M. Dufaure (G. Picot)/04

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M. Dufaure (G. Picot)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 342-376).
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M. DUFAURE
SA VIE ET SES DISCOURS

IV.[1]
LA RÉPUBLIQUE DE 1870
(1870-1881)


I

Pour ceux qui aiment leur patrie il est des coups qu’aucune prévision ne peut adoucir. Nos désastres trouvèrent M. Dufaure debout, le cœur brisé, mais l’âme ferme. Cette année-là, il ne prit pas le chemin de Vizelle. Au lieu de s’échapper, tout à la joie des vacances d’août, au lieu de songer à ses chères vendanges de Saintonge, il crut de son devoir de demeurer au centre de la lutte. Il n’était plus d’âge à s’enrôler, comme son père l’avait fait en 1792 ; mais il y avait d’autres sacrifices à faire. Il obtint de sa femme et de sa fille qu’elles se retirassent à Vizelle, en leur persuadant que la séparation serait fort courte ; puis, demeuré avec son gendre et son fils, il s’apprêta à supporter le siège et à donner à la patrie ce que la Providence lui demanderait.

Plus tard, au jour où les bataillons de marche étaient appelés au service du dehors, lorsque se préparaient les héroïques et infructueux efforts de Champigny ou de Buzenval, on pouvait voir un vieillard suivre, aux premières heures de l’aube, d’un pas rapide et encore ferme, les files serrées des gardes nationaux ; puis, à la dernière halte, lorsque sonnait le départ, s’il s’approchait d’un jeune chef de bataillon, d’un sergent plus jeune encore, s’il prenait congé d’eux, c’était sans un autre vœu qu’un viril encouragement au devoir. Après avoir donné ainsi tout ce qu’il aimait, il traversait Paris sans se ralentir, ne songeant qu’au succès du drapeau et aux moyens de prolonger la résistance pour sauver l’honneur. Il était de ceux qui accomplissent sans bruit et font simplement les plus grandes choses. Son âge l’aurait dispensé de tout. Qui se fût étonné de le voir attendre les événemens, entouré des siens, en son logis de Vizelle ? Il n’en eut pas un seul instant la pensée. Pour lui-même, il chercha des devoirs ; on l’avait nommé président du conseil supérieur de révision de la garde nationale, sorte de cour de cassation des conseils de guerre, dont la jurisprudence apparut, dès ses premiers arrêts, si vigoureuse et si éclairée qu’en quelques semaines elle fut fixée dans ses principaux points. À ce travail il ajouta d’autres soins ; il consacrait une part de son temps aux diverses œuvres et surtout à l’ambulance fondée dans le quartier de Saint-Augustin par un pasteur dont il admirait la charité inépuisable, puis il se rendait au conseil de l’ordre des avocats. Enfin, il ne manquait pas une des séances de l’Académie, qu’enflammait au milieu de nos douleurs le plus ardent patriotisme ; il allait y puiser de nouvelles forces et il aimait à s’asseoir auprès de celui de ses confrères qui, dans cette Revue même, contribuait si efficacement à soutenir les cœurs.

Le jour arrivait où, la guerre terminée, il faudrait songer à créer un gouvernement. Étant de ceux qui n’avaient jamais eu « aucune confiance dans la durée du pouvoir accidentel qui gouvernait la France, » M. Dufaure, ainsi que ses amis, avait souvent sondé l’avenir pour deviner quel serait l’héritier de l’empire. Il n’était pas pris à l’improviste. Ministre sous un roi et sous une république, il avait vu et comparé les deux régimes ; jamais il n’était sorti de sa bouche un mot qui impliquât une condamnation de la monarchie constitutionnelle ni une adhésion de principe à la forme républicaine. Il était libre de tout engagement comme de toute répulsion. Il est plus d’un homme d’état qui, de bonne heure sous l’empire, en étudiant la nature du suffrage universel, en sentant que le gouvernement forçait tous les ressorts et faisait perdre aux citoyens le sentiment de la mesure, qui est une des conditions des monarchies pondérées, s’était demandé si, dans l’avenir, la France pourrait connaître un autre régime que la république ou le despotisme et si jamais elle se reposerait à l’abri d’un trône constitutionnel.

M. Dufaure, qui s’était si souvent et si intimement épanché avec M. de Tocqueville, avait-il tiré de ses méditations une conclusion semblable ? N’avait-il pas parfois pensé que nous pourrions tenter encore de franchir la Manche sans traverser l’Atlantique ? C’est là un doute qu’il importe peu d’éclaircir, car il est certain que nos désastres inouïs fixèrent définitivement ses vues dès le mois d’août 1870. La France ne sortait point de l’empire libre et vaillante ; en tombant mutilée, elle était, aux yeux de la foule, victime du caprice d’un seul : la monarchie en portait la peine. D’autres auraient-ils pu rendre à la couronne un prestige, quand, à l’heure des dons de joyeux avènement, ils auraient eu en une seule année à négocier avec l’étranger, à mettre leur signature au bas du plus douloureux traité, à faire percevoir au nom de la royauté 600 millions d’impôts nouveaux, qui sait ? à réprimer peut-être des émeutes, suites trop faciles à prévoir de si formidables convulsions ? Il n’y avait pas de nom, quelle que fût sa puissance, pour qui cet héritage ne fût trop lourd. À aucune époque, une dynastie n’était née et ne s’était consolidée par la honte et la misère. Telle était pourtant la dot que la France avait à offrir. Mettre le suffrage universel en présence d’une monarchie tempérée, en une telle crise, au milieu de telles passions, c’était affronter l’océan et ses tempêtes sur une nacelle. Les esprits jeunes, les téméraires pouvaient le souhaiter. Les plus vieux n’y croyaient pas. M. Dufaure, qui repassait dans son esprit les difficultés traversées de 1831 à 1839 par un gouvernement qu’il avait aimé et servi, était convaincu qu’il fallait une tout autre force pour surmonter les obstacles qu’on mesurait déjà et pour panser les maux de la guerre.

Avec la république, il voyait les grandes difficultés de la démocratie croissant comme une marée montante ; avec la monarchie, il prévoyait des catastrophes aboutissant à un débordement subit du torrent populaire.

Dans les derniers jours du siège, l’attention se dirigeait vers la future assemblée ; chacun sentait que, lors de la reprise de l’existence nationale, les élections seraient le premier signe de vie qui serait demandé à la France. Tout en ignorant s’il était porté par les électeurs de la Charente-Inférieure, M. Dufaure était décidé à n’accepter aucune autre candidature. Cette préférence exclusive était favorable à son action sur les élections de Paris. Réuni à quelques électeurs influens, il présida un comité libéral républicain qui dressa un programme et forma une liste. Sans cette initiative, la rupture eût été complète entre le nombre qui acclamait la république, fût-elle radicale, et l’élite qui s’en détournait par crainte des excès qu’elle avait trop souvent abrités. Entre une réaction qu’il jugeait impossible et la révolution, M. Dufaure ouvrait dès ce jour la voie dans laquelle il devait marcher, en fondant un gouvernement « également hostile aux doctrines, aux violences, aux expédiens révolutionnaires du despotisme ou de la démagogie, assurant l’ordre, maintenant le constant et inaltérable respect des lois et se prêtant au développement de toutes les libertés qui font la dignité d’un citoyen et l’honneur d’un peuple, » au premier rang desquelles il inscrivait la liberté de conscience. Au bas de ce programme se rencontraient les noms de M. Vitet comme de M. Léon Say, de M. Augustin Cochin comme de M. de Pressensé. La bourgeoisie parisienne le signait comme le testament du siège et le fruit « de concorde et de confiance que de rudes épreuves supportées ensemble nous avaient fait depuis plusieurs mois apprécier et chérir. » Elle devinait ce jour-là, sans l’avoir trouvée, la formule de la république conservatrice telle que M. Thiers devait la définir.

En arrivant à Bordeaux, où il apprenait que cinq départemens l’avaient élu, M. Dufaure ne fut pas ébranlé par le spectacle des ardeurs légitimistes ; le besoin de réagir contre le double despotisme de l’empire et de la guerre à outrance n’expliquait que trop bien la première impression de la France demandant à des hommes d’honneur de lui rendre la paix. D’ailleurs il y avait un nom qui sortait le premier de l’urne électorale, que vingt-sept départemens avaient acclamé, qu’appelaient tous les partis et qui seul semblait capable de porter le poids des affaires. M. Dufaure était parti de Paris, persuadé que M. Thiers devait être mis à la tête du gouvernement. Le 16 février, quatre jours après la constitution de l’assemblée, il déposait, avec MM. Grévy, Vitet, Léon de Maleville, Rivet, de la Redorte et Barthélémy Saint-Hilaire, une proposition qui tendait au choix immédiat de M. Thiers, comme « chef du pouvoir exécutif de la république française. »

Le 17, l’assemblée nationale acceptait cette proposition, et le lendemain, M. Thiers, choisissant ses ministres, confiait à M. Dufaure le portefeuille de la justice.

La tâche du nouveau garde des sceaux, comme celle de ses collègues, était terrible. Ce n’est pas le moment de redire les prodigieux labeurs auxquels il fallut se vouer et les responsabilités que sut assumer le patriotisme de tous ceux qui, ministres ou députés, aidèrent M. Thiers dans sa vaillante entreprise. Au milieu des efforts accomplis pour relever notre pays, il y eut une action collective, dans laquelle tous les collègues de M. Thiers ont eu leur part de sacrifice et d’honneur ; mais, dans chaque département ministériel, il est facile de retrouver une œuvre spéciale de relèvement qui appartient moins au gouvernement qu’à tel de ses collaborateurs. En cette heure de désarroi universel où M. Dufaure prenait les sceaux, le cours de la justice était suspendu ou menacé par l’ennemi dans une partie du territoire, les magistrats du ministère public renouvelés par la délégation étaient partagés entre leurs devoirs professionnels, pour lesquels plusieurs se sentaient inexpérimentés, et les intérêts politiques qui formaient leur premier souci ; les correspondances entre les procureurs-généraux et le ministre étaient lentes et parfois supprimées, enfin certains sièges étaient livrés à une véritable anarchie.

À la fin de janvier et dans les premiers jours de février, M. Crémieux, dans l’exaspération de la lutte, avait prétendu user de ses pouvoirs dictatoriaux pour révoquer quinze magistrats inamovibles qui avaient fait partie en 1852 des commissions mixtes. À cette nouvelle, les protestations s’étaient élevées de toutes parts. En certaines villes, la justice avait cessé d’être rendue. Le garde des sceaux voulut que le premier projet dont il eût à saisir l’assemblée nationale fût destiné à effacer une telle atteinte au principe sur lequel il estimait que la magistrature tout entière était assise.

À Bordeaux, on entrevoyait plus d’un embarras, mais c’est à Versailles que les difficultés devaient s’amonceler. L’insurrection de Paris menaçait toute l’œuvre de paix que poursuivait le gouvernement. À la guerre étrangère elle substituait la guerre civile. Pendant qu’à la hâte et avec une rapidité dont l’histoire ne se montrera jamais assez reconnaissante envers M. Thiers, une armée était reconstituée, le gouvernement cherchait à enlever tout prétexte aux plaintes de Paris. À côté des criminels qui étaient à la tête de l’insurrection, il y avait une foule d’habitans, de commerçans paisibles qui s’étaient laissé séduire par d’absurdes mots d’ordre. Ce qui au début rendit la commune possible, ce fut la terreur des petits débiteurs, redoutant également le paiement des échéances et des loyers. Le garde des sceaux pourvut d’abord aux échéances, puis il dut s’occuper des locataires.

C’est sous le coup des plus violentes émotions, alors que retentissait au loin le bruit incessant du canon, que l’assemblée reçut communication de la loi sur les loyers. Au cours de la guerre sociale qui s’engageait à Paris, il se rencontra peu de problèmes plus difficiles et plus nécessaires à résoudre. M. Dufaure eut la pensée de chercher la solution dans la constitution de juridictions arbitrales, où figureraient, sous la présidence du juge de paix, deux propriétaires de l’arrondissement et deux locataires. Ces petits jurys auraient le droit d’accorder de longs délais et même de prononcer la remise de l’un des quatre termes de cette douloureuse année. Concession fâcheuse, suivant certains jurisconsultes, transaction contraire au droit et qui mettait à néant le respect des conventions ! Le projet vivement attaqué fut défendu avec confiance par le garde des sceaux (18 avril 1871). Il y a des circonstances où le législateur ne peut sans péril refuser d’intervenir. Dans une ville qui a traversé un long siège, lorsqu’après neuf mois sans travail, sur cinq cent mille locataires, deux cent quatre-vingt-quatre mille payant un loyer de 600 francs et au-dessous sont à la fois menacés d’expulsion et de saisie, qu’impuissans à payer, ils ont devant eux pour toute perspective la mise en vente de leurs meubles, c’est une consolation dérisoire de les renvoyer au droit commun. Il fallait agir, et le projet, en proposant la plus équitable transaction, avait le mérite de montrer l’intérêt que le gouvernement portait aux débiteurs. Le succès du système imaginé par M. Dufaure dépassa les espérances. Dès que Paris fut rouvert, il vint, chaque dimanche, tenir à la chancellerie des réunions de juges de paix, expliquant lui-même les dispositions de la loi, présidant à son application et constatant avec joie les résultats que contribuaient à obtenir le zèle des magistrats et l’esprit de conciliation des jurés.

Si M. Dufaure concourait à des lois d’exception pour mettre fin par des mesures généreuses à de cruelles souffrances, dans l’ordre politique, il n’entendait, comme M. Thiers, se servir que des lois ordinaires. Sa répugnance était profonde pour les sévérités inspirées par la colère au milieu de la lutte. À l’heure où toutes les violences étaient déchaînées, le garde des sceaux, fidèle aux convictions qui l’animaient dans l’opposition, déclarait à la chambre qu’il ne pouvait poursuivre devant le tribunal correctionnel des délits de presse et demandait qu’une loi fût votée d’urgence pour restituer au jury la connaissance des faits que lui avait attribuée la loi de 1819. Il était fier de montrer l’unité de ses convictions et d’invoquer au déclin de sa vie les grands noms qui avaient fait battre son cœur de vingt ans : MM. de Serre, Royer-Collard, Camille Jordan, le duc de Broglie. « Ce que tous les grands esprits que j’ai cités, disait-il, avaient discuté avec tant de soin, avec tant de réflexion, avec tant de profondeur, nous l’avons pieusement recueilli dans notre mémoire et nous vous avons demandé de le consacrer de nouveau. » Il admettait toutefois des exceptions et il se gardait bien d’enlever à la répression plus rapide du tribunal correctionnel les délits contre les mœurs, la diffamation et l’injure envers les particuliers.

À suivre les discussions législatives dans lesquelles sa parole jetait la lumière, à le voir prêt à répondre à toutes les questions, il est des jours où on aurait pu oublier les terribles événemens qui se précipitaient au dehors. M. Dufaure avait assez de force de volonté pour garder son esprit libre, mais sa douleur était inexprimable. La condamnation dont la commune le frappait, le pillage ordonné et froidement exécuté de sa demeure de Paris, la perte de tout ce qu’il y avait laissé de souvenirs venant s’ajouter au pillage récent de sa maison de Rueil par l’armée allemande, toutes ces douleurs le touchaient moins que les maux et l’humiliation de la France. Dans l’intimité de sa famille, il ne parlait que de l’intérêt public, de même qu’à la tribune c’est à la patrie seule qu’il songeait, le jour où sur une interpellation de M. Louis Blanc, il eut à dire son sentiment au sujet des « conciliateurs qui considéraient du même œil l’ordre légal et l’insurrection, le pouvoir créé par le vœu de la France, et la dictature qui s’est imposée par le crime et règne par la terreur. »

Il avait hâte de montrer comment il entendait qu’un gouvernement soucieux du droit fit juger un tel crime. Il se souvenait des transportations d’une autre époque et des haines dont elles avaient semé les germes. En plein accord avec M. Thiers, il mettait son honneur à ne pas faire subir une seule peine qui n’eût été régulièrement prononcée. Le jour où le dernier coup de feu fut tiré, trente mille prisonniers étaient arrêtés, il s’agissait de statuer sur chacun d’eux. Ce fut l’œuvre des conseils de guerre. Assurément il y eut des condamnations d’inégale sévérité : c’est le sort de la justice humaine, mais il n’y eut pas un châtiment prononcé sans que l’accusé ait pu se faire entendre et se faire défendre. C’est un fait sans analogue dans l’histoire des guerres civiles, et, quels que soient les jugemens des contemporains, ce sera un précédent que l’avenir ne négligera pas.

Sans enlever l’impulsion au ministre de la guerre, il prit en main la direction légale des poursuites. C’est à lui que le général Appert, qui dirigea supérieurement ce travail, en référait pour toutes les questions de droit, et ce grand exemple de respect de la loi, donné par tout le corps d’officiers au lendemain de la lutte la plus sanglante de notre temps, lui semblait un hommage et un enseignement.

Il n’y avait pas seulement à châtier, il fallait réparer les maux que des mains criminelles avaient commis. La destruction des registres de l’état civil de Paris destinée à frapper la famille, de même que l’incendie du grand livre devait frapper la propriété, créait une perturbation sans précédent. Peu de jours après la rentrée dans Paris, M. Dufaure s’entourait d’une commission chargée de préparer un projet de reconstitution ; il en dirigeait les travaux avec la plus vive sollicitude, recherchait tous les moyens d’effacer le souvenir de cette calamité publique, présentait à l’assemblée et faisait voter une loi dont il a pu suivre pendant dix ans les heureux résultats.

Les ruines de la commune n’étaient pas les seules à relever, il y avait une confiscation dont tout gouvernement soucieux du droit devait avoir hâte d’effacer les traces. M. Dufaure, qui avait siégé, depuis la mort de Mme la duchesse d’Orléans, dans le conseil où étaient traitées les affaires privées des héritiers du roi Louis-Philippe, prit une grande part à la préparation de la loi qui restituait aux princes les épaves non encore vendues de leur fortune patrimoniale.

Les travaux législatifs constituaient le principal intérêt de sa vie ; ce n’était pas ceux qui lui donnaient le plus d’occupation et de soucis. Il poursuivait un grand dessein : il voulait affranchir les magistrats, depuis les justices de paix jusqu’aux postes les plus élevés, du joug de la politique. Il ne se contenta pas d’adresser des circulaires. Le personnel de la magistrature avait été profondément modifié dans les six mois qui avaient précédé son arrivée à la chancellerie. Aux parquets de l’empire avaient succédé des magistrats envoyés par M. Crémieux. Entre les révoqués du 4 septembre et ceux qui les avaient remplacés la haine était violente, la guerre déchaînée. Dans le cabinet du garde des sceaux se succédaient dès le matin de longues files de députés : c’étaient les représentans de tout un département venant demander la réintégration de magistrats destitués. L’assemblée n’était cependant pas bonapartiste, elle l’avait prouvé en votant avec une unanimité presque complète la déchéance ; mais la majorité ne souffrait pas les magistrats improvisés qui étaient le produit de la politique. Les sollicitations, les démarches se multiplièrent. M. Dufaure qui avait commencé dès le jour de son arrivée au ministère un examen de chaque dossier, continuait son travail avec le même soin. Plus on se montrait pressé et plus il mettait de conscience à prolonger son étude. C’est le sort des modérés de mécontenter les esprits exclusifs. Des deux côtés de l’assemblée, les violens se plaignaient. À gauche, on commençait à répéter que le garde des sceaux chassait les républicains, tandis qu’à droite on s’irritait de voir un si petit nombre de réintégrations. La gauche aurait interpellé, sans la crainte de déplaire à M. Thiers ; la droite, que ce scrupule n’arrêtait pas, prit les devans et demanda comment tous les magistrats du 4 septembre n’avaient pas encore été chassés.

M. Dufaure répondit que, parmi les magistrats antérieurs au à septembre comme parmi ceux d’après, plusieurs pouvaient à ses yeux être suspects d’être des magistrats politiques. « Que ferons-nous ? ajouta-t-il. Nous rechercherons avec soin ceux qui, aux deux époques, quelle que soit leur origine, ont échappé à cette influence désastreuse pour la magistrature ; qui se sont fait remarquer par leur mérite plus que par leur zèle, qui ont été noblement infidèles au mandat que l’on voulait peut-être leur donner, qui enfin ont su garder, au milieu de la triste époque que nous avons traversée, un caractère ferme, digne, honorable, tel qu’il convient aux fonctions judiciaires. La république révolutionnaire bouleverse en un jour toute la magistrature d’un ressort. La république légale examine, étudie, s’éclaire et ne prononce qu’après avoir été pleinement éclairée. Le gouvernement agira de la sorte… Ayez-en une garantie que je me permets de dire plus élevée, c’est le sentiment de ma responsabilité envers moi-même, car je ne me pardonnerais jamais d’avoir donné sciemment et volontairement au plus ignoré des cantons de France un magistrat ou indigne ou incapable. » Cette réponse devait être le programme de tout son ministère.

M. Dufaure, qui avait échappé toute sa vie à l’action envahissante des partis, mettait son point d’honneur à créer une magistrature étrangère aux passions. L’idéal qu’il poursuivait était de former un corps savant de la législation et du droit. Il ne tolérait pas qu’une épithète empruntée à la langue des partis servit de recommandation on pût nuire à un magistrat. À Versailles, en 1871, on devine si cette austérité était faite pour plaire, et quel succès elle pouvait avoir parmi les solliciteurs qui arpentaient la rue des Réservoirs, en attendant la sortie des députés. Ce qu’on peut affirmer, c’est que chaque groupe avait son grief. En se multipliant, ces mécontentemens individuels s’annulaient quelque peu. En fait, la droite me se calma qu’en voyant grandir le mécontentement de la gauche. M. Dufaure s’absorbait et s’isolait dans ce grand travail d’examen où les hommes comparaissaient un à un devant sa conscience. Ayant sans cesse sons les yeux îles solides arrêts ou les jugemens iniques qu’un trait de plume pouvait entraîner, il ressentait toute l’émotion d’un juge à l’heure où sa voix décide une sentence. Il ne craignait point la responsabilité et la prenait tout entière ; il admirait plus que personne les qualités de M. Thiers, son courage et sa supériorité d’esprit, mais il ne tolérait pas que son universelle aptitude s’exerçât sur la justice. Plus d’une fois, le chef du pouvoir exécutif demanda à M. Dufaure des modifications dans le personnel sans pouvoir les obtenir. M. Thiers cessa de lui rien demander, sachant bien en quelles mains il laissait le domaine législatif et judiciaire. De son côté, M. Dufaure s’abandonnait à ses répugnances de plus en plus vives pour les ambitions qui, par amour l’une place, bouleversaient l’état. Il méprisait souverainement ces petitesses et lui qui ne dédaignait aucune question, se sentait plein de dédain pour les rancunes qui tenaient à des places. Il ne songeait pas aux colères qu’il amassait sur sa tête et se montrait, en cela meilleur philosophe que sage politique. Il se disait qu’à la tribune, il regagnerait facilement en autorité dans le pays ; ce qu’il aurait perdu de popularité dans les antichambres. Le remaniement du personnel détourna malheureusement le garde des sceaux de la réforme judiciaire. Aux premiers jours de son ministère, il avait mis cette question à l’étude et il en avait poussé fort loin l’examen. Divers abus le blessaient. Comme les esprits clairvoyans et généreux qui avaient saisi l’assemblée de plusieurs projets, il jugeait qu’il y avait plus d’une modification que le temps réclamait. Mais il fut arrêté par le désir de terminer l’œuvre de réparation patriotique à laquelle il s’était voué. Les cours de Colmar et de Metz les tribunaux du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle étaient pleins de magistrats animés de l’esprit français et demandant à rentrer dans la hiérarchie judiciaire. Il fallait leur faire place. Était-ce le moment de restreindre la liberté du choix qui appartenait au garde des sceaux ? De donner aux compagnies une influence sur le recrutement ? De suspendre ainsi cette reconstitution du personnel qui était entreprise dans des vues d’ensemble ? Telles furent les considérations, qui firent, à cette époque, ajourner la réforme judiciaire M. Dufaure ne se montra disposé à accueillir que l’établissement d’un examen éliminant au seuil de la carrière les incapables. Mollement soutenus par une assemblée indifférente, les auteurs des propositions se découragèrent et ne cherchèrent pas à poser cette première assise qui eût été pourtant une conquête sur l’ignorance et la faveur. En France, on n’aime pas à accomplir lentement une réforme on préfère en ajourner les avantages, dût-on recourir à une révolution.

M. Dufaure prépara, soutint et fît voter, en 1872, une loi sur le jury, à laquelle il attachait beaucoup d’importance. Sans être porté vers le jury en matière civile, ni vers une extension trop grande de sa compétence en matière correctionnelle, il tenait cette institution pour un des fondemens les plus solides de notre justice criminelle. Pour la garantir contre tout retour d’opinion, il fallait la sauver de ses propres erreurs et la préserver à la fois de l’ignorance et de la politique. Sous le régime du cens, tous les électeurs étaient jurés, mais depuis l’établissement du suffrage universel, il avait fallu faire un choix. En 1848, des commissions cantonales tirées des conseils municipaux et présidées par le conseiller-général, furent chargées de dresser la liste générale. À l’élément électif l’empire substitua les fonctionnaires nommés par lui, maires et sous-préfets. M. Dufaure avait voulu faire du choix des jurés une œuvre judiciaire ; ce fut le caractère original de la loi. Les commissions cantonales, présidées par le juge de paix étaient composées de ses suppléans et des maires, redevenus électifs, les commissions d’arrondissement des conseillers-généraux et des juges de paix présidés par le président du tribunal civil. Depuis dix ans, ce système fonctionne ; il a donné des listes d’une valeur intellectuelle et morale qu’aucun parti ne peut méconnaître. La magistrature, si fortement attaquée, travaille chaque année à ces révisions de listes avec les élus du suffrage universel, et cette collaboration offre tous les avantages d’un contrôle sans qu’elle ait donné naissance aux conflits ou aux critiques. Des candidats ont parlé d’une réforme, mais l’opinion ne la souhaite pas, tant est sage la combinaison d’où sort chaque année la liste du jury.

L’assemblée nationale comptait dans son sein les hommes les plus éclairés, et quelques-uns avaient une compétence législative que nul ne contestait ; mais ils avaient les défauts que donne un long éloignement des affaires publiques : ils voulaient de grandes réformes, et, s’ils ne pouvaient les obtenir, ils se décourageaient vite. Après un puissant effort de travail dans toutes les directions, ils se fatiguèrent et ils revinrent à la politique. La trêve de Bordeaux allait expirer ; la libération du territoire, dont la date se rapprochait grâce à M. Thiers, marquait le terme de l’armistice des partis. Sans souhaiter l’ouverture des hostilités, M. Dufaure estimait, en 1872, qu’on ne pouvait plus beaucoup retarder l’époque où il faudrait donnera la France les principales pièces du mécanisme constitutionnel. La discorde des partis et surtout l’impossibilité de fonder sur le suffrage universel une dynastie vers laquelle aucun courant ne dirigeait le pays lui semblaient commander la solution. Dans l’assemblée, une grande fraction des députés avait une conviction contraire ; ils croyaient sincèrement que le pays était favorable à la monarchie, que M. Thiers était le seul obstacle à la restauration, qu’il suffirait de tenir le gouvernail avec plus de fermeté pour faire entrer au port le navire ballotté et terminer ainsi une traversée que le pilote se plaisait à prolonger. M. Dufaure avait suivi avec tristesse les progrès et les incidens d’une lutte sourde qu’il croyait fatale au pays ; s’il estimait les hommes de la droite, s’il respectait leur caractère, il ne sentait pour leur idéal politique aucune sympathie. Il était très résolu à lutter contre eux, mais il souffrait de voir leur intime alliance avec le centre droit : à ses yeux, toute politique sage, modérée, devait, dans notre pays et dans notre temps, s’appuyer sur ceux qui, sans exclusion absolue, veulent gouverner avec l’opinion publique, sous ses regards et sous son contrôle. Il aurait désiré que tous les défenseurs sincères du régime parlementaire, qu’ils le voulussent avec un chef d’état héréditaire ou électif, se réunissent en un groupe qui n’eût reconnu pour adversaires que les partisans absolus des trois formes politiques qui nient la liberté en inscrivant sur leurs drapeaux les formules du droit divin, du césarisme ou du jacobinisme. M. Dufaure n’avait de répugnance absolue que contre ces trois systèmes qui, sans le savoir, ont tant d’attaches communes.

Il vint un jour où le garde des sceaux eut à s’expliquer sur cette grave divergence de vues. M. Thiers, inquiet de l’agitation des partis pendant l’automne de 1872, avait résolu de parler à l’assemblée avec une suprême franchise : dans son message, il déclara que le moment lui semblait venu de faire la constitution, que la république serait conservatrice ou qu’elle ne serait point, et que le seul moyen de fonder cette forme nouvelle de gouvernement était que les conservateurs la fissent eux-mêmes en abdiquant toute rancune et tous regrets. Suivant M. Thiers, le pays voulait la république, et le centre droit n’avait qu’à opter entre le rôle de vainqueur ou celui de victime. Ce langage solennel, ces conseils donnés aux partis ne provoquèrent qu’un redoublement d’agitation. On ne voulait pas encore renverser M. Thiers ; on conçut la pensée de lui fermer la bouche en proposant en apparence une loi sur la responsabilité ministérielle. M. Dufaure s’y opposa en demandant à l’assemblée de faire une loi sur les pouvoirs publics. « Vous voulez, disait-il, répondre au message. Le message a été considéré par la nation comme digne d’une assez haute estime ; les étrangers ont trouvé qu’il y avait quelque grandeur dans ce langage du chef du pouvoir exécutif de la France, après les malheurs inouïs qui l’ont désolée, après le vigoureux réveil qui, depuis dix-huit mois, la relève ; enfin, peut-être que l’histoire lui fera une certaine place. Eh bien ! messieurs, je vous le demande, si vous répondez à ce message, en disant : Une commission va rechercher les moyens par lesquels M. Thiers sera empêché d’aborder la tribune française, votre réponse aura-t-elle le même accueil ? »

La proposition de M. Dufaure l’emporta, et la première commission des trente chargée des pouvoirs les plus étendus sortit de cette journée parlementaire. Malgré cet apparent succès, la lutte entre le président et l’assemblée s’accentuait. Le garde des sceaux était de plus en plus impatient de voir constituer les pouvoirs publics. Il se souvenait du conflit sans issue créé par la constitution de 1848 et il appelait de ses vœux une seconde chambre également indépendante des députés et du pouvoir exécutif qui servît entre eux d’arbitre et assurât l’équilibre des pouvoirs. Tel fut le point sur lequel portèrent ses longues négociations avec la commission des trente. Il ne se lassait pas de lui montrer que cette lacune ne pouvait être plus longtemps soufferte sans la plus extrême imprévoyance.

Un instant on crut que le conflit serait apaisé lorsque, le là décembre 1872, à propos de pétitions réclamant la dissolution, M. Dufaure, ayant demandé l’ordre du jour, fit un discours si énergique contre les menées dissolutionnistes que les droites lui firent la plus triomphante ovation. À relire, à dix années d’intervalle, ce langage éloquent dans lequel le garde des sceaux ne se séparait en rien de ses collègues et du chef de l’état, on demeure confondu de la physionomie que l’esprit de parti et l’impression d’une séance peuvent donner à une harangue. À certains jours, l’assemblée voulait voir entre M. Thiers et M. Dufaure des nuances d’opinion là où, à vrai dire, il n’y avait que des différences de caractère.

Le succès du 14 décembre engagea M. Dufaure à s’occuper plus particulièrement des travaux de la commission des trente. Ce fut lui qu’elle appelait le plus souvent, ce fut lui que M. Thiers déléguait quand il fallait discuter pied à pied des articles dont il avait peine à supporter l’énoncé. La majorité de la commission ne craignait pas de dire que le « malaise dont on souffrait tenait à l’intervention du chef du pouvoir exécutif dans les débats, qu’en sa présence l’assemblée perdait sa liberté. » Il fallut des semaines et des mois de discussions minutieuses pour arriver à une transaction puérile qui permettait à M. Thiers de parler dans une séance annoncée à l’avance et dont il serait le seul orateur. M. Dufaure, après avoir débattu ces combinaisons bizarres, ressemblait au témoin d’un combat singulier qui aurait longtemps discuté sur le choix des armes et les conditions de la lutte : un seul point n’était pas douteux, c’est qu’un duel à mort allait s’engager. Il ne cessa pas d’assister M. Thiers ; il avait à cœur de servir de second à l’homme d’état qui, selon lui, portait le drapeau de la France,

Les événemens se pressaient : l’élection de M. Barodet à Paris et diverses élections de province avaient augmenté les alarmes de la droite. L’entrée dans le cabinet de MM. Casimir Perier, Bérenger et Waddington, remplaçant MM. Jules Simon et de Goulard, provoqua des interpellations ; ce fut M. le duc de Broglie qui les développa le 23 mai. M. Dufaure réfuta son discours point par point. Il n’y a pas à revenir sur cette lutte oratoire ; elle est à la fois trop voisine et trop lointaine.

Le chef des droites était profondément convaincu que le gouvernement de la France était armé d’une baguette magique, qu’il pouvait diriger à son gré le courant de l’opinion, que, si M. Thiers n’arrêtait pas le flot montant du radicalisme, sa complicité seule en était cause. Il était persuadé que le cours des événemens pouvait être changé par une main plus jeune et une résolution plus ardente de s’opposer aux progrès de la démocratie. La majorité le crut avec lui : son vote, en renversant M. Thiers, permit à M. le duc de Broglie d’en faire, sans rencontrer d’obstacle, une expérience tout à fait décisive.

M. Dufaure fut peu sensible à la perte du pouvoir, mais il aimait trop son pays pour ne pas rougir de son ingratitude envers celui qui aurait dû être maintenu aux affaires, autant par la reconnaissance publique qu’afin d’éviter les secousses aiguës et stériles qu’il était permis de prévoir.


II

Pour l’extrême droite, le pouvoir du maréchal n’était qu’un mandat provisoire auquel un événement prochain allait mettre un terme. M. Dufaure aurait voulu que cet aveu de projets secrets fût fait à la tribune. Le 2 juillet, il demanda vainement la mise à l’ordre du jour des bureaux des projets de lois constitutionnelles qu’il avait déposés au nom du gouvernement de M. Thiers. Après l’automne agité de 1873, lorsque le refus venu de Frohsdorf eut fait avorter l’entreprise, M. Dufaure reprit avec la même obstination sa demande. À la proposition de créer le septennat, il réclamait, le 5 novembre, qu’on joignît les lois constitutionnelles pour en saisir la même commission. L’assemblée n’admit pas la jonction, mais elle décida, peu après, la formation d’une nouvelle commission des trente à laquelle seraient renvoyés, après une année d’attente, toutes les lois. Des cinq membres de gauche admis dans la commission, M. Dufaure fut le premier. Nous ne pouvons le suivre dans ces interminables débats, que la majorité ne se lassait pas de retarder par l’espérance toujours poursuivie de quelque solution chimérique.

Il luttait depuis sept mois dans le sein de cette commission, lorsque M. Casimir Perier déposa une proposition tendant à l’organisation de la république. Sa conviction était trop ancienne pour laisser à d’autres le soin de répondre à M. de Broglie. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’étaient « les époques où les nations fatiguées des longues luttes engagées dans leur sein cherchent un homme auquel elles s’adressent, devant lequel elles s’inclinent, à l’autorité duquel elles veulent se rendre. Messieurs, cela est trop vrai, il y a trop de personnes qui poussent les nations à ces idées d’abaissement et d’abdication. Mais nous avons à voir les choses de plus haut, et si ce que l’on disait était vrai pour nous en ce moment, s’il y avait en effet une tendance A dédaigner ces luttes parlementaires qui ont fait autrefois l’honneur de notre pays et à se rejeter vers la tutelle du pouvoir d’un seul homme, ce serait une raison de plus pour que nous fissions comprendre à tout le monde que la force d’une nation réside dans les principes dont elle vit plus que dans les hommes qui la gouvernent. « Il rappela qu’on avait vu, du 24 mai au 20 novembre, des comités occultes se substituer au gouvernement et suppliait l’assemblée de faire l’acte le plus conservateur qui se puisse imaginer, en donnant un caractère constitutionnel et permanent aux institutions de la France ?

En tenant ce langage, il répondait aux sentimens du pays fatigué de l’incertitude et ne voyant devant lui que des illusions sans lendemain. Battu dans l’assemblée, il ne perdait pas courage, et lorsque M. Wallon commençait fort à propos sa campagne contre le provisoire, M. Dufaure était auprès de lui, l’appuyant à la tribune comme il avait soutenu ses projets dans la commission des trente et déterminant par sa parole les actes de raison qui ramenèrent du centre droit quelques voix courageuses et déterminèrent le vote du 30 janvier. La lutte soutenue avec tant de vigueur, depuis quatorze mois, dans le sein de la commission, avait porté ses fruits. La décision de l’assemblée, en écartant l’œuvre des trente, jeta le désarroi dans leurs rangs. De ce jour, ce fut M. Dufaure qui se fit en réalité le leader du débat, et chaque scrutin vint attester à la fois la défaite de ses adversaires et leur résignation croissante.

M. Dufaure ressaisissait son autorité sur l’assemblée. Ceux même qui ne l’avaient pas suivi reconnaissaient qu’il était l’homme nécessaire. On ne parlait pas de l’appeler à former un cabinet, mais le jour où M. Buffet fut chargé par le maréchal de constituer un ministère, il fut entendu entre les politiques que les sceaux seraient rendus à celui qui avait poursuivi avec patience la constitution des pouvoirs, non comme une revanche du 24 mai, mais comme l’accomplissement d’un devoir patriotique ; il refusa d’entrer seul dans le cabinet, et il obtint que le portefeuille des finances fût donné à M. Léon Say. Il fut entendu que la première mission du ministère serait d’achever l’œuvre si longtemps retardée et enfin commencée des lois fondamentales. Dans ces circonstances, M. Dufaure ne pouvait refuser l’appel qui lui était fait. Il y a une règle de loyauté qui domine les relations parlementaires et qui interdit à celui qui a fait triompher un principe de se refuser à l’appliquer. Entre la politique de 1874, qui vivait d’ajournemens, et celle de 1875 qui menait à un but défini, la mise en mouvement des rouages constitutionnels, avec la constitution des deux chambres, il y avait toute la distance qui sépare l’immobilité de la marche. M. Dufaure, qui n’avait cessé de soutenir la politique nouvelle, ne pouvait se refuser a la servir. Il rentra à la chancellerie qu’il avait quittée depuis le 24 mai comme s’il en était sorti la veille, et sa première circulaire aux procureurs généraux avait pour but de renouer le fil rompu de la tradition : « Étranger, leur écrivait-il, depuis bientôt deux ans, à l’administration de la justice, je désire savoir les difficultés que vous avez rencontrées. » Après leur avoir annoncé « le régime défini et légal qui venait de remplacer un état provisoire, » il insistait sur les menées bonapartistes et sur la vigilance qu’elles exigeaient. Peu de jours après, le garde des sceaux remettait en vigueur l’une des règles auxquelles il tenait lé-plus et qu’avait annulée l’un de ses prédécesseurs : il enjoignait aux juges de paix de se renfermer dans leurs fonctions judiciaires. En un mot, on sentait qu’un ministre de la justice, soucieux d’arracher les juges aux périls de la politique, venait de ressaisir la conduite des affaires.

Le garde des sceaux avait hâte d’accomplir son premier devoir en déposant les projets complémentaires sur les rapports des pouvoirs publics et sur les élections des sénateurs. Les droites avaient épuisé leurs forces, et la discussion de ces lois se produisit sans incident notable.

M. Dufaure était fort inquiet des agitations du parti de l’appel au peuple. Plus son prédécesseur avait paru indifférent aux rapports du procureur-général près la cour de Paris, et plus M. Dufaure avait à cœur de défendre M. de Leffemberg contre les attaques de M. Rouher. Il semblait que, depuis quelque temps, les partis eussent le droit de conspirer. « Il y a là, dit-il, des essais, des efforts sur lesquels nous devons avoir incessamment les yeux ouverts. Je n’admettrais jamais, quant à moi, je ne garderais jamais le pouvoir à cette condition qu’après tout ce qui a été dit du haut de cette tribune et tout ce qui a été écrit dans cette enquête, vous vissiez un gouvernement indifférent, sans souci, fermant les yeux sur les tendances, les projets qui ont été manifestés par le parti du comité de l’appel au peuple, et qui ne fût pas prêt, au moindre pas que l’on ferait sur cette pente, à les réprimer, comme tout projet pareil qui, de tout autre côté, mettrait la société en péril. » Ce langage sortant d’une bouche ministérielle était nouveau : évidemment le ministre de la justice était résolu à montrer qu’il existait un gouvernement respectant la constitution et décidé à la faire respecter.

Néanmoins tant que la chambre haute n’était pas créée, l’équilibre risquait à tout instant de se rompre. Pour atteindre ce but, il fallait suivre une politique de ménagemens, ne pas froisser l’assemblée, savoir attendre, regarder à la fois la majorité pour éviter une rupture et les partis pour modérer leurs manifestations. Telle fut la tâche difficile de l’année 1875. M. Dufaure ne fit de grands discours qu’en faveur du scrutin d’arrondissement. Il était persuadé que le scrutin de liste, favorable à l’établissement de grands courans d’opinion, était le suffrage qui convenait aux heures troublées qui précèdent l’élection des assemblées constituantes et souveraines. En 1848, en 1871, ce mode de scrutin avait sauvé la société. Il trouvait naturel que ceux qui veulent faire de la politique à outrance s’en lissent les défenseurs. En 1876, M. Dufaure, comme la France, était fatigué de la politique des partis. Pour lui, il ne s’agissait pas d’élire une constituante on se fussent reflétées sous leurs nuances les plus vives, et avec l’éclat de la parole et l’ardeur de la pensée, les passions du pays, mais d’appeler les arrondissemens à choisir dans leur sein des hommes de bon sens résolus à pratiquer sagement la nouvelle constitution. La médiocrité, qui est l’écueil du scrutin uninominal, l’effrayait moins que la passion. Il soutint vivement la discussion et montra que le scrutin de liste détruisait les rapports entre les électeurs et le candidat, leur substituait l’action de comités anonymes et risquait de décourager l’électeur en lui enlevant toute initiative et toute influence. Le scrutin d’arrondissement l’emporta. C’était le testament de l’assemblée.

Les élections constituèrent le sénat, puis le 20 février, les députés furent nommés. L’échec de la politique hésitante dépassa toutes les prévisions. Le suffrage universel par horreur des équivoques se porte toujours vers les extrêmes. Si le scrutin de liste eût été en vigueur, n’est-il pas permis de supposer que la réaction républicaine cherchant l’expression la plus claire de sa pensée eût fait de tels choix que d’un seul coup toutes les digues eussent été emportées ? Les élections donnaient à la vérité la majorité aux gauches, mais elles n’excluaient pas la pratique d’une politique modérée. Elles n’écartaient que les défenseurs des stériles transactions exigées par l’assemblée nationale. M. Buffet, battu dans quatre collèges, donna sa démission, dès que les résultats du scrutin furent connus. Le maréchal obéit à l’opinion publique et nomma le même jour M. Dufaure président du conseil. Il fallait terminer les élection, en surveillant les scrutins de ballottage. M. Dufaure, ministre de l’intérieur par intérim, y appliqua tous ses soins. Sans changer le personnel, il tempéra l’ardeur de certains préfets, interdit toute infraction aux règles de la neutralité électorale et s’efforça de calmer les passions, tandis qu’il préparait les élémens de son nouveau ministère. Aux monarchistes qui suivaient naturellement M. Buffet dans sa retraite, le nouveau président du conseil substituait des membres du centre gauche comme MM. Ricard, Christophle et Waddington, ou des amis d’ancienne date tels que M. Teisserenc de Bort et l’amiral Fourichon.

À dater de ce jour, M. Dufaure considérait que la politique était toute différente. Jusque-là il avait eu pour adversaire l’équivoque. Désormais il allait avoir à lutter contre des affirmations positives servant de mot d’ordre à des impatiences longtemps contenues.

Dans les premiers mois, il n’y eut pas de difficultés sérieuses. L’amnistie pour les insurgés de la commune fut la première des sommations radicales ; mais l’extrême gauche s’en souciait seule. Le cabinet fut unanime à la repousser et à décider en même temps que le gouvernement userait du droit de grâce pour effacer peu à peu et dans la mesure de l’équité, les suites de la guerre civile. Sur-le-champ, le garde des sceaux institua une commission des grâces chargée de l’éclairer et de préparer avec voix consultative les propositions qu’il soumettrait au président de la république.

Cette politique de détente à laquelle ne se mêlaient ni haines ni faiblesses, convenait aux nouveaux élus. Les électeurs ne les avaient chargés que de maintenir la république et d’en affirmer l’existence. Ils trouvaient un gouvernement qui prenait au sérieux nos institutions. Cela suffisait à leurs premières exigences. La session se passa sans orages, et le garde des sceaux trouva le temps de se livrer aux études qui étaient pour lui un repos.

À côté de l’initiative parlementaire dont il lui semblait que la chambre faisait abus, il lui plaisait d’accomplir sans bruit des réformes durables. L’étude des législations étrangères avait attiré de bonne heure son attention. Président de la société de législation comparée, il avait suivi et dirigé ses travaux. Il lui sembla que l’état, sans se substituer à l’initiative privée, avait une action féconde à exercer en formant une collection de lois étrangères qu’un système bien établi d’échanges tiendrait sans cesse au courant. Il demanda au budget une allocation annuelle et forma auprès du ministère, sous la présidence d’un des plus savans jurisconsultes du conseil d’état, devenu son ami, un comité auquel il confia la mission de réunir tous les textes et de publier les traductions des codes étrangers. Rien n’est venu troubler dans son développement une œuvre qui offre aux chambres et à tous ceux qui étudient ou qui appliquent le droit une ressource jusque-là inconnue.

Le garde des sceaux était persuadé que le seul moyen de mettre les magistrats à l’abri des attaques qui se produisaient, et dont il pressentait le redoublement, était de peupler les compagnies judiciaires des intelligences les plus distinguées et d’entretenir à tous les degrés le goût des travaux de l’esprit. Tel fut le but qu’il ne cessa de poursuivre. L’établissement du concours au seuil de la carrière judiciaire en fut la marque la plus éclatante. Il avait été frappé des résultats que donnait le concours à l’aide duquel se recrutaient les auditeurs au conseil d’état : il résolut d’instituer, sous le nom d’attachés, un corps de candidats parmi lesquels il puiserait les jeunes magistrats. « Nous vivons, disait-il dans la circulaire où il exposait les motifs de sa résolution, à une époque où toutes les fonctions publiques qui ne sont pas données à l’élection doivent se défendre par le mérite de ceux qui les occupent. Nous n’échapperons à l’application des théories fausses qui se sont fait jour dans ces derniers temps relativement à l’élection des magistrats qu’à la condition d’éviter dans nos choix toute faiblesse et de ne laisser entrer dans les rangs de la magistrature que des jeunes gens capables, instruits, ayant déjà fait leurs preuves et conquis l’estime de ceux qui ont assisté à leurs débuts. » le concours fit sortir de l’obscurité des hommes de savoir et de mérite auxquels la magistrature « n’aurait ouvert ses rangs que très tard et avec beaucoup de difficulté. » La valeur des épreuves dépassa l’attente : un grand nombre de jeunes gens apportèrent dans les parquets un talent qui mit hors de conteste l’institution des concours. La faveur seule s’en émut ; les choix purement politiques en souffrirent ; à la chambre, les solliciteurs évincés ne cachèrent pas leur dépit. Aussi, après M. Dufaure, le concours, de toutes les réformes la plus démocratique, devait-il être délaissé.

Il ne suffisait pas d’assurer le recrutement, il fallait que la discipline des tribunaux, le travail régulier de leurs membres fût partout assuré. M. Dufaure craignait que le contrôle manquât de vigilance. Les procureurs-généraux furent invités à faire des tournées fréquentes et à envoyer des rapports sur chaque siège et sur chaque magistrat. Rien de plus curieux que cette vaste enquête sur l’état de notre organisation en 1876 ; chacun de ces rapports jette sur nos mœurs judiciaires une lumière inattendue ; l’horizon peut paraître borné, la vie modeste et routinière, mais la valeur morale est très grande et le respect des justiciables entoure le tribunal. Seuls, les jeunes magistrats, arrivant avec toute l’ardeur de leur âge au milieu de ces existences paisibles, sentaient le poids de leur inaction. Quelques-uns, réagissant d’abord avec énergie, préparaient une étude sur un point de législation ou d’histoire, puis le découragement les envahissait. Le garde des sceaux voulut qu’un comité composé de tous les magistrats membres de l’Institut prît connaissance des travaux de leurs jeunes collègues, soit pour en faciliter la publication, soit pour en mentionner le mérite dans le dossier de l’auteur.

À ces réformes intérieures il faut ajouter les travaux législatifs qui se préparaient à la chancellerie et dont les chambres allaient être saisies. À la suite de longues études, M. Dufaure reconnut que le principal vice de l’organisation judiciaire actuelle était le nombre excessif des magistrats et l’insuffisance de leur situation pécuniaire. Il voulut apporter un remède au mal, sans altérer aucune des garanties actuelles, sans changer les relations des justiciables et sans modifier une seule de nos lois de compétence. Il y parvenait en supprimant en certains sièges peu occupés deux juges et un substitut et en puisant dans un tribunal voisin, les jours d’audience, les magistrats nécessaires. Appliqué pour de petites distances reliées par un chemin de fer, ce système aurait réalisé une économie sensible, sans bouleverser l’administration de la justice, plus que ne le font les voyages des magistrats et des avocats allant aux environs de Paris et en revenant, chaque matin, dans la saison d’été. Ce projet n’était pas de nature à intéresser les chambres : aucun des partis n’y trouvait d’aliment à ses passions ; la gauche n’y rencontrait pas le moyen d’obtenir une épuration du personnel judiciaire. Le projet fut oublié.

Il n’y a pas lieu d’en être surpris quand on songe que la réforme la plus favorable aux petits propriétaires, imaginée par M. Dufaure et proposée en 1876, n’est pas encore votée par la chambre des députes. Les ventes judiciaires d’immeubles donnent lieu à des formalités ruineuses pour les petites propriétés. Croirait-on que, pour les immeubles vendus moins de 1,000 francs, les frais absorbent la moitié de la valeur. Si l’enchère est au-dessous de 500 francs, la confiscation est complète. À cet ancien abus, que la routine croyait impossible à corriger, le garde des sceaux entendit remédier. Il obtint du ministre des finances une remise progressive des droits d’enregistrement, qui variait suivant le prix de vente et qui s’élevait jusqu’à la totalité des droits si l’immeuble avait été vendu moins de 500 francs. Une concession aussi large appelait un sacrifice analogue de la part des auxiliaires de la justice. Représentés dans la commission réunie à la chancellerie, ils adhérèrent aux plus généreuses réductions. Dans un pays où la propriété est aussi divisée qu’en France, il n’y avait pas de projet plus démocratique ni qui méritât plus un vote d’urgence. Au moment où M. Dufaure le déposait, il aurait été bien surpris, si on lui eût dit qu’une commission saurait le retenir et l’enterrer pendant six ans.

D’autres projets étaient préparés en silence : les améliorations bruyantes ne sont ni les plus fécondes ni les plus durables. M. Dufaure, on le sait, avait le goût des réformes. Sa longue expérience accueillait avec satisfaction celles que concevait l’initiative toujours en éveil de son jeune secrétaire-général ; cette époque de sa vie fut une des plus dégagées de souci. Il était heureux d’observer, dans toutes les branches du service judiciaire, des modifications heureuses, une impulsion plus éclairée, une meilleure organisation.

La fin des vacances vint détourner le garde des sceaux de ces intéressantes études. Les députés de la gauche revenaient fort animés contre les fonctionnaires, dont l’adhésion à la république leur semblait singulièrement lente. Chaque député avait un grief contre un des ministres, mais les magistrats avaient le don d’exaspérer leurs colères. Il y avait plus d’un membre de la chambre qui menaçait de renverser le président du conseil pour un juge de paix. Le jour où le parlement reprit ses travaux, un observateur attentif aurait pu voir que les rapports entre le garde des sceaux et les députés s’étaient sensiblement aigris. Les discussions ne tardèrent pas à s’en ressentir.

La cessation des poursuites à l’occasion de la commune fut l’objet d’une première discussion irritante. On était d’accord sur le fond, mais la gauche soutint et fit passer, malgré le cabinet, le dessaisissement de la juridiction militaire au profit des cours d’assises. Peu de jours après, le refus des honneurs funèbres aux membres de la Légion d’honneur enterrés civilement souleva un débat menaçant, et le projet déposé par le gouvernement afin de ne rendre les honneurs qu’aux militaires en activité de service, en passant à côté de la question, ajouta au mécontentement. L’examen du budget des cultes s’ouvrait sous de fâcheux auspices. Il semblait que la gauche eût accumulé en quelques articles toutes ses revendications les plus inopportunes. La suppression du budget des cultes fut aisément écartée, mais l’augmentation de traitement pour les desservans pauvres, proposée par le garde des sceaux, fut votée de mauvaise grâce après plusieurs réductions successives et à la suite de propos acerbes qui révélaient une lutte systématique contre le clergé et qui mettaient à une singulière épreuve la patience de M. Dufaure.

Affaibli à la chambre, le président du conseil était presque déterminé à se démettre. Il aurait fallu que le sénat, le voyant ébranlé, fît un effort pour le soutenir. La loi sur la cessation des poursuites allait permettre de savoir ce que, de ce côté, on pouvait attendre. Après une discussion approfondie et malgré un discours du garde des sceaux, la majorité du sénat la rejeta. M. Dufaure n’hésita plus à se retirer. Il était persuadé que, ni ses convictions, ni ses goûts, ni son tempérament ne convenaient à une chambre jeune, inexpérimentée, ne connaissant ni les questions ni les difficultés de la politique. Il souffrait des malentendus et s’en irritait. À aucune époque, la responsabilité de sa mission ne lui avait paru plus pesante.


III

M. Dufaure recouvrait avec bonheur sa liberté. S’il avait moins aimé son pays, il eût goûté un repos sans mélange, mais les préoccupations le suivirent alors même qu’il s’éloignait de Versailles pour aller chercher, pendant l’hiver, un climat nécessaire à la santé de Mme Dufaure. De loin, il essaya de comprendre le singulier spectacle que le bruit et le mouvement de la scène l’avaient peut-être empêché de saisir. Plus il suivait les symptômes de cette instabilité des esprits et moins il se rendait compte des mobiles qui maintenaient les députés en une perpétuelle agitation. Lui, qui désirait si sincèrement l’établissement et la durée d’un régime régulier fondé sur le respect des lois, ne pouvait souffrir cet abus de l’initiative parlementaire remettant tout en question, ne laissant debout ni une loi, ni une institution. « Si la majorité, écrivait-il de Menton le 27 février, avait une foi républicaine sincère et éclairée, quelle joie d’assurer la pratique paisible et patiente de cette machine gouvernementale pour prouver qu’aucun de ses organes, suffrage universel, dualité législative, chef électif et temporaire, n’est incompatible avec l’esprit, le caractère et les intérêts politiques de notre pays ! Au lieu de cela, quelle politique inquiète, quels rêves de malades ! quelles conséquences singulières tirées de ce mot de république ! quelle impatience de voir réaliser ce qu’on a imaginé ce matin, ce que l’on combattra ce soir ! quelle absence complète d’unité de vues, de discipline parlementaire, de confiance en ses plus anciens amis ! Depuis que je ne suis plus au pouvoir, je suis tout étonné d’y avoir été. Je m’en souviens comme on se souvient d’avoir été au bord d’un précipice. J’éprouve quelque vertige en y pensant. » En faisant les vœux les plus vifs pour ses successeurs, il suivait avec une extrême attention les incidens de la lutte et ne comprenait pas que la chambre fût assez imprévoyante pour attaquer et affaiblir M. Jules Simon.

À l’heure où il revenait à Paris, entrevoyant un renversement du cabinet et s’alarmant des perspectives qu’il apercevait au-delà, le maréchal congédiait inopinément ses ministres et appelait le duc de Broglie. Ce n’était ni une violation de la loi, ni un coup d’état, ce n’était qu’un coup de tête. De sages conseillers auraient pu en prévenir le danger. Ceux que le président de la république écouta lui persuadèrent que, l’acte une fois commis, il fallait aller jusqu’au bout et tenter de guérir la France de ses sympathies républicaines en six mois. Dès le premier jour, M. Dufaure jugea l’aventure. Il en prévit l’insuccès, mais il était loin de croire aux moyens qui furent successivement mis en œuvre.

Il vota au sénat contre la dissolution, non qu’il renonçât à son jugement sévère sur la chambre des députés, mais parce qu’il croyait qu’un appel aux électeurs, venant de la droite, au milieu d’un si violent conflit, était de nature à surexciter les esprits, à donner aux députés une popularité qu’ils ne méritaient pas et à transformer les mécontentemens en passions obstinées. Il se rendit bientôt en Saintonge. C’est là seulement qu’il lui fut permis d’apprécier les ravages de la politique pratiquée par le ministère. Sa douleur surtout fut profonde en voyant ce qu’on tentait de faire de la magistrature qu’il avait formée et défendue pendant quatre ans. Les juges de paix avaient été révoqués ; autour de lui, il y avait eu des iniquités révoltantes. Il gémissait en comparant nos mœurs politiques à celles des pays rompus à la liberté, en voyant la facilité avec laquelle un cabinet « abusait du pouvoir que le sort avait mis entre ses mains pour désorganiser toute une grande institution et se livrer à une débauche d’arbitraire. » Les préparatifs des élections tardives, en lui montrant le ministère se cachant à tout instant derrière le maréchal, blessaient son respect de la responsabilité ministérielle. Il lui semblait qu’après la faute du 16 mai il n’y en avait pas de plus grande que de compromettre la personne du président de la république et d’user sans profit d’une influence qu’il eût fallu mettre en dehors et au-dessus de la lutte. Le résultat des élections ne le surprit pas ; mais il fut consterné d’apprendre qu’il existait des conseillers assez aveugles pour proposer au maréchal une nouvelle dissolution ; le mois de novembre se passa à supputer les chances d’une seconde campagne. Dans le désarroi de la défaite, on écouta toutes les propositions pour éviter l’appel aux adversaires du 16 mai, même les moins bruyans, ce qui semblait une capitulation inacceptable. On multipliait les plans de campagne pendant que la chambre des députés, maîtresse du budget qu’elle refusait de discuter, se préparait aux événemens. Jamais conflit plus aigu n’avait excité plus vivement les esprits. M. Dufaure se demandait avec anxiété si la France allait être jetée dans la guerre civile. Seul, M. d’Audiffret-Pasquier, au commencement de décembre, avait osé parler avec franchise au maréchal. S’il était suivi par ses amis, les plus grands malheurs pouvaient être évités. Dans des réunions peu nombreuses, mais qui suffisaient à déplacer la majorité dans le sénat, M. Bocher tint, au milieu des constitutionnels, le langage le plus courageux et le plus net : ses amis et lui ne suivraient pas le président dans une nouvelle campagne de dissolution ; il fallait que le maréchal, après avoir consulté le pays, se résignât à gouverner parlementairement comme on gouverne dans tous les états d’Europe. C’était la condamnation de la politique violente. M. Dufaure fut appelé. Ses conditions étaient précises : un cabinet homogène et indépendant ; une déclaration publique du maréchal proclamant que son gouvernement rentrait dans les voies parlementaires, et l’adhésion à deux projets de loi sur le colportage et sur l’état de siège. Elles ne furent acceptées que trois jours après, lorsque toute espérance d’un cabinet de droite, caressée jusqu’à la dernière heure, se fut définitivement évanouie devant la fermeté des constitutionnels.

Jamais président du conseil n’était entré au pouvoir dans des conditions plus difficiles. Entre la chambre et lui, aucun accord de tempérament ; entre le chef de l’état et son premier ministre, un fond d’estime sincère pour le caractère, mais peu d’idées politiques communes, une alliance imposée par les événemens et rappelant sans cesse à l’un des deux sa défaite. En un mot, M. Dufaure, placé entre les deux adversaires, n’avait de force vis-à-vis de la chambre que parce que sa présence était le signe visible d’une victoire que les amis du maréchal tenaient pour une humiliation. Il fallait le renom d’inébranlable fermeté de M. Dufaure pour faire tenir debout, au milieu de telles complications et pendant quatorze mois, un ministère modéré. L’habileté y eût échoué. La loyauté un peu rude d’un homme d’état de quatre-vingts ans sut y parvenir.

L’effet, en France et en Europe, fut immense. En se soumettant, non devant un homme, mais devant son pays librement consulté, le maréchal avait écouté les voix les plus sages. Pour la première fois, disait-on, la France avait su faire l’économie d’une révolution.

M. Dufaure appela autour de lui tous ceux dont il avait pu, en d’autres temps, apprécier la valeur. Grâce à M. Léon Say, l’accord fut sur-le-champ rétabli avec la commission du budget, et la loi de finances fut votée.

Une première tâche s’imposait au nouveau ministère : il fallait avant tout panser les plaies des sept derniers mois. Cette fois, le personnel ne causait pas les difficultés les plus sérieuses. Il fallait à peu près rétablir partout les fonctionnaires qui accomplissaient paisiblement leur tâche le 15 mai précédent. Pour le ministère de la justice, dont M. Dufaure s’occupait exclusivement, le travail porta d’abord sur les juges de paix. Successivement, les magistrats révoqués reprirent leurs places, à moins qu’ils n’eussent démérité. Cet examen permit de juger les chefs de parquets.

Dans l’ordre politique, les réparations étaient moins faciles. La magistrature avait été mêlée à l’œuvre du 16 mai par les répressions mêmes qui lui avaient été demandées : des colères nouvelles s’étaient ameutées contre elle. Les condamnations minimes ne sont pas celles qui laissent de moins longues traces. Or les contraventions, les délits de presse et de colportage avaient été poursuivis par milliers. Il fallait couvrir d’un oubli complet toutes ces erreurs de la passion politique. Dès le lendemain de la constitution du cabinet, la loi d’amnistie fut proposée à la chambre des députés et, au mois de janvier, lorsque le parlement reprit ses séances, le gouvernement pressa l’examen des lois qui, suivant ses amis, devaient rendre impossible le renouvellement d’une campagne aussi funeste aux intérêts conservateurs.

Au sénat, les discussions furent animées, elles ravivaient de récens et pénibles souvenirs. Une politique sage commandait cependant des précautions spéciales. L’état de siège, qui aurait été décrété dans l’automne à la veille des élections sans la résistance peu connue du parquet de la cour de cassation, était une mesure si grave qu’il fallait empêcher à l’avenir que des pouvoirs destinés à réprimer l’insurrection devinssent un instrument de pression électorale. M. Dufaure tenait ces lois pour aussi sages que nécessaires. Les constitutionnels leur firent bon accueil. À droite, on eut l’injustice et l’imprudence de les qualifier de lois de parti. C’est à propos du colportage que M. Dufaure eut à répondre à ce grief : « Si nous étions, dit-il, un ministère de parti, qu’aurions-nous fait ? Nous aurions gardé l’arme dont on s’était servi, et vous auriez eu peut-être à en gémir autant que nous en avons gémi pendant les dernières élections. Nous n’avons pas voulu le faire ; nous croyons avoir agi en véritables politiques et, au lieu de demander pour nous le funeste présent de pouvoir supprimer les journaux de nos adversaires et de laisser répandre les nôtres, nous vous avons demandé de voter une loi claire ; correcte et précise qui interdirait au pouvoir de faire à jamais ce que nous aurions pu faire, si nous avions été des hommes de parti. » (26 février 1878.) M. Dufaure exprimait ainsi les sentimens de toute sa vie.

Il avait hâte de voir se clore ces discussions rétrospectives et irritantes. En réparant les maux du passé et en fermant les brèches, le ministère avait accompli la première partie de son œuvre ; il allait pouvoir se tourner vers l’avenir, se mettre au-dessus des récriminations et marcher dans une voie d’études que les colères ne viendraient plus troubler. Le garde des sceaux avait de grands projets législatifs. Il était persuadé qu’aux réformes de l’ordre purement politique qui convenaient aux esprits superficiels, parce que le premier venu, après avoir lu un journal, s’y croyait propre, il fallait substituer de vastes révisions telles que celles de nos codes criminels. En 1832, le gouvernement de juillet avait amélioré le code pénal. Il fallait tenter la même œuvre pour l’instruction criminelle, qui portait la date et le reflet du premier empire. Il en chargea une commission où il appela les membres les plus compétens de la cour de cassation. Président de la société des prisons dont il avait été l’un des fondateurs, il fit des efforts pour ramener au ministère de la justice l’administration pénitentiaire. En même temps, il préparait et présentait une loi sur l’extradition, voulant faire rentrer dans le domaine législatif et judiciaire une mesure que réglait seule l’infinie variété des traités[2].

Il avait bien d’autres projets, mais les jours et les semaines s’écoulaient trop vite ; les dossiers s’accumulaient sur sa table ; chaque ministre lui soumettait les affaires les plus difficiles, les questions qui divisaient deux départemens ministériels. Il lui fallait toute sa vigueur pour conserver sa liberté d’esprit ; parfois il aurait voulu fermer sa porte, qui était assiégée : « Je ne sais auquel entendre, disait-il, et si j’en croyais les députés, je laisserais tout cela pour m’occuper de leurs juges de paix. Les affaires d’état, la conférence de Berlin ! qu’est-ce que cela ? Les affaires de mon canton, voilà les matières sérieuses ! J’ai achevé les réintégrations que commandait la justice. Le travail est terminé, et j’entends que la magistrature ait une fixité telle qu’elle ne puisse être confondue avec l’administration. J’envie ceux qui peuvent s’occuper autour de moi de législation, voilà les intérêts permanens qui reposent l’esprit. »

À l’heure où il dévouait toutes ses forces à la chose publique, un coup terrible allait l’atteindre. La santé de celle qui l’avait secondé dans la vie était frappée sans retour. En quelques jours, les bises d’avril enlevèrent Mme Dufaure. La douleur de celui qui survivait fut grande et saisissante. Il eût été renversé par une telle secousse, si son âge même ne l’avait averti que la séparation serait courte. Il vécut deux années comme attiré par celle qu’il avait perdue et avec la confiance que chaque jour écoulé le rapprochait d’elle. Les travaux mêmes de sa charge, qu’il aurait abdiqués s’il ne s’était pas souvenu qu’elle l’avait poussé à en accepter le fardeau, le rattachèrent à la vie plus que jamais. Il s’y absorba, ne négligeant ni une lettre, ni un rapport, ni un projet de loi. Il faut l’avoir approché en ce temps pour le connaître tout entier.

D’autres jugeront le politique. Le garde des sceaux était incomparable. En l’entendant traiter une affaire, juger un magistrat, en observant cette conscience inébranlable, étrangère aux partis, haïssant leurs vues étroites, leurs jalousies, le souvenir des grands magistrats d’autrefois traversait l’esprit. C’étaient bien là les haines qu’avait conçues L’Hospital pour les factions de son temps, l’ardeur avec laquelle il se réfugiait dans les études de sa charge pour ne pas entendre les insultes échangées entre catholiques et huguenots. Il fallait le voir dans ces longues après-midi de travail que lui accordait quelque vacance parlementaire, ou lorsque les siens obtenaient à grand’peine qu’il descendît dans le jardin du ministère. En marchant à travers les allées, il oubliait pour un instant les rapports des procureurs-généraux ou les feuillets d’un dossier qu’il tenait à la main. Il se laissait entraîner à parler de ses projets, des réformes possibles, des abus à redresser, mais surtout de la France, de ce qui pouvait calmer ses nerfs, apaiser son cerveau et assurer son avenir. En l’écoutant, à la fois si simple et si profond, il était impossible de ne pas songer à ceux qui, depuis des siècles, s’étaient promenés sous ces vieux arbres de la chancellerie. Ce robuste vieillard était bien leur digne successeur. M. Dufaure était né pour être un de ces grands chanceliers qui, appuyés sur les lois, sont en des pays d’antique tradition les représentans et l’image vivante de l’état. Il en avait tous les goûts, toutes les aptitudes, l’austérité et le prestige ; il aurait fait respecter sa charge, qui eût grandi entre ses mains ; il aurait relevé et épuré la magistrature. Nous avons vu en Angleterre de célèbres jurisconsultes qui partageaient leur temps entre la chambre des lords et la cour de justice qu’ils présidaient le même jour, augmentant l’une par l’autre la dignité de leurs doubles fonctions et apportant à la chambre haute le reflet d’une autorité qu’ils empruntaient à l’interprétation souveraine des lois. M. Dufaure nous rappelait ces vies pleines d’austères devoirs.

Lorsqu’il s’était rendu le matin au conseil d’état, qu’après avoir présidé le conseil des ministres, il partait pour Versailles prêt à prendre part aux discussions du parlement, il était impossible de ne pas songer à ce qu’il aurait fait, au grand profit de la justice et des lois, s’il avait été débarrassé des soucis de l’action. Heureusement l’année 1878 fut une des plus paisibles que la France ait traversées depuis douze ans ; fatiguée des querelles, elle se reposait en recevant le monde entier dans cette fête de l’exposition qu’accompagnait si à propos une trêve des partis. M. Dufaure, étranger aux joies bruyantes, prit un intérêt passionné à ces comparaisons de toute nature qu’offrait à un esprit curieux le palais du champ de Mars. Lorsque l’automne arriva, ses collègues le décidèrent à aller prendre quelque repos à Vizelle. Il y passa trois semaines sans cesser de diriger la chancellerie et de conserver la signature.

À son retour, l’horizon s’était rembruni. Ceux qui avaient le goût des intrigues étaient las du calme dont jouissait la France. Le ministère aurait bientôt un an ! À quoi songeaient les politiques ? Ils se remirent si bien et si vite en campagne, ils firent tant de projets, se montrèrent si bavards et si pressés qu’on put croire un moment leurs plans éventés. M. Dufaure, qu’on avait voulu forcer à donner sa démission, n’avait pas daigné écouter ces sommations de couloirs. Il attendit de pied ferme les attaques publiques. Devant ce calme l’audace se tut. On recourut à d’autres moyens. Du moment où il ne voulait pas céder la place de bonne grâce, on saurait bien l’y contraindre. Les intrigues se nouèrent afin de préparer un grand ministère présidé par M. Gambetta et dans le sein duquel les quatre gauches seraient représentées.

Il y a des heures de crises où certaines idées se propagent et dominent exclusivement les esprits. Au commencement de janvier 1879, le changement du personnel judiciaire, administratif, financier et militaire était l’unique sujet des conversations et des vœux dans les couloirs de la chambre, dans les rues et dans les trains de Versailles. Les élections sénatoriales, à entendre les députés, contraignaient le ministère à agir avec énergie, ce qui signifiait à destituer et à révoquer des catégories entières de fonctionnaires. Il est vrai que les nouveaux sénateurs auxquels on prêtait une si impérieuse volonté se montraient beaucoup moins absolus.

M. Dufaure était disposé à les écouter d’une oreille d’autant plus attentive qu’ils représentaient l’opinion publique sous son expression la plus récente. Il put se convaincre que leur impatience moins vive que celle des députés ne différait que dans la mesure. On lui rapportait des incidens qui prouvaient le langage agressif de certains fonctionnaires et qui justifiaient non les clameurs des députés, mais les doléances dont les sénateurs se faisaient discrètement l’écho.

Le conseil des ministres et son président prirent aussitôt leur parti. Ils rédigèrent un message dans lequel furent énumérés toutes les lois, toutes les réformes, tous les travaux soumis au parlement. Sur chaque point, on verrait la détermination de faire un pas en avant, de montrer franchement libéral, sans faire de concession ai radicalisme. Le sénat écouta la déclaration avec sympathie. À la chambre, l’attention était ailleurs. Que dirait le cabinet de l’épuration ? Quelle satisfaction donnerait-il ? Le gouvernement promit de destituer les fonctionnaires qui attaqueraient les institutions établies, mais, au lieu de procéder par catégories, il annonça qu’il agirait prudemment, « voulant être assuré de la faute avant d’infliger la peine. » Une interpellation fut aussitôt annoncée.

En réponse à M. Senard qui le pressait de destituer un certain nombre de procureurs-généraux, M. Dufaure déclara qu’il serait sévère, mais que l’intérêt politique ne le ferait pas souscrire à une seule révocation qu’il tiendrait pour injuste. Il comprenait que « les élections, en mettant d’accord les deux pouvoirs législatifs, avaient affermi les institutions, que cet accord devait descendre des pouvoirs à tous les fonctionnaires et qu’il n’y avait plus à tolérer ces hésitations, ces doutes, qui pouvaient naître de ce que le fonctionnaire avait au-dessus de lui, dans la majorité d’une des chambres, un exemple et peut-être un appui. » La chambre prit acte de ce langage et donna cent voix de majorité au ministère.

Cette victoire ne pouvait pas rassurer les esprits clairvoyans : la masse tranquille du pays, ceux qui veulent le repos et qui haïssent les querelles des partis étaient satisfaits du langage de M. Dufaure. Un pas en avant leur suffisait ; mais les impatiens de la chambre ne s’arrêtaient pas en chemin et s’apprêtaient à exiger de longues séries de révocations, apparaissant à l’Officiel comme un coup de théâtre. Tandis que le garde des sceaux, pesant dans sa justice certaines « lenteurs d’obéissance, » songeait à mettre à la retraite quatre procureurs-généraux, les meneurs dans les couloirs de la chambre demandaient que quatorze fussent destitués. C’étaient des procédés révolutionnaires substitués à la méthode d’examen d’un gouvernement régulier. Il était aisé de prévoir qu’un ou deux mois plus tard, les exigences accrues renouvelleraient l’attaque. Mais de telles prévisions ne changent pas la nature du devoir. Il fallait faire ce qui était juste, ce qui était politique, et acquitter la promesse du message. Chaque ministre se mit en mesure de saisir le conseil.

Le maréchal avait suivi les événemens avec des sentimens bien divers. Consterné par les élections sénatoriales, désirant vivement échapper aux difficultés accrues du pouvoir, il avait espéré que les demi-mesures pousseraient à bout la chambre et que ses ministres seraient renversés le 20 janvier ; il été prêt à partir et sa lettre de démission était écrite, lorsqu’il apprit le succès de son cabinet. Il en eut un vif mécontentement et ne chercha plus que le moyen de retrouver l’occasion perdue. Il la saisit le 28 janvier, quand le général Gresley, celui de ses ministres en qui il avait le plus de confiance, celui qu’il venait de désigner peu de jours avant par un libre choix de son amitié pour le portefeuille de la guerre, vint lui demander l’application de la loi aux commandais de corps d’armée. Il s’agissait d’en remplacer cinq qui avaient dépassé depuis longtemps le terme des trois années. Le maréchal consentit à la mesure pour deux d’entre eux, refusa son adhésion pour les trois autres, et préféra déposer la charge qu’il avait assumée le 24 mai 1873.

C’est l’honneur et le péril de ceux qui acceptent d’être les premiers dans l’état, de ne pouvoir à leur gré se soustraire aux responsabilités par cela seul que la mission imposée par la Providence devient plus pénible on plus périlleuse qu’ils ne l’avaient prévu. En politique, comme en tactique militaire ; il y a des postes qu’il n’est jamais permis d’abandonner.

En présence de la résolution du maréchal, que devait faire M. Dufaure ? Abandonner le général Gresley, c’était le désaveu sans profit comme sans dignité de la politique du message. Offrir au président de la république la démission du cabinet, c’était courir au-devant de je ne sais quelle résolution du maréchal appelant la droite à une nouvelle aventure. Il fallait se résigner à une démission aussi préméditée que prématurée, qui devançait de vingt-deux mois l’échéance du terme présidentiel.

Au milieu de cette crise, dans laquelle M. Dufaure accomplissait non sans tristesse son devoir, il ne se souciait pas des éloges exagérés, qui lui étaient décernés par les journaux et les partis qui proclamaient à l’envi sa victoire. On parlait de lui pour la présidence. Il signifia, dès les premiers bruits, sa volonté absolue de ne pas succéder au maréchal. Il y a des devoirs sévères qui n’ont de valeur, que s’ils sont dénués de récompense. En cédant au pays sur un petit nombre de points pour empêcher tout le mal que son expérience prévoyait, M. Dufaure obéissait à une conviction, non à un calcul personnel.

Aussi son premier acte fut-il de remettre à M. Grévy la démission du ministère. Il espérait qu’une politique ferme et libérale pouvait être suivie par des hommes plus jeunes.


IV

M. Dufaure fut bientôt détrompé : les concessions, en se succédant, lui causèrent une tristesse profonde. L’annonce de l’amnistie pour l’insurrection de la commune lui parut une faiblesse, prélude de bien d’autres. Du rivage où il contemplait les signes avant-coureurs de l’orage, il se sentait plein d’appréhensions pour son pays, mais il n’avait pas la présomption de croire qu’il eût pu aisément dompter les flots. Il avait la conscience tranquille. Il sentait que pendant quatorze mois il avait servi de frein aux impatiences. Il n’avait cessé de le dire à ceux qui l’entouraient : « Les magistrats me maudissent, combien ils me regretteront plus tard ! » Il prévoyait clairement le débordement de destitutions dont sa chute serait le signal. Néanmoins il était loin de s’attendre au renouvellement presque entier des parquets. Ce fur une des douleurs les plus sensibles de ses années de retraite. Suivant chaque jour dans les décrets les mouvemens de ce personnel dont il était fier d’avoir été le chef pendant cinq années, il voyait révoquer successivement des hommes dont il savait la valeur et dont il avait tenu à honneur de consacrer l’activité au service public. Il était frappé de l’identité des passions et des procédés de partis. Ce qu’avait fait la droite, en plein combat, les gauches au lendemain de leur victoire l’imitaient servilement. Il écrivait dans l’automne de 1870 : « Le gouvernement actuel accomplit ce que le ministère du 16 mai avait entrepris et commencé : il met la magistrature sous l’autorité de l’administration ; des magistrats qui ont vieilli sous la discipline austère de leur profession sont appréciés, jugés par des préfets sortis, il y a six mois, du bureau d’un journal ou d’un comité électoral. L’esprit élevé et permanent du droit est invité avec menace à s’effacer devant les fantaisies d’une politique capricieuse et passagère. C’est la perversion de nos mœurs judiciaires. »

Il regrettait souvent de n’avoir pas eu devant lui des années de force et de vie pour adapter les formes judiciaires aux besoins de notre temps et donner à nos tribunaux ce qui leur manquait pour triompher des passions qui les entourent. Il se demandait ce que la démocratie triomphante ferait de la magistrature. C’était un des problèmes qu’il se posait le plus souvent. Il étudiait la démocratie avec une curiosité passionnée, cherchant ce qu’elle contenait de bien et de mal, ne tolérant pas ceux qui, par colère ou par faiblesse, la condamnent ou la vantent sans réserves. Les ouvrages de M. de Tocqueville, qu’il avait toujours admirés, prenaient à ses yeux une vérité de plus en plus vive. Il était à la fois charmé et effrayé de l’exactitude des tableaux tracés par son ami. On l’a accusé de haïr la démocratie ; rien n’était plus faux, mais il était sans pitié pour le flot montant des ambitions besogneuses, pour ce goût de la foule aimant non le service, mais le budget de l’état ; lui, qui avait toujours eu pour lui-même le mépris des places, qui n’avait donné son estime qu’à ceux dont l’âme était supérieure à la fonction, se demandait, par instans avec épouvante comment une société pourrait réagir contre ces appétits malsains. Il aimait alors à pénétrer au-dessous de la bourgeoisie, à chercher le progrès là où les détracteurs de notre temps ne se donnent pas la peine de l’observer. Il regardait le paysan, l’ouvrier des villes, étudiait leurs mœurs, questionnait ceux qui étaient en contact avec les souffrances, voyait et mesurait avec bonheur les efforts de la charité, écoutait le récit de ceux qui y consacraient leur vie, admirait leurs efforts, se réjouissait de leurs succès. Il s’y associait de ses vœux, de sa parole et de son nom, ne se bornait pas à de fugitives sympathies, se mettait sans bruit à la tête d’œuvres considérables et se demandait, après avoir pénétré dans ce monde si actif de l’assistance chrétienne dans les grandes villes, si le dernier mot de nos crises sociales n’était pas, comme il l’avait dit en 1848, lorsqu’il combattait le droit au travail, une plus intime union des classes dans le support commun de la misère.

Tout le ramenait vers ces méditations morales ou philosophiques ; mais ce vieillard qui avait traversé tant d’épreuves n’y apportait pas une âme chagrine. L’âge, loin d’assombrir M. Dufaure, avait éclairci son âme. L’expérience très prolongée de la vie exerce souvent cette action sur les âmes vraiment grandes. La diversité des secousses politiques, le souvenir des plus chères affections brisées par la mort, au lieu d’aigrir son cœur, lui avaient donné une douceur dont le charme était d’autant plus profond qu’elle contrastait avec les traits de son visage. Les étrangers seuls éprouvaient encore sa rudesse ; mais, pour les amis de son choix, pour ceux qu’il avait distingués et attirés, quel accueil ! Il avait toujours aimé à patronner les jeunes gens. Leur déférence ne rencontrait jamais de raideur et souvent une tendresse affectueuse qui accompagnait et rehaussait la force de ses conseils. Il les suivait et les encourageait dans la lutte, leur rappelait les combats de la restauration, parlait peu de lui, mais beaucoup de ses contemporains qu’il montrait en exemple, voulait qu’on aimât son pays et son temps, qu’on ne laissât pas sans emploi son intelligence et qu’on usât des moyens qu’offraient la loi et la liberté ; il poussait les uns vers la tribune, les autres vers la presse, tous vers le travail, il prenait une part personnelle à leurs succès, et lorsqu’il vit entrer à la chambre un jeune talent plein d’ardeur et de mesure dont l’éclat des débuts oratoires et le rare esprit politique permettaient d’augurer l’avenir, il semblait, avoir sa joie, qu’il s’oubliât lui-même pour ne songer qu’à ces promesses de l’intelligence et au profit que la France pourrait en tirer.

C’est vers elle, vers ses destinées, que son esprit revenait sans cesse. Il croyait à des transformations, à de longues crises, au renouvellement, sous d’autres formes, des secousses et des souffrances de la révolution, mais jamais le mot de décadence n’est sorti de ses lèvres. C’est maudire son pays que de prononcer cette parole, et M. Dufaure ne tolérait pas les malédictions. C’est qu’au fond il aimait l’homme, il respectait la nature humaine. Tout le secret de la philosophie est là. Ceux qui croient à l’essence surnaturelle qui nous fait penser et aimer ne peuvent ni mépriser tout à fait leur semblable, ni désespérer entièrement de l’avenir. Dieu me garde de croire qu’eux seuls aient ce privilège ! Il y a des natures rares auxquelles l’élévation de l’esprit peut inspirer ce respect de l’homme : mais on ne raisonne pas sur des exceptions, quelque brillantes qu’elles puissent être. M. Dufaure était persuadé qu’en dehors du spiritualisme philosophique ou chrétien, il ne pouvait exister ni société, ni moralité politique. Il le répétait souvent. Il jugeait rarement les actes qui le blessaient le plus sans remonter à cette cause première de tous les dissentimens qui élève ou rabaisse la conscience, donne à la morale une sanction ou ne lui offre d’autre but que les calculs de l’intérêt.

Rien ne l’alarmait davantage que la haine aveugle des sectaires contre la religion, parce qu’il y voyait un effort contre la morale du peuple ; il se demandait avec effroi ce que pourrait devenir une société sans croyance : il trouvait si haute la mission des interprètes de l’évangile qu’il ne comprenait pas qu’ils se fussent jetés un seul jour dans les querelles politiques. Il en voulait surtout au radicalisme, qui en inscrivant sur son drapeau la guerre contre le clergé, avait provoqué les alarmes de tous ceux qui croyaient et dénoncé la longue paix due au concordat. Le développement de cette lutte dans laquelle se multipliaient les griefs l’inquiétait sérieusement. Il aurait voulu n’y voir qu’une revanche politique enflammant les esprits pour quelques jours au lendemain des élections et cherchant à faire expier quelques imprudences commises ; mais lorsqu’il était forcé de discerner un dessein général, il s’indignait et se sentait prêt à tous les efforts pour sauvegarder ce qui était à ses yeux le premier des biens, la liberté de conscience.

Le projet de loi sur l’enseignement qui privait une catégorie de citoyens français du droit d’enseigner parce qu’ils faisaient partie du clergé régulier, lui parut non-seulement une loi mauvaise, mais une mesure inique, contre laquelle il ne devait pas hésiter à employer ses derniers efforts. En sortant de sa retraite pour affronter la tribune du sénat, il était préoccupé de son âge et de sa fatigue ; il obéissait à un devoir et craignait de ne pas se maintenir à la hauteur de la tâche qu’il s’était imposée. Son discours peut être rangé parmi ses meilleurs : aux pensées de concorde qui doivent animer le véritable homme d’état, à la parole de M. Thiers déclarant qu’a son gré « toucher à une question religieuse était la plus grande faute qu’un gouvernement pût commettre, » il opposait le tableau de la guerre poursuivie, depuis un an, sur toute l’étendue de la république. Il montrait le sens que les passions donnaient à l’article 7 et l’effort qui était fait pour diviser en deux partis la nation tout entière, division fatale qui est le signe et l’avant-coureur de toutes les guerres civiles. Il montrait la liberté et la religion également, menacées, également atteintes par cette loi qui était contraire à tout progrès et qui, pour tout dire, n’était qu’un misérable expédient politique. Il fit à grands traits l’histoire de la liberté d’enseignement, née après l’empire, soutenue sous la restauration, présentée comme loi sous le gouvernement de juillet, adoptée comme principe constitutionnel en 1848, transportée dans les lois organiques de 1850 et de 1875, de ce principe en vertu duquel tout citoyen est capable d’ouvrir une école primaire, une institution secondaire, une école supérieure. Enfin il termina en rappelant à la gauche combien sa conduite ressemblait à celle qu’elle avait blâmée chez ses adversaires. « Eh bien ! messieurs, disait-il au milieu des applaudissemens, permettez-moi de vous adjurer les uns et les autres de ne pas instituer de gouvernement de combat, quand nous devons tous travailler paisiblement et pacifiquement à faire les affaires de notre pays. »

Le sénat donna raison à M. Dufaure, L’orateur fut heureux de son succès et surtout heureux, de penser qu’il pouvait mettre au service de l’inamovibilité judiciaire l’influence d’une parole que le sénat écoutait encore. L’article 7 avait été rejeté au milieu des prophéties les plus sinistres du ministère. Quelques semaines plus tard, l’expulsion des congrégations non autorisées était résolue. Ces représailles inauguraient toute une politique de violences fondées sur une légalité mensongère et, en blessant la justice, allaient décimer ceux qui en avaient la gardée M. Dufaure contemplait toutes ces ruines avec douleur. Il jugea qu’il n’y avait pas à répondre à des passions par des discours, mais par des actes. Dans le désordre des esprits, il crut que la protestation la plus efficace était de saisir le sénat d’un projet de loi sur les associations. Il répondrait ainsi à l’application arbitraire d’une loi surannée par la mise à l’étude d’une législation conforme au progrès de la raison et du droit. Pendant l’insurrection de la commune, en combattant un projet qui abolissait en cette matière les lois préventives, il avait annoncé que, l’ordre rétabli, il se montrerait favorable à la liberté d’association. C’est cet engagement qu’il venait tenir le jour où les luttes religieuses avaient fait sentir plus vivement la nécessité de cette loi. Son projet permettait la fondation de toute association ayant pour but de s’occuper d’objets religieux, littéraires, scientifiques, politiques ou autres sous la condition de déclarations précises excluant toute action occulte ; mais il refusait la personnalité civile à toutes celles qui n’auraient pas obtenu par une loi la reconnaissance d’utilité publique. Déposé en juin 1880, ce projet fut soumis à une commission dont M. Dufaure fut aussitôt élu président et rapporteur ; il en dirigeait les travaux avec l’intérêt qu’il portait à ce genre d’études. Il y voyait le testament de ses convictions libérales. Six fois ministre sous cinq chefs d’état sans qu’on puisse l’accuser de versatilité, parce qu’il a été à toute époque fidèle aux principes qui avaient formé son esprit sous la restauration, il dirigeait les travaux de la commission avec une application qui l’absorbait et le fatiguait ; quand sa santé ébranlée lui interdisait de se rendre au sénat, la commission s’assemblait chez lui. Il réunissait les documens, multipliait les lectures, accumulait les notes en vue du rapport qu’il méditait. Par momens, il craignait de ne plus pouvoir monter à la tribune, mais il ne perdit pas l’espérance de terminer son travail. Il lui semblait qu’il faisait ainsi une dernière protestation contre la politique, qui substituait les expédiens à la pratique virile de la liberté.

Il avait coutume de dire : « Pour agir je suis trop vieux. Comment regretter de mourir, à mon âge ? Mais si j’avais cinquante ans, quelle lutte à soutenir ! » Il croyait à l’efficacité de l’action, et il n’a pas un moment désespéré de son pays.

Ses forces diminuaient peu à peu sous l’influence du mal. On voulait se faire illusion autour de lui. Il était le seul à ne pas souffrir la moindre atteinte à la vérité, se rendant compte des progrès de la maladie et en calculant la marche. Il avait chaque année l’habitude de ranger en liasses ses notes et ses dossiers lorsqu’il s’apprêtait à quitter sa résidence de Paris ou de la campagne. Au printemps de 1881, on le vit entreprendre à Rueil un rangement général. Il venait de ressentir les premières souffrances. Il voulait d’avance se tenir prêt pour son dernier voyage.

Il avait fait bien d’autres préparatifs. Toute sa vie il avait eu une prédilection pour Pascal et Bossuet. Tantôt les Sermons, tantôt les Pensées repassaient sous ses yeux et venaient habituer son âme à la mort. Certains passages le frappaient ; il y revenait souvent et il s’était dit qu’aux heures suprêmes où l’intelligence subsiste, où l’on perçoit les sons sans pouvoir s’exprimer, il serait doux d’entendre ce grand langage des maîtres de la pensée humaine qui viendrait fortifier l’âme et lui donner la paix. Dans ce dessein, il marquait les pages, multipliait les signets, indiquait d’avance tout ce qu’il pourrait demander à des voix aimées de lui lire.

Sa foi n’avait besoin ni d’avertissement ni de retour. La constance de ses convictions datait de loin. Il avait servi d’exemple à plus d’un dans les années de sa jeunesse, sans bruit, sans apparat, avec la simplicité d’un devoir pieusement accompli. La dernière heure pouvait le surprendre ; le chrétien était prêt.

En peu de jours il avait dû cesser ses promenades ; puis il avait fallu garder la chambre ; enfin le mal l’avait relégué dans son lit. Entouré de sa famille, embrassant chaque jour ses petits-enfans, il avait commencé de demander les lectures qu’il avait préparées de si loin. Il les écoutait l’âme ravie, les accompagnant d’une pensée, d’un mot, d’une admiration ou d’un remercîment à celle dont il suivait la voix. Il ne s’en laissait détourner que par le souvenir de quelque ami. Son cœur demeurait ouvert : s’il entendait prononcer un nom, s’il se doutait qu’on lui cachait la présence d’un de ceux qu’il aimait, il exigeait qu’on l’amenât auprès de son lit. À chacun il sut dire une parole d’adieu douce et forte ; sa vie repassait devant lui et ne lui ramenait ni regrets ni remords. Avec les visages aimés, il revoyait non plus ses luttes politiques, — il est des heures où certaines querelles se rapetissent à leur vraie mesure, — mais ses efforts pour le repos de son pays, pour la réforme des abus, pour la défense de ceux qui souffrent ; il se reprenait à aimer le barreau d’un respect plus tendre, il lui adressait un dernier adieu, il était heureux de revoir celui qui, dans des jours de sang, avait ajouté une page glorieuse aux annales de l’ordre, il remerciait tous ceux qui l’avaient aidé à faire un peu de bien ici-bas. Il ne souffrait pas qu’on lui rappelât sa vie. Jusque dans la mort il redoutait la flatterie et allait jusqu’à recommander au bâtonnier, lorsqu’il parlerait de lui, de se souvenir qu’il n’avait jamais été qu’un homme secondaire. Il se détachait peu à peu de tout ce qui n’était pas le cœur ou la foi. L’amour des siens interrompait seul sa méditation devant la mort. « Je sens, dit-il dans les dernières heures, que je m’élève de plus en plus au-dessus de moi-même. »

Puis la lecture des morceaux de Bossuet et des passages de l’évangile recommençait auprès de ce lit où, malgré ce déclin des forces, une âme veillait toujours. Les heures s’écoulaient, la vie se retirait peu à peu. Un matin, il interrompit les prières et demanda le Credo, ce fut le dernier mot sorti de ses lèvres ; peu d’instans après, il cessa d’entendre, enfin le souffle s’arrêta. C’est ainsi que mourut, le 27 juin 1881, cet homme d’état dont nous n’avons pas la prétention de juger la place, mais qu’il nous est assurément permis d’appeler, après avoir montré la suite de sa vie, « un grand homme de bien. » C’est le titre, ses amis le savent, qu’il aurait prisé le plus haut.


GEORGES PICOT.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai et du 1er juillet.
  2. Présentée en 1878, cette loi fut votée par le sénat ; mais le gouvernement n’a pas jugé à propos de l’apporter à la chambre des députés.