Ma cousine Mandine/5

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Éditions Édouard Garand (p. 8-9).

V


L’automne se passa sans qu’aucun événement extraordinaire vint troubler la vie tranquille que je menais depuis la mort de mon père. Je travaillais ferme à l’Université et tout allait bien.

Je voyais mon ami Jules assez souvent et, naturellement, il ne me parlait que de sa fiancée et de son prochain mariage.

De mon côté j’écrivais régulièrement à ma tante Bougie, et je ne ménageais pas les louanges, d’ailleurs bien méritées, à l’adresse de Jules.

Les nouvelles que nous recevions de la maison étaient bonnes, mais aucun changement n’était annoncé dans la décision de l’oncle Toine. On ne parlait, à la maison, ni de Jules ni du mariage, toujours dans la crainte des colères du bonhomme. On avait hâte cependant de voir arriver « les fêtes », l’époque où devait se dérouler le dénouement attendu.

Une chose cependant m’intriguait quant à la réussite du projet. L’oncle Toine n’avait pas été averti de la visite de Jules, et je craignais que l’arrivée subite de ce dernier à la maison ne fût mal vue de mon oncle. J’avais conseillé à ma tante et à ma cousine de le prévenir d’avance, mais on n’osait pas le faire, comptant sur la surprise, la joie des cadeaux, qui sait, pour amollir le cœur du vieillard.

Mes craintes étaient fondées, hélas.

Jules revint à Ottawa deux jours après son départ pour M…, la figure longue comme un jour maigre, il avait été assez bien reçu d’abord, ainsi que ses cadeaux. Le casque en « chien de mer » surtout avait causé tout un émoi : il n’y en avait pas un autre dans le village de semblable ! Tous les voisins et amis avaient des « casques » en loutre, en vison, voire en loup marin, mais pas un en avait en « chien de mer » ! Aussi, bagasse de créyon ! l’oncle était fier de son cadeau, qui ne serait porté que dans les grandes circonstances, le dimanche et les jours de fêtes !

Cependant, dès que Jules avait parlé de mariage, mon oncle était entré dans une colère rouge : « Ah, c’était pour ça, les cadeaux, bagasse de fantasse de bout d’vache !… On va voir ça !… Eu’l’ai dit eun fois — eu l’veux pas !… créyon d’blé d’Inde !… eu l’veux pas !… »

Prières, larmes, supplications, tout avait été inutile, et Jules avait été obligé d’aller coucher au petit hôtel de l’endroit.

Le lendemain il avait eu une entrevue avec Mandine chez une voisine de celle-ci, et elle avait décidé de venir le rejoindre à Ottawa et de se marier sans plus de retard ni d’hésitation.

Je fis remarquer à mon ami que c’était là une décision bien grave et que l’oncle Toine ne leur pardonnerait probablement jamais cette désobéissance.

Rien n’y fit : le sort en était jeté !

Jules loua un petit appartement en ville, le meubla avec un goût dispendieux, ce qui le plongeait un peu plus dans les dettes. Car mon ami, comme la plupart des employés du gouvernement, n’avait pas d’économies. Comme ses confrères de bureau, il dépensait d’avance son salaire du mois et restait endetté fatalement toute l’année.

Mandine arriva quelques jours après, et le mariage fut célébré le lendemain, sans tambours ni trompettes. Je servis de père et Alexina Dubois, une cousine obligeante de Mandine, fut « demoiselle d’honneur ». Il n’y eut ni déjeuner ni voyage de noces, et hormis un modeste cadeau que je fis à la mariée, rien n’indiqua que venait de se consommer pour les deux jeunes gens un acte solennel et irrévocable, qui devait influer tristement sur leur vie future.