Ma cousine Mandine/7

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Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

VII


Mandine, comme on le pense bien, fut très heureuse d’entrer dans l’intimité de la famille Dubois et de pouvoir, par son entremise, faire la connaissance de nombreux amis. C’était, pour elle, arriver de plein pied dans une vie qu’elle avait rêvée depuis son enfance, aux jours où, petite campagnarde, elle trouvait sa vie triste et ennuyeuse.

Jules dut s’endetter encore un peu plus pour fournir les toilettes nouvelles qu’exigeaient les sorties et visites de sa femme. Les pauvres petites robes que celle-ci avait apportées de la campagne ne pouvaient pas être tolérées parmi « le monde ».

Alors pour lui, comme pour bien d’autres gens de bureau de la capitale, commença cette vie de luttes, d’intrigues financières, de privations personnelles, de tirage de ficelles pour arriver à joindre les deux bouts à la fin de chaque mois. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres de ses confrères, commença ce système ruineux du « compte ouvert » chez l’épicier, le boucher, le marchand de nouveautés, où il payait plus cher que s’il avait acheté argent comptant. Alors il connut l’arrivée régulière des notes de fournisseurs à la fin du moins, demandant un règlement, s. v. p. Il sut alors ce que c’était que d’essayer d’établir un bilan avec un chèque de cinquante dollars et des comptes pour soixante-quinze. Il connut l’humiliation d’avoir à aller chez l’épicier ou chez la couturière porter un petit à-compte avec promesse de « régler tout le mois suivant », la petite balance laissée en souffrance devant s’accumuler et augmenter de mois en mois jusqu’à ce que, un bon jour, Monsieur Lafarine ou Madame Desciseaux lui disent : « On ne peut plus vous avancer… » Il se familiarisa aussi, comme bien d’autres encore de ses confrères, avec le bureau de « prêteur à la petite semaine. » où, pour un léger prêt qui lui permettrait une dépense imprévue, il paierait un taux de deux cents ou deux cent cinquante pour cent par année. Il s’engagea enfin dans une voie où il aurait à lutter, travailler, économiser, se priver et pâtir toute sa vie, sans que la moindre planche de salut, la moindre espérance lui apparussent en perspective.

Malheureusement, les aspirations et les goûts dispendieux de son épouse n’étaient pas de nature à lui porter aide. Au contraire, Mandine n’était jamais satisfaite et ne cessait de demander encore de l’argent pour ses toilettes. Elle voulait briller dans le monde, faire valoir ses talents de musicienne. Pour cela, il fallait sortir, faire des visites, aller en soirée, prendre part aux réceptions, enfin se glisser dans la société, la haute société.

Jules, sur les instances de Mandine et celles des dames Dubois, avait fini par louer une maison dans cette partie de la capitale nommée « La Côte de Sable ».

« La Côte de Sable » était alors le quartier ultra-chic et aristocratique de la ville — une sorte de Faubourg Saint-Germain d’Ottawa, où résidaient presque exclusivement les familles huppées, sinon riches, des fonctionnaires publics. C’était là surtout où se trouvait le premier échelon, la première marche de la montée vers le sommet du rang social.

C’était donc, pour Mandine, un grand pas de fait vers le but auquel son ambition et son orgueil aspiraient si fortement. Au contact journalier des résidents de ce quartier chic, elle espérait, non seulement se former aux bonnes manières des gens « bien », mais aussi se procurer d’utiles accointances qui pourraient l’aider à devenir elle-même une femme de société.

Elle ne pouvait pas beaucoup compter sur la position de son mari pour arriver à ce résultat. Il était toujours un simple clerc de bureau, et son modeste traitement demeurait stationnaire.

Les réels talents de musicienne dont Mandine se targuait — avec raison — lui valurent quelques succès dans les petits salons du voisinage, et quoique son répertoire de pianiste fût un peu démodé et désuet, son habileté d’accompagnatrice et de lectrice à première vue la rendit relativement populaire… Elle prit part à plusieurs soirées musicales, données pour des fins charitables, et elle fut remarquée tant pour son jeu brillant que pour son joli minois et sa bonne tenue.

À l’époque dont je parle, Sir Wilfrid Laurier était chef de l’opposition à la Chambre des Communes, et Lady Laurier donnait de temps à autres des réceptions semi-officielles où la bonne société canadienne des deux langues se donnait rendez-vous. Ces réceptions avaient lieu dans les salons des grands hôtels de la capitale.

On y rencontrait des politiciens des deux sexes, des employés du Gouvernement, des journalistes et des artistes. Lady Laurier aimait les arts, surtout la musique et, musicienne elle-même, elle s’entourait volontiers de jeunes musiciens et musiciennes compatriotes chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Il advint donc qu’un jour Jules et Mandine reçurent une invitation pour un de ces événements du grand monde : ils étaient invités à une soirée chez Lady Laurier !