Ma double vie/07

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Charpentier et Fasquelle (p. 76-81).
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VII


Je commençais cependant à penser à ma nouvelle carrière.

De tous côtés arrivaient pour moi des livres : Racine, Corneille, Molière, Casimir Delavigne, etc., etc. Je les ouvrais et, n’y comprenant rien, je les refermais bien vite pour relire mon petit La Fontaine que j’aimais passionnément. Je savais toutes ses fables ; et une de mes joies était de faire des paris avec mon parrain, ou M. Meydieu, l’érudit et insupportable ami ; je pariais qu’ils ne reconnaîtraient pas toutes les fables, si je les commençais par le dernier vers en remontant jusqu’au premier ; et je gagnais souvent.

Un mot de ma tante arriva un jour, prévenant maman que M. Auber, alors directeur du Conservatoire, nous attendrait le lendemain, à neuf heures du matin. J’allais mettre le pied dans l’étrier.

Maman m’envoya avec Mme Guérard.

M. Auber, prévenu par le duc de Morny, nous reçut d’une façon très affable. Sa tête fine, aux cheveux blancs, à la face ivorine, dans laquelle brûlaient deux magnifiques yeux noirs, son aspect grêle et distingué, la mélodie de sa voix, la célébrité de son nom ; tout cela me causait une grande impression.

J’osais à peine répondre à ses questions. Alors, il me fit asseoir doucement près de lui : « Vous aimez beaucoup le théâtre ? — Oh ! non, Monsieur. » Cette réponse inattendue le stupéfia. Il leva ses lourdes paupières sur Mme Guérard qui répondit : « Non, elle n’aime pas le théâtre, mais elle ne veut pas se marier et, par ce fait, elle reste sans fortune, car son père ne lui a laissé que cent mille francs qu’elle ne peut toucher que le jour de son mariage ; alors, sa mère veut lui donner une carrière, car Mme Bernhardt n’a qu’une rente viagère, assez belle, mais enfin ce n’est qu’une rente viagère, et elle ne peut rien laisser à ses filles. Dans ces conditions, elle voudrait que Sarah se créât une indépendance. Mais celle-ci préférerait entrer au couvent. »

Auber dit lentement : « Ça, ce n’est pas une carrière indépendante, mon enfant. Quel âge a-t-elle ? — Elle a quatorze ans et demie, répondit Mme Guérard. — Non, m’écriai-je, je vais avoir quinze ans ! » L’aimable vieillard se mit à sourire : « Dans vingt ans, me dit-il, vous tiendrez moins à la véracité des chiffres. »

Puis, jugeant la visite assez longue, il se leva : « Il paraît, dit-il à « mon petit’dame », il paraît que la mère de cette jeune fille est d’une grande beauté ? — Oh ! très jolie, reprit-elle. — Vous lui exprimerez mes regrets de ne l’avoir point vue, et mes remerciements pour s’être fait si galamment remplacer. » Et il baisa la main de Mme Guérard qui rougit légèrement.

Cette conversation est telle qu’elle eut lieu, mot pour mot. Chaque mouvement, chaque geste de M. Auber se gravaient dans mon cerveau, car ce petit homme plein de charme et de douceur tenait mon avenir dans sa main diaphane.

Il ouvrit la porte du salon, et me touchant l’épaule : « Allons, courage, ma fillette ; et croyez-moi, vous remercierez votre maman de vous avoir forcé la main. Et ne prenez pas cet air triste. La vie vaut la peine qu’on y entre sérieusement, mais gaiement. » Je balbutiai quelques paroles de remerciement.

Comme je m’apprêtais à sortir, je fus bousculée par une belle personne, de prestance un peu lourde, et tumultueuse à l’excès. « Et surtout, murmura M. Auber en se penchant vers moi, ne vous laissez pas engraisser comme cette grande chanteuse. La graisse est l’ennemie de la femme et de l’artiste. »

Puis, pendant que le domestique tenait la porte ouverte pour nous laisser passer, j’entendis M. Auber qui, rentrant dans le salon, disait : « Eh bien, la plus idéale des femmes que… etc. » Je descendis un peu ahurie, et ne dis mot dans la voiture.

Mme Guérard raconta notre entrevue à maman qui, ne la laissant pas achever, dit : « Bien, bien, merci. »


L’examen devant avoir lieu un mois après cette visite, il s’agissait de le préparer.

Maman ne connaissait personne du Théâtre. Mon parrain me conseilla d’apprendre Phèdre mais Mlle de Brabender s’y opposa, trouvant cela un peu choquant, se refusant à m’aider si tel était mon choix.

M. Meydieu, notre vieil ami, voulut me faire travailler Chimène dans Le Cid ; mais auparavant, il déclara que je serrais trop les dents, ce qui était vrai ; que je n’ouvrais pas assez les o et que je ne vibrais pas assez les r, et il me fit un petit cahier dont je copie exactement le contenu, car ma pauvre chère Guérard avait gardé précieusement tout ce qui me touchait ; et c’est elle qui m’a remis quantité de documents qui me servent très heureusement aujourd’hui.

Voici le travail de cet odieux ami :


« Tous les matins pendant une heure, sur les do, ré, mi, faire l’exercice : te, de, de pour arriver à vibrer.

Avant de déjeuner, dire quarante fois : Un-très-gros-rat-dans-un-très-gros-trou…, pour ouvrir les r.

« Avant dîner, quarante fois : Combien ces six saucisses-ci ?C’est six sous ces six saucisses-ci !Six sous ces six saucissons-ci ?Six sous ceux-ci ! six sous ceux-là ! Six sous ces six saucissons-ci !… pour apprendre à ne pas siffler les s.

« Le soir en se couchant, vingt fois : Didon dîna, dit-on, du dos d’un dodu dindon…, et vingt fois : Le plus petit papa, petit pipi, petit popo, petit pupu… Ouvrir la bouche en carré pour les d et la fermer en cul de poule pour les p… »


Il vint très sérieusement remettre ce travail à Mlle de Brabender qui, très sérieusement, voulut me le faire exécuter. Elle était charmante, Mlle de Brabender, et je l’aimais, mais je ne pus résister au fou rire quand, après m’avoir fait dire les te, de, de, qui passaient encore, et le très gros rat…, elle entama les saucissons… Non, ce fut une cacophonie de sifflements dans sa bouche édentée, à faire hurler tous les chiens de Paris. Et quand le Didon dîna… se mêla de la partie, accompagné du plus petit papa…, j’ai cru que la raison échappait à ma chère institutrice : les yeux mi-clos, la figure rouge, la moustache hérissée, l’air sentencieux et pressé, la bouche s’élargissant en coupure de tirelire, ou se plissant en petit rond, elle ronronnait, sifflait, dindonnait, et pepetait sans s’arrêter…

J’étais tombée esclaffée dans mon fauteuil de paille. Le rire m’étranglait. De grosses larmes giclaient de mes cils. Mes pieds battaient le parquet. Mes bras lancés de droite, de gauche, cherchaient, se crispaient sous les spasmes du rire. Je me penchais en avant pour me rejeter en arrière.

Ma mère, attirée par tant de tapage, entr’ouvrit la porte. Mlle de Brabender expliqua très gravement qu’elle me démontrait la « Méthode » de M. Meydieu. Maman essaya quelques remontrances, je ne voulus rien entendre, je délirais sous le rire. Elle emmena mon institutrice et me laissa seule, car elle craignait que je n’eusse une crise de nerfs.

Restée seule, je me calmai peu à peu. Je fermai les yeux et revis mon couvent. Et les te, de, de… se confondaient un instant dans l’engourdissement de mon cerveau, avec les Pater qu’il me fallait répéter quinze ou vingt fois comme pénitence.


Enfin je repris conscience, me levai et, après avoir trempé mon visage dans l’eau froide, j’allai rejoindre ma mère que je trouvai en train de jouer au whist avec mon institutrice et mon parrain.

J’embrassai tendrement Mlle de Brabender qui me rendit mon baiser avec une si indulgente bonté que je m’en sentis confuse.


Les jours passaient. Je ne faisais des exercices de Meydieu que les : te, de, de… au piano. Ma mère venait me réveiller chaque matin pour ce travail dont j’enrageais. Mon parrain m’avait fait apprendre Aricie, mais je ne comprenais rien à ce qu’il me disait pour les vers. Il pensait… et m’expliquait que le vers devait être sans une intonation, et que la valeur ne devait être mise que sur la rime. C’était assommant à entendre et impossible à exécuter. Puis, je ne comprenais pas très bien le caractère d’Aricie qui ne me semblait pas aimer du tout Hippolyte, et qui me paraissait être une coquette intrigante.

Mon parrain m’expliquait que c’était la façon d’aimer dans les temps anciens. Et quand je lui disais que Phèdre avait l’air de mieux aimer, il me prenait le menton et disait : « Voyez, cette petite masque ! ça fait semblant de ne pas comprendre ! Elle voudrait bien qu’on lui explique… »

C’était bête comme chou ; je ne comprenais pas et ne demandais rien. Mais cet homme avait l’âme bourgeoise, sournoise et paillarde. Il ne m’aimait pas parce que j’étais maigre ; mais je l’intéressais parce que j’allais être actrice. Ce mot éveillait en lui tous les côtés faibles de notre art. Il n’en voyait pas la beauté, la noblesse et la bienfaisante puissance.

Je démêlais mal tout cela, alors ; mais je me sentais en malaise près de cet homme que je voyais depuis mon enfance et qui me servait presque de père.

Je ne voulus pas continuer à apprendre Aricie. D’abord, je ne pouvais en causer avec mon institutrice, qui ne voulait pas entendre parler de cette pièce.

J’appris alors L’École des Femmes, et Agnès me fut expliquée par Mlle de Brabender. Oh ! la chère demoiselle n’y voyait pas grand’chose. Toute cette histoire lui semblait d’une simplesse enfantine. Et quand je répétais : « Il m’a pris… il m’a pris le ruban que vous m’avez donné », elle souriait, confiante au rire gras de Meydieu et de mon parrain.