Ma confession/Chapitre 3

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Traduction par Zoria.
Albert Savine (p. 30-47).
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III


Je vécus ainsi, m’adonnant à cette folie jusqu’à mon mariage.

Je partis d’abord pour l’étranger.

La vie en Europe et mes rapports avec les hommes du progrès et les savants européens m’affermirent de plus en plus dans ma foi au perfectionnement en général, puisque cette même croyance je la trouvais chez eux aussi.

Cette croyance prit en moi la forme habituelle, celle qu’elle a chez la majorité des hommes instruits de notre temps. Elle s’exprimait par le mot « progrès ».

Il me semblait alors que ce mot exprimait quelque chose.

Je ne comprenais pas encore que, tourmenté comme tout homme vivant par cette question : « Comment faire pour mieux vivre en accord avec le progrès ? » je répondais justement ce que l’homme dont la barque est entraînée par les vagues et le vent répondrait à l’unique question qui existe encore pour lui : « Quelle est la route du salut ? » Comme lui, en effet, je disais : « Où la fortune nous porte. »

Alors je ne remarquais pas cela.

De temps à autre, pourtant, mon sentiment — je ne dis pas mon esprit — se révoltait contre ce préjugé général de notre temps, derrière lequel les hommes se retranchent quand ils ne peuvent pas donner d’explication à la vie.

Ainsi, pendant mon séjour à Paris, la vue d’une exécution capitale suffit à me montrer la fragilité de ma confiance dans le progrès.

Quand je vis la tête se détacher du corps et tomber avec un bruit lugubre dans le fond du panier, je compris, non pas par l’esprit, mais par tout mon être, qu’aucune théorie de la raison du progrès ne pouvait justifier cette action.

Quand même l’humanité, s’appuyant sur n’importe quelle théorie, aurait trouvé depuis le commencement du monde et trouverait encore ce châtiment nécessaire, moi, je sais qu’il ne l’est pas et que même c’est une action mauvaise. Et quand même les hommes et le progrès voudraient me démontrer que ce châtiment est salutaire et nécessaire, mon cœur à moi en est le juge et le niera toujours.

Une autre circonstance vint me prouver la nullité de la foi dans le progrès : ce fut la mort de mon frère.

Spirituel, bon, sérieux, il tomba malade, étant tout jeune encore. Il souffrit plus d’un an et mourut douloureusement sans avoir compris pourquoi il avait vécu et encore moins pourquoi il mourait.

Aucune théorie ne put venir à l’aide ni à ses questions ni aux miennes pendant sa lente et cruelle agonie.

Mais ceci n’était que de rares occasions de doute.

En réalité je continuais à vivre, pratiquant seulement la foi dans le progrès.

— Tout se développe et je me développe ; mais pourquoi je me développe avec tous les autres, nous le verrons plus tard.

C’est ainsi que j’aurais dû alors formuler ma croyance.

Revenu de l’étranger, je m’établis à la campagne et voulus m’occuper des écoles de paysans. Cette occupation m’était surtout agréable, puisqu’il n’y avait pas en elle ce mensonge évident qui m’avait sauté aux yeux dans le cours de mon enseignement littéraire ; ici aussi j’agissais au nom du progrès, mais je me comportais déjà en critique envers ce progrès. Je me disais que certains phénomènes du progrès ont une marche bizarre, irrégulière, et qu’il fallait se comporter avec une grande libéralité envers des gens primitifs, comme étaient les enfants des paysans, et que même il fallait leur laisser choisir la voie qu’ils voudraient pour aller vers le progrès.

En réalité, je tournais toujours autour de ce même et insoluble problème qui consistait à enseigner sans savoir quoi.

Dans les hautes sphères du travail littéraire, je comprenais qu’on ne pouvait instruire, car je voyais que tous enseignaient différemment et seulement par des discussions et tout en se cachant mutuellement leur ignorance ; mais ici, avec les enfants des paysans, je croyais qu’on pouvait tourner cette difficulté en laissant les enfants apprendre ce qu’ils voulaient.

Je ris de moi-même maintenant en me rappelant comment je biaisais pour accomplir mon désir — enseigner, — quoique je susse très bien au fond de mon âme que je ne pouvais rien enseigner de ce qui pouvait être nécessaire, ne sachant pas moi-même ce qu’il fallait entendre par là.

Après un an passé dans ces organisations d’écoles, je partis encore une fois pour l’étranger, afin d’apprendre comment faire pour savoir enseigner aux autres, ne sachant rien soi-même.

Et il me parut que j’avais appris cela à l’étranger, car, armé de toute cette grande sagesse, l’année de l’émancipation des serfs, je rentrai en Russie où, ayant occupé le poste de juge de paix, je commençai à enseigner, au peuple ignorant dans les écoles, et au peuple instruit dans le journal que je me mis à éditer.

Tout paraissait bien marcher, mais je sentais que je n’étais pas tout à fait sain d’esprit et que cela ne pourrait pas se prolonger longtemps.

J’en serais venu peut-être alors déjà à ce désespoir auquel j’arrivai quinze ans plus tard, si je n’avais pas envisagé un autre côté de la vie que je n’avais pas encore éprouvé et qui me promettait le bonheur : c’était la vie de famille.

Pendant une année, je rendis la justice, je m’occupai d’écoles et de journalisme, et je fus bientôt accablé de fatigue. Si insupportable devint la lutte pour la conciliation, si vaguement se manifesta mon activité dans les écoles, si répugnant m’était devenu mon échappatoire dans le journal, laquelle consistait toujours dans la même chose, dans le désir d’instruire et de cacher que je ne savais rien, que je tombai malade, plutôt moralement que physiquement.

Alors j’abandonnai tout et je partis pour le désert, chez les Bashkirs, respirer l’air, boire le koumyss et vivre de la vie animale…

Quand je revins, je me mariai.

L’influence d’une vie de famille heureuse me détourna de toute recherche du sens général de la vie.

Toute ma vie en ce temps-là se concentra sur ma famille, sur ma femme, sur mes enfants.

Ainsi, par conséquence, grandit aussi le souci d’augmenter nos ressources pécuniaires.

Ma première aspiration, celle de me rendre moi-même meilleur, avait fait place déjà auparavant à celle de concourir au progrès général ; et maintenant je ne pensais plus qu’à ce qui serait le meilleur pour moi et ma famille.

Ainsi passèrent quinze ans encore.

Bien que je me rendisse compte du vide de la littérature actuelle, je continuais néanmoins à écrire pendant ces quinze ans. Je connaissais déjà l’attraction qu’exercent les lettres ; j’avais goûté au plaisir de voir un mince travail si largement récompensé par l’argent et les applaudissements ; de nouveau je subis la tentation et je m’y adonnai comme à un moyen d’améliorer ma position matérielle et d’assoupir dans mon âme toutes les questions sur le sens de ma vie à moi et de la vie en général.

J’écrivais, enseignant ce qui était pour moi la seule vérité : qu’il fallait vivre de manière à se rendre soi-même et sa famille le plus heureux possible.

Ainsi je vécus, mais il y a cinq ans que quelque chose d’étrange se manifesta en moi.

D’abord ce furent des moments de perplexité, d’arrêt de la vie, comme si je ne savais pas comment vivre, quoi faire, et je me sentis perdu et je tombai dans l’abattement. Mais cela passait et je continuais à vivre comme auparavant.

Ensuite ces moments de perplexité se renouvelèrent toujours plus fréquemment sous la même forme.

Ces arrêts de vie se manifestaient toujours par les mêmes questions :

— Pourquoi ?

— Et quoi après ?

Il me sembla tout d’abord que ces questions venaient sans but et sans à-propos. Il me parut qu’elles étaient déjà connues et que, si je voulais un jour m’occuper de leur solution, cela me serait très facile, que le temps seul me manquait pour le faire et qu’aussitôt que je le voudrais j’étais sûr de trouver les réponses. Mais les questions commencèrent à se répéter toujours plus souvent ; elles furent de plus en plus impératives. Les réponses étaient exigées et ces questions sans réponses tombant comme des points toujours sur la même place, s’accumulèrent en une grande tache noire.

Il arriva ce qui se produit quand une maladie intérieure est sur le point de se déclarer.

D’abord paraissent des symptômes insignifiants, des malaises auxquels le malade ne pas fait attention ; ensuite ces symptômes se répètent de plus en plus souvent et finalement se résument en une souffrance unique et continue. La souffrance croît, et avant que le malade ait le temps de se reconnaître, il comprend que ce qu’il prenait pour un malaise est ce qui pour lui a le plus d’importance au monde, la Mort.

La même chose m’arriva.

Je compris que ce n’était pas un malaise accidentel, mais quelque chose de très grave et que, si les mêmes questions se répétaient toujours, c’était qu’il fallait y répondre.

Et j’essayais de le faire.

Les questions paraissaient d’abord si absurdes, si simples, si enfantines. Mais du moment que j’y touchai et que j’essayai de les résoudre, je fus instantanément convaincu que, premièrement ce n’étaient pas des questions enfantines ou imbéciles, mais que c’étaient les questions les plus graves et les plus profondes de la vie ; et, secondement, que je ne pouvais, que j’aurais beau y penser, qu’il me serait impossible de les résoudre.

Avant de m’occuper de ma terre de Samara, de l’instruction de mon fils, de la rédaction d’un livre, il fallait que je susse pourquoi je le ferais.

Tant que je ne saurais pas pourquoi, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas vivre.

Au milieu de mes pensées domestiques qui m’intéressaient beaucoup alors, tout à coup il me venait dans la tête la question :

— C’est bien, tu auras six mille deciatines dans le gouvernement de Samara, — trois cents têtes de chevaux… Et après ?

Et j’étais complètement déconcerté et ne savais plus que penser.

Ou bien, réfléchissant à la manière dont j’élèverais mes enfants, je me disais :

— Pourquoi ?

Ou bien, supputant les moyens par lesquels le peuple pouvait arriver au bien-être, je me disais brusquement :

— Et qu’est-ce que cela me fait ?

Ou bien, pensant à la gloire que mes ouvrages me procureront, je me disais :

— C’est bien : tu seras plus célèbre que Gogol, Pouchkine, Shakespeare, Molière et que tous les auteurs du monde… Et après ?…

Et je ne pouvais rien et rien répondre.

Ces questions n’attendent pas : il faut y répondre tout de suite ; si on ne répond pas, on ne peut pas vivre.

Et il n’y a pas de réponse.

Je sentis que ce quelque chose sur quoi la vie repose se brisait, qu’il n’y avait plus rien où je pusse me retenir ; que ce dont je vivais n’était déjà plus ; que moralement je ne pouvais plus vivre.