain ; elle a relevé la femme de l’humiliation dans laquelle elle vivait ; elle a brisé les fers de l’esclave, elle a égalé le pauvre au riche. Comment a-t-elle fait cela ? Est-ce en parlant au sujet, à la femme, à l’esclave, au pauvre de leurs droits ? Non, c’est en parlant au souverain, au chef de famille, au maître, au riche, à tous, de leurs devoirs ! » (14 septembre 1848. )

Il était arrivé rarement à M. Dufaure de remuer aussi profondément une assemblée. Le succès fut immense. Jamais, d’ailleurs, il ne s’était moins ménagé. À chaque séance, il avait à défendre l’œuvre de la commission contre une nuée d’amendemens, qui, sous prétexte de constitution, avaient pour but de modifier toutes nos lois. Toutes les chimères et tous les projets s’étaient donné rendez-vous dans cette discussion au cours de laquelle M. Dufaure dut monter trente-trois fois à la tribune.

On était au milieu d’octobre. L’assemblée venait de décider, malgré les ministres, par six cents voix contre deux cents, que l’élection du président de la république se ferait au suffrage universel. Les ministres se retirèrent. M. Dufaure fut appelé par le chef du pouvoir exécutif et il entra avec M. Vivien dans le cabinet reconstitué. En lui confiant le portefeuille de l’intérieur, le général Cavaignac montrait une grande hardiesse. « À huit mois du 24 février, disait, non sans raison le National, il est naturel qu’on s’étonne de voir l’ancien adversaire des banquets réformistes devenir le chef de la politique intérieure de la France républicaine. » (15 octobre.) Ces attaques trouvèrent un écho dans l’assemblée. Il eut hâte d’y répondre. « De quoi se plaint-on, en réalité ? demandait-il. Soyons francs ! on se plaint de ce que le gouvernement a fait un pas vers des hommes qui n’étaient pas républicains la veille du 24 février, — cela est vrai et je suis forcé d’en convenir, — mais qui ont accepté la république, qui s’y sont attachés, qui se sont voués à la défendre ! » Il reconnaissait volontiers qu’il y avait deux groupes dans l’assemblée : « les uns ont de tout temps travaillé à l’établissement de la république ; d’autres s’attachaient au gouvernement qui existait, cherchaient à lui faire produire ce qu’il aurait pu produire et en institutions politiques et en améliorations sociales ; ils n’ont pas pu réussir, ce n’est pas leur faute ; mais enfin ce n’était pas à l’idée de la république qu’ils recouraient ; ils se contentaient de la monarchie constitutionnelle améliorée, agrandie. Eh bien ! que reproche-t-on, en réalité, à la composition du cabinet actuel ? Une seule chose : c’est que les deux élémens que je viens de définir y sont entrés. » M. Dufaure n’avait pas cherché à déguiser son passé : il y avait mis sa rude franchise ; mais cela ne suffisait pas, il fallait un programme.

Ce qui fait le caractère particulier de la république de 1848, ce sont les souffrances profondes des classes ouvrières. Ayant pour point de départ la disette de l’année précédente, la misère avait contribué au succès de l’insurrection. Loin de la guérir, la révolution, qui suspendit partout le travail, en redoubla les rigueurs. C’est ainsi que, quand les salaires se maintiennent à des taux élevés, la question sociale disparaît ; au milieu de la prospérité, les étourdis se réjouissent : « Tous nos maux sont guéris, disent-ils. Le peuple est devenu sage. » Vienne une grève ou une crise industrielle, les mêmes utopies et les mêmes périls menaceront la société. Pendant que les rêveurs cherchaient des panacées, M. Dufaure s’appliquait à trouver des remèdes : il y pensait sans relâche et pouvait dire au nom du cabinet : « Sous ce rapport, nous ne connaissons pas de républicains de la veille qui éprouvent pour ces souffrances sociales des sympathies plus profondes et plus sincères que les nôtres. » Il consacrait alors tous ses soins à la préparation d’une loi qui devait embrasser toute l’assistance publique. En la présentant le 27 novembre, il disait à l’assemblée : « Vous avez écrit au préambule de la constitution un mot nouveau dans la langue des lois. Pour la première fois, le précepte chrétien qui a renouvelé la face du monde, il y a dix-huit cents ans, devient la base de tout un code administratif. » Il prenait dans ce projet l’enfant au seuil de la vie, le recevait dans la crèche, l’accueillait dans la salle d’asile, ouvrait aux indigens l’école primaire gratuite, organisait l’éducation des enfans trouvés, créait des écoles professionnelles et des écoles correctionnelles, réorganisait les bureaux de bienfaisance, s’occupait des malades, étendait le traitement à domicile, réformait les hôpitaux et les hospices, sans oublier les aveugles, les sourds-muets et les aliénés. Le service de l’assistance publique suivait enfin la vie du pauvre depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure pour lui donner sous toutes les formes le courage et les forces dont le dépouillent peu à peu la misère, l’âge ou la maladie.

En vouant tous ses soins à la préparation de ce vaste plan, M. Dufaure éprouvait une des jouissances les plus pures de sa vie politique, celle qui, entre toutes, lui faisait aimer le pouvoir, parce qu’il se sentait alors dans les mains une baguette magique capable d’opérer le bien. Aux discours des représentans qui siégeaient à la montagne il aimait à répondre par des efforts féconds qui mettaient en œuvre cette fraternité qu’il prenait au sérieux. Mais c’était là l’emploi de bien rares heures de repos. Il fallait faire tête chaque jour aux plus violentes attaques : tantôt Félix Pyat et ses amis cherchaient à diviser la société en deux classes pour les précipiter l’une contre l’autre, et le ministre de l’intérieur, faisant le tableau des efforts de l’assemblée pour pacifier les esprits, montrait l’action abominable de ce parti de la haine voulant animer les citoyens à la guerre civile et les enivrant de mauvaises passions pour empêcher à tout prix la concorde de renaître ; tantôt il devait repousser des interpellations, l’accusant d’employer les forces gouvernementales en faveur d’un des candidats à la présidence.

La date fixée pour l’élection du président approchait. Tandis que les amis et les collègues du général Cavaignac estimaient qu’en le nommant la France confierait le pouvoir au vainqueur de l’insurrection de juin et à une conscience éprouvée, une autre candidature avait surgi et prenait depuis peu une importance considérable. Avant le milieu de septembre, nul ne pensait au héros des équipées de Strasbourg et de Boulogne. Nommé représentant dans une élection partielle, il vint s’asseoir un jour à l’assemblée, puis s’abstint avec soin d’y reparaître, afin de ne pas s’y trouver compromis dans les querelles des partis. Son nom était le symbole de la force. Cela suffit à lui donner une importance en un moment où la nation, exaspérée par la vue de l’anarchie, était affamée d’ordre. Dans l’assemblée nationale, en majorité favorable au général Cavaignac, le nouveau prétendant n’avait que peu de partisans avoués ; mais il y avait sur les bancs de l’extrême gauche des représentans qui étaient prêts, par haine contre le vainqueur de juin, à attaquer à son profit les ministres du général Cavaignac, M. Dufaure eut à réfuter leurs insinuations et leurs critiques, en même temps qu’il repoussait au nom de la liberté une loi d’inéligibilité que proposait un groupe nombreux, afin d’écarter à la dernière heure le membre d’une dynastie déchue.

Si le ministre de l’intérieur mettait le plus grand soin à maintenir l’impartialité gouvernementale à l’abri de tout reproche, M. Dufaure ne pensait pas que le citoyen dût cacher ses préférences personnelles. Interpellé par une lettre de M. Odier, rendue publique, il déclara qu’il était très décidé à user, quoique ministre, du droit qu’a tout citoyen d’exprimer librement son opinion. Il se portait garant du général ; il n’était pas nouveau dans l’étude des hommes appliqués au maniement des affaires publiques. Il avait pu voir de près depuis quatorze ans tous les hommes d’état de ce temps. Il n’en avait pas connu qui eût la parole plus sincère, le cœur plus droit et plus désintéressé, l’esprit plus juste et plus net. Il le tenait pour le vrai républicain de nos jours, républicain sage, ferme et convaincu ; redoutant trop le despotisme pour vouloir la guerre qui imposerait à la France un général victorieux, haïssant trop l’anarchie pour ne pas continuer cette politique de fermeté et de répression qui, depuis les journées de juin, avait rétabli et maintenu l’ordre.

Mais un courant de plus en plus fort emportait l’opinion publique. Il y a des heures de panique où la France réagit avec une sorte de colère rétrospective. Elle s’en prend au pouvoir, quel qu’il soit, des faiblesses ou des fautes qu’elle-même a commises. Elle ne regardait pas le cabinet plein de talent et de scrupule qui entourait, en novembre 1848, la figure si honnête et si pure du général Cavaignac ; elle ne songeait qu’aux dangers qu’elle avait courus, aux ruines amoncelées, aux misères souffertes, et surtout à l’effroyable insurrection qui avait versé des flots de sang ; pour fuir de telles aventures, elle se précipitait dans les bras d’un aventurier, par ce seul motif que son nom lui rappelait la chute du directoire et lui faisait espérer le renversement de la république.

Le jugement de la France rendu, le ministère se retira, tandis que le général descendait du pouvoir avec une dignité simple en donnant à jamais un exemple aux hommes d’honneur et une leçon aux ambitieux.

M. Dufaure ne se laissa pas détourner par cet échec de ses devoirs envers le pays. Il fallait éviter avant tout le conflit qui menaçait d’éclater entre le nouveau président et la majorité. Les républicains, effrayés de la réaction qui se produisait dans le pays, reculaient devant une dissolution qui éclaircirait leurs rangs. Cette résistance était profondément impolitique et donnait beau jeu au président appuyé contre l’assemblée sur le sentiment vrai de la nation. Il fallait sortir au plus tôt de cette situation fausse. M. Dufaure soutint la proposition de dissolution : « Dans ce pays de droit, dit-il ; de discussion légale, vous entendez parler tous les jours, couramment, sans difficultés, de coups d’état, d’idées révolutionnaires, de projets de renverser tantôt un pouvoir, tantôt l’autre, de substituer au président de la république je ne sais quel président ou quel roi, de substituer à l’assemblée nationale, à l’assemblée législative, je ne sais quelle autre forme de pouvoir législatif. Permettez-moi de le dire, lorsque j’entends ces propos qui sont des propos communs dans la société, je me crois dans ce temps malheureux mêlé de violences et de faiblesses qui a séparé le 9 thermidor du 18 brumaire. C’est là un état dans lequel il n’est pas bon qu’un pays vive longtemps. » (7 février 1849.) La dissolution et les élections furent fixées au mois de mai.

Pendant les derniers mois de l’assemblée constituante, M. Dufaure ne voulut monter à la tribune que pour s’occuper des travaux publics. Il retrouvait là avec ses préférences personnelles le moyen de combattre les souffrances des classes ouvrières. À ceux qui voulaient réduire de 47 millions le budget des travaux publics il jetait cette parole : « Je demande à ceux qui veulent refuser le crédit s’ils aiment mieux payer les 47 millions en aumônes qu’en salaires. » Cette heureuse concision d’une pensée vraie détermina le vote. À son gré, la société qui avait dû refuser le droit au travail était rigoureusement obligée de multiplier partout les travaux utiles et de demander au budget, dans les années malheureuses, d’aller jusqu’aux derniers sacrifices.

Les élections eurent lieu le 22 mai. La réaction contre les troubles de l’année 1848 se prononçait de plus en plus. La majorité de la nouvelle assemblée arrivait à Paris exaspérée contre l’anarchie et résolue à maintenir l’ordre dans la rue et à le rétablir dans les esprits. Le pouvoir se trouvait déplacé : les agitateurs tenteraient peut-être encore des coups de main, mais c’étaient les impatiences de la droite qu’il faudrait avant peu maîtriser. Dans la mêlée électorale, M. Dufaure avait reçu un double mandat : pendant que la Charente-Inférieure le plaçait en tête de sa liste, Paris, qui avait fait le même jour les meilleurs et les pires choix, l’avait élu le septième. En province comme dans le département de la Seine, les électeurs avaient compris avec quelle force il saurait défendre la société menacée. Dès la réunion de l’assemblée, M. Odilon Barrot, qui avait tenu tête depuis cinq mois avec un grand courage au parti avancé, donna sa démission avec le ministère qu’il présidait. Après une vaine tentative pour former un cabinet de droite, le président de la république dut le rappeler ; M. Barrot fit ses conditions : il exigeait que MM. Dufaure, de Tocqueville et Lanjuinais entrassent dans le ministère. Après de vives objections, le président dut céder ; mais quand il apprit que M. Dufaure prendrait le portefeuille de l’intérieur, ses antipathies se réveillèrent. Dans une lettre écrite sur-le-champ à M. Barrot, il avoue ses défiances : « Il faut choisir des hommes dévoués à ma personne même, depuis les préfets jusqu’aux commissaires de police… Il faut surveiller tous ceux avec lesquels M. Dufaure a été au pouvoir, depuis Cavaignac jusqu’à Ducoux ; il faut réveiller partout le souvenir, non de l’empire, mais de l’empereur… Je reconnais l’ascendant de M. Dufaure sur l’assemblée et son mérite. S’il consent à entrer dans un ministère quelconque, j’en serai très reconnaissant ; mais sinon, non ! » M. Odilon Barrot aurait pu reconstituer un cabinet sans M. Dufaure. Après la lettre du président, son devoir était tracé : il fallait que M. Dufaure fût ministre de l’intérieur. La bonne politique l’exigeait tout autant que la dignité. En face des desseins assez maladroitement révélés qu’on concevait à l’Elysée, ce n’était pas trop des hommes à l’honneur desquels on remettait le pouvoir. M. Odilon Barrot déclara qu’il n’entrerait aux affaires qu’appuyé sur le ministre de l’intérieur qu’il avait désigné.

Les résistances du président eurent un autre résultat peu connu. M. Dufaure hésitait à accepter un portefeuille six mois après l’échec du général Cavaignac : il lui répugnait d’entrer dans les conseils de celui dont il avait considéré le triomphe comme une humiliation pour le bon sens public. Ses amis s’efforçaient en vain de mettre à néant ses scrupules. La lettre du président changea la situation. Il n’était plus appelé par l’Elysée, mais imposé par la majorité, délégué par elle avec les plus intimes compagnons de sa vie pour défendre l’assemblée contre des menées secrètes. Il était moins le ministre du président que le vigilant défenseur et le gardien de la liberté du parlement.

D’ailleurs des jours difficiles se préparaient, et nul ne pouvait accuser les nouveaux ministres de rechercher le repos en acceptant le pouvoir.

Les premières séances de l’assemblée législative mirent la majorité aux prises avec les violences de la montagne. Comptant environ cent vingt membres, l’extrême gauche ne cherchait plus aucun ménagement et ne songeait qu’à choisir l’heure propice à un soulèvement. Le siège de Rome, ordonné par le ministère, qui venait de rompre de pourparlers humilians avec les chefs de la république romaine, donna lieu à des interpellations passionnées. M. Ledru-Rollin, déclarant la constitution violée, eut l’audace de proclamer du haut de la tribune l’appel aux armes. L’insurrection prenait naissance sous les yeux du gouvernement dans la salle même où siégeait l’assemblée. « Et quel moment, s’écriait M. Dufaure, quel moment choisit-on pour essayer ces tentatives, pour anéantir parm nous tout ce qui est une règle, tout ce qui est une loi, tout ce qui trace à chacun ses devoirs, et la constitution, et la république ? C’est le moment où, à l’extérieur, nos frères armés sont engagés dans une lutte qui n’est pas sans périls ; c’est le moment où, à l’intérieur, cette malheureuse population de Paris est frappée du plus épouvantable fléau, c’est le moment où nous sommes entre deux, préoccupations d’une action extérieure qui n’est pas terminée, d’un fléau intérieur qui ne nous permet le repos ni le jour ni la nuit, c’est ce moment, dis-je, qu’on choisit pour appeler aux armes, pour provoquer à l’insurrection ! Croyez-vous que les membres du gouvernement, irrités dans leurs sentimens les plus intimes, indignés comme hommes et comme citoyens, manqueront à ce qu’ils doivent faire ? » (Discours du 12 juin 1849. )

Aucun membre du cabinet ne faillit à son devoir. Dans les quinze heures qui s’écoulèrent entre le cri de guerre poussé par M. Ledru-Rollin et la fin de la nuit suivante, toutes les précautions furent prises. Le général Changarnier joua, à son grand honneur, le rôle qui aurait du être confié le 24 février au maréchal Bugeaud. L’insurrection fut étouffée en quelques heures ; plusieurs représentans de la montagne furent arrêtés au Conservatoire des arts et métiers ; les villes qui avaient reçu le signal de Paris rentrèrent dans l’ordre. L’impulsion vigoureuse venue de la capitale prévint ou réprima l’explosion dans les provinces. En peu de jours, le ministre de l’intérieur réclama et obtint de l’assemblée la mise en état de siège de Paris et de plusieurs départemens, ainsi que l’interdiction des clubs pendant un an. Chaque jour, il avait à répondre à des interpellations, à se mêler à des incidens que soulevait l’extrême gauche en faveur de la liberté de la presse. Six journaux avaient été suspendus à Paris en vertu de l’état de siège. L’opposition faisait grand bruit de ces mesures. « Je vous défie, disait M. Dufaure, de citer un journal qui ait été suspendu et qui, le matin même, n’ait pas contenu un appel odieux à l’insurrection. Les discussions, nous ne les avons jamais défendues, mais l’appel aux armes, mais la provocation continuelle à la révolte, mais toute une société obligée de se tenir continuellement comme sur un champ de bataille, parce qu’au milieu d’elle, il y a six journaux provocateurs dont les voix sont bruyantes, qui se répandent partout ! vous n’y pensez pas ! Vous vous prétendez les défenseurs exclusifs de la république, mais vous la tueriez. C’est nous, et je m’en fais honneur, qui la défendons. Vous, vous ne la comprenez pas ! vous n’en avez pas l’intelligence ! La république doit être un grand gouvernement régulier ; les principes qu’on m’oppose en feraient une insurrection continuelle. La république est un gouvernement de libre discussion, et l’exemple qu’on donne ici est celui d’une liberté perpétuellement troublée et comprimée. (10 juillet.) » Au milieu de ces débats, que ravivaient sans cesse les souvenirs récens de l’insurrection, on imagine aisément ce que devait penser M. Dufaure quand il entendait quelques-uns des placides rêveurs de la gauche défendre à la tribune la liberté illimitée. Un jour, au cours de la discussion de la loi de presse, un chef du parti eut la malencontreuse pensée de l’interroger, à la fin de son discours, sur ce qu’il pourrait faire de plus funeste à la république : « L’orateur qui descend de cette tribune, dit-il avec ce ton grave et pénétrant que sa voix prenait en certaines circonstances, vient de m’adresser une question : il me demande ce que je ferais si j’étais l’ennemi de la république. Je lui dirai très sincèrement que, si j’étais l’ennemi de la république, j’adopterais ses prétendus principes républicains, qui, en laissant à la liberté individuelle toutes ses exagérations, tous ses excès, toutes ses violences, rendraient inévitablement en peu de temps la république impossible en ce pays. » M. Dufaure avait le secret de ces ironies tantôt fines, tantôt rudes, qui écrasaient l’adversaire et dont sa diction mordante doublait par instans la puissance.

Le ministre de l’intérieur ne se lassait pas de combattre le sophisme des républicains qui voulaient par principe énerver toutes les lois. Il soutenait que les nouvelles institutions, en appelant tous les citoyens à participer par l’élection au gouvernement du pays, avaient donné plus de développement aux prétentions individuelles et que, par conséquent, elles devaient rendre plus irrésistible l’autorité légitime du pouvoir social. La fermeté de sa parole était toujours prête à défendre les lois. Lorsqu’il eut fait voter la législation sur la presse et celle relative à l’état de siège, l’assemblée se sépara. Il avait hâte d’employer la prorogation à poursuivre ses études sur l’assistance publique.

C’était la première de ses préoccupations. Dans l’intervalle des troubles, il avait eu le temps de faire nommer une grande commission chargée d’examiner ses projets et de demander un crédit de 500,000 francs pour les œuvres de bienfaisance. Aux souffrances que, depuis plus d’un an, aucun remède n’avait pu guérir ni atténuer s’était ajouté le choléra. Jamais l’assistance n’avait paru un devoir plus étroit. M. Dufaure s’y dévoua entièrement et fit avancer l’examen des questions dont la commission, nommée sur l’initiative de M. de Melun, avait abordé l’étude et qui devait embrasser, suivant la belle expression dont se servit alors M. Thiers, « la longue et douloureuse chaîne des misères humaines, afin de réaliser enfin cette fraternité si souvent annoncée, mais toujours d’autant moins pratiquée qu’elle a été plus fastueusement promise. »

Le ministre de l’intérieur ne bornait pas ses soins à suivre les travaux des commissions nommées par l’assemblée. Il établit un conseil de surveillance des prisons de la Seine ; il voulait faire revivre ces institutions vraiment libérales qui avaient été si fécondes lors de leur première organisation, en 1819, et que l’incurie avait laissées périr. Il présidait cette commission, heureux quand il retrouvait, grâce à elle, quelque abus qu’il lui fût possible de réparer sur-le-champ.

Il y avait une œuvre plus importante à laquelle il rêvait de mettre la main. Président du conseil-général de la Charente-Inférieure depuis plusieurs années, il avait été vivement frappé de l’heureuse influence et de la vie propre de ces assemblées départementales qui accomplissaient sans bruit et avec une réelle efficacité leur mission. Il croyait le moment venu d’étendre leurs attributions. Sous forme de circulaire aux préfets, une longue suite de questions fut adressée aux conseils-généraux qui étaient invités à délibérer sur chacune des réformes parmi lesquelles était comprise l’organisation si longtemps souhaitée des conseils cantonaux.

Au milieu de ces travaux si féconds, la prorogation s’écoula vite, et, avec le retour de l’assemblée, les attaques furibondes de la montagne se renouvelèrent. M. Dufaure et ses collègues étaient toujours sur la brèche. Le 29 octobre, la journée avait été plus rude que de coutume. Les représentans de cinq départemens voisins de l’agglomération lyonnaise s’étaient entendus pour interpeller, le même jour, sur l’état de siège et les violations, suivant eux quotidiennes, de la loi et de la sécurité privée qui en étaient la suite. Aux critiques acerbes, aux assertions hasardées, aux violences de langage, M. Dufaure avait répondu avec cette précision dans les faits, cette logique irréfutable et cette possession de lui-même qui avaient le don d’exaspérer la gauche. Il était monté à plusieurs reprises à la tribune et chaque fois il avait été soutenu dans ses vertes ripostes par les acclamations de la majorité. Il pouvait croire le ministère solidement établi. Le conseil qui se tint peu d’heures après à l’Elysée devait lui ouvrir les yeux. Profitant de l’absence de M. Odilon Barrot malade, le président prit la parole au milieu des affaires courantes, fit allusion aux désaccords qui le séparaient des ministres, adressa de vifs reproches au cabinet, qu’il trouvait sans force et sans énergie. M. Dufaure, au nom de ses collègues, refusa de donner sa démission. Le lendemain, quelques amis personnels du président, ceux qui devaient se faire les serviteurs de son ambition, remplaçaient les hommes d’état dont l’indépendance avait déplu.


V

M. Dufaure rentrait au milieu de ses collègues de l’assemblée sans avoir à se reprocher pendant les cinq mois de son passage aux affaires, soit une seule concession au pouvoir personnel, soit un acte contraire à la saine politique fondée sur l’ordre et la liberté. Contre lui les clameurs de la gauche se confondaient avec les vaines protestations des accusés de l’attentat du 13 juin ; entre l’insurrection et ceux qui se proclamaient les défenseurs de la république s’était nouée alors une criminelle alliance qu’il faut avoir sans cesse sous les yeux lorsqu’on veut juger l’attitude des partis à cette époque. Les partisans sincères de la république qui composaient le cabinet Barrot avaient contre eux, dans la chambre, tout ce qui se disait républicain et tout le parti de l’Elysée. Les partis monarchiques n’avaient pris aucune part au renversement du ministère Barrot. Ils regrettèrent plus d’une fois ce cabinet honnête et courageux. Du jour de sa chute, M. Thiers aurait pu dire le fameux mot qu’il fit entendre un an plus tard : « L’empire est fait ! »

M. Dufaure avait hâte de se détourner des agitations stériles qui ne convenaient ni à son activité, ni à son caractère. Sorti du ministère, il lui fallait une tâche à laquelle il pût se dévouer. L’assemblée venait d’ordonner une enquête sur l’état de notre marine : il devait être élu commissaire, il fut bientôt chargé par ses collègues de diriger leurs travaux. Après de longues études, la commission décida qu’elle se rendrait dans les ports : à la fin d’avril, M. Dufaure partit pour Toulon. Il se sentait heureux d’échapper aux débats et au spectacle d’une impuissance qui l’obsédait. Tout entier aux recherches pratiques que lui inspirait la volonté de relever notre marine, loin de toute intrigue, vivant au milieu des officiers de l’armée de mer absorbés comme lui par le souci de la grandeur nationale, il goûtait la satisfaction la plus pure et se disait qu’il rendait un service à l’état. Aussi accueillait-il fort mal les appels qui lui venaient de Paris. En vain lui écrivait-on que les élections partielles avaient été mauvaises, que la situation était devenue périlleuse, qu’on songeait à changer d’urgence la loi électorale ; plus ses amis s’agitaient et plus il se sentait calme. La vie des assemblées, — et c’est leur écueil, — surexcite l’esprit ; les grandes applications de l’intelligence comme le spectacle de la nature le calment. À Toulon, entre l’arsenal, la rade et les vastes horizons de la Méditerranée, M. Dufaure ressentait un profond dédain pour les querelles constitutionnelles. Les lettres arrivaient nombreuses, pressantes : il fallait donner un coup mortel au vote populaire ; on avait trouvé un moyen de rejeter des millions d’électeurs sans porter atteinte au suffrage universel ; il n’y avait pas une heure à perdre pour revenir à Paris et prendre part à la lutte. M. Dufaure était de plus en plus résolu à ne pas se laisser détourner de sa mission : « Nous ressemblons, écrivait-il, à un homme qui s’occuperait sans relâche à arranger la maison qu’il habite, sans songer à manger, à boire, ni à dormir, à entretenir ses forces physiques, ni à éclairer et à agrandir son âme. Pour moi, j’ai besoin d’être soutenu par la conscience que je fais quelque chose d’utile et si je dois passer ma vie de législateur à discuter des lois sur la presse ou sur les élections, j’aime mille fois mieux aller me renfermer à Vizelle. » C’était l’erreur de M. Dufaure de croire alors trop aisément à son impuissance. Dans les crises violentes, l’emportement irréfléchi des esprits passionnés n’a-t-il pas trop souvent pour cause l’abstention des sages ? Il demeura malheureusement étranger à la discussion de la loi du 31 mai qu’il désapprouvait et dont la singulière destinée fut de ne pas atteindre la démagogie et de se retourner contre l’assemblée.

C’est entre un séjour à Brest et une excursion à Cherbourg, pendant qu’il préparait dans le repos laborieux de la campagne son rapport sur la marine que lui parvint l’écho des revues de Satory. Les cris de : « Vive l’empereur ! » poussés par des régimens sous les armes étaient l’avant-coureur des violences prochaines. Il revint à Paris en décembre le cœur serré. Il chercha à secouer ces tristes présages en discutant le régime douanier de l’Algérie, dont il aurait voulu par tous les moyens favoriser l’avenir. Pendant vingt jours, il prit une part continuelle au débat. Mais l’année 1851 ne souffrait pas ces pacifiques études : elle s’ouvrait, comme elle devait se fermer, par des cris de guerre.

Les acclamations séditieuses de Satory, provoquées par les amis du président de la république et blâmées par le commandant en chef de l’armée de Paris, avaient amené entre eux une rupture. Fidèle à la constitution et approuvé par l’assemblée dont il annonçait qu’il ferait respecter les droits, le général Changarnier fut destitué ; c’était le premier acte du ministère qui venait d’être reconstitué afin de délivrer l’Elysée de ce témoin incommode. L’assemblée se souleva. Dans la même séance, on vit M. de Rémusat demander que les députés se réunissent dans les bureaux pour aviser, M. Berryer soutenir avec éclat la proposition et M. Dufaure répliquer aux ministres. Rarement sa parole avait été plus émue. Avec une vivacité de langage qui ne lui était pas ordinaire, il se demanda par quelle ironie les ministres conviaient en ce jour même l’assemblée à ne pas s’occuper de politique, alors que pendant la prorogation le pouvoir exécutif excitait deux cents journaux à attaquer, à déconsidérer la représentation nationale, en répétant que l’autorité des assemblées était finie, qu’il fallait en revenir au règne d’une volonté unique. « Que veulent dire, s’écriait-il, ces cris séditieux qui n’ont jamais été poursuivis ? Pourquoi échauffer ainsi les masses d’un grand souvenir qui ne peut plus se réaliser, qui est en dehors de nos mœurs, et que trente-six ans de gouvernement parlementaire doivent avoir pour toujours relégué dans l’histoire ? Comment se fait-il que. ce soit le lendemain du jour où il a dit qu’il respectait et qu’il ferait respecter les droits de l’assemblée que le général soit révoqué ? » La majorité était tout entière avec M. Dufaure dans cette revendication de sa dignité. Mais que pouvait-elle faire ? Réunie dans ses bureaux, elle hésita à engager la lutte. L’armée de Paris, dont elle pouvait espérer la veille encore l’obéissance, ne lui appartenait plus, elle se borna à renverser le ministère. C’était une mince satisfaction, qui ne changea rien au cours des événemens.

Le pouvoir du président, appuyé sur l’armée et sur l’administration, allait sans cesse croissant et profitait de toutes les fautes, de toutes les imprudences d’une assemblée, réduite à l’impuissance par ses divisions mêmes. Le jour où on comprit qu’en 1852 la France réélirait, malgré la constitution, le prince Louis, la majorité songea à modifier la constitution pour rendre légale une seconde élection. La révision qui appelait une constituante était un appât pour les espérances les plus contraires. Les partis monarchiques entrevirent une solution là ou en réalité il n’y avait qu’un expédient pour ajourner le condit. M. Dufaure prononça contre la révision son dernier discours politique. Il eut à résister longtemps à l’opinion de ses amis. Après l’échec de la proposition, plusieurs d’entre eux essayèrent de le convaincre et le supplièrent de s’unir à eux pour tenter une nouvelle campagne. Il demanda ce qu’on voulait obtenir, sur quel point la majorité était d’accord, se déclara prêt à apporter l’appoint de ses amis aux groupes légitimiste et orléaniste, si tous les trois étaient résolus à marcher unis pour faire certaines réformes constitutionnelles et lutter à la fois contre l’Elysée et contre l’anarchie. « Mais, vous le dirai-je, écrivait-il à M. de Tocqueville, pour l’honneur de notre pauvre France, j’ai une répugnance profonde à contribuer en quoi que ce soit à continuer le pouvoir de cet homme. Dieu me garde de vouloir le faire plus mauvais qu’il n’est ! mais enfin, comme vous me le dites très bien, c’est un aventurier, entouré, et jusqu’à un certain point dominé par d’autres aventuriers. Dites-moi à quels bons sentimens il s’est adressé. » Et après un tableau des misères morales de l’Elysée, il ajoutait : « Le peuple pourra être assez fou pour continuer un tel pouvoir ; mais il m’est impossible d’y donner la main. »

Quelques semaines plus tard, le coup d’état entrevu, annoncé, décrit tant de fois, était fait ; les députés réunis pour une protestation suprême étaient arrêtés, conduits par les rues de la ville, enfermés dans la cour d’une caserne ; les uns étaient menés dans un fort, les autres à la prison de Mazas. Après quelques jours de détention au milieu de cinquante de ses collègues, M. Dufaure sortait avec eux du Mont-Valérien et rentrait dans Paris l’âme triste et le cœur ferme, fidèle à la liberté et détestant plus que jamais la licence qui, cette fois comme toujours, avait jeté la France dans les bras du despotisme.


GEORGES PICOT.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Discours du 17 août 1835.
  3. Discours du 15 janvier 1840.
  4. Notes du marquis de Dalmatie, citées par M. Guizot. [Mémoires, IV, 308.)
  5. Nous devons au dernier survivant de la grande commission de 1839, à M. Valentin Smith, qui en était le secrétaire, la communication de précieux manuscrits dans lesquels revivent des discussions que les procès-verbaux imprimés ont tronquées, abrégées ou obscurcies en omettant les noms des orateurs.