Ma cousine Mandine/6

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Éditions Édouard Garand (p. 9-10).

VI


La famille Dubois, alliée à ma tante Bougie, et que je connaissais bien en ma qualité de cousin au quinzième ou seizième degré, était composée du père, de la mère et de quatre grandes filles dont l’aînée, Malvina, dépassait la trentaine et la plus jeune, Alexina, était mûre pour le mariage et le désirait aussi ardemment que ses autres sœurs, Albina et Mélina. Ce qui veut dire qu’elles étaient toutes à l’âge où les demoiselles entrevoient la possibilité, non… la probabilité de coiffer sainte Catherine !

J’ouvre ici une parenthèse pour déplorer cette drôle de manie, ce mauvais goût, qu’ont nos mères canadiennes-françaises de nos jours d’affubler leurs filles de noms baroques se terminant en « a », comme Rosalba, Alexina, Lumina, Étérina, Rubesca, et combien d’autres, au lieu de leur donner des bons noms bien français et à la consonance douce et agréable, comme Rose ou Rosette, Marie ou Mariette, Antonine ou Antoinette, ou simplement encore, des noms comme en portaient nos bonnes grand’mères : Françoise, Henriette, Jeanne, Catherine, des bons noms illustrés par les grandes femmes de la France et du Canada. Nos mères modernes se plaisent à trouver pour leur progéniture des noms étranges, baroques et mal sonnants qui, pour la plupart, ne rappellent rien et ne disent rien ni au cœur ni à l’oreille.

Ceci me remet en mémoire un incident assez comique dont je fus témoin il y a quelques années, un jour que je passais dans une certaine rue de Hull, la ville voisine de la capitale. Arrivé au coin de cette rue, je m’arrêtai pour attendre le tramway. Tout à coup, d’une porte voisine sort en courant une fillette d’une douzaine d’années. La mère sort aussi et se met à crier de toutes ses forces : « Arsenica !… Arsenica !… veux-tu v’nir icitte !… » La fillette courait toujours. La mère s’était arrêtée près de moi. « Elle ne vous écoute pas beaucoup », lui dis-je en souriant. « Ah ! parlez m’en pas !… c’est ann’ p’tite poéson ! »

Le père Dubois, bon garçon, pas très intelligent ni très instruit, était aussi un employé civil, un rond-de-cuir, avec un traitement qui suffisait, pour me servir d’une expression populaire, juste pour tenir du pain sur la planche. Ses goûts personnels étaient simples et modestes. La journée au bureau à faire de la copie, une discussion politique avec un copain ou deux, en revenant à la maison le soir, la lecture soignée et méticuleuse de son journal jusqu’à l’heure du coucher, la basse messe le dimanche matin, et un bon somme le restant de la journée, telle était l’existence simple et tranquille du père Dubois.

Mais sa femme et ses filles étaient bien différentes, et dans leurs goûts et dans leurs caractères. La mère, fille de cultivateurs du Saguenay, échouée dans la ville, avait, au contact de ses amies et connaissances plus huppées qu’elle, acquis des goûts, des habitudes, des prétentions, bien au-dessus de ses moyens et de sa naissance. À force d’envier ses amies et ses voisines, pour les avantages sociaux que ces dernières avaient sur elle, elle en était arrivée à ce suprême degré de « snobisme » écœurant, où, voulant singer les « hauts placés », elle coupait son nom plébéien de Dubois en deux parties et l’écrivait « Mélina Du Bois ».

D’ailleurs, en cela elle ne faisait qu’imiter un grand nombre de familles de la capitale, telles les Lalonde, les Leblanc, les Lecourt, les Labelle, les Dufour, les Dumoulin, les Dumont et autres, dont les fils et les filles signaient volontiers Mademoiselle La Lande, Mademoiselle Le Court, Mademoiselle La Belle, Mademoiselle Du Four, et ainsi de suite. Cela ne voulait rien dire en soi, mais cela ne coûtait pas cher et ces pauvres arrivistes croyaient acquérir un certain prestige qui les distinguait du commun des braves gens qui les entouraient et qui se contentaient tout simplement de faire honneur à leurs affaires, payer leurs dettes, et pour qui le titre d’honnêtes gens était amplement suffisant.

Madame Dubois rêvait pour ses filles — qui l’approuvaient en tous points — des mariages riches et distingués. Distingué, cela voulait dire un mariage avec quelqu’un de la « société ». Or pour elle, et pour beaucoup de ses amies, la « société » c’était ce qu’on appelait « l’aristocratie » de la capitale, c’est-à-dire, cette classe de gens qui était au service du gouvernement, de ces fonctionnaires civils qu’on nommait alors, à tort et à travers, « des écrivains ».

Tout individu qui n’appartenait pas à cette catégorie d’employés civils, tels les marchands, les gens de métier, les négociants, hommes d’affaires, voire les avocats, les médecins et autres, étaient pour cette bonne madame Dubois une classe absolument inférieure et méprisable. Ils ne comptaient pas dans la « société », et elle aurait cru ses filles déshonorées par un mariage avec un épicier, un ouvrier, un mécanicien. Non, ces gens-là n’étaient pas de la « société »… et… ils n’allaient pas chez le Gouverneur !  !…

Oh ! aller chez le Gouverneur !…

Sans connaître absolument la portée ou la valeur du fait, pour Madame Dubois et ses filles, être reçues à « Rideau Hall », c’était le comble, l’apogée, le nec plus ultra de la gloire et du bonheur. C’était leur rêve, le but de toutes leurs ambitions.

Le père Dubois, malgré les prières de sa famille, n’avait jamais voulu se plier aux exigences d’une présentation à la résidence vice-royale, et il en résultait que ces dames ne recevaient pas d’invitation au bal annuel ou aux réceptions donnés en cette demeure exclusive. Leurs noms n’avaient jamais paru dans les journaux qui publiaient la liste alphabétique des personnes invitées à telle réception, à tel « skating » du Gouverneur durant l’hiver, et, naturellement, la rancœur de l’épouse et des filles était forte contre le pauvre homme. M. Dubois surtout à l’approche de ces fêtes annuelles auxquelles tout ce qui se considérait de la « société » dans la capitale se faisait un devoir, un culte, d’assister et qui, pour cela, se soumettait à toutes sortes de petites bassesses, voire de privations. Les dames Dubois croyaient fermement que dès qu’elles auraient réussi à aller chez le Gouverneur, elles seraient quotées parmi l’aristocratie, parmi la haute société !

Elles seraient considérées comme « quelqu’un », et les invitations subséquentes aux soirées, aux « five o’clock » des familles huppées ne manqueraient plus jamais.

Ce désir inassouvi chez les dames Dubois était d’ailleurs commun à un grand nombre de familles de la capitale. Les dames et les demoiselles qui n’avaient pas réussi à pénétrer dans ce sanctuaire de l’aristocratie canadienne, subissaient un petit martyre chaque fois qu’une fête, une démonstration publique, réunissait l’aristocratie d’Ottawa. Elles entendaient alors, le cœur plein d’amertume et d’envie, les piquantes conversations, finement nuancées et significatives de leurs amies plus favorisées du sort, elles écoutaient les petits dialogues suivants : « Ah ! ma chère, que je me suis amusée la semaine dernière au bal du Gouverneur !… » « Et moi donc, ma chère !… Quelle belle toilette avait la duchesse, as-tu remarqué ? » « Et as-tu remarqué la chic toilette de Madame X., la femme du Ministre, et de ses filles ?… » « N’est-ce pas ? Et les charmantes toilettes des dames du Colonel Z., et du Major Y. !  !… » « Oh ! que c’était chic !… » « Tu sais, j’ai dansé avec l’aide-de camp du Gouverneur. » « Moi, j’ai valsé avec le Secrétaire !… quel beau garçon »… Et les heureuses mortelles, en se racontant leurs impressions, parlaient sur un ton de voix beaucoup plus élevé que ne le voulait la bienséance ou la nécessité, de manière à ce qu’on les entendît de partout.

Quelle humiliation, quelles souffrances, quand les bonnes amies des dames Dubois leur demandaient — ce qui arrivait à chaque saison — « Vous n’étiez pas au bal du Gouverneur avant-hier ? » « Vous avez manqué la plus belle fête de la saison !.. ».

Quoi répondre à ces questions intentionnellement impertinentes, quoi répliquer à ces insinuations blessantes, lancées avec un sourire sucré et sur un ton moqueur ?

Alors, la rancune des dames Dubois contre le père était violente et, de retour à la maison, il ne restait à ce dernier qu’à monter à son petit fumoir et s’y enfermer à double tour pour échapper aux récriminations, aux reproches, voire aux injures qui lui étaient adressées par sa femme et ses enfants. « S’il pouvait se décider à sortir de son trou ! S’il essayait de faire comme son ami et confrère, Joseph Legrand : faire sa visite officielle du jour de l’an chez le Gouverneur ! S’il essayait un peu de changer, d’améliorer sa position au bureau ! S’il demandait à être promu sous-chef après trente années de service !  ! S’il voulait tenter de s’attirer les bonnes grâces du Sous-Ministre ! Enfin s’il se remuait un peu pour sortir de l’ombre, s’il ne lésinait pas tant pour leurs toilettes !… lui et les siens auraient une chance dans le monde, dans la société !… »

Ces reproches fatiguaient et irritaient le père Dubois. Cependant, il n’était pas dans son tempérament de faire la courbette devant les haut-placés. Il disait volontiers à sa femme : « Écoute, Mélina, il y a assez de toi et de tes filles pour faire tout le travail voulu pour arriver dans la haute société. Ce que vous n’êtes pas capable de faire à vous cinq, je ne puis pas le faire non plus. Laisse-moi tranquille, il y en a assez à part de moi à Ottawa qui essaient de péter plus haut que… la nature ne le permet !… »

Quand sa femme établissait des comparaisons entre eux et leurs amis, entre leur rang à eux, les Dubois, et celui plus élevé qu’occupaient dans la société les familles Lecourt, Lalonde, Deschêne et autres, il répondait : « Hé ! tous ces crève-faims sont dans les dettes par dessus la tête. Ils se serrent le ventre pour s’en mettre plus sur le dos ! J’ai assez de misères à vous entretenir comme je le fais sans aller me fourrer dans les dettes chez tous les marchands de la ville pour vous permettre de vous « déshabiller » plus que vous ne l’êtes déjà — déshabillées — en soirée ! » Et il finissait par un argument irrésistible à l’adresse de sa femme : « Toi, Mélina, tu n’en avais pas aussi long en bas des jambes quand tu courrais les côtes du Saguenay, mais tu en avais plus épais sur les épaules !… » Ceci mettait fin à la discussion et le calme régnait jusqu’à la saison suivante des fêtes et des réceptions, un calme plein d’aigreur et de mécontentement où le sourire s’épanouissait librement devant le monde, mais se changeait en grimace au sein de la famille : un sourire pour la galerie.