Ma confession/Chapitre 1

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Traduction par Zoria.
Albert Savine (p. 1-14).
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I


J’ai été baptisé et élevé selon les principes de l’Église chrétienne orthodoxe. On me les enseigna dès mon enfance, pendant toute mon adolescence et ma jeunesse. Mais, à dix-huit ans, après une seconde année d’Université, je ne croyais déjà plus à rien de ce qu’on m’avait appris.

Certains souvenirs me donnent même à penser que jamais je n’ai cru sérieusement et que ce que je prenais pour la foi n’était que confiance en ce que professaient les grands.

Cette confiance elle-même était très chancelante.

Je me rappelle que, lorsque j’avais onze ans à peu près, nous eûmes, un dimanche, la visite de Volodinka[1] M., un élève du gymnase mort depuis, qui nous annonça comme une grande nouvelle une toute récente découverte faite au gymnase. Cette découverte consistait en ce que Dieu n’existait pas et que tout ce qu’on nous enseignait n’était que vaine invention.

C’était en 1838.

Je me rappelle combien mes frères aînés s’intéressèrent à cette nouveauté, en m’engageant à me joindre à eux. Nous nous animâmes tous extrêmement et reçûmes cette nouvelle comme quelque chose de très amusant et de tout à fait possible.

Je me rappelle encore que, pendant son séjour à l’Université, mon frère aîné, Dimitri, s’adonna tout à coup à la religion avec la passion qui lui était propre. Lorsqu’il commença à assister à tous les services, à jeûner, à mener une vie pure et morale, nous tous, les plus âgés même, nous nous moquâmes de lui en le gratifiant, Dieu sait pourquoi, du surnom de Noé.

Je me souviens encore que M. Maussin Pouchkine, alors recteur de l’Université de Kazan, nous invitait parfois à danser et comme mon frère refusait son invitation, il voulut le décider en lui disant ironiquement que David avait aussi dansé devant l’Arche.

Je faisais chorus alors à ces plaisanteries des aînés et j’en tirais la conclusion qu’il fallait apprendre le catéchisme et aller à l’église, mais qu’il ne fallait pas prendre tout cela trop au sérieux.

Je me souviens aussi que, très jeune encore, je lus Voltaire, et que ses moqueries, loin de me révolter, m’amusaient beaucoup.

Mon abandon de la foi se fit comme cela arrivait et arrive encore aux personnes de notre monde.

Il me paraît que cela se passe dans la plupart des cas ainsi :

Les hommes vivent comme vit tout le monde, et tout le monde base sa vie sur des principes qui non seulement n’ont rien de commun avec la religion, mais qui, le plus souvent, lui sont complètement opposés. L’enseignement de la Religion n’a pas d’action sur la vie. Il ne règle, en aucune façon, nos rapports avec les autres hommes, et dans notre propre existence, jamais il ne nous arrive de le consulter. Cet enseignement trouve son application là, quelque part, loin de la vie, et indépendamment d’elle. Si l’on se trouve en contact avec lui, c’est comme avec un phénomène tout extérieur, qui n’est pas du tout lie à la vie.

Par la vie de l’homme, par ses actions, alors comme aujourd’hui, il est impossible de savoir s’il croit ou non.

S’il y a une différence entre celui qui professe publiquement l’orthodoxie et celui qui la nie, ce n’est pas en faveur du premier.

Alors comme à présent, l’aveu et la pratique ostensible de l’orthodoxie se rencontrent, dans la plupart des cas, chez des personnes bornées, cruelles, immorales et se croyant une grande importance, tandis que l’intelligence, l’honnêteté, la franchise, la bienveillance et la morale se trouvent généralement parmi les hommes qui se disent incrédules.

On enseigne le catéchisme dans les écoles et on envoie les écoliers à l’église ; on exige des employés du gouvernement des certificats de communion. Mais l’homme de notre société, qui n’apprend plus et qui n’est pas au service du gouvernement, maintenant et autrefois encore plus, peut vivre des années et des années sans se rappeler une seule fois qu’il vit parmi des chrétiens et que lui-même est considéré comme pratiquant la religion chrétienne orthodoxe.

Alors, de même que maintenant, ce qui a été admis sans examen et maintenu par la pression, fond sous l’influence du savoir et de expérience de la vie, qui sont contraires à la Religion. Et cependant l’homme vit, souvent très longtemps, en s’imaginant que la foi, dans laquelle il a été instruit dans son enfance, vit pleinement en lui, tandis qu’il n’y en a plus de traces depuis longtemps.

S…, un homme franc et spirituel, m’a raconté comment il cessa de croire.

Il avait vingt-six ans, lorsqu’un jour à la chasse, pendant l’heure du repos, il se mit à prier suivant une habitude d’enfance.

Son frère, qui chassait avec lui, était couché sur le foin et le regardait. Quand S… eut fini sa prière et se disposa à se coucher, son frère lui dit :

— Et tu fais cela encore à présent ?

Et ils ne se dirent rien de plus. Mais S… ne pria plus depuis ce jour, et voici trente ans qu’il ne prie pas, ne communie pas et ne va pas à l’église. Et cela, non parce qu’il connaît les convictions de son frère et qu’il les a adoptées ; non parce qu’il a décidé quelque chose dans son âme, mais seulement parce que la parole prononcée par son frère a été comme la légère poussée du doigt sur un mur près de tomber, entraîné qu’il est par son propre poids. Cette parole ne fit que lui montrer que l’endroit où il supposait que la Religion résidait, était une place vide depuis longtemps et qu’ainsi les paroles qu’il disait, les croix et les saluts qu’il faisait pendant sa prière, n’étaient que des actions sans le moindre sens. Ayant saisi leur absurdité, il ne put les continuer.

C’est ainsi que cela arrive et que cela est arrivé, je crois, pour la majorité des hommes de notre éducation. Je parle des hommes sincères envers eux-mêmes et non de ceux qui font de la Religion un moyen d’atteindre n’importe quel but éphémère.

Ces gens-là sont les athées les plus authentiques, parce que, si la Religion n’est pour eux qu’un moyen d’arriver à quelque but mondain, ce n’est bien sûr pas la conviction qui les mène.

C’est comme si ces hommes avaient senti la lumière du savoir et de la vie fondre cet édifice artificiel ; ils s’en sont déjà aperçus ou bien n’ont pas encore ouvert les yeux.

L’instruction religieuse que j’avais reçue depuis mon enfance disparut en moi de la même manière que chez les autres, avec la seule différence que, comme j’avais commencé à lire des ouvrages de philosophie depuis l’âge de quinze ans, c’est avec discernement et de très bonne heure que j’abjurai ma foi première.

Dès l’âge de seize ans, je ne priai plus et je n’allai plus à l’église et ne fis plus mes dévotions, et en cela je suivais ma propre impulsion.

Je ne croyais pas à ce qu’on m’avait enseigné depuis mon enfance, mais je croyais à quelque chose.

À quoi ?

Je ne pouvais pas le dire d’une manière précise.

Je croyais en Dieu, ou plutôt je ne niais pas Dieu, mais quel Dieu ?

Je ne niais pas le Christ non plus, ni son enseignement, mais en quoi cet enseignement consistait-il ?...

Aujourd’hui, en me rappelant ce temps, je vois clairement que ma Religion était ce quelque chose qui, en dehors de l’instinct purement animal, guidait ma vie.

Ma seule, ma véritable croyance en ce temps-là, était ma foi dans le perfectionnement.

Mais en quoi consistait le perfectionnement et quel était son but ?

Je n’aurais pu le dire.

Je tâchais de me perfectionner spirituellement. J’apprenais tout ce que je pouvais sur les horizons que m’ouvrait la vie. J’essayais de développer ma volonté. Je composais des règles que je m’efforçais de suivre ; je me perfectionnais physiquement par toutes sortes d’exercices, cultivant ma force et mon adresse et m’habituant à la fatigue et à la patience par toute espèce de privations.

Toutes ces réformes, je les prenais pour du perfectionnement.

Le commencement de tout était certainement le perfectionnement moral ; mais bientôt cela se changea en perfectionnement général, c’est-à-dire en désir d’être meilleur, non pas à mes propres yeux ou à ceux de Dieu, mais en désir d’être meilleur aux yeux des autres hommes. Et bientôt cette tendance se modifia en désir d’être plus fort que les autres hommes, c’est-à-dire plus célèbre et plus riche que les autres.


  1. Diminutif caressant pour Voldémar.