Ma biographie (Béranger)/Appendice

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Garnier Frères (p. 337-413).


APPENDICE


Lorsque Béranger écrivit, non sans beaucoup hésiter, cette histoire de sa vie, si courte et si modeste, il n’eut pas la pensée que l’on y viendrait chercher des souvenirs d’un autre genre que ceux qui se rattachaient directement à ses chansons et à son rôle littéraire. C’est déjà beaucoup qu’il se fût résigné à entretenir le public aussi longtemps. N’a-t-il pas dit qu’après leur génie, ce qu’il enviait le plus aux grands écrivains du siècle de Louis XIV, c’est l’espèce d’obscurité dont ils surent envelopper leur existence, ne se faisant pas du bruit de leur nom un besoin de chaque instant et sachant vivre dans le silence avec autant de dignité et plus de simplicité qu’au milieu des applaudissements de la foule ?

Nous avons de la peine à comprendre ce dédain, si naturel chez Béranger, et si profondément philosophique, de tout ce qui est le bruit et de ce qu’on appelle la renommée. Il avait mis sa gloire à tirer de sa pensée tout ce que pouvait, pour le profit de la patrie et de l’humanité, y puiser le génie des vers, et il ne concevait pas qu’il y eût de satisfaction à chercher ailleurs que dans l’accomplissement du devoir. Il arrêta donc, aussitôt qu’il le crut possible, les récits de son histoire, et, dans le peu qu’il en voulut écrire, il semble qu’il ait plutôt cherché à empêcher les erreurs et les exagérations qu’à instruire les admirateurs de ses vers et de sa vie de tout ce qu’il avait pu faire ou penser.

La postérité, qui est curieuse de tous les détails de l’histoire des hommes illustres, mais qui ne l’est pas à la manière des contemporains, pour l’amour des anecdotes et par le goût du scandale, appréciera comme elle le mérite cette Biographie si sagement conçue et si discrètement écrite. Elle y saisira, elle y suivra avec une douce émotion les traces d’un caractère qui a si fort tranché, dans ce siècle-ci, sur les vanités et les ambitieuses faiblesses de la plupart des écrivains de premier ordre.

Mais ce n’était pas à un volume de ce genre que s’attendaient les curieux, qui, au lendemain de la mort de Béranger, recueillaient, de toutes parts, avec impatience, les plus frêles souvenirs de son existence. On pensait que le dictionnaire historique, promis par Béranger dans sa Préface de 1833, avait été exécuté par lui, et qu’on y trouverait, comme dans une galerie de peinture toute pleine de chefs-d’œuvre des maîtres, la série des meilleurs portraits de nos célébrités contemporaines. Dans la préface des Dernières Chansons, écrite en 1842, Béranger a dit pourquoi il n’a pas tenu l’engagement qu’il avait cru pouvoir prendre en 1833, au moment où il se retirait de la vie active et du bruit de Paris pour rentrer dans le silence et l’oubli si chers à sa jeunesse.

« Frappé, dit-il, de l’impossibilité d’être toujours suffisamment instruit et par conséquent toujours juste pour les hommes des différentes opinions, soit en raison du pêle-mêle des documents, soit à cause des retours possibles dans des existences non achevées, soit enfin par la faiblesse qu’inspire au peintre son attachement pour quelques-uns de ses modèles, j’ai renoncé à cette tâche pénible et détruit mes premières ébauches. S’il est doux de casser des arrêts injustes en rectifiant des accusations erronées et trop sévères, combien n’y a-t-il pas à souffrir quand, pour être vrai, il faut diminuer du lustre d’une belle vie que la vertu ou une haute intelligence n’a pu préserver de toute faute ; surtout si l’on est convaincu, comme je le suis, que détruire sans nécessité et au jour le jour les admirations du peuple, c’est travailler à sa démoralisation ! »

Béranger s’arrêta donc. Le seul livre qu’il songea sérieusement à écrire, dans sa retraite de Fontainebleau et de Tours, c’était une sorte de traité de morale politique et sociale à l’usage du peuple. Il y travailla même assez longtemps, et il n’y renonça que parce qu’il ne se crut pas le talent nécessaire pour disposer les matières dans l’ordre et pour les traiter avec le style qu’il jugeait le plus convenables. Sa crainte était réellement très-grande quand il prenait la plume pour écrire de la prose, et il ne se croyait nullement propre à y réussir. Dès 1838, il avait donc définitivement renoncé à son histoire des contemporains célèbres et à son traité de morale conçu à la façon du Don Quichotte de Cervantes. Il était d’ailleurs arrivé près de ses soixante ans, et ce n’est pas à cet âge que lui, qui n’avait guère écrit que des chansons et des poésies longues de deux ou trois pages, pouvait aisément aborder des travaux d’histoire ou de philosophie. Il se remit doucement à chanter, et en 1840, uniquement pour faire une préface un peu soignée au recueil de ses chansons posthumes, il entreprit d’écrire Ma Biographie. Béranger pensait alors que cette prose et ces vers, qui ont été beaucoup grossis depuis ce temps, ne formeraient qu’un volume et qu’on trouverait tout de suite dans les chansons la suite de ce qu’il avait écrit dans son histoire. La prose racontait ce qu’il avait fait jusqu’en 1830 ; les vers, ce qu’il avait senti depuis qu’il avait cru que son rôle public devait finir.

Tout ce que Béranger a écrit dans Ma Biographie sur sa participation à la Révolution de Juillet se réduit à ceci : « Constamment lié avec les principaux chefs du parti libéral, j’y ai contribué comme eux et plus que beaucoup d’entre eux. »

L’histoire dira que, de 1815 à 1830, nul homme n’a fait plus que Béranger pour hâter le moment où à la restauration de l’ancien régime, faite sous la protection des baïonnettes de l’étranger, devait succéder, pour ne plus s’interrompre, la reprise des traditions de la Révolution de 1789. Ses immortelles chansons ont versé dans l’âme de la France ce courage et cette fière espérance qui ont si noblement, en 1830, animé la nation entière. C’est à Béranger plus qu’à personne que reviendra l’honneur d’avoir soutenu jusqu’au bout la lutte et de n’avoir jamais admis de transaction possible entre des principes incompatibles comme le sont ceux de la Révolution de 1789 et ceux de l’ancien régime.

Au jour de la lutte, son rôle fut aussi des plus considérables, et c’est en grande partie parce que le républicain Béranger l’a voulu que la couronne de Charles X fut confiée à Louis-Philippe. Nous n’avons pas encore, après trente ans, une histoire de la Révolution de 1830, écrite indépendamment des événements qui l’ont amenée et de ceux qui l’ont suivie. C’est cependant un assez beau moment de notre histoire nationale, pour que l’envie d’écrire une pareille histoire tente quelqu’un parmi nous. De tous ceux qui y ont touché, c’est M. Louis Blanc qui l’a fait avec le plus de succès ; et c’est dans son livre que nous irons chercher la page où est indiqué le rôle joué par Béranger en 1830. Le poëte a dit qu’on lui avait fait là sa part un peu trop belle et qu’il fallait rendre à Laffitte l’initiative de la conduite qu’il a tenue ; mais Béranger n’a jamais voulu qu’on lui tînt compte de rien, et, si on l’eût écouté, il n’aurait rien fait d’utile en France. Voici ce que dit M. Louis Blanc quand il arrive à l’heure décisive où, dans le conflit des désirs qui combattaient pour la légitimité, la république ou l’empire, M. Laffitte fit décider que les destinées de la patrie seraient remises au duc d’Orléans, roi constitutionnel.

« M. Laffitte s’appuyait alors sur les conseils d’un homme bien supérieur à M. de Talleyrand pour la portée des vues et la finesse de l’esprit. Béranger avait un coup d’œil trop perçant, une sagacité trop inexorable, pour être accessible à l’enthousiasme. Quand il vit que le trône de Charles X chancelait, il se demanda tout de suite où était la puissance. Elle était dans la bourgeoisie, et il en aurait, au besoin, trouvé la preuve en lui-même. Poëte, s’il s’était contenté de célébrer la grandeur du peuple associé aux souvenirs de la gloire impériale, son génie serait resté longtemps ignoré. Mais, à côté des strophes où il chantait l’Empereur, il avait publié des couplets contre la sottise des rois légitimes et l’insolence des nobles. Il s’était fait ainsi adopter par la banque et le haut commerce. De là sa fortune littéraire. Du salon, sa renommée était descendue dans l’atelier, et sa popularité fut immense. Il ne pouvait donc se faire aucune illusion en 1830 sur la prépondérance de la bourgeoisie. Et, comme elle n’avait qu’un chef possible, le successeur du Régent, que d’ailleurs Napoléon II n’était pas là, Béranger devint l’âme du parti orléaniste. Il fit peu par lui-même, à la vérité, mais beaucoup par les autres. Il ne se mit guère en évidence ; mais par ses conseils, religieusement écoutés, il agit fortement sur les meneurs de la bourgeoisie. Sans lui, par exemple, il est douteux que M. Laffitte eût mis à réaliser leur commune espérance autant de suite et de fermeté.

« Quant aux motifs de cette détermination de Béranger, l’histoire doit-elle les condamner ou les absoudre ? Ni l’un ni l’autre.

« En soutenant M. Laffitte dans les voies de l’orléanisme, Béranger eut soin de le prémunir contre leur royale créature. Craignant la faiblesse de son ami, le prévoyant poëte lui recommanda de ne se point laisser faire ministre, et de se réserver, le cas échéant, pour une révolution nouvelle. Le choix de Béranger ne fut donc ni égoïste, ni tout à fait aveugle. Mais on peut lui reprocher de n’avoir pas compris que, dans un mouvement qui mêlait toutes choses, rien n’était impossible avec de l’énergie. Le peuple, jeté sur la place publique, savait trop peu ce qu’il voulait, pour ne pas donner à ceux qui se seraient mis résolûment à sa tête le prix de l’audace intelligente et vertueuse. Les grandes actions, après tout, ne naissent jamais que d’une folie sublime. Malheureusement ne pas savoir oser est l’écueil des esprits trop pénétrants ; Béranger voulut un roi, tout en se défiant de la royauté, parce qu’il vit clairement et promptement qu’il était plus facile de faire une monarchie que d’établir une république. Il était sincère, il était loyal mais il fut dupe de sa propre clairvoyance.

« Le duc d’Orléans eut donc pour lui, dès le lendemain de la victoire du peuple, la puissance des noms et celle des idées : Jacques Laffite et Béranger. » Il devint bien vite, avec de tels appuis, le roi Louis-Philippe Ier.

Comme Béranger n’a pas pris place parmi les dignitaires de la royauté nouvelle et qu’il a même désiré qu’on ne sût pas quelle part il avait prise à l’établissement de cette monarchie, il semble étrange qu’un simple chansonnier ait eu, le 30 juillet 1830, un si grand pouvoir, et ce n’est pas son nom que l’on cite d’abord quand on songe à désigner ceux qui alors ont paru jouer le rôle plus actif, comme MM. Laffitte, Bérard, Audry de Puyraveau, Guizot, Thiers, Baude, La Fayette. Rien n’est cependant plus vrai, et quelqu’un qui fut chargé de porter la lettre que Béranger écrivit alors aux membres de la réunion Lointier, pour leur donner son avis, se rappelle encore bien quelle fut la satisfaction qu’éprouvèrent, en rencontrant ce messager, et M. Thiers et M. Mignet, et ceux qui sortaient alors des bureaux du National. Il semblait que l’oracle eût parlé et qu’il n’y eût plus qu’à faire comme il avait dit.

Béranger est donc bien le préparateur principal et aussi l’un des principaux acteurs de la Révolution de 1830. Il croyait qu’on allait aisément, comme l’a dit sa chanson de 1830 même[1],

..........faire
        Du grand et du neuf,
Même étendre un peu la sphère
     De quatre-vingt-neuf.

Son admirable Correspondance, qu’il suffira un jour d’analyser pour écrire, en y joignant quelques pages, l’histoire de sa noble et utile existence, contient diverses lettres qui montrent bien dans quel sens et avec quels désirs il avait agi. Il écrit le 31 juillet « Je ne suis pas orléaniste, et vos amis paraissent disposés à me donner ce nom. Je n’ai le courage d’imposer mes calculs à personne. S’il me fallait diriger un seul homme, surtout s’il était jeune, je ne l’oserais faire dans un pareil moment. Je ne puis rien, je n’ai rien fait : le danger a cessé ; je vais partir pour la campagne. Je ne veux pas être en désaccord avec ceux que j’aime et que j’estime, et je n’ai pas l’ambition de les mener. Ce n’est pas l’égoïsme qui me fait parler ainsi, c’est le sentiment de mon inutilité. »

Et il dit vrai, car, le 16 août, il est allé de nouveau s’établir dans un petit pavillon du village de Bagneux, d’où l’avait fait descendre le 27 juillet le bruit de la première fusillade. Le 19 août il écrit à un ami : « Je n’ai pas de titre pour apostiller des pétitions. » Et à un autre : « Depuis tous ces changements, j’ai si peu obtenu pour mes malheureux protégés, que je commence à douter de mon influence, même sur mes amis. »

Mais qu’on nous laisse ici placer une autre lettre presque entière, l’une des plus précieuses qu’on ait pu recueillir, celle où le glorieux poëte, au jour même où il voit s’accomplir sa cinquantième année, explique simplement et respectueusement sa conduite à la tante qui a veillé sur son enfance et aux belles leçons de laquelle il doit une partie de ses vertus.

« Te dire qu’après un pareil événement il règne ici et en France une satisfaction complète, tu ne le croirais pas. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est qu’il y a au moins unanimité de haine contre tout ce qu’on a renversé, s’il n’y a pas unanimité d’amour pour ce qui le remplace ; le peuple s’est admirablement conduit. La difficulté est de ne pas gâter ce qu’il a fait, et c’est à quoi travaillent les partis, chacun de son côté. Quant à moi, qui n’ai pas été sans influence dans les moments décisifs, ma conscience ne me reproche rien de ce que j’ai pu aider à faire. Quoique républicain, et l’un des chefs de ce parti, j’ai poussé tant que j’ai pu au duc d’Orléans. Cela m’a même mis en froid avec quelques amis ; cependant leur confiance m’est restée, parce qu’ils m’estiment et qu’ils ont la preuve de mon désintéressement. Laffitte ayant vanté beaucoup le peu que j’ai pu faire au duc d’Orléans, qui l’a su de plusieurs autres côtés, il a exprimé le désir de me voir et de me recevoir ; mais j’ai cru nécessaire de me tenir à l’écart, et j’ai déclaré, pour éviter toutes les avances, que je ne voulais rien, absolument rien. Mes amis, qui tous sont devenus puissants, se trouvent assez embarrassés de moi. Sous ce rapport, ma popularité, ma réputation littéraire, tout semble, en effet, nécessiter quelque marque de bienveillance publique ; mais j’ai dû consulter mes goûts, obéir à mes principes, surtout donner à mes jeunes amis les républicains la preuve la plus évidente de mon désintéressement dans le choix du parti que je les ai poussés à prendre. Tu sais d’ailleurs quel est mon amour d’indépendance. Le satisfaire, c’est être encore utile, ne fût-ce que par l’exemple que je donne d’un refus d’honneurs ou d’emplois, à l’instant où tout le monde se dispute la dépouille des vaincus. J’en sais quelque chose, parce que, comme on me suppose un crédit illimité, on m’accable de demandes et de sollicitations, au point que j’ai eu l’idée d’aller vous voir pour éviter la poursuite de tous les quêteurs de faveurs et de grâces. Ce projet me souriait, mais Dupont, que je vois si malheureux dans son poste de garde des sceaux, qu’il n’a accepté et qu’il ne garde qu’à notre prière, me supplie de ne pas m’éloigner de lui ; et nous avons un si grand besoin qu’il reste encore quelque temps dans cette haute fonction, que je n’ai pas cru devoir céder au désir que j’avais de vous aller embrasser. Ce n’est que partie remise, je l’espère.

« Tu me crois peut-être très-heureux dans la position que les derniers événements m’ont faite. Tu te trompes : je ne suis pas né pour être du parti du vainqueur. Les persécutions me vont mieux que le triomphe ; aussi ai-je été voir Chateaubriand, qu’une générosité mal entendue vient de plonger dans la misère : en refusant le serment à Louis-Philippe Ier, il perd le peu de revenu qui lui restait. Il voudrait même s’éloigner de France, bien qu’il admire notre révolution. Je fais tout ce que je puis pour le détourner d’un projet qui me semble déraisonnable ; mais je crains qu’il n’y persiste. Je suis affligé de voir une gloire de notre époque en proie à une fatalité politique aussi cruelle. On reparle encore de l’Académie pour moi, sans doute en désespoir de ne pouvoir faire autre chose de mon chétif individu ; mais j’ai de nouveau déclaré que je ne voulais pas de cette dignité littéraire, et j’espère qu’on me laissera tranquille dans mon coin. Tout cela me fera passer pour un fou ou un sot, mais je m’en moque. D’ailleurs, dans huit jours, personne ne pensera plus à moi, et, comme mon rôle est terminé, par l’effet même du triomphe des idées que j’ai défendues et proclamées à mes risques pendant quinze ans, je retomberai bientôt dans l’obscurité que j’ai si souvent regrettée depuis que j’ai de la réputation. J’ai dit sur-le-champ qu’en détrônant Charles X on me détrônait. C’est vrai à la lettre ; le mérite de mes chansons disparaît aux trois quarts. Je ne suis pas homme à me désoler, quand je vois tout ce que mon pays y gagne. Je donnerais ce qui me restera de renommée pour assurer son bonheur. Le patriotisme a toujours été ma passion dominante, et l’âge ne l’a point affaibli.

« Je n’ai qu’un regret dans le parti que je prends, c’est de ne pouvoir profiter de ma situation pour améliorer celle de quelques-uns de mes amis, à qui j’aurais pu être utile en acceptant pour moi-même ce que je ne puis leur faire avoir. Un peu d’argent m’eût aussi mis à même de faire vivre plus largement ceux à qui je suis utile ; mais la Providence y pourvoira, je l’espère. Elle ne m’a pas manqué jusqu’à présent.

« J’ai voulu, ma bonne tante, te mettre bien au courant de tout ce qui me regarde dans les événements glorieux et inespérés dont nous venons d’être témoins. Je compte que tu approuveras ma conduite en tout ceci. Tu sais quel prix j’attache à tes approbations. »

Dès la fin de l’année, Béranger avait même cessé de voir ses amis Dupont (de l’Eure) et Laffitte, qu’il blâmait de laisser détruire au pouvoir, sans profit pour personne, une popularité qui pouvait, du jour au lendemain, redevenir utile à la France. La vie de Paris, la fréquentation des ambitions nouvelles, la nécessité d’aller aux gens pourvus de titres et de places pour les contraindre à se bien servir, en maintes occasions, de l’autorité ou du crédit mis entre leurs mains, tout cela lui était déjà assez à charge pour qu’il pût penser à rompre tout à fait, dès cette fin de 1830, avec la plupart de ses connaissances. Il avait ses jours de chagrin et presque de désespoir. « Mais la nation est pourtant là, disait-il bientôt[2] ; et j’espère qu’elle sera sa Providence, soit qu’il lui faille du beau temps, soit qu’elle ait besoin d’un orage. »

En juillet 1831, au moment de fêter le premier anniversaire des journées qui avaient rétabli la France de 1789 dans l’exercice de ses droits, Béranger s’excuse presque auprès de La Fayette[3] de ne pas écrire de chansons satiriques, et il donne pour raison que ce n’est pas tant la politique du roi que les divisions des citoyens qui l’affligent. Il dit même qu’il est d’avis de conserver et d’affermir la royauté constitutionnelle. Ainsi ses regrets n’allaient pas jusqu’au repentir, et c’étaient les hommes, non les principes, qu’il accusait du peu de chose qu’avait produit, et en France et au dehors, la Révolution de juillet.

Nous avons vu, dans la lettre écrite par Béranger à sa tante, madame Bouvet, comment il alla voir Chateaubriand dès le lendemain de la Révolution.

Chateaubriand avait été pour Béranger, dès la première heure, l’un de ces maîtres secrets que toute sa vie l’on aime malgré soi et que l’on respecte. Assurément ils ne se sont pas rencontrés dans le même camp ; ils ont combattu pour des idées et pour des principes contraires ; ils se sont rencontrés cependant, et c’est le fils des croisés, le gentilhomme, le créateur de la littérature romantique, qui a fait le premier pas. Il a loué le premier[4] le poëte plébéien qui renversait les statues royales et qui avait accepté la plus grande partie de l’héritage de Voltaire. Béranger ne dissimula pas le plaisir que ces éloges lui faisaient ; il accepta avec joie cette haute amitié ; il en fut plus fier encore lorsque le courant des années et l’ébranlement de la vieille politique eurent paru pousser le chantre des Martyrs sur les rivages du monde démocratique. On sait comment Chateaubriand a parlé des chansons de Béranger sous le gouvernement même des Bourbons, dont elles préparaient la chute, et comment, après cette chute, Béranger pleura en beaux vers l’exil volontaire de Chateaubriand. Ils ne cessèrent plus d’être amis, et Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, ne devait traiter personne aussi bien que Béranger[5].

Il lui écrivit de Genève (le 24 septembre 1831) une lettre qui a fait beaucoup de bruit lorsqu’il l’eut fait imprimer en tête d’une brochure sur la Nouvelle proposition (de M. de Bricqueville) relativement au bannissement de Charles X et de sa famille. Il n’est pas indifférent de transcrire ici la première page de cette lettre.

« Si vos talents étaient d’une espèce moins rare, si vos tableaux ne réunissaient à la correction du dessin l’éclat ou la suavité du coloris, je me contenterais de vous remercier de l’ode que vous avez bien voulu m’adresser, et d’être profondément touché de votre bienveillance ; mon orgueil chatouillé trouverait même, dans cette ode, telle rime qui exciterait au plus haut point mon enthousiasme. Mais ce n’est pas la redevance d’une gratitude vaniteuse que je vous viens payer, c’est le tribut d’une admiration sincère. Un grand poëte, quelle que soit la forme dans laquelle il enveloppe ses idées, est toujours un écrivain de génie. Pierre de Béranger se plaît à se surnommer le chansonnier ; comme Jean de La Fontaine, le fablier, il a pris rang parmi nos immortalités populaires. Je vous prédis, monsieur, que votre renommée, déjà sans rivale, s’accroîtra encore. Peu de juges aujourd’hui sont capables d’apprécier ce qu’il y a de fini et d’achevé dans vos vers, peu d’oreilles assez délicates pour en savourer l’harmonie. Le travail le plus exquis s’y cache sous le naturel le plus charmant.

« Au reste, monsieur, dans la préface de mes Études, vous considérant comme historien, j’ai remarqué que cette strophe était digne de Tacite, qui faisait aussi des vers :

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,

Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.

« Lorsque vous entonnez la louange du Roi d’Yvetot et l’hymne au Ventru ; lorsque vous célébrez le Marquis de Carabas et les Myrmidons ; lorsque vous dictez la lettre prophétique d’un petit roi à un petit duc ; lorsqu’à mon grand regret vous riez de la Gérontocratie, vous êtes un politique à la manière de Catulle, d’Horace et de Juvénal. Souffrez en moi une des contradictions de la nature humaine : admirateur et prôneur de la jeunesse, je suis néanmoins très-attaché aux Barbons. Vous avez perdu un procès contre eux devant la justice : si j’en pouvais gagner un pour eux, à la haute cour de votre muse ! »

Chateaubriand plaide alors la cause des Bourbons déchus et cherche à séduire son ancien adversaire en flattant son nouvel ami. Béranger a répondu par une lettre qu’on peut regarder comme un de ses plus heureux chefs-d’œuvre. À quelle hauteur n’était pas arrivé, sans guide, l’ancien apprenti imprimeur de Péronne ! Il tient dignement son rang dans une correspondance à laquelle l’a provoqué l’auteur du Génie du Christianisme. Voici sa réponse :

« Votre lettre[6] m’a vivement touché, et j’en ai pesé chaque mot pour vous rendre grâce de tous ceux que votre bienveillance a dictés. Ah ! monsieur, que ne suis-je de ces gens faciles aux illusions ! Mais, de si haut que parte l’éloge, si brillant qu’il puisse être dans sa forme, il ne me réjouit que par le sentiment qui le fait arriver jusqu’à moi. Il n’a malheureusement pas le pouvoir de rien changer à l’idée que je me suis faite de mon talent. Ma réputation, si étendue, si populaire, descendue où peut-être jamais en France réputation d’auteur n’a pu atteindre, ma réputation, dis-je, n’a pas fait varier le jugement que je porte de mes productions. Je suis un bon petit poëte, habile ouvrier, travailleur consciencieux, à qui de vieux airs et le coin où je me suis confiné ont porté bonheur, et voilà tout ! D’après cela, vous devez juger, monsieur, combien je suis reconnaissant envers ceux qui veulent bien jeter d’en haut quelques fleurs sur ma pauvre vielle. Car ce n’est qu’en rougissant que je me suis servi parfois du mot de lyre. Non, ce n’est qu’une vielle que je fais résonner. Mais elle est restée indépendante et m’a servi à consoler ce peuple des rues que notre haute littérature a peut-être trop dédaigné. J’ai dit quelque part :

Quand jeune encor, j’errais sans renommée,
D’anciens châteaux s’offraient-ils à mes yeux,
Point n’invoquais, à la grille fermée,
Pour m’introduire, un nain mystérieux.
Je me disais : Tendresse et poésie
Ont fui ces murs, chers aux vieux troubadours ;
Fondons ailleurs mon droit de bourgeoisie.
Je suis du peuple, ainsi que mes amours.

« C’est donc d’en bas que ma voix est arrivée jusqu’à vous. Je n’en suis que plus fier de voir quelques-uns de ses chants vous faire prendre la plume en faveur du chansonnier. J’aurai une ligne dans l’histoire. Que de grands hommes à qui cette ligne a manqué !

« Les passages de votre lettre où vous répondez à la partie politique de mes couplets me font éprouver le besoin de vous faire ma profession de foi à cet égard. Ne vous plaignez pas, monsieur, de cette sorte d’épanchement ; accusez-en plutôt l’intérêt que vous me montrez, bien que vous me connaissiez depuis peu de temps et que vous m’ayez longtemps mal jugé, ainsi que vous le regrettiez un jour avec des expressions que je trouvai si aimables.

« Né avec un sentiment exalté de patriotisme, j’ai été bercé sur les genoux de la République, dans un pays qui eut peu à gémir sur les malheurs de 93. À dix-huit ans, le hasard me fit passer obscurément à travers les restes du parti royaliste. Je n’en fus que plus attaché à ce que je puis appeler mes premières opinions. Mon admiration pour Napoléon ne me dissimula aucun des inconvénients du gouvernement impérial. Cinq ou six mois de la Restauration, que je vis d’abord avec plus de surprise que de haine, suffirent pour me faire pressentir sa chute plus ou moins éloignée. Vous sentez que plus que jamais mes idées doivent être arrêtées. Elles le sont si bien, monsieur, que je néglige quelquefois de les mettre en avant. Autant que j’ai pu aider la Révolution de juillet, je l’ai fait, et je m’en félicite. Depuis longtemps, j’ai dans l’esprit que les monarchies représentatives ne sont qu’une forme transitoire. Les trônes constitutionnels ne me semblent être que des ponts jetés sur un fleuve que nous ne pouvions passer à la nage, encore moins franchir d’un saut. Je crois bien connaître les Français de notre époque : leur éducation est loin d’être complète. Les fautes de la Restauration ne l’ont qu’ébauchée ; il faut qu’elle s’achève ; il me semble qu’on y travaille. Mais toutefois les fautes commises depuis un an sont de nature à rouvrir la lice de tous les partis. Vous, monsieur, resté fidèle au principe fondamental du vôtre, mais avec un caractère trop élevé, un patriotisme trop vrai pour n’en pas repousser les intrigues, permettez-moi de vous dire que vous me semblez devoir cependant vous tromper sur les conséquences de ses efforts. Selon moi, malgré l’espoir que le parti légitimiste conserve d’hériter paisiblement des dépouilles des autres factions, il ne le peut sans le secours de l’étranger. Oui, il aura encore besoin une fois des Cosaques, et, dût-il faire morceler la France, son triomphe sera de courte durée. Je dois m’arrêter à ce point, où je crains bien que nos idées ne se trouvent dans un complet désaccord. Loin de moi, monsieur, le désir de vous faire adjurer les opinions que vous avez professées pendant toute votre glorieuse carrière. Vous vous rappelez peut-être ce que j’eus l’honneur de vous dire à ce sujet lors de votre dernier discours à la Chambre des pairs, et ce mot de ma chanson : Va, sers le peuple. Certes, je ne vous parlais pas de servir le ministère. Ah ! monsieur, je n’aime pas à faire le prophète, bien que quelques-uns aient voulu me faire passer pour tel. Mais, si votre voix était assez puissante pour faire encore asseoir un squelette sur des ruines, vous pourriez voir s’augmenter considérablement la haie des tombeaux entre lesquels vous dites, en termes si touchants, que votre vie achève son cours. Tout chétif que je suis, le mien pourrait bien être du nombre, car, loin de fuir les persécutions, je ne fuirais que ceux qui pourraient me les éviter. Ne trouvez-vous pas qu’alors il y aurait quelque chose de plaisant à vous voir passer près de l’endroit où reposeraient les os du chansonnier ? Cette hypothèse me fait sourire et m’ôte la gravité nécessaire pour continuer ma lettre sur le ton que j’avais pris. Revenons aux chansons. »

Béranger parle alors de celle qui a pour refrain le vers :

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie ?

C’était par de tels échanges et en écrivant avec lenteur quelques chansons pour un dernier recueil qu’il charmait les ennuis de sa retraite. Mais celui qui avait voué toute sa vie à faire le bien avait-il le loisir d’être longtemps affligé par la politique ? Quand le découragement le prenait, il se souvenait de telle ou telle infortune qu’il s’était chargé d’adoucir et il l’adoucissait, soit en sollicitant autrui, soit en ne s’adressant qu’à lui-même.

En 1830, il n’avait hésité qu’entre la République, pour laquelle la France ne lui semblait pas encore mûre, et la monarchie constitutionnelle. Il n’avait pas songé que l’Empire pût renaître. D’ailleurs l’héritier de Napoléon était à Vienne, élevé comme un archiduc, chétif et déjà mourant. Et puis, Béranger, cela est visible dans tout ce qu’il a écrit, ne considérait l’Empire que comme une forme passagère de la République. Il déplora toutefois que les portes de France restassent fermées, après 1830, aux membres de la famille de Napoléon ; « mais, écrit-il, la faute en est à la maladresse des gros bonnets du parti. Ils n’ont pas paru dans le combat. Charles X rentrant à Paris le 30, aucun d’eux n’eût eu à craindre pour sa tête. Cela ne les a pas empêchés de se réunir, de clabauder, d’intrigailler après coup ; et ils ont donné lieu à des précautions qui, sans eux, n’eussent été prises qu’avec des exceptions faciles et convenables. »

Ceci nous conduit à l’une des lettres de Béranger où se montre le mieux sa pensée politique. Lorsque parut le dernier recueil qu’il publia, il le fit précéder d’une dédicace dans laquelle il exprimait toute la reconnaissance qu’il gardait à son premier protecteur. Lucien Bonaparte le remercia et lui demanda son avis sur les événements qui s’accomplissaient en France. Béranger répondit :

« Savez-vous, prince, que, dans un homme plus facile que moi à se faire des illusions, votre lettre eût pu produire un dangereux mouvement d’orgueil ? Heureusement je n’ai cherché dans vos expressions que le sens que vous avez dû vouloir leur donner. Le prix que vous dites attacher à mes conseils littéraires n’est qu’une manière ingénieuse de témoigner quelque estime à mon modeste talent ; et, quant à la justesse de mon coup d’œil en politique, permettez-moi de vous mettre à même d’apporter de notables restrictions à cet éloge.

« Si plusieurs obstacles insurmontables ne s’y opposaient, j’aurais tenté le voyage de Londres pour aller vous témoigner de vive voix ma reconnaissance. Je regrette que cela me soit absolument impossible. Peut-être en causant ensemble, prince, eussiez-vous pu tirer parti des observations que j’ai recueillies pendant le temps où j’ai suivi nos hommes politiques. M. Lacoste, ami du comte de Survilliers, pourra, au reste, vous transmettre, s’il le juge utile, tout ce que je lui ai dit sur les circonstances actuelles, ainsi que mes calculs d’avenir. Je ne vous dissimule pas d’avance que, sauf depuis un temps fort court, mes idées n’ont pas eu beaucoup de partisans. Voilà pourtant les feuilles républicaines qui s’en rapprochent ; mais c’est faute de mieux, je pense. Voyez, d’après cela, le cas qu’on en doit faire. Il a été un temps où jeunes et vieux daignaient recourir à mes avis. J’en étais tout fier, mais on a fini par me traiter de radoteur, et j’ai fermé le cabinet de consultations. S’il ne m’arrive plus de vouloir donner des conseils, il m’arrive encore de bavarder, et c’est sans doute un de mes bavardages qui vous a été rapporté. J’ai dû dire en effet, et plus d’une fois, que la situation actuelle pouvait durer dix ans, peut-être plus.

« Avant la Révolution de juillet, j’ai entrevu l’impossibilité d’établir, dans un pays d’égalité, le système anglais monarchique représentatif, qui ne peut se passer de l’appui d’une caste privilégiée. Lors de cette dernière révolution, moi, vieux républicain, convaincu que la France n’était pas encore disposée à accepter la forme républicaine, j’ai désiré, pour achever d’user la vieille machine monarchique, qu’elle nous servît de planche pour passer le ruisseau ; et ce que je vous dis là, ma conduite et mes discours à cette époque l’ont prouvé à tous mes amis. Je crois pouvoir assigner à cet état transitoire une durée égale à la Restauration. Les fautes du nouveau pouvoir ont changé peu de chose à mes calculs, tout en fortifiant mes espérances. De là, prince, les dix années de vie prédites à un trône qui a l’air si débile. Si le parti républicain n’eût pas lui-même commis des fautes que sa position rendait sans doute inévitables, nous serions plus près peut-être du dénoûment. Ce parti n’a pas encore appris à bien connaître la France nouvelle : aussi rêve-t-il l’impossible. C’est sur les intérêts créés par la Révolution qu’il faut fonder aujourd’hui, et il a trop souvent eu l’air de menacer ces intérêts. Heureusement, nous autres Français, c’est sous les coups de nos ennemis que nous nous disciplinons, et les coups ne nous manquent jamais. Les éléments républicains sont beaucoup plus nombreux que ne se le figurent et ceux qui redoutent et même ceux qui désirent la République. Mais, selon moi, ils seront encore longtemps à se coordonner. Toutefois, en France, nous pensons bien vite et nous agissons de même. Mais nous n’agissons que lorsque la conspiration des idées se rencontre sur la place publique avec celle des sentiments populaires : or ces jours-là sont rares dans un siècle. Voilà ce qui me fait voir, dans un temps encore éloigné, la chute de ce qui est aujourd’hui, habitué que je suis à toujours considérer les choses du côté le moins favorable.

« Prince, j’ai cru nécessaire de vous exposer quelques points de ma manière de voir, pour vous en faire juge. Je ne vous dirais pas tout, si je n’ajoutais qu’aujourd’hui, vivant dans la retraite, il est vraisemblable que je ne suis plus dans la meilleure position pour modifier l’opinion que j’ai eue d’abord. Vous le savez, il faut toujours se méfier des rêvasseurs. Ajoutez même que, dans l’intérêt de la République que je rêve, je souhaite qu’elle ne fleurisse pas trop tôt. Le plus grave reproche que je fasse au gouvernement actuel, c’est de la faire pousser en serre chaude.

« Je sais aussi que je néglige le chapitre des accidents ; mais en politique spéculative, la seule à laquelle je sois propre, ils ne peuvent entrer en ligne de compte. Ce n’est que dans l’action qu’on peut, jusqu’à un certain point, leur assigner une valeur.

« Je crois, prince, vous avoir mis à même de faire de ma prédiction le cas qu’elle mérite, tout en vous prouvant que pour moi elle est le résultat d’un raisonnement désintéressé et d’une conviction consciencieuse.

« Vous voilà armé de toutes pièces pour m’accabler aussi des noms de fou et de radoteur. Ne vous en gênez pas ; j’y suis fait. Les sages m’ont également accusé de folie sous la Restauration ; et nos jeunes gens, malgré les événements qui, depuis deux ans, ont confirmé mes pronostics, n’en sont pas plus disposés à croire mes prophéties ; je ne les en estime pas moins : ils accomplissent leur mission ; la mienne n’est plus que de prêcher dans le désert, et c’est un sot rôle.

« Vous en avez appelé à ma franchise ; vous devez voir, prince, que je n’y ai pas fait faute. J’ai laissé aller ma plume, au risque de vous fatiguer et de me nuire dans votre esprit pour vous mettre sous les yeux tous les documents qui vous étaient nécessaires. Je vous le répète donc : jugez maintenant du cas que vous devez faire de mes paroles.

« Puissiez-vous au moins trouver dans cette lettre une nouvelle preuve de l’attachement éternel que je vous ai voué et un motif de plus de me croire toujours, prince, votre plus reconnaissant serviteur. »

Cette lettre est du 25 mai 1833. Béranger savait alors à quoi s’en tenir sur ce que les lendemains promettent. On a parlé de son sens divinatoire : N’y a-t-il pas là une preuve assez étrange de la netteté de cet instinct prophétique ? L’opinion politique du poëte s’y exprime en des termes qui sont clairs, et il est intéressant de voir ce ferme langage tenu à un prince qui, sans doute, ne partageait pas tous les sentiments de son ancien protégé et que le même espoir ne satisfaisait pas. On a aussi là l’expression de ce qu’il pensait des meneurs du parti républicain. Il en a dit plus dans une lettre écrite, vers le même temps, à l’occasion du procès fait au journal la Tribune. « On a beaucoup parlé de cette affaire. Les républicains s’en réjouissaient. Cavaignac (Godefroy) devait briller d’une gloire immortelle. Malheureusement nos jeunes gens sont aussi des hommes rétrogrades. » Ailleurs il dit que ce sont aussi, à leur façon, des doctrinaires. « Comme les romantiques, ils veulent tout remettre à neuf et ne font que de la vieillerie. Ils s’en tiennent à 93 qui les tuera. Cavaignac a trompé l’attente générale. Son rôle lui imposait de se jeter dans l’avenir au risque d’être appelé utopiste, il devait montrer l’inévitabilité de la République, comme pouvant seule résoudre les grandes questions sociales ; il devait donner un avant-goût de cette forme, soumise aux conditions de perfectionnement qu’impose l’ordre actuel des choses. Loin de là, il a donné des regrets à 93, appelé la guerre et refait les articles de journaux sur les fortifications de Paris. Le discours n’a pas eu même l’honneur de déplaire aux centres. Que dis-je ? Il leur a plu, car il a prouvé qu’ils n’ont pas trop tort de combattre un parti qui n’a que de pareils arguments à employer. »

En 1835, quand on fit le fameux procès des accusés d’avril et que les chefs du parti républicain, accourus de tous les coins de la France, voulurent saisir cette occasion de faire une exposition mémorable de leurs principes, le sentiment de Béranger resta le même.

Il ne faut pas croire qu’il ne lui en coûtait pas d’être sévère et que c’était de gaieté de cœur qu’il se refusait à prendre part, comme quelques-uns l’auraient désiré, à tous ces débats. Il les jugeait inutiles, dangereux même pour la cause qu’il aimait et en laquelle, malgré tout, il voulait croire.

Toutes ces réflexions, toutes ces peines l’écartaient chaque jour davantage du mouvement politique. Il voyait d’un côté que tout se réduisait à des questions de personnes et à des poursuites de portefeuilles ministériels, et il ne trouvait pas de l’autre côté cette prudence et cette habileté dans le maniement des esprits qui lui semblaient indispensables pour préparer le triomphe des idées républicaines. Au besoin, il l’a dit, les formes du gouvernement lui auraient été indifférentes, si l’on se fût sérieusement et fermement appliqué à l’examen et à la solution de tous les grands problèmes que 1789 a posés devant la société nouvelle.

Voilà pourquoi, peu à peu, il cessa de vivre à Paris, allant d’abord dans le voisinage, à Passy, sur le bord du bois de Boulogne, puis à Fontainebleau, dans la grande forêt, et enfin à Tours. Ce n’était pas avec un sentiment de complète indifférence qu’il s’éloignait de sa ville natale, et il ne faisait le sacrifice que de sa propre personnalité, croyant sincèrement que, son rôle étant fini et ses conseils inutiles, le mieux qu’il avait à faire était de travailler à se faire oublier de tous. « Il y a longtemps que je me dis, écrivait-il à M. de Chateaubriand que ceux qui naissent aux époques de transition sont bousculés, renversés, écrasés dans la lutte des générations qui s’entre-choquent. C’est sur nos cadavres que doivent passer les combattants qui nous suivent. Nous comblerons le fossé qu’il leur faudra franchir pour prendre d’assaut la place où tous nos efforts n’auront pu faire brèche. Mais espérons qu’une fois ville gagnée, les vainqueurs viendront relever les morts pour leur faire un bel enterrement, enseignes déployées et à grand bruit de fanfares. Et qui sait, enfin, si Dieu lui-même ne distribue pas des croix d’honneur aux braves restés sur le champ de bataille ? »

Il y a aussi un inconvénient (car c’en était un pour lui), que Béranger croyait qu’il éviterait définitivement en se retirant loin de Paris. Pour plusieurs raisons, qu’il a déduites plus d’une fois avec le plus grand sens et le plus grand art, il ne voulait pas faire partie de l’Académie française, et à chaque vacance qui se produisait dans cette compagnie, ses amis, les journaux et le public ne manquaient pas de l’assaillir pour l’inviter à y demander un fauteuil.

La grande lettre adressée à M. Lebrun, le 21 janvier 1835, mérite d’être transcrite ici tout entière. Il n’y a pas d’endroit où Béranger ait mieux marqué ce qu’il pensait de son rôle, de ses œuvres, de son caractère ; il n’y en a pas où l’excellence de son âme soit plus visible pour tous les yeux et plus respectable. Il disait à cet ami :

« Votre lettre ne m’est arrivée que ce soir, mon cher Lebrun, et je me hâte d’y répondre, tant je suis affligé de voir qu’après notre dernière conversation vous ne vous rendiez pas encore aux raisons qui m’empêchent d’aller frapper à la porte de l’Académie française. Vous devez pourtant être bien convaincu que ces raisons sont sérieuses, au moins pour moi, et surtout qu’elles sont très-sincères.

« Je vous répète donc que, si j’avais fait autre chose que des chansons, je ne trouverais aucun obstacle, littéralement parlant, à m’inscrire parmi les aspirants au fauteuil. Mais, par des causes trop longues à exposer, je tiens à ne pas enrégimenter académiquement ce petit genre, qui cessera d’être une arme pour l’opposition le jour où il deviendra un moyen de parvenir. Et puis-je fournir, moi, à ceux qui ne manquent jamais d’attaquer les choix de l’Académie, l’occasion de rabaisser, à cause de moi, un genre auquel je dois tant et que je suis parvenu à placer encore plus haut qu’il ne l’avait encore été ? Ceux qui disent aujourd’hui de mes chansons que ce sont des odes seraient les premiers à crier que je n’ai fait que des chansons, que c’est bien peu de chose que des chansons. Avouez qu’il ne doit pas me convenir de les aider à prouver qu’ils n’ont que trop raison.

« Je ne puis me dissimuler, d’ailleurs, que l’on n’entre pas dans une société sans y contracter des engagements de devoir et de délicatesse. Or, il faut ici que je vous confesse, mon cher ami, que j’ai un ouvrage en tête, qui ne peut être écrit dans un esprit académique. Pensez-vous donc qu’il me convienne, avec un pareil projet, de m’exposer à commettre un acte d’ingratitude, et n’est-ce pas déjà trop que la reconnaissance que j’ai pour tout ce que vous me proposez, et la bienveillance de plusieurs de vos collègues ? C’est parce que la reconnaissance est un culte pour moi que j’ai toujours redouté de contracter même de légères obligations, et vous voulez m’en faire contracter de grandes ! J’ai tout sacrifié au besoin d’indépendance ; ne me ravissez pas le fruit de tant d’efforts, souvent si pénibles.

« Vous allez me répéter, je le sais bien, ce que vous m’avez déjà dit : Les liens que l’Académie impose sont bien peu embarrassants ; vous m’avez, à ce propos, cité La Fontaine, qui les a recherchés. Que vous ai-je répondu ? La Fontaine était un bon homme ; moi je suis un homme bon, je le crois, mais point du tout un bon homme, malheureusement. La pauvreté et l’expérience ont bien fourré un peu de philosophie en mon humble cervelle, et peut-être encore dois-je à la nature quelques petites qualités de cœur, puisque j’ai toujours eu bon nombre d’excellents amis ; mais je n’ai jamais vécu de façon à assouplir mon humeur, et je vous avoue que, parfois, elle n’est ni très-raisonnable ni très-douce. Avec une folle pareille, me puis-je hasarder à m’asseoir auprès d’hommes, tous très-estimables sans doute, mais qui, certes, ont aussi leur humeur, et qui pourraient bien ne pas s’arranger du voisinage de la mienne, peu endurante et habituée à casser les vitres, même celles des Tuileries, s’il vous en souvient ?

« Observez ma conduite dans le monde : vous verrez que je n’ai guère fait que le traverser en curieux, tâchant toujours de ne prendre racine nulle part. Si dans la foule j’ai distingué quelques bons camarades, je leur ai donné rendez-vous loin d’elle, avec d’anciens et francs amis que j’ai su conserver, et au nombre desquels vous savez, mon cher Lebrun, que je suis heureux de vous compter. Ceux de mes amis qui ont monté trop haut pour moi, je m’en tiens éloigné, mais sans rien diminuer, pour cela seul au moins, de l’attachement que j’ai conçu pour eux autrefois. Cette conduite, mon cher ami, tient à une règle que je me suis faite de bonne heure, car les hommes qui ont eu beaucoup à souffrir sont obligés d’être sages dès le grand matin. Autant que je l’ai pu, je n’ai jamais accepté rien qui ne fût pas en rapport avec mon caractère et mes goûts, avec mes goûts surtout, qui, peut-être, par leur simplicité, m’ont tenu lieu de vertu et de raison. Et ne croyez point que cela ne soit pas rare dans la société comme elle est faite de nos jours.

« Des sots, ou des gens qui ne me connaissent point, ont cru, ou même ils ont feint de croire, après la Révolution de juillet, que j’avais refusé des places et des distinctions pour me singulariser ; non, vous le savez. Les places et les distinctions n’allaient ni à mes goûts ni à mon caractère, et c’est pourquoi je ne les ai pas recherchées. Cependant me suis-je vanté de ma modération ? ai-je fait retentir les journaux de mes refus désintéressés ?

« On tombe assez souvent dans la même erreur, je le sais, relativement à l’Académie : C’est de l’orgueil ! dit-on. Les sots me croient donc bien sots ? Hélas ! vous savez, mon cher ami, la piètre idée que je me suis faite de mon mérite littéraire, et c’est en toute sincérité que j’en ai parlé dans la préface de mon dernier volume. Plût au ciel que je fusse de l’avis de mes amis sur mes ouvrages ; je n’ai que le sentiment (mais je l’ai bien) de l’utilité dont je fus à la noble cause que j’ai défendue, et ce sentiment-là ne me donne pas de vertiges. Or il n’y a qu’un homme frappé de vertige pour méconnaître l’importance de l’Académie française, qui, si elle le veut, est appelée à de si hautes destinées et qui réunit un grand nombre de nos hommes illustres, auxquels demain peuvent se réunir toutes les illustrations qui brillent en dehors d’elle. Comment ! n’avons-nous pas encore le fauteuil de Corneille et de Bossuet, de Voltaire et de Montesquieu ? Et Cuvier, ne fait que sortir de vos rangs !

« Mais je m’aperçois, mon cher ami, que c’est me mettre avec mes accusateurs contre l’Académie que de repousser aussi sérieusement l’imputation qu’ils m’adressent. Si je dois être surpris, d’après cela, c’est que quelqu’un, à l’Académie, hors un ami pourtant, remarque avec peine que je n’aspire pas à en faire partie, lorsqu’il existe aujourd’hui des renommées anciennes et nouvelles qui, pour n’avoir pas la popularité vulgaire de mon nom, n’en seraient pas moins pour les quarante d’une valeur bien plus réelle et plus utile. Car moi, pauvre ignorant, je ne vous apporterais aucune des qualités qui font le véritable académicien, et je vous défie de m’appliquer au moindre des travaux de votre classe et même aux fonctions solennelles que vous remplissez tour à tour.

« Ceci me fait remettre sous vos yeux celle de mes observations qui avait paru le plus vous frapper, et qui a aussi frappé Dupin, un jour qu’il me faisait les mêmes instances que vous. J’ai horreur de livrer ma personne au public, et, comme l’auteur des Maximes, je suis complétement incapable de parler, même de lire quelques phrases dans une nombreuse assemblée, et ne saurais non plus subir, pendant une heure, un compliment qui me serait adressé.

« — Mais vous avez bien été avec grande foule devant les tribunaux, me direz-vous. Parbleu ! comment s’y refuser ? Ils s’y prenaient avec tant de grâce ! Si j’avais pu, avec eux, m’abonner à trois mois de prison de plus chaque fois, pour avoir la permission de ne pas comparaître en si nombreuse société, à coup sûr j’aurais fait ce marché de grand cœur.

« Du moins, sur la sellette, n’ai-je jamais dit que mon nom. Regardez-moi donc comme incapable de prononcer un discours de réception, en supposant que je sois capable de le faire, ce qui est assez douteux.

« Mais me voyez-vous en habit brodé, l’épée au côté, allant au château ? Là, encore un discours : « Sire, je suis votre très-humble serviteur. — Ah ! vous voilà donc, vous, qui n’avez pas voulu nous venir visiter ? — Je suis votre serviteur, Sire. — Allez, et n’y revenez plus ! etc., etc. » Ah ! mon cher Lebrun, ne sentez-vous pas que vos usages sont des impossibilités pour moi ?

« Mon ami, laissez-moi, laissez-moi dans mon coin, qui n’est pas celui du misanthrope. Si des journaux querellent l’Académie parce qu’elle ne se nomme pas, veut-on que je leur écrive que l’Académie n’a pas tort et qu’un corps semblable se doit d’attendre que l’on sollicite l’honneur d’être admis dans son sein ? Dictez tout ce que vous voudrez, j’écrirai ; mais pour Dieu ! détournez les amis que je puis encore y compter (hélas ! j’en ai déjà beaucoup vu disparaître !) de tenter de m’y faire entrer par une voie inusitée. Oui, mon cher Lebrun, si je savais que l’on pût me nommer sans que je me misse sur les rangs, j’aimerais mieux sur-le-champ faire à chacun de vous dix visites, même à l’archevêque, et j’irais dès six heures du matin (il fait pourtant bien froid) attendre à la porte de votre secrétariat pour me faire inscrire. Une nomination non sollicitée ! y pensez-vous ? Vous figurez-vous une entrée triomphale plus écrasante pour ma pauvre réputation ? Empêchez cela, je vous prie, et lisez ma lettre à vos messieurs, si vous le jugez nécessaire. Mais je suis fou ! cette crainte est chimérique. Non, jamais l’Académie française ne voudra descendre ainsi de sa haute position devant un poëte de guinguette. Comment ferait-elle pour moi ce qu’elle n’a pas fait pour le divin Molière ? Je ne suis qu’un chansonnier, messieurs ; laissez-moi mourir chansonnier.

« Encore quelques mots. Il m’est impossible de me faire à l’idée d’être asservi à ma réputation. J’ai tout fait pour vivre séparé d’elle, et vous voulez que je la suive dans votre palais, où elle n’a jamais eu mission d’entrer ! Attendez, attendez un peu d’ici à trois ou quatre ans, il ne sera vraisemblablement plus question d’elle ! Sans doute alors je serai assez peu philosophe pour en avoir quelque regret ; mais vous et moi, messieurs, nous ne serons plus contraints de nous en occuper ; même alors vous rirez de bon cœur des façons que j’aurai faites, et il vous sera permis de croire que j’en éprouve un repentir tardif. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’en apprécierai encore mieux votre bienveillance actuelle.

« Quant à vous, mon cher Lebrun, soyez bien persuadé que je serai en tout temps plein du souvenir de votre amicale insistance, et que ma gratitude bien sincère s’étend sans réserve à tous les académiciens qui ont pu désirer de m’avoir pour collègue. En fait d’honneur, me voilà content ; je n’en demande et n’en veux pas davantage, et sauvez-moi de tout le reste, en dépit du besoin que je puis avoir du petit traitement qui vous est alloué, et que jadis j’ai touché avec tant de joie au nom de Lucien Bonaparte, mon premier protecteur. »

Ajoutons à toutes ces raisons d’isolement, tirées de la politique et du caractère même de Béranger, une remarque d’une autre nature. Habitué à ne jamais compter quand il avait des amis à fêter ou à aider, et des misères à secourir, Béranger éprouvait, par moments, la crainte d’épuiser trop tôt le peu d’argent qui composait sa modique fortune. C’est encore une de ses lettres, et l’une des plus belles, assurément, que l’on puisse citer, qui montrera quelle était la générosité, la délicatesse et surtout la sagesse de ce grand homme de bien. Avant de partir pour Fontainebleau, il écrivit à M. Bérard, son ami déjà ancien, ami éprouvé et tout dévoué, mais alors engagé dans des affaires difficiles d’où, plus tard, il put, grâce à Béranger, se tirer peu à peu.

« Il y a bientôt quatre ans, mon cher Bérard, que des amis me pressèrent de retirer les fonds que j’avais chez vous. Vous devinez quelle fut ma réponse. Seulement, à quelque temps de là, par intérêt pour vous et votre excellente famille, je crus devoir vous instruire des bruits qui couraient en haut lieu sur votre situation de fortune. Vous me répondîtes une lettre qui eût pu me tranquilliser entièrement, si je n’avais connu votre facilité à vous faire illusion. Je ne tardai pas à avoir la conviction des malheurs qui vous attendaient.

« Vous n’aviez jamais fait usage de mes avis : je m’abstins de toute insistance inutile. À l’époque de votre maudit livre, vous sachant embourbé jusqu’aux épaules, j’essayai pourtant de vous empêcher de vous fermer, sans utilité publique, la seule ressource personnelle qui vous restât : celle des emplois. Malheureusement ma position de créancier m’empêcha peut-être d’insister suffisamment, par cela même que je jugeais mieux l’espèce de tort que vous alliez vous faire. Aujourd’hui, je ne crains pas de me servir de cette position malencontreuse pour vous engager à bien juger la vôtre, à voir quelles ressources vous restent, quel parti vous devez prendre. Ici je ne puis vous éclairer, parce que je ne suis pas dans le secret de toutes vos affaires.

« Mais ce que je puis vous dire, c’est que vous ne pouvez vous en tirer par une extrême énergie, sans perte de temps et en tranchant dans le vif. Cessez de prolonger l’affaire Laffitte : sa durée est ruineuse. Songez que, faute d’une activité suffisante, aussi par nonchalance de caractère, vous avez laissé le mal s’aggraver autour de vous. Votre loyer vous exténue ; vos deux grands garçons restent les bras croisés. Mettez ordre à tout cela, et sans doute à beaucoup d’autres choses, si vous faites tout ce qu’il faut faire. Mais, pour Dieu ! surtout, mon cher ami, plus d’illusions !

« Mesurez l’abîme dans toute sa profondeur. Voyez combien d’existences reposent sur la vôtre. Ce qu’il vous reste de force vaut de la jeunesse. Oubliez le passé ; ne comptez plus sur les autres et marquez-vous un avenir raisonnable, fût-il le plus obscur du monde. Mais, pour atteindre ce but, s’ils ne peuvent vous aider, il faut au moins que vos amis ne soient pas une source d’obstacles. En ce qui me concerne, voici depuis plus de deux ans le parti auquel je me suis arrêté.

« Je nourris quatre individus, moi compris. Je vais supprimer tout ou partie des mille francs que j’envoie annuellement à l’île Bourbon, parce qu’un homme de trente-quatre ans[7] doit savoir se suffire.

« Je prends avec moi ma vieille tante[8] et une bonne et vieille amie[9] qui mourrait de faim, si je ne l’aidais, comme elle-même elle m’a aidé au temps de ma pauvre jeunesse. Une marmite coûte moins à faire bouillir que trois. J’ai vu Fontainebleau, et je pense à en faire le lieu de ma dernière retraite. Les deux femmes aideront au ménage, que pourra entretenir suffisamment, je l’espère, le peu qui me reste.

« Grâce à cette disposition, je pourrai me passer de l’intérêt de ces 44,000 francs, intérêt qui, au premier jour, deviendrait peut-être pour vous une gêne extrême. Quant aux trois actions du gaz, si vous pouvez me les remettre, tant mieux ; mais, si elles vous sont nécessaires, gardez-les aussi. Seulement je vous prie de tenir des comptes exacts de tout, afin qu’un jour, si la fortune revient souffler dans vos voiles, comme je le souhaite, surtout pour vous tous que j’aime tant, vous puissiez régler avec moi ou avec mes héritiers, sans qu’il y ait lieu à conteste et chicane de leur part. Béjot vous dira que mon testament est fait de manière à vous éviter tous les embarras de ce genre que j’ai pu prévoir et, si j’y retouche, ce sera pour le perfectionner sous ce rapport.

« Voilà, mon cher ami, ce que j’étais bien aise de vous dire pour vous tirer une épine du pied et pour que vous n’ayez plus à vous occuper que de votre digne femme et de vos enfants.

« N’allez pas trop admirer ce que vous ne manquerez pas d’appeler mon désintéressement : vous savez que je suis las du monde. Chaque jour je m’en éloigne davantage ; il en est de lui comme du théâtre : dès qu’on en a perdu l’habitude, on ne peut plus y remettre les pieds. La retraite est le but de mes désirs. Je veux terminer mes jours loin du bruit et d’une société qui finirait peut-être par me rendre misanthrope. Je tiens à conserver ma foi dans l’humanité. Quant aux privations matérielles, songez que c’est pour m’en imposer le moins possible que je prends le parti de m’éloigner de Paris. Je veux sauver mon sucre et mon café du naufrage, et puis, quand je serai loin du monde, j’aurai le temps de travailler. Qui sait si ce n’est pas là ce qu’il me reste à faire encore ? Vous voyez donc que le parti que je veux prendre sera moins une dégringolade qu’un arrangement de position. Je me retourne dans mon lit, voilà tout !

« D’après cela, ne vous leurrez pas de vaines espérances. Tâchez seulement de me dire combien de mois encore vous croyez pouvoir servir l’intérêt des 44, 000 francs, sans trop vous mettre à la gêne ; et, là-dessus, je prendrai mes mesures. Imitez-moi surtout, et ne vous laissez plus aller à une indolence qui désormais deviendrait coupable.

« Embrassez pour moi cette pauvre mère[10], et croyez-moi, comme toujours, pour vous plein d’estime et d’amitié, et tout à vous de cœur pour la vie. »

Installé à Fontainebleau par M. Perrotin, auquel il confiait volontiers le soin de lui chercher un gîte, Béranger y vécut depuis la fin d’août 1835 jusqu’au commencement de décembre 1836. Il quitta cette première retraite, où il fut peut-être plus heureux que partout ailleurs, parce qu’il trouvait que son existence y était trop oisive et qu’il voulait, avant de mourir, essayer de toutes ses forces d’écrire l’ouvrage de morale qu’il méditait.

Il faut lire, dans la Correspondance, les lettres écrites vers ce temps, et depuis 1830, à MM. Sainte-Beuve, Hippolyte Fortoul, Jean Reynaud, pour voir combien Béranger, même de loin, s’inquiétait de tout le mouvement littéraire qui suivit la Révolution. Là encore sa raison trouve à s’exercer, et les conseils qu’il donne aux uns et aux autres, pour ne parler que des plus marquants et sans mentionner tant de lettres adressées à des inconnus, sont aussi judicieux, aussi sages, aussi sincères que ceux qu’il donne à ses amis politiques sur la marche des affaires. On peut voir aussi, en parcourant toutes ces lettres et en rencontrant parmi elles tant de preuves de son zèle pour toutes les souffrances, qu’il n’avait pas quitté Paris pour renoncer à ses charges de charité. Non ; et jusqu’au bout Béranger aima non moins les hommes que l’humanité. Il servit l’une par ses écrits, il servit les autres par ses actions.

La retraite même paraissait éclaircir aux yeux de Béranger la confusion des événements : à distance il les comprenait mieux et jugeait plus sûrement.

« Il faut que vous sachiez bien, écrivait-il un peu plus tard à Lamennais, que je n’ai de valeur que dans la méditation. La discussion fait évaporer le peu d’idées qu’il y a en moi. J’ai, d’ailleurs, une conscience méticuleuse qui m’empêche d’être homme de parti ; je ne suis qu’homme d’opinion. Encore même sur ce point y a-t-il à redire ; car le patriotisme, sentiment qui ne vieillit pas en moi, me barre le chemin toutes les fois que je puis craindre que l’application de mes principes ne compromette le pays. Vous le voyez, je ne suis qu’un chansonnier. Mais croyez que je ne vis pas en égoïste. Je suis comme l’ermite qui, sur la grève, adresse des vœux au ciel pour ceux qui bravent les tempêtes, en regrettant de ne savoir tenir ni la barre ni la rame. »

Il méditait donc, il ne voulait pas discuter il ne sacrifiait pas son opinion, mais il ne voulait appartenir à aucun parti. Il comptait que la liberté, dont il avait fait triompher la cause, suffirait pour faire l’éducation du peuple ; il s’inquiétait surtout de ses misères, auxquelles il avait consacré ses dernières chansons, et il priait Dieu en philosophe, le Dieu de la concorde et de la paix, pour que l’aurore pacifique éclairât le plus tôt possible l’horizon. Il a chanté la guerre glorieuse de la Révolution, mais il ne croyait pas que la guerre est sainte.

Près de la borne où chaque État commence,
Aucun épi n’est pur de sang humain.

Il voyait la science qui multipliait ses miracles, qui inventait la vapeur, qui domptait l’électricité, et il espérait que le monde allait enfin être organisé. Les petites querelles du temps de la Restauration sont déjà bien loin ; il ne s’agit plus de droits à maintenir, il s’agit de la multitude, qu’il faut, pensait-il, tirer de sa rude misère et éclairer, et qui ne doit plus être réduite par la faim et l’ignorance et par la jalousie à adorer les divinités sanglantes d’autrefois.

Il eût voulu, par ses dernières chansons, qui sont comme un testament pacifique, nous apprendre enfin à nous aimer d’une amitié sincère ! Il eût voulu nous conduire, sans faux pas, à cette organisation, à cette émancipation générale du monde humain qu’il entrevoyait dans les révolutions les plus lointaines ! Quand le sol de la Chine fermente, quand l’émigration chinoise annonce à l’Europe que trois cent millions de travailleurs entreront tôt ou tard dans la communion civilisatrice, Béranger voit la politique nouvelle qui s’avance. Cette préoccupation a été l’objet de ses méditations dernières.

Et cet homme qu’animaient de si grands songes, cet homme si fier et si humble, sur quelle place publique, où alla-t-il porter sa parole ? Il allait obscurément visiter ses amis pauvres, il consolait les affligés, il ouvrait sa bourse aux désespérés, il relevait même les coupables.

Des illustres amis qui lui sont venus sur le tard, il n’y en a pas qu’il ait aimés autant que Lamennais et M. de Lamartine. Celui-ci ne connut Béranger que lorsqu’il fut revenu à Paris, après 1840. Lamennais l’avait recherché même avant d’écrire les Paroles d’un Croyant. Quelques amis de l’illustre écrivain ont pensé que Lamennais a plus aimé Béranger que Béranger n’a aimé Lamennais. Cela est possible, car encore faut-il bien que de deux amis l’un soit plus tendre ou plus ardent que l’autre. Mais il est bien certain que cette illustre amitié de deux grands hommes a été plus utile et par conséquent plus douce à Lamennais qu’à Béranger. Non que celui-ci n’ait pas beaucoup aimé la grande intelligence blessée qui cherchait refuge auprès de sa raison ; mais cette raison même, si constante, si nettement équilibrée pendant toute sa vie, faisait qu’il fut assez longtemps à vaincre un peu de surprise en présence d’un ami qui lui venait de si loin et à travers tant d’étonnantes aventures. Et dans les derniers jours, si les admirateurs exclusifs de Lamennais veulent croire que Béranger ne lui a point assez marqué sa tendresse, c’est que le génie âpre de son ami ne lui semblait pas exempt de quelque dureté à de certaines heures, et que, par nature, la tendresse de Béranger s’attachait surtout aux âmes tendres, et qu’il aimait avec le plus d’effusion les bonnes gens. Par exemple, Béranger n’approuvait pas que Lamennais eût retranché son neveu de son cœur, après qu’il l’avait élevé et chéri comme une mère, sans autre motif qu’un dissentiment de doctrine politique en un moment de la vie sociale où tout allait par sauts et par chocs.

Mais ces observations n’ont en réalité que très-peu de valeur, car il est incontestable que Lamennais ne s’est jamais plaint que Béranger fût trop froid pour lui ; et, de son côté, Béranger n’a jamais cessé d’exprimer sa chaleureuse admiration pour le plus vigoureux peut-être, le plus hardi et le plus profondément navré des génies de la France moderne.

À Tours, dans sa jolie maison de la Grenadière, qu’il trouvait pour lui, plébéien, trop jolie, trop large, trop garnie de rosiers et de tilleuls, il s’appliqua à cet ouvrage utile dont il voulait doter nos passions impatientes et qu’il aurait dû nous donner, même imparfait et au-dessous de son rêve. Quel malheur que Béranger se soit découragé ! « Je ne sais rien, dit-il ; j’ai eu tout à découvrir, tout à deviner. Oh ! que de peine ! » Nous aurions un livre unique que tout le monde aurait lu et où

tout le monde aurait profité. En 1848, ce sont de tels écrits, signés d’un maître vénéré, qui ont manqué à la nation et qui, manquant, l’ont laissée faire fausse route. Que ceux du moins qui, pour dire quelque chose, l’accusent d’avoir flatté sans cesse et de n’avoir jamais instruit le peuple, s’ils oublient tant de nobles vers, lui tiennent compte de cette tentative de vieillard. Puisque Béranger, à cet âge, ne s’est pas jugé capable de mener à terme sa tâche, il faut l’en croire, car il est toujours sincère. Peu après l’art même du vers allait lui échapper.

Et, quand j’allais, par de nouveaux concerts,
Peuple dauphin, t’instruire à la clémence,
Dieu ne veut plus que je fasse des vers.

En 1837, au mois de septembre, M. Trélat, devenu rédacteur en chef du National, pria Béranger, dont il connaissait bien la passion pour tout ce qui touche à l’instruction et à l’éducation du peuple, d’écrire quelques articles dans le journal qu’il allait diriger. Nous ne pouvons mieux faire, pour peindre l’état de l’âme de Béranger à cette époque, que de détacher la plus grande partie de la lettre qu’il écrivit en réponse à cette demande :

« Que venez-vous me proposer, mon cher ami ! Moi, me faire écrivain politique, à présent que j’ai rompu avec le monde, que j’ai pris ma retraite, et qu’enfin on commence à m’oublier, grâce au ciel ! Cette retraite a été de bonne foi. Je ne suis pas la nymphe de Virgile ; beaucoup de gens de mon âge, et plus âgés même, ne peuvent vivre que de bruit et se jettent dans la mêlée sous le vain prétexte d’utilité, pour obtenir que leur nom ne manque pas d’échos. Bien différent, je vois le mien s’éteindre avec une sorte de satisfaction. Vous le savez pourtant, cette indifférence s’arrête à ce qui me regarde ; mais je suis si convaincu que je ne puis être utile à la cause qui m’est chère, que je me garderai toujours de remonter sur le théâtre où je n’ai eu à jouer qu’un rôle bien court, à l’aide d’un talent bien borné. Je me garderai donc d’écrire dans un journal, quel qu’il soit. « Mais vous ne signerez pas, » me direz-vous. Alors, mon cher ami, à quoi vous serviraient quelques méchants articles, quand vous êtes là tous pour en faire de bons ? Car on ne peut mentir à sa nature ; je suis né artiste ; la forme me préoccupe toujours. Or, il n’est pas possible que je m’arrange du journalisme. Voilà surtout pourquoi je n’ai jamais voulu prendre ce métier. Est-ce à cinquante-sept ans que j’en ferai la folie ? Aujourd’hui que je tâche de mettre en ordre ce qu’il me reste d’idées, et que j’y procède bien lentement, avec toute liberté, je ne sais si, un de ces jours, je ne jetterai pas au feu le peu que j’ai écrit, tant je me trouve loin de ce qu’il me faudrait être. J’ai toujours manqué de confiance en moi. Avec cela, si les circonstances ne vous ont formé de bonne heure à la rédaction improvisée, on ne doit point aborder la presse quotidienne.

« Habituez-vous seulement à resserrer votre style ; les trop longs articles sont la mort des journaux, et vous devez le mieux savoir que moi. Vous me pardonnerez cette observation, qui sent un peu le vieil ouvrier. J’ai répondu à Thomas[11], il y a peu de jours, et, comme je l’ai fait à la hâte, je crains de lui avoir écrit des sottises. Voyez comme je suis propre à faire des journaux : entre autres choses, je lui conseillais une censure des feuilles publiques, sous le point de vue moral. En effet, mon ami, je ne reviens pas de ma surprise quand je vois tout ce que la presse, et même celle d’opposition, contient de pervertissant pour le peuple. Et puis, voulez-vous que je vous dise ? c’est que tous, et le National lui-même, laissent percer un fond d’aristocratie qui me confond. Cela tient à ce qu’on fait généralement plutôt du républicanisme doctrinaire que de la politique humaine ; c’est qu’on veut plutôt se servir du peuple que le servir. Cela doit vous répugner, vous dont le cœur est si bon et si généreux. Quand donc fera-t-on un journal pour ce pauvre peuple, qui a tant besoin de direction, et à qui chacun parle de ses droits sans se donner la peine de lui apprendre d’avance à en faire un digne usage ? Quand donc un peu de tendresse se mêlera-t-elle aux allocutions hypocrites qu’on lui fait ? Voilà une mission de journaliste qui vous va bien. Je sais que malheureusement il vous faudrait pour cela briser le cercle étroit où Carrel a renfermé la politique du National, cercle qui suffisait à son talent, mais qui est bien loin de suffire à la cause. Toutefois il me semble qu’on pourrait renoncer à la roideur humoriste que cette feuille a contractée sous lui, pour parler au peuple dans un langage qui pourrait plaire même aux classes les plus éclairées. Cela est possible pour les arts, pour les lettres et pour les sciences ; cela est possible financièrement. Je ne citerai qu’un exemple : lors de la discussion sur les caisses d’épargne, toutes les feuilles d’opposition se sont évertuées à effrayer les classes inférieures pour qu’elles retirassent leur pauvre pécule. C’était le contraire qu’il fallait faire, tout en blâmant la loi proposée ; il fallait prouver que, malgré cette loi, les fonds étaient en sûreté ; d’abord parce que c’était vrai, et puis parce que l’importance des caisses d’épargne est plutôt morale que financière. Et, si j’abordais la question des assassinats, que n’aurais-je pas à dire ? Quoi ! lorsqu’un peuple se fait en trois jours justice des rois, on ose, au nom de ce peuple, se faire agent de meurtre ? Ah ! si l’on avait de ce peuple l’idée que j’en ai, si on lui portait l’amour qu’il m’inspire, comme on se hâterait de réclamer en son nom contre de si odieuses tentatives, tentatives imitées de l’aristocratie et qui ne conviennent qu’à son organisation et aux époques où elle dominait le monde. Mais aujourd’hui, dans un pays d’égalité, l’assassinat politique est un outrage à la civilisation et aux droits du peuple. Le National, dominé par la mauvaise queue de l’émeute, n’a pas osé jeter l’anathème contre ces actes, si contraires à l’esprit de notre nation. Et pourtant quelle position il eût acquise ! car, en le faisant, il pouvait se proclamer républicain, en dépit des lois de septembre.

« Mais je m’aperçois que je reviens sur le passé, sans grande utilité pour l’avenir. C’est, au reste, parce que vous êtes nouveau dans l’entreprise que je me permets avec vous toutes ces réflexions ; en supposant que vous les adoptiez, elles ne vous décourageront pas, parce que vous sentirez tout ce qu’il y a encore de bien possible. Je voudrais qu’elles vous aidassent à trouver une route nouvelle pour accomplir votre mission de dévouement.

« Si je faisais de la polémique, j’ai une telle confiance dans la force des principes que je défendrais, que je voudrais, quant aux personnes et aux choses, rendre justice à chacun. Louis-Philippe lui-même aurait sa part d’éloges ou d’excuses. L’esprit de justice, mon ami, c’est ce qui donne le plus d’autorité. Je sais que, pour l’exercer, il faut se séparer de l’esprit de coterie ; mais, s’il y a d’abord quelque désavantage apparent à cela, il est bientôt compensé par la confiance générale. Pour Dieu ! faisons donc entrer la morale dans la politique. Nous reprochons à nos adversaires de culbuter à droite, lorsque à gauche nous tombons dans le fossé : ce que je vous dis là est encore à votre usage, vous, cœur droit et caractère ferme, qui pouvez si bien vous mettre au-dessus des vieilles tactiques. »

Mécontent de lui-même, et attribuant au bien-être de sa vie de jardinier et de rêveur l’impuissance de ses efforts lorsqu’il voulait écrire un livre d’enseignement, Béranger se reprocha bientôt la joie qu’il éprouvait à cultiver en paix ses roses et ses dahlias de la Grenadière. Une partie de sa petite fortune était de nouveau compromise ; il saisit avec empressement cette occasion, fit le sacrifice de son jardin à sa conscience, et, quoi que pussent dire et faire ses amis affligés, il alla chercher à Tours même une habitation plus modeste.

De cette époque datent deux chansons de Béranger qui n’ont pas été placées dans le recueil de ses Dernières Chansons. Au moment où s’imprima ce recueil, on craignit que l’accent qui les anime ne parût trop dur, parce que les vers du poëte frappaient un gouvernement tombé et des mœurs politiques que la Révolution de 1848 avait déjà châtiées. Béranger avait laissé toute latitude à ceux de ses amis qui devaient être consultés alors ; il les avait même priés d’effacer de son œuvre ce qui leur paraîtrait ou trop faible ou inutile. Le seul souci de sa gloire les guida dans la lecture qu’ils firent de son manuscrit, et de tout le recueil on n’écarta que cinq chansons : deux, la Belle Fille et la Petite Bouquetière, comme imparfaites ; une autre, la Rime, que nous placerons plus loin, et deux pièces, Bondy et Vermine, que l’on ne crut pas devoir publier, pour ne pas blesser des vaincus.

Voici ces deux dernières chansons. C’est la satire énergique des vices du gouvernement qui régit la France de 1830 à 1848.


BONDY
Air : C’est l’amour, etc.


                    Gens titrés,
                        Lettrés,
                        Mitrés,
                Banquiers, corsaires
                    Et faussaires ;
                    Gens titrés,
                        Lettrés,
                        Mitrés,
        Accourez, accourez !

Bis.



L’or et l’argent sont nos idoles ;
Rester pauvre est de mauvais goût.
Votes, serments, écrits, paroles,
On trafique aujourd’hui de tout.
        Tout se vend, tout s’achète,
        Honneurs, emplois, brevets,
        Quand Vespasien répète :
        Cela sent-il mauvais ?

                Gens titrés, etc.


Prêtre, du ciel ouvre la porte,
Pour mon salut passons marché ;
Grand avocat, combien rapporte
Le crime au supplice arraché ?
        Qu’à Waterloo succombe
        Un peuple de héros ;
        Marchand, fouille leur tombe ;
        Fais argent de leurs os.

                Gens titrés, etc.


Si l’industrie aux bras sans nombre
Nous prépare un monde meilleur,
Des forbans l’entravent dans l’ombre,
Malgré bourgeois et travailleurs.
        Cette bande honnie
        Enfle son riche avoir
        Des sueurs du génie,
        Des pleurs du désespoir.

                Gens titrés, etc.


La royauté, veuve de pompe,
N’étale plus que des haillons ;
Pourtant du peuple qui s’y trompe
La couronne obtient des millions.
        Plus d’un roi qui l’écorne
        Tend ce vieil oripeau,
        Comme un gueux, sur la borne,
        Aux sous tend son chapeau.

                Gens titrés, etc.


Quoi ! le poëte à la richesse
Fait sacrifice de ses goûts !

Frais parvenus, vieille noblesse,
Pêchent l’or aux mêmes égouts.
        Le joueur suit ses pontes,
        Le pauvre un numéro ;
        Hélas ! et que de comptes
        Soldés par le bourreau !

                Gens titrés, etc.


Venez ; la fortune vous guide,
Sa voix vous révèle un trésor ;
À Bondy, dans un lac fétide,
Elle cache des monceaux d’or.
        En vain l’odeur révolte,
        Un roi court le premier.
        Point de riche récolte
        Sans beaucoup de fumier.

                Gens titrés, etc.


Tous, oui, tous, dans l’infecte mare,
Criant : de l’or ! plongent soudain.
Moi, j’en pleure, et la foule avare
Raille mes pleurs et mon dédain.
        Vieux de la République,
        Vieux de Napoléon,
        Allez, troupe héroïque,
        Fermer le Panthéon.

                    Gens titrés,
                        Lettrés,
                        Mitrés,
                Banquiers, corsaires
                    Et faussaires ;
                    Gens titrés,
                        Lettrés,
                        Mitrés,
        Accourez, accourez !


VERMINE[12]


Voilà douze ans, à la France, arbre immense,
J’ai dit : « Plus beaux tes fruits croîtront toujours

Au monde entier destinant leur semence,
Dieu les mûrit au soleil des trois jours.

« Vous qui chantez cette année abondante,
Par moi prédite à l’arbre glorieux,
Heureux enfants, à la branche pendante
Cueillez les fruits greffés par vos aïeux. »

Ils se hâtaient ; mais, la récolte faite,
Je vois bientôt ces fruits tachés, flétris,
Dans son espoir trompant le vieux prophète,
Forcer sa bouche et son cœur au mépris.

Est-ce du ciel, arbre de la patrie,
Que vient ce mal d’où naissent tous nos maux ?
Ta noble séve est-elle enfin tarie ?
D’un air impur nourris-tu tes rameaux ?

Non les vers seuls, de la mort sourds ministres,
Ont dès longtemps couvé notre malheur ;
Ils ont osé, ces corrupteurs sinistres,
Souiller le fruit aux langes de la fleur.

Là sous nos yeux, tenez, l’un d’eux se dresse :
« Pour dominer, dit-il, gonflé d’orgueil,
« Frères, à nous la lâcheté s’adresse ;
« Préparons-lui son trône et son cercueil.

« Qu’avec ses fruits, l’arbre à la vaste cime,
« Déjà mourant, succombe à notre effort,
« Tandis qu’au pied s’entr’ouvrira l’abîme
« Que nous creusons sous un peuple qui dort. »

Il a dit vrai ; ces enfants de la tombe
De l’arbre saint rongent les bras puissants ;
Voyez du ciel sa couronne qui tombe
Et son vieux tronc insulté des passants.

Dieu, si trois jours tu nous permis de croire
Que ta bonté pour nous se réveillait,
Sauve la France et les fruits de sa gloire
Des vers éclos au soleil de Juillet !


L’un des plus intéressants épisodes de la vie de Béranger, à cette époque, c’est l’histoire de ce Napoléon qu’en 1839 il accepta d’écrire ou plutôt de faire écrire par M. Pierre Leroux et de signer conjointement avec lui, après l’avoir relu et corrigé. Pour qui sait quelle crainte il avait du public et quelle défiance il éprouvait lorsqu’il avait à écrire une ligne de prose, cette résolution est le plus grand acte de haute charité dont on puisse honorer sa mémoire. M. Leroux, dont Béranger estimait le talent et dont il voulait à tout prix soulager la misère, devait y gagner une cinquantaine de mille francs au moins. Non-seulement Béranger accepta le marché qu’on lui offrait, mais il fit tout pour en rendre les conditions avantageuses à son ami. M. Pierre Leroux ne put achever le travail entrepris et Béranger eut à rembourser quelques milliers de francs, donnés d’avance par les éditeurs à l’écrivain qu’il avait voulu sauver de son infortune ; mais ce ne fut pas cette perte d’argent qui l’affligea, ce fut le chagrin qu’il eut d’avoir tant risqué pour ne pas rendre en entier le service qu’il espérait rendre. Une fois l’affaire rompue, il paya vite, et s’estima, en somme, bien heureux de ce que son nom n’était pas livré, au frontispice d’une œuvre si importante, au jugement du public et de la postérité.

Un autre épisode, plus touchant encore, et unique dans cette vie si sage, c’est l’événement qui, en 1840, a subitement arraché Béranger à sa retraite de Tours.

On a blâmé ou admiré, suivant qu’on aimait ou n’aimait pas Béranger, l’équilibre de sa raison. On a cru qu’il n’avait jamais connu les amères inquiétudes, les folies, les déchirements de l’amour. Qu’on sache donc qu’en 1840 ce sage, si habile à penser juste et à faire bien, a été frappé au cœur d’un coup de flèche invincible. Venu tard, l’enivrant amour ne fut que plus rapide et plus cruel.

Il fut un moment où la passion lui monta à la tête comme un vin trop fort. Il oublia, pour une heure, et sa gloire présente et ses plus chers souvenirs. C’est alors que, fou de douleur, voulant et ne voulant pas donner son nom et toute sa vie, tout son cœur à une étrangère, il s’échappe tout d’un coup de la ville où lui avait été faite la blessure. Il s’échappe, il disparaît, cachant sa trace, et, pour la première fois de sa vie, osant ne pas dire la vérité. On était à la fin d’avril. Ce n’est point trahir un secret, c’est révéler un noble mystère que de suivre le poëte dans sa fuite et jusque sous ses bois de Fontenay où il eut à lutter contre la passion et à la vaincre.

Toute la fin de l’année 1840 et le commencement de l’année 1841, Béranger resta dans le village ignoré de Fontenay-sous-Bois, ne sortant que pour se jeter avec ses pensées dans les taillis de Vincennes ou pour descendre sur les bords de la Marne, à peine visité par deux ou trois amis, et, de toutes les illustres personnes qu’il distinguait, n’ouvrant sa porte qu’à Lamennais, dont la liberté était alors menacée. Quand il fut condamné (au mois de décembre), Béranger lui offrit sa maison perdue dans les bois. Lorsqu’il fut incarcéré à Sainte-Pélagie, ce fut pour l’aller voir que Béranger fit sa première course à Paris.

Il écrivait encore, au milieu de ce trouble de sa vie, des lettres excellentes et toutes pleines de vues lointaines. L’Europe était alors menacée par un amoncellement d’orages. Béranger disait, et ici comme partout éclate son admirable raison :

« Tout se complique de façon à n’y rien démêler. La guerre semble pourtant plus sûre que la paix ; mais avec un roi qui la craint et qui ne manque pas de ruse, avec un ministre qui ne manque pas de jactance, mais qui n’a pas de puissants appuis, il est impossible de rien préjuger. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’Angleterre ne veut pas la guerre avec nous ; elle n’a rien à y gagner, et elle y perdrait momentanément. Qui sait même si les hasards heureux ne pourraient pas finir par être en notre faveur ? En France, la portion remuante, énergique, voudrait la guerre ; quelques-uns par patriotisme plus ou moins éclairé ; beaucoup d’autres, parce qu’on suppose qu’elle tournerait au détriment du pouvoir actuel. Quant aux masses, la paix, je crois, est ce qui leur convient le mieux.

« Il est plus aisé de voir dans l’avenir que dans le présent. Ce que fait l’Angleterre achèvera de détruire sa puissance, surtout si elle réussit à s’emparer d’une portion de l’Égypte. Les Russes ou les Français l’en chasseront un jour, et, avant ce jour, elle éprouvera l’épuisement que causent à une nation les conquêtes hors de proportion avec son territoire ; elle aura le sort des nations qui se laissent diriger par leurs intérêts commerciaux. Vous êtes peut-être assez jeune pour voir le commencement de cette grande débâcle, qui serait aujourd’hui un malheur pour le monde entier, car aucun peuple n’est en mesure de remplacer l’Angleterre dans son action de civilisation matérielle. Quant à la civilisation intellectuelle, dont nous paraissons être chargés, il me semble que nous nous en acquittons assez mal depuis quelque temps ; mais enfin, ce qui doit être fait se fera ; quand ? je ne sais. »

Et au milieu de ces mouvements de son cœur et de ces agitations de sa vie, au milieu de toutes ces lettres écrites à l’amitié sur des sujets graves, que d’autres lettres, comme toujours, écrites au profit des malheureux !

Au mois d’avril 1841 Béranger était de nouveau établi, avec son amie fidèle, dans ce village de Passy qu’il aimait tant à cause du bois de Boulogne et du voisinage de la Seine. Ses voyages étaient terminés. Il n’avait plus à visiter à Péronne sa vieille tante du Mont-Saint-Quentin, qui était morte, et il ne devait plus sortir de chez lui que pour aller deux ou trois fois passer quelques jours d’automne à Rougeperriers, chez son ami Dupont (de l’Eure). Excepté ces courses rapides, ses excursions furent bornées dès lors à des haltes, quelquefois longues, dans le village de la Celle-Saint-Cloud, où il avait une chambre chez M. Joseph Bernard, et dont il aimait l’étang et les grands marronniers, ou encore à Arnouville, chez M. Cauchois-Lemaire.

Il suivit avec un regard résigné la politique des ministres et des Chambres de la monarchie constitutionnelle, écrivant, pour venger la raison et la patrie, la satire si fine des Escargots et la foudroyante prophétie du Déluge, qu’à la fin il eut l’audace de publier, et qu’ont oubliée sans doute ceux qui veulent qu’il se soit tu jusqu’à la fin de sa vie. Et, quoiqu’il fût bien avéré pour tous que ce n’était pas à l’affermissement ou la reconstruction des trônes que songeait dans ses méditations le vieux poëte du drapeau tricolore, les héritiers des rois et les prétendants s’empressaient de saluer en lui l’esprit, la verve, la raison de la patrie.

Il avait fait recommander une souffrance au duc d’Orléans. Le fils du roi, sur-le-champ, lui écrit :

« Une bonne œuvre, et indiquée par vous, monsieur, c’est un double plaisir pour moi. Votre protégé devient le mien, et je serai heureux si, pendant votre séjour à Tours, je pouvais causer de ses intérêts avec vous. Vous êtes, permettez-moi de vous le dire, une de mes plus anciennes connaissances : il y a déjà plus de vingt ans que vos chants m’apprenaient (et quelquefois même aux dépens du latin) à aimer et à connaître la France.

« Croyez-moi, monsieur, votre affectionné,

« Ferdinand-Philippe d’Orléans. »

Il avait remercié M. Louis-Napoléon Bonaparte d’une brochure qui lui avait été envoyée de la prison de Ham. Le futur empereur Napoléon III lui répond :

« Fort de Ham, 18 octobre 1842. »

« Monsieur, la lettre que vous avez bien voulu m’écrire est venue faire trêve à mes chagrins et me réjouir le cœur. J’ai été vivement ému, en voyant l’écriture de l’homme populaire qui célébra en sublimes chansons les gloires et les malheurs de la patrie. Votre nom a rappelé à ma mémoire les douces émotions de mon enfance, alors qu’en famille nous récitions, mon frère et moi, devant ma mère attendrie, ces vers si beaux qui, s’élevant à toute la hauteur de votre génie, retombaient comme une massue sur la tête des oppresseurs.

« Je suis heureux d’apprendre que mes derniers écrits aient mérité votre approbation. Je n’aurai pas encore trop à me plaindre du sort, si je parviens à prouver que j’étais digne du lieu et du pays où je suis né, et si je m’attire dans ma captivité l’estime et la sympathie des hommes comme vous qui savent par eux-mêmes que le malheur n’est pas plus un crime que la fortune n’est une vertu. »

Tels étaient les témoignages de l’estime publique que les princes venaient offrir au républicain Béranger, retiré du monde. Un jour, un inconnu lui écrivit une lettre d’une tout autre nature. Impatienté par une gloire si populaire et voulant par avance faire sentir au poëte l’âpreté des coups que l’envie devait porter plus tard à sa mémoire, un jeune homme osa (en 1843) l’injurier jusqu’auprès de son foyer. La réponse de Béranger est si belle, que tous ceux qui, en tout temps, voudraient prendre sa défense, n’ont qu’à la faire lire aux esprits frivoles et aux envieux.

« Vous avez cent fois raison, monsieur ; mais c’est contre ceux qui me donnent de ridicules éloges, et non contre moi, que vous devez tourner votre colère. Si vous avez lu mes ponts-neuf, et mes préfaces, vous devez voir que je n’ai jamais eu de prétentions bien ambitieuses en quoi que ce soit ; et si vous me connaissiez, et il est nécessaire de connaître un homme pour le juger, vous sauriez que depuis dix ans j’ai rompu avec le monde qui fait et soutient les réputations. Vous sauriez que je n’ai jamais prononcé la plupart des grands noms que vous me citez sans mettre chapeau bas ; vous sauriez enfin que je suis même en garde contre l’engouement fort excusable de mes meilleurs amis, et que je leur ai souvent répété une partie des vérités que vous prenez la peine de m’adresser.

« Au reste, monsieur, ce dont vous vous plaignez est le mal du temps. Aux époques où il y a pénurie de grands hommes, le public en invente. Ceux qu’en termes de coulisses on choisit pour bouche-trous sont souvent dupes de ces courtes bonnes fortunes et prennent leur rôle au sérieux. Un peu de sens commun m’a préservé de cette folie. Vous voyez, monsieur, que je ne suis pas loin de penser comme vous. Aussi je n’accepte pas le rapprochement que vous faites entre vous et le paysan d’Aristide, parce qu’il vous est trop défavorable et qu’il m’honore beaucoup au delà de votre intention.

« Mais, monsieur, c’est au public et par la voie des journaux que vous deviez adresser le contenu de votre lettre, et non à un vieux comme moi, ainsi que vous le dites. En répandant votre opinion sur mon compte, je suis sûr que vos critiques eussent trouvé bien des échos. Leur accord eût pu calmer votre irritation, que je suis loin de blâmer, sans approuver toutefois les formes que vous lui donnez dans votre épître. Et ici, monsieur, permettez-moi de vous faire une observation sur les convenances les plus vulgaires.

« Quand on parle à un homme de mon âge, qui, au risque des persécutions, a consacré d’une manière désintéressée son peu de talent à servir une cause qu’il a crue et croit toujours la meilleure, il me semble, quelle que soit l’opinion qu’on professe, qu’il est au moins de bon goût de donner à la raison les formes d’une politesse qui ne peut qu’ajouter du poids à la vérité, en inspirant de la considération pour celui qui veut bien s’en faire l’organe.

« Mon âge, dont vous paraissez me faire un reproche, m’autorise à vous soumettre cette réflexion en retour du service que vous voulez sans doute me rendre en dissipant les illusions dont vous supposez que je berçais ma vieillesse. »

Mais c’est la seule fois sans doute que Béranger eut à écrire sur ce ton à un jeune homme. Il aimait beaucoup et accueillait volontiers les jeunes gens. Son amour de la patrie et sa foi dans l’avenir les lui faisaient chérir ainsi. À leur tour ils le vénéraient et l’aimaient plus encore qu’ils ne l’admiraient. On en a eu la preuve dans cette belle soirée du mois de juillet 1850 que Béranger se rappelait avec tant d’émotion, lorsque, entré par hasard avec quelques amis dans le jardin de la Closerie des Lilas, près du Luxembourg, il fut reconnu, acclamé, couvert de fleurs par toute la jeunesse du quartier latin.

Pendant plus de vingt ans, ce patronage des jeunes intelligences a été à la fois le plus vif souci et le plaisir le plus doux de Béranger. S’il venait un ignorant trop hardi, il ne le rudoyait pas ; il prenait mille détours ingénieux pour l’amener à de sages études ou à l’oubli des rêves inutiles ; si le suppliant montrait dans sa prière même un germe d’avenir, Béranger devenait sur-le-champ le directeur de sa jeunesse. Il comprenait les charges de sa gloire.

Enfin, arrive le jour où, comme frappée par la foudre de la chanson du Déluge, la royauté constitutionnelle fut brisée.

Quand apparut la République, Béranger, qui l’avait prédite, mais qui connaissait la plupart de ceux qui allaient jouer un rôle, ne salua pas sans inquiétude la devise que portaient ses jeunes drapeaux. On a cité alors un de ces mots pleins de sens qu’il excellait à trouver et à bien dire : « Nous avions un escalier à descendre, et voilà que nous sautons par la fenêtre. » En effet, il s’aperçut bientôt de la haine que des imprudents avaient allumée dans les cœurs.

La reconnaissance du peuple l’appelle à l’Assemblée constituante de la République. Il ne pouvait démentir sa vie et entrer dans l’action, après avoir si clairement dit pour quelles raisons il voulait vivre dans la solitude. On n’a pu le blâmer du refus qu’il a fait d’être représentant du peuple et quelque chose de plus peut-être, que parce qu’on ne le connaissait pas. Toutes ses pensées, tous ses discours, toutes ses lettres sont d’accord pour établir l’unité de son caractère, la clarté de son intelligence et la solidité de ses résolutions.

Pour s’en convaincre, il suffit de relire avec soin la lettre qu’il écrivit aux électeurs pour décliner la candidature.

« Mes chers concitoyens,

« Il est donc bien vrai que vous voulez faire de moi un législateur ? J’en ai douté longtemps. J’espérais que les premiers qui ont eu cette idée y renonceraient, par pitié pour un vieillard resté étranger jusqu’à ce jour aux fonctions publiques, et qui pour s’en montrer digne, aura tout à apprendre, à l’époque de la vie où l’on ne peut plus rien apprendre.

« Des amis m’ont répété que refuser de pareilles fonctions serait une faute. Je crois le contraire. Mais, en effet, si c’est une faute, évitez-la-moi, vous, à qui je voudrais les éviter toutes.

« Pour que l’étendue de ma popularité ne vous trompe pas plus sur ma valeur comme citoyen qu’elle ne me fait illusion sur mon mérite de poëte, écoutez-moi bien, je vous prie.

« Mes soixante-huit ans, ma santé si capricieuse, mes habitudes d’esprit, mon caractère, gâté par une longue indépendance, achetée chèrement, me rendent impossible le rôle trop honorable que vous voulez m’imposer. Ne l’avez-vous pas deviné, chers concitoyens ? je ne puis vivre et penser que dans la retraite. Oui, je lui dois le peu de bon sens dont on m’a loué quelquefois. Au milieu du bruit et du mouvement, je ne suis plus moi ; et le plus sûr moyen de troubler ma pauvre raison, d’où peut-être est sorti plus d’un conseil utile, c’est de me placer sur les bancs d’une assemblée. Là, triste et muet, je serai foulé aux pieds de ceux qui se disputeront la tribune, où je suis incapable de monter. Poser, parler, même lire, je ne le puis en public et, pour moi, le public commence où il y a plus de dix personnes. Une circonstance de ma vie, mal interprétée par plus d’un, vous en fournit la preuve.

« Un fauteuil à l’Académie française, ce corps illustre, unique dans le monde, est, certes, la plus belle récompense que puisse ambitionner un écrivain. Eh bien, cet honneur, j’ai constamment refusé de le rechercher, parce que je sais que mes habitudes de caractère et d’esprit ne s’arrangeraient pas des usages de cette compagnie, usages bien loin pourtant d’être aussi absolus que ceux d’une assemblée législative.

« Mes chers concitoyens, j’ai été, depuis 1815, l’un des échos de vos peines et de vos espérances. Vous m’avez souvent appelé votre consolateur : ne soyez pas ingrats. En m’assignant une trop grande importance, vous ôterez à mes conseils le poids que leur donne ma position exceptionnelle. Dans les luttes politiques, le champ de bataille se couvre de morts et de blessés. Sans regarder au drapeau, en vrai soldat français, j’ai toujours aidé à enterrer les uns, à soigner les autres. Si je suis forcé de prendre une part active à ces luttes, je deviendrai suspect à ceux-là mêmes à qui je tendrai une main fraternelle.

« Ne m’arrachez donc pas à la solitude, où, recueilli en moi-même, je vous ai semblé avoir le don de prophétie. Je ne suis pas de ceux qui ont besoin de crier en place publique : « Je suis patriote ! je suis républicain ! » Mais, me dira-t-on, il faut vous dévouer. Ah ! mes chers concitoyens, n’oubliez pas combien ce mot dévouement peut cacher d’ambition. Le dévouement véritable, utile, est celui qui s’étudie à ne nous faire entreprendre que ce dont nous sommes capables. Quant à l’égoïsme, si on m’en accuse, je laisserai répondre ma vie tout entière.

« Venons aux idées que je puis avoir conçues dans ma retraite, pour mener à bien l’œuvre démocratique que Dieu impose à la France, au profit des autres nations, ses sœurs bien-aimées. N’aurai-je pas toujours assez d’amis dans nos assemblées pour que ces idées s’y développent, si, en effet, elles méritent quelque attention ? Ma parole timide les compromettrait ; ces amis le feront valoir. Il faut des esprits jeunes, des cœurs jeunes, pour triompher de tous les obstacles que le bien à faire va rencontrer encore. Quelques-uns de ces cœurs-là ne me seront-ils pas ouverts ?

« Je vous en supplie donc, chers concitoyens, laissez-moi dans ma solitude. J’ai été prophète, dites-vous. Eh bien donc, au prophète le désert ! Pierre l’Ermite fut le plus mauvais conducteur de la croisade qu’il avait si courageusement prêchée, bien qu’il eût pour compagnon le brave Gaultier sans Avoir, comme disaient les riches de ce temps-là.

« Puis, n’est-il pas sage qu’à une époque où tant de gens se prétendent propres à tout, quelques-uns donnent l’exemple de savoir n’être rien ? La nature m’a créé pour ce genre d’utilité, qui ne fait envie à personne.

« Enfin, chers concitoyens, que l’ivresse du triomphe ne vous abuse pas. Vous pourrez avoir besoin encore qu’on relève votre courage et qu’on ranime vos espérances. Vous regretteriez, alors, d’avoir étouffé sous les honneurs le peu de voix qui me reste. Laissez-moi donc achever de mourir comme j’ai vécu, et ne transformez pas en législateur inutile votre ami, le bon et vieux chansonnier. À vous de cœur, chers concitoyens. »

Deux cent quatre mille quatre cent soixante et onze voix répondirent qu’il n’y avait aucun nom plus populaire, et que le nom de Béranger appartenait à la nation. Béranger courba la tête et entra dans l’Assemblée constituante, étonné, inquiet, embarrassé, mal à son aise.

Peu de jours après, sentant qu’il ne pouvait se contraindre davantage, il pria l’Assemblée d’accepter sa démission.

L’histoire dira que Béranger eut raison. Il n’était pas né pour un rôle public, toute sa vie l’atteste et ce n’était pas à soixante-huit ans qu’il pouvait faire violence à sa nature. En dehors des conseils de la République, il eût servi encore la République, si le bonheur des temps l’eût permis.

L’Assemblée nationale refuse la démission de Béranger. Alors il a recours à la prière et à la supplication[13].

Ce n’est que depuis 1848 que la renommée de Béranger a cessé d’être inviolable. Jusqu’alors on s’était habitué à l’aimer comme le Tyrtée, à le vénérer comme le Franklin de la France. Depuis, ces mots-là ont fait rire bien des gens. On comprend que le clergé et la noblesse, que ses chansons détrônèrent en 1830, lui aient gardé une rancune silencieuse ; mais ce qui étonne, c’est que la bourgeoisie, qui l’admirait, se soit à la fin tournée contre lui et qu’elle se soit plu à venger elle-même leurs injures.

C’est une querelle de littérature qui a préparé la réaction dont on a vu un instant réussir les efforts. Les premiers destructeurs de cette renommée sont précisément des écrivains, des poëtes, des artistes, des archéologues de l’école romantique. En vain le flot irrésistible du temps avait mené les chefs de l’école vers les rivages du pays démocratique, les derniers adeptes nourrissaient, dans leur cœur ignorant, les anciennes passions gothiques. Épris d’un inexplicable amour pour le moyen âge, qui est si plein de douleurs et de larmes, ils avaient restauré les chapelles, repeint les vitraux, imité la sculpture étrange des siècles de foi. Ils rajeunissaient la poésie sans la fortifier ; ils attristaient la pensée humaine sans la calmer ; ils proclamaient la souveraineté de l’art et ils pervertissaient dans les arts la notion du beau. Le romantisme et le néocatholicisme cheminaient ainsi côte à côte dans le même sentier, entre les arbres et les fleurs mélancoliques. Chemin pittoresque, voyage aimable, si notre imagination charmée, mais énervée, n’avait fait payer à notre raison le prix de ses rêves. Ces poëtes, ces artistes, ces archéologues, même lorsqu’ils aimaient la liberté moderne, n’ont qu’à regret consenti à reconnaître la renommée de Béranger.

Et tout cela parce que de 1820 à 1830 il y avait eu en présence deux armées littéraires : l’une, héritière du dix-huitième siècle, composée d’hommes qui avaient traversé les orages politiques et qui se souciaient plus des idées nouvelles que des mots nouveaux ; l’autre, plus jeune, plus ardente, recrutée en partie dans les familles qui, sous l’Empire, avaient gémi de l’oppression de la pensée, poussant l’orgueil de l’indépendance poétique jusqu’au mépris, jusqu’à l’ignorance des lois et des idées modernes, professant un culte enthousiaste pour toutes les choses renversées par la Révolution et se jetant aveuglément dans une ivresse que devaient suivre de si longs repentirs et tant d’amers désaveux.

Les bannières rivales ont disparu ; mais il est resté quelque chose encore de la rivalité. Un souvenir littéraire a ainsi prévalu sur la justice.

La question du style n’est pas celle qui a préoccupé le plus les anciens alliés du romantisme. À l’affût du moindre signe qui pût indiquer un flottement dans l’opinion publique, ils s’empressaient d’y répondre. Timidement ils jetaient un mot dans un coin du journal, quelquefois une fausse nouvelle. Ceux-là surtout faisaient ce manége qui prirent pour eux ce que le poëte a dit des jésuites et des prêtres sans charité. On n’avait pu supprimer ni Voltaire ni Rousseau ; ils voulurent du moins tout organiser pour que la renommée de Béranger fût, au moment propice, réduite en poussière. Ils disaient d’abord « le chantre de Frétillon. » M. de Béranger ne venait qu’ensuite.

Mais toutes ces petites colères, jusqu’en 1848, passaient inaperçues.

La République, en 1848, arrivait à l’improviste ; elle surprit assurément le plus grand nombre de ceux qui allaient se charger de ses destins.

L’histoire dira si cette crise inattendue a été aussi coupable que l’affirment aujourd’hui ceux qui l’ont le plus louée, face à face, et qui ont le plus profité d’elle. Elle dira les malentendus et non les crimes qui ont divisé la nation, elle jugera la faiblesse et non l’ambition de la plupart des acteurs principaux de ce nouveau drame. Ce qu’elle affirmera sans doute, c’est que les événements se précipitèrent, pour ainsi dire, de leur propre poids, et sans que les hommes y pussent porter la main pour les retenir. Peut-être même reconnaîtra-t-elle que si la seconde République française a coûté cher à la paix publique et à la liberté, ce fut moins par la faute des républicains qui l’établirent trop tôt que par la faute de ceux qui, ne l’ayant pas désirée, la laissèrent s’établir et tout aussitôt travaillèrent à sa ruine.

Le républicain Béranger, en 1830, avait plus que personne conseillé l’expérience sincère de la monarchie constitutionnelle ; en 1848, il vit que dix-huit ans de liberté n’avaient pas encore assez éclairé le peuple et n’avaient pas assez produit de caractères pour la direction d’une république pacifique et durable. S’est-il trompé ? Les républicains intelligents lui peuvent-ils reprocher des craintes que n’ont que trop justifiées et la turbulence du peuple et l’insuffisance des hommes d’État ?

Mais la passion ne raisonne pas. Une partie de ceux qui laissaient périr la République, accusèrent dès lors Béranger, un vieillard qui n’avait jamais voulu rien être, d’avoir refusé, à soixante-huit ans, une place dans l’Assemblée constituante. Ils ne comptaient donc que sur lui !

Puisque nous avons vu tomber l’établissement républicain, puisque nous savons, à n’en pas douter, que ni Béranger ni personne n’eût empêché le suffrage universel, les circonstances étant données, de ruiner la liberté, ne nous prenons qu’à nous-mêmes de nos mécomptes.

Mais en 1847 il publie sa chanson du Déluge des rois et prêche les idées républicaines ! Sans doute : seulement il n’assigne pas six mois de date à l’échéance de la lettre de change qu’il tire sur l’avenir, et il veut que le travail philosophique soit fait dans les esprits avant que la monarchie soit supprimée comme inutile. Nous mettons trop souvent dans les débats de philosophie politique une sorte de colère. Béranger nous instruisait à la modération sans rien sacrifier de sa doctrine. Un roi n’est pas nécessairement, surtout au dix-neuvième siècle, un ennemi de la nation qu’il gouverne ; il n’y a pas guerre fatale entre la Monarchie et la République. Quand donc nous habituerons-nous à ne pas nous montrer le poing de parti à parti ? Il n’y a pas de partis pour le citoyen sage ; il n’y a que des systèmes divers qui doivent tous être étudiés à fond dans l’intérêt de la patrie et de l’humanité.

Les gouvernements passent ; la France reste. Béranger était du parti de la France.

Quand la liberté fut perdue, les ennemis de Béranger se réjouirent. Ils avaient enfin rencontré l’occasion de le convaincre d’avoir préparé toutes les discordes et rendu nécessaires tous les sacrifices. Or quel plus grand sacrifice, pour quiconque a une âme libre, que celui de la liberté ?

En 1848, on dit aux républicains : Béranger a trahi la République ; en 1852, on dit aux libéraux : Béranger a trahi la liberté.

Ce n’est pas assez ; Béranger a trahi la société elle-même, il a corrompu les mœurs, détruit toutes les vertus innocentes, la piété, la pudeur, et il a excité les pauvres à la haine des riches. Voilà, dans tout son développement, la thèse qui a été soutenue à la fin, et, grâce au désordre de nos jugements, accréditée pour quelques jours parmi les esprits frivoles.

« Au fait, ont murmuré les anciens libéraux, des républicains même, voilà d’où vient le mal qui nous tourmente. S’il n’y avait eu un poëte pour chanter les pauvres gens et s’occuper même des gueux, nous n’aurions pas aujourd’hui tant de peine à rétablir l’ordre. La société est troublée ; c’est Béranger qui la trouble. » Il fallait dire cela en 1833, quand paraissaient dans un dernier recueil, au milieu de l’admiration universelle, les chefs-d’œuvre incriminés maintenant.

En 1855, on invitait Béranger à répondre à ses ennemis. « C’est à mes amis à me défendre, » dit-il. Mais la défense n’était pas libre. Pour défendre Béranger contre de pareils adversaires, il faudrait pouvoir reprendre l’inventaire entier de la Révolution.

Assailli par les attaques des journaux dès le mois de juin 1848, et privé alors d’à peu près tout crédit dans ses continuelles démarches d’assistance et de charité, Béranger vit aussi décroître peu à peu sa modeste aisance. Les besoins avaient augmenté rapidement dans une maison si ouverte et si généreuse.

En 1850, Béranger quitta Passy et se décida à se mettre dans un appartement de pension bourgeoise. Cette pension était d’abord dans le haut de la rue d’Enfer, près du Luxembourg. Peu de temps après, il alla vivre à Beaujon, il y passa ses trois dernières années de santé et de bonheur. Il marchait encore bien, il avait toute sa mémoire, toute sa gaieté, et recevait avec la même joie ses amis.

C’est à Beaujon qu’il fit ses derniers vers : la noble pièce de l’Adieu, qui clôt le volume posthume, et celle-ci, écrite vivement pour un dernier anniversaire de fête :


LA RIME
Air : Va-t’en voir s’ils viennent.


Quels chants n’avons-nous pas eus
        À fête pareille !
Mon cœur, fidèle aux vieux us,
        Me crie à l’oreille :

        Cours après la rime,
                        Cours,
        Cours après la rime.

bis.


Mais la rime sans pitié
        Me devient rebelle ;
Elle fuit… tendre amitié,
        Cours vite après elle.
        Cours après, etc.

Raison, qui la querellais,
        Deviens plus bénigne ;
Tu peux, faute de filets,
        La prendre à la ligne.
        Cours après, etc.

Fais-la se rendre à mes vœux,
        Toi, peu timorée,

Gaîté, qui par les cheveux
        L’as cent fois tirée.
        Cours après, etc.

Gaudriole, à la chercher
        Prouve ton adresse.
Tartufe a pour la cacher
        Son livre de messe.
        Cours après, etc.

Philosophie, aux abois
        Mets cette donzelle,
Qui souvent, avec mes doigts
        Moucha ta chandelle.
        Cours après, etc.

Mais sans elle à ce repas
        Le plaisir arrive.
Joyeux amis, n’allons pas
        Dire à ce convive :
        Cours après la rime,
        Cours,
        Cours après la rime.


Lorsque même le nom de la République eut été effacé, le chagrin de Béranger s’accrut encore. Il cessa de vivre dans le passé, et sa pensée se réfugia dans l’avenir.

C’est lorsqu’il eut quitté Beaujon, en 1855, que la santé de Béranger commença à s’altérer. Sa dernière habitation a été celle de la rue Vendôme[14].

De nouvelles pertes d’argent et les premières fatigues de la maladie le contraignirent à renoncer aux petites réunions qu’il aimait ; il devint plus triste, et ce fut avec un vrai chagrin qu’il dut renoncer à ses promenades.

C’est ce moment que choisirent des hommes inconsidérés pour calomnier, dans un journal étranger, l’homme qui appartenait dès lors à la mort. Ils l’ont accusé d’avoir accepté en cachette une pension de la cour.

Sa Majesté l’Impératrice avait, en effet, voulu que la vieillesse du poëte national fût mise à l’abri de toute espèce de gêne, même de celle qu’il éprouvait lorsqu’il ne pouvait donner assez au pauvre monde ; mais Béranger, qu’il fallut instruire de ces marques d’une si haute bienveillance, refusa de les accepter, tout en remerciant de sa grâce et de sa bonté la femme qui, du haut du trône, avait songé au chantre de la démocratie.

Cependant la maladie de Béranger s’aggravait. Sa mémoire s’égarait par instants. M. Charles Bernard, son médecin le plus dévoué, le fils de son ancien ami, M. Joseph Bernard, étudiait déjà avec inquiétude sa physionomie. M. Trousseau, l’élève de M. Bretonneau, de Tours, que Béranger a tant aimé pendant ses vingt dernières années, appelé dès lors pour conjurer le mal inconnu, déclara que ce mal ne se conjurait pas : c’était une hypertrophie du cœur, compliquée d’une maladie de foie. Il promit de faire tous ses efforts pour lutter le plus longtemps possible contre la maladie, et il a tenu sa promesse. Au milieu de ses travaux continuels il a toujours trouvé le temps de visiter et de soigner le malade qu’il avait condamné. Dans les derniers jours de la maladie, il vint le voir régulièrement deux fois par jour.

Béranger ne vivait plus que par une espèce de miracle ; on craignit de le perdre au commencement de l’hiver 1856. Son excellente constitution résistait et il retrouvait même par moments sa vivacité. Son âme généreuse ne l’abandonna jamais. Déjà retenu chez lui et presque alité, il ne se plaignait que de ses bonnes œuvres suspendues, et il n’écrivait, d’une écriture souvent obscurcie, que pour venir encore en aide à ses amis et à ses protégés.

Mademoiselle Judith, qui s’était bien soutenue jusqu’à la fin de l’année 1856, devint tout à coup gravement malade : un cancer à l’estomac l’abattit ; elle ne pouvait plus prendre de nourriture, mais son œil résigné et sa douce voix attestaient la force et la sérénité de son esprit. Elle est morte le 8 avril 1857, presque sans agonie, avec un courage et une fermeté dont il y a peu d’exemples. On vit, à son lit de mort, qu’elle avait été digne de partager la vie de son ami. Son nom mérite de rester inscrit à côté du nom de Béranger.

Elle avait environ deux ans de plus que lui. C’est elle qui semblait toutefois devoir lui survivre, et il l’avait d’abord désignée pour son héritière.

Nous voilà arrivés au milieu des images funèbres ; tout parle maintenant de cette grande mort du poëte.

Béranger avait, dès 1844, nommé M. Perrotin son exécuteur testamentaire.

« Après de mûres réflexions, et malgré l’intérêt que mon éditeur, M. Perrotin, aura à ma succession par suite des arrangements que j’ai faits avec lui, sûr comme je le suis de sa haute probité et de son dévouement sans bornes, je nomme ledit Perrotin mon exécuteur testamentaire.

« Fait à Passy, le sept juin mil huit cent quarante-quatre.

« Pierre-Jean de Béranger. »

Trois ans après il remettait à M. Perrotin la copie de son testament, récrit en 1851[15], et accompagnait cette copie d’une lettre que voici :

« À monsieur Perrotin,

« Voici, mon cher Perrotin, la copie de mon testament, ainsi qu’un codicille qui vous nomme mon exécuteur testamentaire. Aussitôt mon décès, je vous autorise à décacheter le tout et à agir dans l’intérêt de Judith, que j’institue ma légataire universelle, et aussi dans votre intérêt, en vous emparant de mes brouillons, de mes chansons, des cahiers que je pourrais ne vous avoir pas encore remis, de la préface pour le volume posthume, et de ma Biographie, qui sera dans le grand tiroir de mon secrétaire.

« Il se trouvera dans mes papiers beaucoup de lettres que je n’aurai pas brûlées ; il faut les anéantir, à moins d’un besoin impérieux ; surtout, il n’en faut donner aucune aux quêteurs d’autographes. Quant à celles que j’ai remises en paquets, et qui sont dans mon secrétaire, il en est aussi qu’il faudra brûler ; mais que ce ne soit que lorsqu’on sera bien sûr qu’elles sont sans utilité ; s’il se retrouvait quelques vieux manuscrits de moi, vers ou prose, qu’il n’en soit rien publié, je vous en prie ; c’est assez de mes chansons, auxquelles, d’ailleurs, d’autres publications pourraient nuire. Il existe un manuscrit de moi entre les mains de M. F*****. Je le lui ai donné à condition de ne pas le rendre public. Je ne sais plus bien ce qu’il est ; le sujet est les Contes de la Fontaine. Je maintiens la défense de publier, à laquelle M. F***** m’a promis de se soumettre.

« J’en viens à la publication du volume que je laisse, des chansons de ma vieillesse. Je voudrais vous enseigner des amis à consulter sur la valeur de ces chansons et sur les fautes de corrections que mes copies peuvent contenir ; mais vous connaissez assez ceux de mes amis que vous devez consulter, surtout devant imposer à votre imprimeur, quel qu’il soit, un prote très-intelligent, et qui sache au moins la mesure d’un vers.

« Ce que je vous recommande expressément, c’est, aussitôt ma mort, d’exiger de Judith qu’elle fasse son testament, et cela, dans l’intérêt de ceux de nos amis qu’elle doit avoir l’intention d’avantager et que j’avantagerais moi-même, si je mourais le dernier ; ce serait manquer à ma mémoire que de se laisser aller aux larmes au lieu de remplir mes intentions.

« Quant à mes obsèques, si vous pouvez éviter le bruit public, faites-le, je vous prie, mon cher Perrotin ; j’ai horreur, pour les amis que je perds, du bruit de la foule et des discours à leur enterrement. Si le mien peut se faire sans public, ce sera un de mes vœux accomplis. À mon testament resté chez moi se trouve jointe, en forme de codicille, une approbation de l’acte passé entre nous pour notre marché ; quoique superflue, cette approbation contient l’ensemble de vos droits sur mes manuscrits, ce qui peut servir à l’occasion.

« Il me reste à vous recommander mon plus vieil ami, Antier, dont la vieillesse pourrait n’être pas heureuse. Je vous prie de veiller à ce qu’il ne manque pas, et, si la Biographie que je laisse obtient un peu de succès, assurez-lui une pension ; cela, bien entendu, dans le cas où son emploi viendrait à lui manquer. Judith devra se charger de faire quelque chose pour la fille aînée d’Antier, ce qui sera utile pour tous les deux.

« Voici à peu près ce que j’avais à vous dire, en vous remettant une copie de mon testament et du codicille qui l’accompagne. Tous deux sont de dates déjà bien anciennes.

« On a parlé du retour du choléra. J’ai voulu revoir mes dispositions, et n’ai trouvé rien à y changer ; mais j’ai pensé à accomplir l’idée que j’avais depuis longtemps de vous confier le duplicata de ces actes, dont vous avez besoin pour remplir vos fonctions d’exécuteur testamentaire. Je vous les remets donc et compte trop sur votre attachement pour m’excuser des embarras que cela pourra vous causer.

« Tout à vous,
« Béranger. »

« Paris, 14 novembre 1847. »

Peut-être faut-il remarquer les recommandations que Béranger fait à son éditeur, au sujet de ses Chansons posthumes.

En 1851, Béranger ajouta un codicille à son premier testament : ce fut pour demander formellement qu’on lui fît de simples obsèques et qu’on évitât le bruit autour de sa tombe.

« Lorsque arrivera mon décès, je prie ceux de mes amis qui seront présents de ne pas permettre qu’on prenne aucun moyen de conserver mes restes. Je les prie aussi de me faire enterrer le plus simplement possible, dans le cimetière le plus voisin. De plus, je leur recommande expressément de ne donner connaissance de ma mort aux journaux que lorsque l’inhumation sera terminée. » Béranger ajoutait : « Je recommande aussi, j’ordonne même, s’il me convient d’employer ce mot, que toutes les lettres qu’on pourra trouver dans mes tiroirs de secrétaire, de commode, dans tous les coins de mon logis, soient brûlées à ma mort, sans qu’il en soit distrait d’autres que celles qui seraient relatives à mes affaires particulières.

« Béjot et Perrotin sont les exécuteurs testamentaires du testament que je laisse tout en faveur de Judith, ma vieille amie. »

Ce codicille est du 1er mars 1851.

Après la mort de mademoiselle Judith, Béranger écrivit un second testament d’une main déjà tremblante :

« Paris, le 18 mai 1857.

« Ceci est mon testament.

« J’institue et nomme, par le présent, M. Perrotin (Charles-Aristide) mon légataire universel, et lui donne en conséquence la totalité des biens que je laisserai au jour de mon décès[16].

« De Béranger. »

Ces tristes pages écrites, il attendit. Le jour où mademoiselle Judith fut enterrée, il voulut la suivre jusqu’à la tombe ; il ne put aller que jusqu’à l’église, appuyé péniblement au bras d’un ami, et, le cœur gros de douleurs étouffées, il rentra dans son appartement désert. Les soins empressés, les consolations de ses amis, le fortifièrent pour l’apparence ; il fit ce qu’il put pour supporter encore sa vie affligée et meurtrie ; mais la maladie et le chagrin ne devaient lui laisser que bien peu de jours, et des jours bien tristes !

Il s’appesantissait d’une manière de plus en plus inquiétante. Souvent, lorsqu’on lui parlait, il oubliait soudain la conversation et fixait son regard, ce regard qu’on n’oublie pas, sur des images invisibles. Parfois il sortait de ces contemplations intérieures et se réveillait avec de douces paroles. Dès lors l’inquiétude n’eut plus de repos. Il fallut qu’un médecin particulier, M. Jabin, donnât au malade des soins continuels. On crut devoir recourir aussi à l’expérience spéciale de M. Bouillaud, qui vint deux fois et confirma l’arrêt de M. Trousseau.

Vers la fin de juin, par les rudes chaleurs, la crise du déchirement définitif se manifesta : on avait déjà vu s’obscurcir cette limpide intelligence. Cet esprit si animé avait pu s’affaiblir ! Cet œil si vif s’était voilé déjà ! L’anxiété publique n’eut plus de bornes dès qu’un journal eut annoncé le péril où était Béranger.

Ses anciens amis, ses nouveaux amis, les amis intimes, les amis inconnus, Paris entier accourut dans la rue de Vendôme. On venait consulter dès le grand matin les bulletins de santé, et le plus petit signe funeste augmentait la douleur de tous.

Ses plus anciens amis, MM. Thiers, Mignet, Lebrun, le visitèrent presque tous les jours. Ils étaient liés depuis bien des années par une vive amitié.

C’est en revoyant ces anciens amis que Béranger sentit son esprit se réveiller et son mal s’adoucir. Il leur parlait avec tendresse et avec enjouement. Un jour qu’il s’entretenait de ses poésies avec une modestie défiante, M. Thiers lui dit : « Savez-vous comment je vous appelle, Béranger ? Je vous appelle l’Horace français. — Qu’en dira l’autre ? » répondit-il avec un sourire. Un autre jour il parla de Dieu et de l’avenir avec des paroles étranges et d’une voix inspirée.

Mais ces heures de réveil furent rares.

La sœur de Béranger, religieuse cloîtrée, ne le voyait qu’une fois l’an depuis son entrée en religion. Elle vint le voir, autorisée par l’archevêque et accompagnée d’une autre religieuse. La porte lui fut ouverte ; elle embrassa son frère, reçut ses embrassements, se retira et ne put revenir ; mais elle témoigna sa reconnaissance aux amis de Béranger et envoya chaque jour chercher des nouvelles. M. l’abbé Jousselin, l’ancien curé de Passy, devenu curé de Sainte-Élisabeth, avait retrouvé Béranger dans sa paroisse. Ils avaient parlé encore de leurs pauvres. Lorsque la maladie de Béranger sembla toucher à son terme, M. le curé lui vint rendre visite. Leurs conversations furent rares, très-courtes et peu importantes. Il y en a une, la dernière, que l’on a racontée de manières bien différentes. Au moment où M. l’abbé Jousselin, pour se retirer, tendait la main à Béranger, Béranger lui dit d’une voix nette : « Votre caractère vous donne le droit de me bénir. Moi aussi, je vous bénis. Priez pour moi et pour tous les malheureux : ma vie a été celle d’un honnête homme. Je ne me rappelle rien dont j’aie à rougir devant Dieu. »

Le 28 juin, on avait cru que Béranger allait mourir dans la journée. L’excessive chaleur l’accablait et exaspérait ses souffrances ; mais le temps se rafraîchit ; il vécut quelques jours encore. C’était à qui le veillerait, à qui le soignerait, à qui mettrait le pied sur le seuil de sa porte.

Plusieurs dames, quand le mal fut à son comble, réclamèrent le privilège de leur ancienne amitié et envièrent à madame Antier les fatigues de son admirable et opiniâtre dévouement, en ces longues journées et en ces nuits plus longues encore[17].

Béranger, le 15 juillet, s’était trouvé un peu mieux vers midi ; il avait reconnu ses amis, il avait même prononcé quelques mots ; il avait retrouvé un souffle de gaieté douce, il avait souri quand M. Ségalas[18], en lui tâtant le pouls, lui parlait de la foule accourue autour de sa maison, de cette foule dont le flot assiégeait sans relâche l’escalier et qui se retirait avec tant de peine. Le soleil était au plus haut point de sa course ; il jetait un jour brillant sur les fenêtres. Comme Gœthe à son lit de mort, Béranger fit signe pour qu’on ouvrît les persiennes et appela la lumière d’un œil avide. Il ne se croyait pas frappé sans espérance, il murmura : « Un mois, un mois et demi ! » quand le médecin lui dit qu’il fallait attendre patiemment une guérison, hélas ! impossible.

Le matin, M. Mignet l’avait trouvé pesamment endormi, la tête soutenue par une bandelette attachée au fauteuil. Quelques instants après, Manin entra ; mais Béranger, qui s’éveillait dans la stupeur, ne le reconnut pas et ne put dire un mot à Manin, qui pleurait.

La nuit fut douloureuse. M. le docteur Lasègue, ami de la maison, avait veillé le malade. Le 16, dès le matin, la chaleur devint grande. Un orage chargeait les airs. Dans la cour encombrée de monde, un pressentiment funèbre était déjà descendu ; tous les visages disaient que la douleur publique n’avait plus même une ombre d’espoir. Le docteur Trousseau venait de déclarer que le pouls se perdait et que l’heure dernière ne tarderait plus. Au haut de l’escalier, des voix étouffées s’entendaient à peine ; le vent pénétrait dans les corridors et dans l’appartement ; les portes ouvertes, les volets fermés, tremblaient dans l’ombre ; il n’y avait, dans la chambre même de Béranger, que les amis intimes : M. et madame Antier, M. Perrotin, M. Vernet, arrivé le matin même, madame Vernet, la fille de madame Liné, qui avait pris soin des derniers jours de madame Bouvet (du Mont-Saint-Quentin), M. Thomas, le payeur central du ministère des finances, M. Lebrun, de l’Académie française, M. Paul Boiteau, le plus jeune des amis de Béranger, et les deux servantes qu’on avait mises auprès de lui depuis sa maladie. On attendait l’orage et le trépas.

Assis dans son grand fauteuil, au milieu de la chambre, le dos tourné aux fenêtres, la tête penchée à droite, Béranger était là comme une proie pour la mort ; ses jambes, recouvertes d’un drap, faisaient effort pour se dégager des souffrances ; sa respiration était haletante ; ses lèvres, à demi closes, ne laissaient sortir de sa bouche que de vaines paroles ; son front était mouillé d’une sueur douloureuse, ses mains n’avaient plus qu’un geste sans signification, son œil obscurci luttait contre la nuit tombée subitement du ciel, et semblait chercher avec inquiétude des visages amis. Pas une plainte sur ce visage qu’une si vive intelligence avait animé si longtemps !

Le tonnerre retentit, la pluie tombe à flots ; les éclairs, traversant les hauts arbres du jardin, pénètrent dans la chambre silencieuse. Béranger respire avec un peu plus de liberté. Les signes de croix que fait, à chaque coup de foudre, l’une des bonnes, agenouillée devant lui, ne l’étonnent pas ; il n’a pas l’air de s’apercevoir de l’orage ; il appuie sa tête sur sa main droite et regarde vaguement ceux qui l’entourent.

L’air rafraîchi lui donne une apparence de réveil qui ralentit mélancoliquement le désespoir de ceux qui l’entourent. Béranger allait mourir avant le coucher du soleil !

Il regardait de temps en temps ses amis d’un œil fixe et doux ; on le faisait boire, on lui mettait de la glace, sa dernière nourriture, sur les lèvres ; on approchait encore une fois de sa main sa tabatière de platine qu’il aimait tant et ses doigts se sont rappelé, une fois encore, un geste accoutumé. Mais il n’y avait plus de volonté suivie dans ces regards et dans ces mouvements. On l’embrassait alors, et, lui tenant la main, sa main inerte, on pleurait derrière son fauteuil. Malgré soi la pensée s’obstinait à oublier l’homme expirant pour n’envisager que sa gloire.

Vers deux heures, l’agonie fit sentir ses étreintes ; elles furent cruelles. Béranger a beaucoup souffert avant de mourir.

M. Lebrun, épuisé d’inquiétude, venait de se retirer dans la chambre voisine. Peu d’instants auparavant, MM. Mignet, Thiers et Cousin, avaient vu pour la dernière fois leur ami. Béranger est mort à quatre heures trente-cinq minutes entre les bras de ses amis, serrant la main de M. Antier. L’un des médecins comptait les dernières pulsations : le pouls s’arrêta. Tout était fini.

On se rappelle la tristesse extraordinaire qui se répandit dans tout Paris sur la fin de la soirée et qui semblait se promettre pour le lendemain une manifestation solennelle.

Quelques heures après que Béranger eut succombé, le ministre d’État fit savoir que le gouvernement, désirant honorer le poëte par un témoignage public, se chargeait du soin des funérailles. L’État remplaçait la famille absente, et l’exécuteur testamentaire n’avait plus de mission à remplir. Il fit remettre au ministre la copie de la lettre où Béranger, exprimant son dernier vœu, souhaitait que ses funérailles pussent répondre par leur simplicité aux habitudes de toute sa vie. Le gouvernement prit sur-le-champ ses mesures, il s’arma du vœu du poëte, et dans la nuit même fut posée cette affiche.

« OBSÈQUES DE BÉRANGER.

« La France vient de perdre son poëte national !

« Le gouvernement de l’Empereur a voulu que les honneurs publics fussent rendus à la mémoire de Béranger. Ce pieux hommage était dû au poëte dont les chants, consacrés au culte de la patrie, ont aidé à perpétuer dans le cœur du peuple le souvenir des gloires impériales.

« J’apprends que des hommes de parti ne voient dans cette triste solennité qu’une occasion de renouveler des désordres qui, dans d’autres temps, ont signalé de semblables cérémonies.

« Le gouvernement ne souffrira pas qu’une manifestation tumultueuse se substitue au deuil respectueux et patriotique qui doit présider aux funérailles de Béranger.

« D’un autre côté, la volonté du défunt s’est manifestée par ces touchantes paroles :

« Quant à mes obsèques, si vous pouvez éviter le bruit public, faites-le, je vous prie, mon cher Perrotin. J’ai horreur, pour les amis que je perds, du bruit de la foule et des discours à leur enterrement. Si le mien peut se faire sans public, ce sera un de mes vœux accompli. »

« Il a donc été résolu, d’accord avec l’exécuteur testamentaire, que le cortège funèbre se composera exclusivement de députations officielles et des personnes munies de lettres de convocation.

« J’invite la population à se conformer à ces prescriptions. Des mesures sont prises pour que la volonté du gouvernement et celle du défunt soient rigoureusement et religieusement respectées.

« Le sénateur, préfet de police,
« Piétri. »


Pendant que se faisaient les préparatifs de la fête funèbre, les amis veillaient à côté des restes du poëte expiré. À onze heures et demie du soir, M. Perrotin obtint l’autorisation nécessaire pour la prise d’une empreinte des traits de Béranger. On l’avait replacé sur son lit. La mort avait effacé les marques de la maladie, elle avait calmé et ennobli le visage.

Le lendemain matin, les amis de Béranger l’ensevelirent[19].

Pendant ce temps les rues s’emplissaient ; une armée se rangeait sur le chemin et tout un peuple accourait. La douleur publique, surprise par la rapidité de la cérémonie, n’en fut que plus profonde. La multitude inconnue, la nation tout entière avait compris qu’elle perdait son ami le plus cher et sa gloire la plus pure. Dès les premiers pas, en quittant la maison mortuaire, on vit quelle grande journée devait être ce jour de deuil. Du milieu de la rue Vendôme, les hauteurs de la rue Meslay apparurent comme un cirque rempli : toutes les têtes étaient découvertes ; le recueillement avait fermé toutes les bouches. Aucun pinceau ne reproduira les scènes touchantes de ces funérailles ; les flots d’hommes, de femmes et d’enfants que contenait avec peine sur le boulevard une longue haie militaire et qui voulaient saluer le char funèbre. Les bornes, les balcons, les toits, étaient couverts d’une foule frémissante et attendrie. Aux cris de Honneur, honneur à Béranger ! (quelle oraison funèbre !) succédaient de profonds silences ; le respect et l’admiration se montraient et éclataient tour à tour avec une constante unanimité. Le plus beau spectacle, ce fut quand on arriva aux bords du canal Saint-Martin pour le traverser lentement : un peuple entier, si loin que l’œil plongeait, avait envahi l’espace ; les maisons et les rues n’avaient pu le contenir. Les bateaux du canal tremblaient sous le fardeau de cette foule innombrable qui, des deux côtés, s’était rangée en amphithéâtre, et dans laquelle tant de cœurs palpitaient.

On avait paru craindre un grand tumulte[20]. Paris a respecté religieusement les funérailles de son poëte illustre et de son plus cher enfant.

Nous n’aurions, pour toute épitaphe, qu’à graver sur sa tombe ces vers qu’il a écrits pour nous :


Vous triompherez des tempêtes
Où notre courage expira ;
C’est en éclatant sur nos têtes
Que la foudre nous éclaira.
    Si le Dieu qui vous aime
    Crut devoir nous punir,
    Pour vous sa main ressème
    Les champs de l’avenir.


Ces vers attesteront les souffrances, les efforts, le génie de nos pères, et ils soutiendront notre espérance ; ils diront dans la postérité à l’aurore de quels jours pénibles est né le chantre que nous pleurons aujourd’hui et sur quels horizons pleins de joie sa muse tenait son regard attaché.



  1. Voyez la Correspondance, t. II, p. 38.
  2. Lettre du 23 novembre 1830.
  3. Lettre du 10 juillet 1831.
  4. « Sous le simple titre de chansonnier, un homme est devenu un des plus grands poëtes que la France ait produits ; avec un génie qui tient de La Fontaine et d’Horace, il a chanté, lorsqu’il l’a voulu, comme Tacite écrivait. » (Préface des Études historiques.)
  5. « Près de la Barrière des Martyrs, sous Montmartre, on voit la rue de la Tour-d’Auvergne.

    « Dans cette rue à moitié bâtie, à demi-pavée, et dans une petite maison retirée derrière un petit jardin et calculée sur la modicité des fortunes actuelles, vous trouvez l’illustre chansonnier. Une tête chauve, un air un peu rustique, mais fin et voluptueux, annoncent le chansonnier et le font reconnaître. Je repose avec plaisir mes yeux sur cette figure plébéienne, après avoir regardé tant de faces royales ; je compare ces types si différents : sur les fronts monarchiques, on voit quelque chose d’une nature élevée, mais flétrie, impuissante, effacée ; sur les fronts démocratiques paraît une nature physique commune, mais on reconnaît une haute nature intellectuelle ; le front monarchique a perdu la couronne ; le front populaire l’attend. Notre chansonnier a les diverses qualités que Voltaire exige pour la chanson : « Pour bien réussir à ces petits ouvrages, dit l’auteur de tant de poésies gracieuses, il faut, dans l’esprit, de la finesse et du sentiment, avoir de l’harmonie dans la tête, ne point trop s’élever, ne point trop s’abaisser, et savoir n’être pas trop long. » Béranger a plusieurs muses, toutes charmantes, et, quand ces muses sont des femmes, il les aime toutes. Lorsqu’il en est trahi, il ne tourne point à l’élégie ; et pourtant un sentiment de pieuse tristesse est au fond de sa gaieté : c’est une figure sérieuse qui sourit, c’est la philosophie qui prie.

    « Mon amitié pour Béranger m’a valu bien des étonnements de la part de ce qu’on appelait mon parti ; un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m’est inconnu, m’écrivait, du fond de sa tourelle : « Réjouissez-vous, monsieur, d’être loué par « celui qui a souffleté votre roi et votre Dieu. »

  6. Voyez la Correspondance, t. II, p. 64.
  7. Son fils Lucien, mort en 1849.
  8. Sa tante Merlot.
  9. Mademoiselle Judith Frère.
  10. Madame Bérard.
  11. M. Ch. Thomas, alors directeur du National.
  12. Cette pièce est probablement de 1843.
  13. « Quelques esprits ardents ont reproché, et, aujourd’hui encore, reprochent à Béranger, de n’être pas demeuré, en ces jours orageux de 1848, à un poste où sa présence eut peut-être empêché beaucoup de mal. Quant à moi, je dois dire que sa décision ne m’étonna point. C’était lui qui m’avait, en quelque sorte, tenu sur les fonts baptismaux de la politique ; c’était lui qui, avec une affection presque paternelle, avait essayé de guider mes premiers pas dans l’âpre carrière. J’avais donc eu occasion de l’étudier, et nul mieux que moi n’avait la mesure de cette grande prudence de Béranger, dont les conseils avaient quelquefois irrité, en les enchaînant, les impatiences de ma jeunesse. Il était républicain à coup sûr mais il n’apercevait la république que loin, bien loin encore dans l’avenir, parce que la génération contemporaine ne lui paraissait pas propre à fournir des républicains ; parce que, dans la plupart de ceux qui se proclamaient tels, et qu’il jugeait sincères, il ne découvrait qu’aspirations généreuses où il cherchait des convictions réfléchies ; parce qu’enfin beaucoup d’entre eux, suivant lui, prenaient follement pour de la dignité personnelle le mépris de toute discipline et l’envie pour l’égalité. Je me souviens qu’un jour il me dit, avec un sourire doucement moqueur « Vous êtes trop pressé, mon enfant ; vous parlez de république ? Mais, dans une république, il faut un vice-président, attendu que le président peut tomber malade. Or trouver aujourd’hui quelqu’un qui se contente d’être vice-président, voilà le difficile ! » Cette sagesse si fine, si tranquille, si prompte à s’effaroucher néanmoins, et qui volontiers s’exagérait, sous le rapport de l’observation, le mauvais côté des choses humaines, disposait mal Béranger à accepter une situation quelconque dans la tourmente de 1848. Nommé membre, malgré lui, d’une assemblée qui couvait des colères implacables, il n’en eut pas plutôt entendu les sourds grondements, qu’il pressentit les suites. Il n’était pas homme à se méprendre sur la portée de la lutte qu’il voyait s’engager entre les élus de la province et Paris. Y avait-il chance qu’il intervînt d’une manière tant soi peu efficace ? Le déchaînement des passions réactionnaires, au début même, la fin de non-recevoir opposée à la plus légitime des demandes, le refus du peuple d’assister à une fête de la Concorde inaugurée sous de pareils auspices, les clameurs de la presse, l’exaspération des clubs, tout cela semblait annoncer qu’un conflit, et furieux, était désormais inévitable ; Béranger, convaincu de son impuissance à le prévenir, demanda que sa vieillesse ne fût point condamnée au désespoir d’y figurer. » (Extrait d’une lettre de M. Louis Blanc à M. Paul Boiteau.)
  14. Né et élevé rue Montorgueil, à l’ancien no 50, Béranger habita ensuite le boulevard du Temple (rue Notre-Dame-de-Nazareth) avec sa mère. Il fut mis en pension rue des Boulets, dans le faubourg Saint-Antoine. Au retour de Péronne, il logea avec son père au no 14, puis au no 15 de la rue du Faubourg-Poissonnière ; en 1800, il demeurait rue Saint-Nicaise (no 486 d’alors) ; puis sur le boulevard Saint-Martin, près de l’Ambigu, en entrant par la rue de Bondy, à un sixième étage, où il trouva son grenier. Sous l’Empire, il logeait rue de Port-Mahon, no 12 (1808), puis rue de Bellefonds, no 20.

    Voici quels ont été depuis les logements de Béranger : rue des Martyrs (maison de Manuel), no 23 ; — rue de La Tour-d’Auvergne, no 30 ; (1833) rue Basse, no 22 à Passy ; — (1835) rue des Petits-Champs, à Fontainebleau ; — (1836) à la Grenadière, à Tours ; (1838) rue Chanoineau et rue Saint-Éloi, à Tours ; — (1840) chez madame Lacroix, à Fontenay-sous-Bois ; — (1840) maison particulière, à Fontenay-sous-Bois ; — (1841) rue Vineuse, à Passy ; rue des Moulins, à Passy ; — (1845) rue de l’Orangerie, no 10, à Versailles ; — (1846) avenue Sainte-Marie, à Paris ; — (1847) encore à Passy ; — (1850) rue d’Enfer, no 113 ; (1851) avenue Chateaubriand, no 5 ; (1855) rue de Vendôme, no 5.

  15. 20 février 1851.
    DEVANT DIEU,

    Je nomme et institue pour ma légataire universelle mademoiselle Françoise-Nicole-Judith Frère, ma plus ancienne et plus fidèle amie, demeurant aujourd’hui auprès de moi, rue d’Enfer, 113.

    Ce testament annule ceux qui l’ont précédé et qu’on pourrait retrouver dans mes papiers.

    Je prie mes amis Béjot et Perrotin d’être mes exécuteurs testamentaires.

    Fait à Paris, ce vingt février dix-huit cent cinquante et un.

    « Pierre-Jean de Béranger. »

    Le portrait peint d’après moi par M. Scheffer et le buste en marbre de M. David (d’Angers) appartiennent à ces deux grands artistes.

    (Note postérieure.) Je relis ce testament et le maintiens, en ajoutant une seule disposition : c’est d’adjoindre à mes deux exécuteurs testamentaires M. Prosper Vernet, qui leur sera utile pour la connaissance qu’il a des lois.

    Fait ce vingt-neuf octobre dix-huit cent cinquante-cinq,

    « Pierre-Jean de Béranger. »
  16. La modeste fortune de Béranger a été partagée par son légataire universel entre les personnes auxquelles Béranger lui-même l’eût répartie. Les rentes sur lesquelles quelques pauvres vieillards comptaient chaque mois leur sont assurées, et, pour ne pas laisser disperser au hasard le mobilier du poëte, son légataire l’a conservé, mais après en avoir fait estimer le prix et en avoir consacré la valeur à une bonne œuvre.
  17. Voici les noms des personnes qui ont veillé Béranger dans sa maladie :

    M. et madame Antier, M. Perrotin, journellement ;

    MM. les docteurs Ch. Bernard, Jabin, Charles Lasègue ;

    MM. Edmond Arnould, Paul Boiteau, Victor Bonnet, Onésime Borgnon, Broc, Chevallon, Donneau, Gallet, Savinien Lapointe, Charles Thomas. Un seul nom manque à cette liste ; c’est celui de Béjot. Il était retenu dans son lit par de cruelles douleurs qui n’ont cessé qu’après la mort de Béranger. Une autre personne que Béranger aimait, et à laquelle son patronage fera défaut, M. Chintreuil, l’un de nos peintres paysagistes les plus distingués, n’a pu, à son grand chagrin, prendre sa part de ces veilles pieuses.

    D’autres amis anciens, MM. Cauchois-Lemaire, Bernard, de Rennes, et Joseph Bernard, par exemple, auraient voulu pouvoir ne quitter jamais l’illustre ami qu’ils allaient perdre.

  18. M. Ségalas, dès que Béranger habita la rue Vendôme, offrit ses services toutes les fois qu’il y eut besoin d’un médecin. Il avait déjà soigné Béranger (en 1855) dans une hémorragie ; aux derniers jours, il ne cessa de venir le voir et d’offrir encore ses services.
  19. PROCÈS-VERBAL DE LA MORT ET DE L’ENSEVELISSEMENT DE BÉRANGER.

    « Le 16 juillet 1857, à quatre heures trente-cinq minutes du soir, Béranger, après une courte mais très-douloureuse agonie, rendit le dernier soupir.

    « Le gouvernement, instruit immédiatement de ce triste événement, décida, comme on le sait, que l’enterrement aurait lieu le lendemain à midi et par les soins de l’État.

    « Toutes les mesures durent être prises avec la plus grande rapidité. Le soir même, à neuf heures, le médecin vérificateur vint faire la visite du corps.

    « Le 17 juillet, à neuf heures et demie du matin, MM. Perrotin, Antier et le docteur Charles Bernard, se trouvant réunis, le docteur Charles Bernard, d’accord en cela avec les docteurs Trousseau et Jabin, s’assura de nouveau d’un décès que tous les signes de la mort indiquaient suffisamment. MM. Perrotin, Antier et Charles Bernard procédèrent seuls à l’ensevelissement et à la mise dans une bière en plombs de leur ami P.-J. de Béranger.

    « Fait à Paris, rue de Vendôme, 5, le 17 juillet 1857, à dix heures du matin.

    « Ont signé :
    « Perrotin, Antier et Charles Bernard »
  20. Il eût été réellement malheureux que le convoi de Béranger fût le signal d’un désordre, car le poëte avait une grande horreur du tumulte des rues ; il le disait bien haut dans les occasions solennelles, au risque de perdre la popularité, pensant de cette popularité ce que la Fayette disait de la sienne « La popularité est un trésor précieux mais, comme tous les trésors, il faut savoir le dépenser pour le bien de son pays. »

    « Heureusement, la douleur d’une émeute, ou seulement d’un trouble, a pu être épargnée à son cercueil. Mais, jusqu’au soir, les craintes ont été très-vives ; j’ignore si le conseil des ministres est resté en permanence toute la journée ; mais je sais que M. le comte Walewski n’a pas eu de réception diplomatique à deux heures de l’après-midi, à l’hôtel du ministère, ainsi qu’il en a tous les vendredis, et les ministres des puissances européennes accréditées près la cour des Tuileries ont tenu, hier, au courant leurs gouvernements respectifs, par la voie du télégraphe, de tout ce qui se passait à Paris, toutes les deux heures.

    « À ce propos, je dirai que le gouvernement français a de tels moyens de communication, qu’hier un ministre aurait dit « Rien de sérieux n’est à craindre ; en cinq heures je me charge de tripler la garnison de Paris. » (Indépendance belge du 19 juillet 1857.)